Michel Leiris et Georges Lemoine

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Georges Lemoine publie un nouvel abécédaire

Au cœur de l’importante bibliographie de livres illustrés par Georges Lemoine se nichent d’élégants abécédaires auxquels s’est ajoutée, cet été, une nouvelle création, dans la collection « Alphabécédaire » publiée par la librairie parisienne Michael Seksik.

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    L’idée de cet abécédaire vient de la lecture par Georges Lemoine d’un texte de Michel Leiris extrait de Biffures (Gallimard, 1975). Dans le chapitre « Alphabet » qui occupe une centaine de pages, l’écrivain déroule un fil poétique à partir du mot-titre : sur l’écriture, le son et le sens des lettres et plus globalement sur l’aléatoire du langage. Michel Leiris se laisse notamment porter par les mystères des signes écrits, le sens ou les symboles évoqués par leurs formes. Identifiant dans les pages de l’écrivain un même goût pour l’image des lettres, Georges Lemoine y a puisé la matière pour construire un abécédaire qu’il choisit de dessiner délicatement au crayon sépia, alternant au fil des pages les effets d’aplats avec les jeux de volume ou d’ombre.Après l’avoir proposé à l’éditeur Gallimard, ce nouvel abécédaire est paru finalement début juillet dans le catalogue bibliographique de la Librairie Michael Seksik (Paris 5ème) : 106 exemplaires dans sa collection « Alphabécédaire ». La technique choisie par l’artiste est valorisée par le choix d’un papier crème mat à grain très fin et à fort grammage. La reliure à spirale et la couverture en rhodoïd donnent à ce livre d’artiste une belle modernité.

    Pour cet abécédaire, Georges Lemoine choisit un foliotage conventionnel, reconstituant la linéarité de l’ordre alphabétique, une lettre par page, alors que le texte de Leiris mène sa réflexion de façon aléatoire, au gré des associations. Les propositions imaginatives de l’écrivain prélevées dans le texte original accompagnent les illustrations qui jouent sur l’équilibre entre la forme de la lettre et l’association de significations. L’illustrateur crée à chaque page une image qui invite à un aller et retour avec le texte de l’écrivain, participant à l’énigme par sa synthèse ou l’élucidant grâce à ses détails. Par exemple, c’est un œuf brisé, coquilles au sol, laissant entrevoir le creux caverneux de son intérieur vide qui accompagne le « C », la concavité des cavernes, des conques ou des coquilles d’œufs prêtes à être brisées. Et dans la plupart des cas, les associations poétiques se jouent tant du côté du texte que de l’image. Par exemple, la délicatesse de l’illustrateur se manifeste dans un jeu surréaliste comme celui composé pour le « H » : sous le couperet affuté joignant les montants de la guillotine, silhouette composant la lettre, une ombre légère et improbable est portée en dessous pour rappeler la terrible lunette dans laquelle doit se placer la tête, tout en posant sur la page un astre nocturne.

     D’autres images amplifient la portée des propositions poétiques de Leiris grâce aux trouvailles graphiques : un clin d’œil réaliste quand la lettre-chicane « N » est présentée sur un panneau routier, ou plus métaphysique avec la représentation, entre cosmos et ovule, du « O », en sphéroïde originel du monde… »

     Le lecteur habitué aux jeux visuels de l’illustrateur appréciera aussi le fil de pêche qui court en trompe-l’œil sur la page pour l’hameçon du « J » ou le petit soldat de plomb dont l’ombre trace le « I », rappelant le conte d’Andersen que Georges Lemoine a illustré en 1983 pour Grasset jeunesse.

     Cet ouvrage qui n’est pas spécifiquement adressé à la jeunesse, nous rappelle l’importance des alphabets pour l’artiste attaché à l’abécédaire enfantin comme aux caractères typographiques. Dans la préface de son album Dessine-moi un alphabet (Gallimard, 1983), l’illustrateur confirmait le lien :

« On peut dire que l’homme a depuis toujours cherché à habiller les lettres, et qu’au long des siècles il les a parées de vêtements plus ou moins somptueux, plus ou moins sévères, plus ou moins drôles ou comiques. Les petits enfants d’aujourd’hui, penchés sur leurs cahiers d’écoliers, le crayon feutre à la main, continuent, comme en ce jour d’automne 1147, la rêverie de frère-moine, peintre-enlumineur de manuscrits. Ils voient comme lui : une lune dans le C, une barrière dans le H, un soleil dans le O, un serpent dans le S, un éclair dans le Z. »                               

   Pour rappel, l’histoire de Georges Lemoine avec l’art typographique commence avec sa toute première formation au Centre d’apprentissage de Dessin d’Art Graphique rue Corvisard à Paris, à partir de 1951, quand les caractères sont encore tracés à la main pour le plomb d’imprimerie. Elle se développe ensuite dans différents studios de création pour la presse ou la publicité dans les années soixante jusqu’au studio Delpire au début des années soixante-dix. En tant que graphiste publicitaire, il côtoie d’illustres typographes dont Marcel Jacno à qui il dédie en 2002 son album ABC d’airs tendres, paru aux éditions Point de vues. Dans la postface de cet album, Georges Lemoine qui a eu  « la chance d’être son assistant durant deux années » dit avoir été touché « par la classe, l’élégance de ses créations, la beauté classique de ces compositions graphiques et typographiques ». L’alphabécédaire qui vient de paraitre rend, lui aussi, hommage à cet héritage.

    La création de Georges Lemoine prend source dans une première carrière professionnelle de graphiste, avant sa carrière pour l’édition jeunesse, mais le goût pour la typographie et l’alphabet se continue des visuels publicitaires aux illustrations des œuvres littéraires puis surtout dans la création d’albums-abécédaires comme Pinocchio, l’acrobatypographe (Gallimard jeunesse, collection « Giboulées », 2011). Auparavant, en 1975, un premier abécédaire était paru, édité par Massin. L’éditeur qui ouvrit les portes de Gallimard à Lemoine au début des années soixante-dix, préface l’album Souvenirs de voyage, 26 aquarelles de Georges Lemoine (Paris, éditions Push) en soulignant autant la liberté de l’illustrateur que son habileté à jouer avec l’équilibre des formes pour sa création de lettres. À ce sujet, il faut aussi rappeler plusieurs versions d’un célèbre alphabet intitulé Les feuilles créé pour la revue 100 idées en 1976, repris de façon tabulaire en linogravure, ensuite pour des affiches et intégré sous forme de lettrines dans Le livre du printemps (Gallimard,  collection « Découverte cadet », 1983). En 1981, le prix Honoré (en référence à Daumier) a été remis à l’illustrateur et plusieurs articles de revues professionnelles, comme Graphis ou Caractères, rendent compte de cette créativité typographique.

par Christine Plu – octobre 2022

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Christine Plu est docteur en littérature générale et comparée de l’université de Rennes 2, autrice d’une thèse : Georges Lemoine, illustrer la littérature (XXe siècle). Elle a enseigné à l’université de Cergy-Pontoise, Masters Education et formation et masters spécialisés en littérature de jeunesse. Elle a rédigé la préface de l’ouvrage Georges Lemoine, (Robert Delpire, 2011, collection « Poche illustrateur ») et réalisé un « Entretien-abécédaire » avec Georges Lemoine pour le numéro 236 (2007) de la Revue des livres pour enfants.

 

ALPHABECEDAIRE LEIRIS/LEMOINE a été publié par la Librairie Michael Seksik. Achevé d’imprimer en avril 2022 sur les presses de l’Imprimerie Frazier, 33, rue de Chabrol à Paris. Couvertures sérigraphiées sur les presses de l’Atelier CO-OP, à Paris ; lithographies imprimées par Le Petit Jaunais, à Nantes. Maquette de Jérémie Solomon. Prix unitaire : 95,00 euros. Il a été tiré de cet ouvrage 106 exemplaires sur papier Olin regular crème, à savoir, 15 exemplaires numérotés de I à XV enrichis chacun d’une œuvre originale et d’une lithographie originale, 85 exemplaires numérotés de 16 à 100, enrichis d’une lithographie originale, 6 exemplaires destinés aux collaborateurs ; pour le texte de Michel Leiris issu de Biffures (La règle du jeu, I) : Éditions Gallimard, 1948, renouvelé en 1975.

 

POUR EN SAVOIR PLUS

. Site de l’éditeur : https://librairieseksik.fr/rechercher?q=alphabecedaire&node=10

. Article de Christine Plu dans le numéro 236 de la Revue des livres pour enfants  :  https://cnlj.bnf.fr/sites/default/files/revues_document_joint/PUBLICATION_7284.pdf

. Informations complémentaires sur Georges Lemoine sur  le site de Christine.Plu : https://christineplu.fr/georges-lemoine-illustrateur/

 

 

Bruno Pilorget répond à Laurence Le Guen

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Un livre de photographies pour Jesse Owens

“Il court ! Depuis qu’il sait marcher, il court. Jesse Owens, athlète afro-américain de légende, remporte quatre fois l’Or aux Jeux olympiques de Berlin en 1936 alors dirigé par Hitler. Quelle est son histoire ? Un roman illustré par des photos historiques qui retrace le destin hors du commun de Jesse Owens, sa jeunesse dans les États-Unis rongés par la ségrégation et ses exploits aux JO de 1936 à Berlin aux mains des nazis.“

     Ainsi est annoncé sur le site de l’éditeur  IL COURT ! Jesse Owens, un dieu du stade chez les nazis, nouvel ouvrage qui associe l’illustrateur-carnettiste Bruno Pilorget et l’autrice Cécile Alix.

    Rencontre avec un des auteurs de cet ouvrage hybride, à la rencontre du carnet de voyage, du roman illustré, de la biographie.

Est-ce votre premier ouvrage accueillant des images photographiques ?

    J’ai publié chez La Boite à bulles un carnet de voyage en 2013, Salaam Palestine ! Carnet de Voyage en Terre d’Humanité, livre qui associe texte, dessins et photos.

    Invité en 2008 par le consulat de France à Jérusalem à réaliser des ateliers peinture dans les Territoires Occupés, et bouleversé par ce séjour, j’avais monté un projet pour y retourner. Le festival de carnets de voyages de Clermont-Ferrand et le consulat m’ont aidé. Deux amis, l’autrice Véronique Massenot et le photographe Marc Abel, m’ont accompagné lors de ce second déplacement pour essayer de faire un reportage pour un futur livre. Nous avons trouvé un éditeur et quand nous avons réalisé la maquette, la photo et le dessin de voyage se répondaient très souvent avec le texte pour lien entre nous trois. Ce carnet de voyage-reportage a reçu de nombreux prix et a été très remarqué.

    J’ai aussi réalisé des dessins aux cotés de photos pour l’ouvrage Réfugier, chez le même éditeur que Salaam. C’était une commande de l’université Clermont pour parler de migrants qui avaient installé un campement de fortune dans les jardins de la faculté des lettres de l’université à Clermont-Ferrand en 2017. D’autre part, deux de mes albums de la collection “Pont des Arts” chez l’Élan Vert, Les dessins de Claire et Omotou guerrier Masaï ont des photos en fin d’album. Également un livre chez Béluga (Coop Breizh), Papa sauveteur,  avec une doc photo en fin d’album sur la SNSM. Et enfin un album chez Rue du Monde, Monsieur Chocolat, le premier clown noir, avec une partie documentaire à la fin de l’album, composé de photos d’époque pour compléter les infos sur cet homme fabuleux, né esclave à Cuba et devenu le plus grand clown à Paris, malgré le racisme de cette époque fin 19ème  – début 20ème.

Comment avez-vous été amené à collaborer sur ce projet  ?

    L’autrice Cécile Alix a été fascinée par  l’histoire de Jesse Owens, cet athlète noir américain incroyable, porteur de valeurs pour les plus jeunes : issu d’une famille très pauvre, Jesse a beaucoup travaillé pour devenir le plus grand athlète du monde des années 30, malgré le racisme, et a gagné ses médailles devant un Hitler impuissant et furieux de l’amitié de Jesse avec un de ses champions pendant les JO.

    Cécile a proposé son récit sur Jesse aux éditions de L’Élan Vert pour la collection “les carnets de Pont des Arts”. Cécile désirait que j’illustre cette histoire. J’ai déjà réalisé dans cette collection un ouvrage dont l’histoire se déroule dans le Japon d’Hokusai. Mes illustrations sont aux côtés d’une sélection d’estampes du grand artiste.

    L’Élan Vert m’a donc proposé ce travail en m’envoyant le manuscrit et la sélection de photos. De mon côté, je me suis bien documenté également avant de commencer les dessins.

Cet ouvrage retrace-t-il toute sa vie ?

    Juste une partie, de son enfance jusqu’aux JO de Berlin en 1936. La partie documentaire en fin d’ouvrage raconte la suite de sa vie après les JO, la ségrégation raciale aux USA et ce qu’était être un athlète noir dans les années 1930.

Pourquoi ce format ?

    C’est un petit format de 20 x 15, comme un carnet de voyage moleskine avec élastique qu’on glisserait dans un sac à dos. J’adore cette collection qui demande des dessins sous forme d’un mix illustrations littérature jeunesse et dessins de carnet de voyage.

Quelle place pour les images dans les doubles pages ?

    Les vingt-quatre illustrations et la quinzaine de photos sont complémentaires. Pour une maquette vivante et actuelle, elles ont été placées en cabochons, en demi page, en trois-quarts, en pleine page, voire même en double-page.

Êtes-vous parti des photographies pour réaliser vos illustrations ?

    Il n’existe aucune photo de l’enfance de Jesse. J’ai dû l’imaginer enfant, mais ce n’est pas un problème pour moi de partir d’un personnage adulte pour dessiner la tête de l’enfant qu’il a pu être. Et surtout, j’illustre le formidable texte de Cécile Alix : « … il n’y a pas de chauffage dans le taudis qui sert de logis à sa famille. Deux pièces où s’entassent onze enfants et leurs parents…un abri ouvert à tous les vents et à la vermine”.  Pour l’ambiance de l’époque et la suite de sa vie, j’ai visionné beaucoup de photos et de documentaires. Je m’appuie sur cette matière, mais je laisse parler mon imaginaire. J’ai dessiné dans l’esprit carnet de voyage, comme si j’étais aux cotés de Jesse, aux USA dans sa jeunesse et sa progression dans les stades, puis lors de sa traversée de l’Atlantique et enfin pour ses exploits aux JO de Berlin.

Vos illustrations complètent-elles ce que ne dit pas la photographie ? Est-ce qu’elles apportent une ambiance ?

    Oui, c’est cela, pour surtout ne pas faire doublon. Techniquement, j’ai utilisé des encres aux couleurs éclatantes qui tranchent  avec les photos en noir et blanc. Cette percussion de la couleur, très vive, très dense, rappelle le monde du sport. Et pour évoquer la grâce et la fluidité de ce champion, cette peinture était idéale pour ses transparences, sa fluidité et sa légèreté. Pour compléter ce côté très actuel, la graphiste a prolongé certaines de mes couleurs en légers dégradés sur les photos, et repris parfois une des couleurs de mes encres comme fond pour certaines pages de texte.

Un livre tout en photos aurait été immédiatement classé comme documentaire sur le sport, ce qu’il n’est pas du tout. Alors que là, ce qui fait le charme de cette collection, c’est l’harmonie et le bon équilibre texte, dessins et photographies, qui fonctionnent parfaitement pour toucher un large public à partir de 9 ans. Jusqu’aux adultes. Ce qui fait la spécificité de cette belle collection.

D’où viennent les photographies ?

    Cécile a collecté un large choix d’images photographiques pour son projet. Et les éditrices ont pu compléter et faire leur sélection. Peu étaient libres de droit et  il a parfois été compliqué de trouver les autorisations. J’ai moi-même pu apporter mon avis sur ce choix de photos pour être encore plus précis sur les épreuves sportives.

propos recueillis par Laurence Le Guen – mai 2022

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Merci à Laurence Le Guen pour ce partage

 

Autrice d’une thèse de doctorat consacrée aux ouvrages photographiques pour enfants des années 1960 à aujourd’hui, commissaire d’exposition et présidente de l’association Les Amis d’Ergy Landau, Laurence Le Guen est chercheuse associée au laboratoire du Cellam à l’Université de Rennes 2, membre de l’AFRELOCE (Association française de recherche sur les livres et les objets culturels de l’enfance) et de la LPCM (Association internationale des chercheurs en littératures populaires et cultures médiatique), et professeure de lettres dans l’enseignement secondaire. Elle publie régulièrement des articles dans des revues spécialisées, des comptes-rendus d’exposition sur le site Littératures Modes d’emploi. Elle intervient dans des colloques internationaux ayant pour objet la photolittérature de jeunesse. Parution récente, chez MeMo de 150 ans de photolittérature pour les enfants, issu de sa thèse. Laurence Le Guen anime un très riche carnet de recherche, Miniphlit, sur lequel nous avons lu cet entretien. Lien vers le carnet ici.

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Bruno Pilorget est dessinateur autodidacte. Dans son travail, il a, depuis son premier livre, Pièges dans la jungle, chez Gallimard Jeunesse, en 1982, une prédilection pour l’ailleurs, le voyage et les autres cultures. « A chaque nouvel album, j’ai la volonté de raconter avec mes illustrations en essayant de leur donner un sens pour prolonger le texte. J’aime progresser, chercher de nouvelles techniques et aller vers ce que je ne connais pas encore, comme si j’explorais une autre culture, un autre pays, guidé par le voyage de l’histoire et le style de l’écrivain. » Carnettiste, il quitte souvent son atelier breton pour partir en voyage et réaliser sur le vif des carnets remplis de dessins, de peintures et d’anecdotes. Parmi les ouvrages sur lesquels il a mis des images : Les Sages Apalants de Marie-Sabine Roger (Sarbacane, 2008), L’Invisible de Marie Diaz (Belin, 2012), Le Roi Cheval d’Evelyne Brisou Pellen (Millefeuille, 2011), Sœur blanche, sœur noire d’Yves Pinguilly (Rue du Monde, 2011), Au Pays des vents si chauds de Séverine Vidal (L’Élan Vert, 2013). Bruno Pilorget expose régulièrement son travail tant en France qu’en Allemagne, au Québec, en Palestine, en Jordanie, au Vietnam, en Chine ou en Corée. C’est un habitué des rencontres et des ateliers.

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Cécile Alix est auteure pour la jeunesse et conférencière. S’intéressant à la pédagogie sociale, elle intervient auprès de jeunes atteints de troubles cognitifs. Elle enseigne le théâtre et la relaxation auprès des jeunes enfants. Elle est formatrice auprès de futurs enseignants. En parallèle, elle écrit des albums, des contes, des romans, des pièces de théâtre et des bandes dessinées pour les jeunes lecteurs ainsi que des ouvrages pédagogiques. « J’aime contempler alentour, lire, chérir, applaudir, apprendre, partager et dessiner des histoires sur mon clavier. Mon passe-temps favori : semer des graines dans les esprits juvéniles, bien les arroser, puis les regarder pousser. […] J’aime rencontrer mes lecteurs et j’interviens régulièrement en écoles, collèges, bibliothèques. Je propose ateliers d’écriture, ateliers philo, théâtre, lectures animées et conférences jeunesse. » Parmi les nombreux ouvrages pour la jeunesse publiés par Cécile Alix : Oh les loups ! (Paquet, 2013), Les grands personnages de l’histoire (Oskar, 2014), La Mémé du chevalier (Magnard, 2015), Coups de pinceau sur les oiseaux (Élan vert, 2015), Six contre un (Magnard, 2018), les séries « Les émotions de Moune » (Magnard), « 100% ado » (Poulpe). « Raoul pigeon détective » (Casterman Jeunesse).

 

 

 

 


La Fontaine et Corentin

 

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Du vendredi 24 septembre au samedi 27 novembre 2021, le Centre André François de Margny-lez-Compiègne (Oise) présentait une exposition titrée Maître Corbeau : l’illustration des Fables de La Fontaine. À cette occasion, il avait invité Yvanne Chenouf qui, le mercredi 6 octobre, s’est permis quelques rapprochements stimulants entre le fabuliste et l’auteur-illustrateur Philippe Corentin.

   

En chemins avec La Fontaine et Philippe Corentin

    C’est assez tardivement que ces deux-là sont entrés dans l’écriture pour la jeunesse (1). La Fontaine a d’abord été tenté par la religion avant de se consacrer à des études de Droit et de reprendre une charge héritée de son père et de son grand-père, dans l’administration des Eaux et Forêts. S’étant essayé à des écritures diverses (pièces de théâtre, épîtres, poèmes…), il est repéré par le surintendant Fouquet dont il devient le  « chroniqueur » et l’ami, au château de Vaux-le-Vicomte. Quand son mécène est accusé de malversation, il lui conserve son soutien ce qui lui vaut l’exil de la Cour. Il continue d’écrire, compose des contes puis des fables au moment où le dauphin, âgé de 7 ans, passe du giron des femmes à la gouverne des hommes. Philippe Corentin a d’abord été dessinateur, dans la publicité et dans la presse.  Dès 1968, il a publié dans L’Enragé, dans Elle, L’Expansion, Le Jardin des modes, Lui, Marie-Claire, Playboy, Vogue… Il a aussi conçu des affiches, illustré des guides (2) et des romans (chez Hatier, Gallimard). Contemporain des mouvements d’une époque aussi créative que contestataire, il en a croqué les crises politiques (guerres d’Indochine, d’Algérie, du Vietnam…) et socio-économiques (Trente Glorieuses, baby-boom, industrialisation, urbanisation, exode rural, émancipation des femmes, révoltes des étudiants, nouveau statut de l’enfant…). Puis, il a suivi son frère, Alain Le Saux, dans la littérature de jeunesse. Après un livre en commun (3), il a fait cavalier seul, illustré un conte (4) et des romans (5)  avant de s’acquitter lui-même du texte et des images dans l’album. (6)

    Si La Fontaine et Corentin ont tiré leur inspiration d’un contact régulier avec la nature (7) (l’un dans sa fonction de Maître des Eaux et Forêts, l’autre dans la campagne où il vit (8)), leurs sources littéraires varient sans se contrarier. Pour La Fontaine, elles remontent à l’Antiquité (Ésope, Phèdre…), au Roman de Renart, à la culture orientale (Pancatantra), pour Corentin, l’éventail s’élargit avec les siècles. S’inspirant lui aussi du Roman de Renart (et des illustrations de Benjamin Rabier), il revisite les contes (Perrault, Grimm), puise dans sa passion pour les bandes dessinées et les dessins animés de sa jeunesse (Pif, Roudoudou et Riquiqui, Totoche, Walt Disney, Tex Avery, etc.), sans oublier les fables de La Fontaine, devenues pièces maîtresses de la culture enfantine, de la culture tout court. Si ces deux œuvres sont abondamment illustrées, c’est par de nombreux artistes pour le premier quand le second s’illustre lui-même ou plutôt écrit comme il dessine et inversement.

Bestiaires

    A l’époque de La Fontaine, comme à celle de Corentin, l’animal est au cœur des questions de société : au XVIIème siècle, on épiloguait sur le classement des espèces, la frontière entre l’animalité et l’humanité, au XXème et au XXIème siècles, le refus d’exploiter les animaux conduit à réclamer, pour eux, un statut juridique. La taille restreinte et la familiarité des espèces choisies rend le corpus facilement identifiable par des enfants qui reconnaissent là, l’animal domestique, là, les spécimens du zoo ou du cirque, là, le héros d’un livre ou d’un film. Formés à l’anthropomorphisme par les proverbes, les chansons, les récits, les images, les enfants savent que le lion, roi des animaux, est orgueilleux et autoritaire, que le renard, rusé, est insaisissable, que le corbeau est bavard et stupide, que le loup, cruel, peut être idiot, etc. La Fontaine et Corentin ont cependant glissé un peu de jeu dans cette typologie, l’un en montrant qu’il pouvait y avoir de la solidarité entre un faible et un fort (Le lion et le rat), entre deux faibles (La colombe et la fourmi), l’autre en adoubant les utopistes (L’Afrique de Zigomar, Le Chien qui voulait être chat). Si, par des articles définis (le corbeau, le renard, la cigale, la fourmi, etc.) La Fontaine souligne le caractère archétypal de ses personnages, Philippe Corentin les dote d’un prénom (Biplan le moucheron) ou d’un trait de caractère (Pipioli la terreur), ce qui les singularise sans mépris pour la tradition : L’Ogre, le loup, la petite fille et le gâteau est la reprise de l’histoire du chasseur, du loup, de la chèvre et du chou, antique énigme mathématique, quelque peu chamboulée.

Corpus (9)

    Pour le quatrième centenaire de La Fontaine, Arte a diffusé un documentaire (10) qui débutait par le listage des animaux, comme un casting dans le générique d’un grand film : 18 lions, 19 renards, 1 tigre, 14 loups, 12 chats, 1 héron, 9 singes, 5 coqs, 4 belettes, 1 éléphant, 1 hirondelle, 5 aigles, 1 milan, 1 vautour, 5 mouches, 4 serpents, 1 hibou, 1 faucon, 2 pigeons, 3 tortues, etc. La liste est tout aussi fascinante chez Corentin : huit albums avec loup (11), chien (12) et lapins (13), sept avec souris, souriceaux (14) et cochon (15), six avec chat (16), cinq avec crocodile (17), quatre avec grenouille (18), deux avec merle (19), mouches et moucherons (20), un avec fourmi et chauve-souris (21) sans oublier, les figurants (araignée, cheval, hippopotame, poule, veau, vache, renard, etc.). Composé d’une faune rurale, de spectre légendaire (loup), de créatures (ogres, monstres) ou de visions exotiques (crocodile, hippopotame), le bestiaire de Corentin s’inspire de romans que La Fontaine ne pouvait connaître : il y puise l’humour et la tendresse d’un Jules Renard (Histoires naturelles), d’un Maurice Genevoix (Bestiaire enchanté, Tendre bestiaire), d’un Marcel Aymé (Contes bleus du chat perché, Contes rouges du chat perché), d’une Colette (Dialogues de bêtes) ou d’un Benjamin Rabier (22). L’animal de notre époque n’est plus considéré comme le double ou l’envers de l’humain mais comme un proche, un prochain : « L’idée selon laquelle on est l’un ou l’autre se dissout au profit de celle selon laquelle on peut être l’un et l’autre ou l’un par l’autre. » (23)

    Corentin n’a pas parodié les fables de son ancêtre une à une, il en a saupoudré ses récits par citations, variations, détournements. Dans les deux bestiaires les animaux sont confrontés à la nécessité de survivre en luttant ou en rusant avec un tel naturel que l’existence apparaît sous son meilleur jour : joliment perdue d’avance.

On a toujours besoin d’un plus petit que soi

    Dans Le lion et le rat, le roi des animaux est libéré par un mulot auquel il avait, jadis, laissé la vie sauve. Dans La colombe et la fourmi, l’insecte, tirée de la noyade par « l’oiseau de Vénus« , lui rend la pareille, pique l’archer au talon et détourne sa flèche (24). Chez Corentin, la réciprocité (entre fort et faible ou entre égaux) n’est jamais gagnée : elle se monnaye ! Flatté par les dessins de souris de monsieur Corentin, Pipioli décide d’ « aller voir« . (« Si on allait voir... » (25)). Oubliant la leçon de son ancêtre (« Garde-toi de juger les gens sur la mine. » (26)), il trouve l’illustrateur d’abord bon bougre (« Il n’a pas l’air méchantIl a l’air gentil… »). Mais « pris au dépourvu », le voilà capturé puis gracié : il se retrouve arpète et modèle dans l’atelier et obtient, en contrepartie, le droit de manger les livres de la bibliothèque (« On a discuté« , dit-il). Toutes les aventures souriquoises ne finissent pas aussi bien. Souvent, on en revient « gros Jean comme devant » (27), plus « confus » qu’ « honteux » (n’ayant pas vu l’Afrique, Pipioli en garde pourtant un bon souvenir : « Pas maL »).

    Chez Corentin, seul l’ogre possède une force absolue mais ce n’est pas un animal (ou alors un drôle d’animal). Toutes les bêtes alentour n’ont plus qu’à s’unir pour sauver leur peau. Dans L’Ogre, le loup, la petite fille et le gâteau, par exemple, un ogre traverse le fleuve avec des proies avides de s’entredévorer. Il pense avoir réussi lorsque des crocodiles et un hippopotame le font soudainement chavirer sous les moqueries générales. « Il faut s’entraider, c’est la loi de la nature » (28), telle est la leçon des conjurés du fleuve, inaccessible aux proies qui, elles, ont préféré se chamailler, oubliant que…

… La raison du plus fort est toujours la meilleure

    Le loup, qui incarne cet adage chez La Fontaine, est rarement gagnant chez Corentin. Dans L’Ogrionne, un ogre rafle tout le gibier et contraint tout un clan au régime carotte :

« Jupin pour chaque état mit deux tables au monde.

L’adroit, le vigilant et le fort sont assis

A la première ; et les petits

Mangent les restes à la seconde. » (29)

    Ils sont plusieurs chez Corentin à avoir le sentiment d’être assis à la seconde table et à réclamer justice : « Pourquoi Ginette part-elle en Afrique et pas nous ?, « Si un lapin vole, pourquoi une souris ne volerait-elle pas ? », « Pourquoi on n’en mange jamais… des petites filles ? » (30). Telle la tortue, les souriceaux sont las « de leur trou » et, voulant « voir le pays », font grand cas « d’une terre étrangère » (31). Pipioli, sédentaire et aptère, veut migrer en Afrique, le crocodile veut goûter aux petites filles et les mouches s’étourdir de gloire. Désirs extravagants certes, mais sans eux, y aurait-il matière à fables ?

    Les loups de Corentin ne sont que ventres affamés. Pour une bouchée, pour une gorgée, ils sont prêts à tout gober. Chez La Fontaine, le loup n’est pas toujours le plus fort, il lui arrive d’être dupé. Un renard succombe au mirage du puits (« l’orbiculaire image lui parut un fromage ») et comme « Deux seaux alternativement/Puisaient le liquide élément », il en prend un et chute :

« Comment remonter, si quelque autre affamé,

De la même image charmé,

Et succédant à sa misère,

Par le même chemin ne le tirait d’affaire. » ?

    Un loup passe par là, saisit l’autre seau et de « son poids, emportant l’autre part, Reguinde en haut maître renard. » (32). Corentin reprend l’affaire à son conte. Dans Plouf !, le loup chute puis remonte au moyen du cochon lequel revient à la surface grâce aux lapins qui regagnent l’air libre en se faisant la courte échelle comme dans Le renard et le bouc (33). Oublieux du piège par lui-même initié, le loup revient et rechute. Par un jeu à trois bandes, Corentin rend la partie plus excitante. Pour s’en sortir, la force physique n’est plus de mise : mieux vaut savoir embobiner les autres avec ce qu’ils veulent entendre. Le loup a beaucoup trop faim pour conserver cette lucidité jusqu’au bout.

    Seul le chien, chez Corentin, arrache de force la victoire. Dans Machin Chouette, recueilli par des humains, il guigne le « fauteuil vert du salo », privilège du chat. Estimant le rapport de force inégal, le chat essaie de ruser, tente le mépris (l’imbécile), la flatterie (« C’est toi qui es bon à tout et moi bon à rien. »), le raisonnement (« Tu peux comprendre ça… ») puis se résout à l’affrontement (« C’est donc moi qui dors dans le fauteuil vert du salon…« ). Nenni ! Le chien le déloge « sans autre forme de procès ». Comment a débuté cette formidable querelle ? « Sur un rien » comme c’est le cas « plus des trois quarts du temps » (34), répond La Fontaine. Effectivement, dans Machin Chouette, c’est une histoire de sel qui a réveillé l’animosité du chat et du chien face à deux souris, deux convives, que le bruit a fait fuir comme rat des villes et rat des champs interrompus dans leur festin (« quelqu’un troubla la fête » (35)) . Les bris de fables s’insèrent dans les albums comme pierreries dans un kaléidoscope : la nouvelle forme n’éclipse pas l’ancienne mais dit le lien pérenne entre changement et permanence, création et imitation.

Si Dieu m’avait fait naître/Propre à tirer marrons du feu,/Certes marrons verraient beau jeu. 

    Pour garder son fauteuil, le chat de Machin Chouette a d’abord plaidé « le droit et l’usage » (36) (« Le chat, ça va bientôt faire cinq ans que je fais ça. ») mais le chien n’a que faire de « la loi du premier occupant ». Débouté, le chat a alors songé rouler le chien en le flattant mais il est loin d’avoir le talent du renard. Ni « ramage », ni « plumage », ni « Phénix » mais tout bêtement : « Oh ! qu’il est beau le chien ! ». Sa ruse, en plus d’être bâclée, est plombée d’ironie dédaigneuse. En mimant les hautes fonctions de son adversaire pour l’endormir (chien de police, de traîneau, de troupeau, de chasse), il les dénigre : la pièce à conviction du détective est une crotte de chien, le musher est un pataud, le patou se fait charger par un bélier et la cible du chasseur est le chien en personne. Le matou feint alors la (fausse) modestie : « Si je savais un tant soit peu aboyer et montrer les dents, je n’hésiterais pas une seconde à faire le chien de garde ». Revient, sous ces mots, le marché de dupes entre le singe Bertrand (37) invitant le chat Raton à retirer les marrons du feu à sa place en le flattant : « Si Dieu m’avait fait naître/Propre à tirer marrons du feu,/Certes marrons verraient beau jeu » . Mais le chat de Corentin, comme presque tous ces personnages, échoue faute de posséder la qualité distinctive du dupeur : la distance.

    Même problème chez le loup qui confond malice et tartufferie. Dans Le Roi et le roi, il se déguise en carotte pour attraper des lapins qu’un crocodile fait détaler. Furieux, le loup s’en prend à l’amphibien qui servait de refuge à un escargot contre les étourneaux (ce n’était qu’une peau morte, une peau de crocodile). « Tel est pris qui croyait prendre » (38) ? L’affaire n’est pas tout à fait close. Découvrant qu’ils portent tous deux une couronne, le loup et l’escargot décident de la jouer à la course dans une nouvelle version de la fable Le lièvre et la tortue (39). Le loup part vite, court à tout rompre, nage, saute, ne se repose jamais (contrairement au lièvre). Il arrive pourtant le dernier, précédé par l’escargot qui avait pris la précaution de se camoufler dans les poils de sa queue. Corentin tire des fables des fondus enchaînés vertigineux : il ne condamne pas la paresse ni n’encense la vertu, il dit le pouvoir de la duplicité quand il y a crédulité. Le loup quitte la course, vaguement désabusé mais pas blasé (« Je ne veux pas rater ça.« ). Bien faire et laisser dire (40), accepter le poids des ans sans en perdre la grâce.

    Il est enfin des ruses aimables destinées à faire plaisir. Dans Patatras !, un louveteau est en pleine dépression : « Personne ne l’aime. On se moque de lui, on lui fait des farces... » Les lapins ne sont pas les derniers à le berner : ayant mis une carotte sur son chemin, ils le font dégringoler dans leurs « souterrains séjours« . Là, étonné de voir le gîte désert (« Où sont-ils ? C’est l’heure du déjeuner. Ils devraient tous être à table. »), le loup installe ses « pénates » (41) éclaire la lumière, prend un bain. Tout ce temps, les lapins, qui ne sont pas allés  » faire à l’Aurore [leur] cour, Parmi le thym et la rosée », l’entraînent à son insu dans un anniversaire-surprise renversant :

« Qu’un ami véritable est une douce chose !

Il cherche vos besoins au fond de votre cœur ; 

Il vous épargne la pudeur

De les lui découvrir vous-même. » (42)

    Si tambour et trompette sont de la fête, c’est pour célébrer le succès (enfin) gagné contre l’adversité.

Adieu veaux, vaches, cochons, couvée ?

    Les personnages de Corentin ressemblent à la grenouille de La Fontaine. Ils se bombent et éclatent, « marris » mais jamais vaincus. Le chien de chasse, fatigué de servir, veut être indépendant comme le chat (43) mais, tel ce corbeau que des bergers avaient encagé pour « servir d’amusette » (44) aux enfants, il finit en poisson rouge dans un aquarium, face à des lapereaux ébahis. Qu’importe ! Tous les petits héros de Corentin continuent à vouloir bâtir des châteaux en Espagne, à « détrôner le Sophi » : tout souriceau veut voler, toute mouche aspire à la grandeur, tout louveteau rêve de la puissance perdue de ses ancêtres. Aucun ne veut écouter les leçons des aînés, chacun veut en faire à sa tête, tête à claques le plus souvent ! L’auteur les soutient ardemment avec un slogan comme art de vivre : foutre le camp et s’en foutre. Si chez La Fontaine, l’hirondelle échoue à raisonner les petits oiseaux (« Demeurez au logis… vous n’êtes pas en état/De passer comme nous les déserts et les ondes/Ni d’aller chercher d’autres mondes. » (45)), celle de L’Afrique de Zigomar prend le soin d’informer Pipioli sur les qualités et les défauts des oiseaux migrateurs mais ne le dissuade pas de partir, de quitter les vies fades, de partir en quête de desserts (Tête à claques). Quand La Fontaine cherche à « faire passer le précepte avec le conte » sans démontrer, tout simplement, Corentin choisit la force de la simplification. Il déroule ses gags de mieux en pire et, sous chaque pique, chaque trait, sème la révolte. Au travail et à la peine du laboureur, il propose aux enfants de trouver l’unique trésor : la liberté.

Conclure en revenant au début

    Les deux œuvres s’ouvrent avec un animal plutôt ingrat : d’une part, une fourmi laborieuse et stricte opposée à une cigale frivole (La cigale et la fourmi), d’autre part, une chauve-souris volante étrangement cousine avec des souriceaux rampants (Mademoiselle Tout à l’envers).

    La fourmi de La Fontaine, peu prêteuse (c’est là son moindre défaut), dénie toute qualité à la cigale (qui a pourtant chanté tout l’été) et la laisse à son triste sort (Et bien dansez maintenant !). Chez Corentin, la fourmi est une reine, ailée comme une cigale. Elle n’est pas face à une chanteuse mais à un enchanteur : le Père Noël (46). Le mythe bat cependant de l’aile, poussé dans les bas-fonds par la modernité (plus de cheminée, trop d’antennes sur les toits). Toujours pas prêteuse, l’insecte lui loue ses galeries à un tarif exorbitant : « Deux tonnes de miel et huit cents pots de confitures de fraises ». Elle ne l’encourage pas à l’épargne mais à la retenue : qu’il abandonne son « plumail« , son « superbe équipage » et, hors des néons du commerce, qu’il retourne à son mystère, à sa nuit de silence, creuset d’imaginaire. Le Père Noël rejoint donc le ciel dans son traîneau, aussi minus et indestructible qu’une fourmi :

« Les petits, en toute affaire

Esquivent fort aisément ;

Les grands ne peuvent le faire. » (47)

    La chauve-souris n’est pas aimée. Par deux fois, celle de La Fontaine s’est jetée dans un nid de belette (48).  D’abord prise pour un rat puis, pour un oiseau, elle s’en est sortie en se dénaturant :

« Moi souris ! Je suis oiseau voyez mes ailes. »

« Qui fait l’Oiseau ? c’est le plumage. Je suis Souris ; vivent les rats. »

    Corentin remplace l’hypocrisie par l’affirmation de soi. Sa chauve-souris ne cache pas ses différences, elle les revendique, exige de dormir à l’envers, réclame un régime insectivore et vit la nuit. Ce sans-gêne choque les souriceaux qui médisent sur ses ailes (affreuses) et critiquent ses poils (elle n’est pas chauve) mais quelque chose pourtant les fascine : elle vole ! Comme dans La tortue et les deux canards, le vol se scratche. Chez La Fontaine, la tortue qui affichait « imprudence, babil, et sotte vanité », crève. Chez Corentin, les apprentis voyageurs penseront à se munir de parachutes car il y aura une prochaine fois. Rien, ni le pouvoir des autres, ni celui des contingences ne peut entraver la liberté d’être et de rêver, d’atteindre les étoiles.

Images

    Nombreuses illustrations de La Fontaine sont réinterprétées par Corentin qui affirme ainsi la filiation. Il y a, dans Zigomar n’aime pas les légumes, interversion de l’oiseau noir au sol et du souriceau « sur un arbre perché« , hommage décalé au corbeau et au renard (celui qui est à terre encourage celui qui est sur la branche), il y a les cigognes de L’Afrique de Zigomar qui ont des flûtes à champagne, à table, rappel des invitations réciproquement embarrassantes des deux faux-amis dans Le renard et la cigogne (49) , il y a ces deux souris dînant sur la table des humains dans Machin chouette comme Le rat des villes et le rat des champs, il y a la course du loup contre l’escargot (autre animal à porter sa maison sur le dos) qui relaie Le lièvre et la tortue, le loup tombant dans le puits comme dans Le loup et le renard, les lapins essayant de remonter en se faisant la courte échelle comme dans Le renard et le bouc. Mais surtout, il y la nature et toute cette eau qui coule d’une œuvre à l’autre. Le ruisseau où choit la chauve-souris avec les souriceaux est-il celui où l’agneau se désaltérait ? La rivière de L’Arbre en bois donne l’image « d’un sommeil doux, paisible et tranquille » avant d’être polluée : l’époque a changé et les nouveaux bestiaires ne peuvent masquer les menaces que les humains font peser sur les espèces vivantes. Dans L’Ogre, le loup, la petite fille et le gâteau, l’onde est d’abord limpide ( Point de bords escarpés, un sable pur et net« ) mais elle se fait « onde noire« , offrant « un séjour ténébreux » (50) à l’ogre chasseur. A ces eaux rurales, Corentin ajoute les eaux urbaines, celles des canalisations (Le Père Noël et les fourmis) et des baignoires (Patatras !, N’oublie pas de te laver les dents !) et celle du verre d’eau qui sert de piscine au moucheron (Biplan le rabat-joie). Mais pour entrer dans l’appartement de la petite fille qu’il souhaite dévorer, le petit crocodile se déplace entouré de l’eau de son marigot originel, peut-être ce liquide amniotique dont nous venons tous, humains, animaux, arbres et fleurs.

    La Fontaine et Corentin croquent des portraits avec une rapidité non exempte de précision. Si le premier, en observateur, évalue l’état du monde et les places à y tenir, le second, sans Cour et sans mécène, cultive les voix singulières. Il tonitrue et s’enchante, se désole et s’exalte, faisant rire « par le haut » et parlant à « voix basse » de l’essentiel : le temps, limité, ne prend sa valeur que partagé autour de soi, avec ce qui vit, palpite et se bat. L’essentiel, aux pires moments, c’est d’avoir toujours « un petit peu faim » (51).

par Yvanne Chenouf – septembre 2021.

 

NOTES

(1)  « Vous êtes à un âge où l’amusement et les jeux sont permis aux princes ; mais en même temps vous devez donner quelques-unes de vos pensées à des réflexions sérieuses. Tout cela se rencontre aux fables que nous devons à Ésope. L’apparence en est puérile, je le confesse ; mais ces puérilités servent d’enveloppe à des vérités importantes.« , préface aux Fables (A monseigneur le dauphin).

(2) Affiche de l’exposition Cité Ciné à La Villette, dans les années 1980, Guide SAS, Gérard de Villiers, Hachette, 1989

(3) Totor et Lili chez les moucheurs de nez, Alain Le Saux, Philippe Corentin, Rivages, 1982

(4) Conte n° 3 pour enfants de moins de trois ans, Texte de Eugène Ionesco, Jean-Pierre Delarge, 1976

(5) Ah ! Si j’étais un monstre, Marie-Raymond Farré, Hachette, 1979 ; 365 devinettes énigmes et menteries, Muriel Bloch, Hatier, 1990

(6) Hachette Le Loup blanc, 1980, Les Avatars d’un chercheur de querelle, 1981, Pie, thon et python, 1988), Rivages (C’est à quel sujet ?, 1984, Papa n’a pas le temps, 1986, Nom d’un chien, Porc de pêche et autres noms de bêtes, 1985)

(7) « On tient toujours du lieu dont on vient », écrit La Fontaine dans La Souris métamorphosée en fille (Livre IX).

(8) Dans son livret autobiographique (L’école des loisirs, p. 10), Philippe Corentin, en jardinier, décrit son amour de la nature par antiphrase :  » Philippe Corentin n’aime pas la campagne. Il n’y aime pas les arbres. Il y en a trop. Ils dénaturent le paysage, cachent la forêt et mettent des feuilles partout... « 

(9) Le corpus choisi ici pour Corentin concerne sa production à l’école des loisirs, hormis Papa, maman, ma sœur et moi.

(10) « La Fontaine, l’homme qui aimait les fables », Pascale Bouhénic, 2020

(11) L’Ogrionne, Plouf !,Le Roi et le roi, Patatras !, L’Ogre, le loup, la petite fille et le gâteau, Mademoiselle Sauve-qui-peut, Tête à claques, ZZZZ… zzzz….

(12) Le Chien qui voulait être chat, Machin Chouette, Les Deux goinfres, L’Arbre en bois, N’oublie pas de te laver les dents !, Le Père Noël et les fourmis, Mademoiselle Sauve-qui-peut, ZZZZ… zzzz….

(13) Le Chien qui voulait être chat, Plouf !,Patatras !, Tête à claques, Le Roi et le roi, Mademoiselle Sauve-qui-peut, L’Arbre en bois, Zigomar n’aime pas les légumes, Machin Chouette 

(14) Mademoiselle Tout à l’envers, Le Père Noël et les fourmis, L’Afrique de Zigomar, Pipioli la terreur, Zigomar n’aime pas les légumes, Mademoiselle Sauve-qui-peut, Machin chouette

(15) Plouf !,Tête à claques, Le Roi et le roi, Le Chien qui voulait être chat, Mademoiselle Sauve-qui-peut, L’Arbre en bois, Machin Chouette

 (16) Le Chien qui voulait être chat, Machin Chouette, Le Père Noël et les fourmis, Mademoiselle Sauve-qui-peut, ZZZZ… zzzz…., N’oublie pas de te laver les dents !

(17) N’oublie pas de te laver les dents !, L’Ogre, le loup, la petite fille et le gâteau,  L’Afrique de Zigomar, Le Roi et le roi, L’Arbre en bois

(18) Biplan le rabat-joie, Plouf !, Mademoiselle Sauve-qui-peut, L’Arbre en bois,L’Afrique de Zigomar

(19) L’Afrique de Zigomar, Zigomar n’aime pas les légumes, Le Chien qui voulait être chat

 (20) Le poisson dans Le Chien qui voulait être chat et L’Arbre en bois, les mouches et les moustiques dans Biplan le Rabat-joie, les mouches et autres coléoptères dans ZZZZ… zzzz….

(21) Le Père Noël et les fourmis (1989), Mademoiselle Tout à l’envers (1988)

(22) Illustrateur aux éditions Taillandier des Fables, de La Fontaine (2003) et du Roman de Renart (2016)

(23) Bestiaire du roman contemporain d’expression française, Introduction, Lucile Desblache, Presses Universitaires Blaise Pascal, Centre de Recherches sur les Littératures Modernes et Contemporaines, 2002, pp. 11-12

(24) Le lion et le rat, La colombe et la fourmi (Fables 11 et 12, Livre II)

(25) Pipioli la terreur

(26) Le Cochet, le Chat et le Souriceau (Fable 5, Livre VI)

(27) Le corbeau et le renard (Fable 2, Livre I) puis La laitière et le pot au lait (Fable 9, livre VII)

(28) L’âne et le chien (Fable 17, Livre VIII)

(29) L’araignée et l’hirondelle (Fable 6, Livre X)

(30) Respectivement L’Afrique de Zigomar, Zigomar n’aime pas les légumes, N’oublie pas de te laver les dents !

(31) La tortue et les deux canards (Fable 2, Livre X)

(32) Le loup et le renard, Fable 6, Livre XI

(33) Fable 5, Livre III

(34) La querelle des chiens et des chats et celle des chats et des souris, Fable 8, Livre XII

(35) Le rat des villes et le rat des champs (Fable 9, Livre I)

(36) Le corbeau et le renard (Fable 2, Livre I) puis Le chat, la belette et le petit lapin (Fable 15, Livre VII)

(37) Fable 10, Livre I, Fable 2, Livre I, Fable 17, Livre IX

(38) Le rat et l’huître (Fable 9, Livre VIII)

(39) Fable 6, Livre X

(40) L’avantage de la science (Fable 19, Livre VIII)

(41) Le chat, la belette et le petit lapin (déjà cité)

(42) Les deux amis, Fable 11, Livre VIII

(43) Le chien qui voulait être chat, 1989

(44) Le corbeau voulant imiter l’aigle (Fable 16, Livre VI)

(45) L’hirondelle et les petits oiseaux (Fable 8, Livre I)

(46) Le Père Noël et les fourmis, L’école des loisirs, 1989

(47) Le combat des rats et des belettes,

(48) La chauve-souris et les deux belettes (Fable 5, Livre II)

(49) Fable 48, Livre 1

(50) Les citations sont issues de : Le torrent et la rivière, Livre 8, Fable XXIII

(51) Les Deux goinfres

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Yvanne Chenouf, enseignante et chercheuse, a travaillé à l’Institut national de la recherche pédagogique dans l’équipe de Jean Foucambert ; elle fut présidente de l’Association française pour la lecture (AFL) ; conférencière infatigable, adepte des « lectures expertes », elle a publié de nombreux articles et ouvrages personnels et collectifs à propos de lecture et de livres pour la jeunesse dont Lire Claude Ponti encore et encore (Etre, 2006), et Aux petits enfants les grands livres (AFL, 2007) ; elle est à l’origine d’une collection de films réalisés par Jean-Christophe Ribot qui donnent à voir des élèves de tout niveau aux prises avec des ouvrages signés Rascal et Stéphane Girel, François Place, Claude Ponti, Philippe Corentin, Jacques Roubaud.

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Bibliographie de Philippe Corentin

(à l’école des loisirs)

. Mademoiselle Tout à l’envers (1988)

. Le Chien qui voulait être chat (1988)

. Le Père Noël et les fourmis (1989)

. Pipioli la terreur (1990)

. L’Ogrionne (1991)

. Plouf ! (1991)

. L’Afrique de Zigomar (1991)

. Biplan le moucheron, (1992)

. Zigomar n’aime pas les légumes (1992)

. Le Roi et le roi (1993)

. Patatras ! (1994)

. L’Ogre, le loup, la petite fille et le gâteau (1995)

. Papa ! (1995)

. Mademoiselle Sauve-qui-peut (1996)

. Les Deux goinfres (1997)

. Tête à claques (1998)

. L’Arbre en bois (1999)

. Machin Chouette (2002)

. ZZZZ… zzzz…. (2007)

. N’oublie pas de te laver les dents ! (2009)

 

Les animaux malades de la peste – illustration d’Auguste Vimar (1897)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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L’avènement d’une littérature exemplaire (1778-1848)

Journaux pour la jeunesse et ouvrages moralisateurs

par Jean-Paul Gourévitch

    Cette période marquée par la découverte d’un lectorat enfantin se caractérise par l’interaction progressive de deux types de supports: les périodiques qui cherchent à fidéliser cette clientèle et les ouvrages qui lui dispensent des conseils sous forme moraliste, éducative ou romanesque. Comment s’adresser aux enfants pour à la fois les instruire et leur plaire ? C’est tout l’intérêt des tentatives qu’on trouvera ci-après, avant qu’Hetzel et Hachette ne donnent à cette littérature ses lettres de noblesse.

Du Magasin des enfants à L’Ami des enfants

    La parution en 1757 de l’ouvrage Le Magasin des enfants de Madame Leprince de Beaumont ouvre un nouveau chapitre dans l’histoire de la littérature de jeunesse en France. Ce livre, comme son titre l’indique, est un patchwork où l’on trouve de tout: des nouvelles, des saynètes, des conseils, des anecdotes et des contes comme La Belle et la Bête. Il se différencie d’une production antérieure faite de manuels scolaires, de fables, d’alphabets, de contes ou de romans destinés aux adultes comme Les Voyages de Gulliver de Swift ou Les Aventures de Robinson Crusoé de Daniel Defoe que les enfants se sont appropriés et dont ils ne retiennent que les épisodes significatifs.

    En Angleterre, John Newbery venait de créer avec succès sa Juvenile Library (1744) et de lancer son Liliputian Magazine (1751), premier journal pour enfants. En Allemagne, Weisse fait paraître son Kinderfreund (L’Ami des enfants) en vingt-quatre livraisons périodiques de 1775 à 1782. Et Campe publie en 1782 sa Bibliothèque géographique et instructive des jeunes gens ou Recueil des voyages intéressants dans toutes les parties du monde pour l’instruction et l’amusement de la jeunesse qui est suivie du Nouveau Robinson (1782).

    En France le succès de l’Émile de Jean-Jacques Rousseau (1762) a réveillé les ardeurs éditoriales. Charles Leroux lance par souscription un Journal d’éducation mensuel en 1768 qui ne dure que quinze mois et qu’il reprend en 1776 pour l’interrompre en 1778. Composée de morceaux choisis d’auteurs, cette publication élitiste qui contient le « Mentor de la jeune noblesse » n’a pas trouvé son public. Madame de Genlis publie un recueil de saynètes pour les jeunes personnes en 1779, puis deux ouvrages Adèle et Théodore (1782) et les Veillées du château (1784). Mais c’est Berquin qui, après ses Lectures pour les enfants ou choix de petits contes (1777), trouve avec L’Ami des enfants (1782) la formule à succès.

    L’Ami des enfants est un périodique mensuel de 144 pages vendu par souscription dont le premier numéro paraît en 1782 et qui aura vingt-quatre livraisons. On y trouve des anecdotes, des descriptions, des évocations, des histoires s’emboîtant les unes dans les autres, des scènes dialoguées, des récits de voyages. Les enfants en sont des acteurs privilégiés. Il sera suivi dans la même perspective de L’Ami de l’adolescence en sept livraisons qui paraîtront irrégulièrement de 1784 à 1785 puis d’ouvrages traduits ou adaptés comme Sandford et Merton (1787) en sept livraisons ou le roman Le Petit Grandisson (1788).

    A cette époque, l’édition pour la jeunesse hésite entre la formule publication qui fidélise une clientèle et diminue les frais en se calant sur les souscriptions enregistrées et la formule livre, plus ramassée mais qui nécessite une mise de fonds et un circuit de distribution. Les deux sont complémentaires en cas de succès. L’Ami des enfants, primé par l’Académie française en 1784, devient un ouvrage qui connaîtra de nombreuses rééditions avec des illustrations et des traductions à l’étranger.

Les ouvrages moralistes du début XIXe siècle

    Berquin meurt en 1791, au début d’une Révolution française qui voulait innover en matière d’éducation mais qui a en définitive peu produit pour la jeunesse. Les magazines de l’époque comme Les Annales de l’éducation du sexe (1790-1791) n’ont qu’une existence éphémère et les ouvrages comme le Livre indispensable aux enfants de la liberté (1791) qu’une audience limitée. En revanche, l’Empire et la Restauration voient le retour en force de la tradition sous forme de livres de conseils, comme les nombreuses « morales en action » de l’époque.

    Les éditeurs exercent en même temps la fonction de libraires comme Eymery ou Le Prieur à Paris, Ardant à Limoges, Lefort à Lille, Mégard à Rouen ou Mame à Tours qui domine l’édition religieuse. Les ouvrages pour la jeunesse qui se multiplient s’inscrivent dans une perspective éducative, conservatrice et pieuse comme le montre par exemple ce titre de l’éditeur-libraire-auteur Pierre Blanchard Les Enfants studieux qui se sont distingués par des progrès rapides et leur bonne conduite: ouvrage propre à exciter l’émulation de la jeunesse. On propose des biographies exemplaires, des nouvelles édifiantes mais aussi des connaissances à acquérir sous forme d’atlas, d’abrégés ou d’encyclopédies comme l’Agenda des enfants de Fréville (1816) ou L’Histoire de France en estampes de B. Allent (1825). La fiction est mise au service de l’intention. Les livres sont parfois habillés de gravures lourdement démonstratives. Et ceux qui recourent à une illustration soignée, comme les abécédaires ou les ouvrages scientifiques, ne laissent aucune marge à l’imaginaire ni à l’autonomie de l’enfant.

    A cette époque, le seul véritable journal pour la jeunesse qui a tenu plusieurs années est Le Bon Génie de Laurent de Jussieu, pédagogue et romancier, dont le premier numéro parait le 9 mai 1824 et qui en est l’unique rédacteur. Il se présente à ses lecteurs comme « un être bienveillant, qui vous instruira en jouant, qui vous guidera vers le bien par un chemin riant, tout parsemé de gazons, de fleurs et de feuillage, qui vous protégera contre la tentation de mal faire, et vous apprendra enfin combien il est facile d’être bon et vertueux. » Il les invite à lui écrire, se propose de les informer non seulement de la géographie, de l’histoire sainte et profane mais aussi « des évènements présents qui sont de quelque intérêt pour vous. » Mais, épuisé, il jette l’éponge le 22 mars 1829.

Le Journal des enfants et la découverte du roman-feuilleton

    Sous la monarchie louis-philipparde, la littérature de jeunesse commence à se libérer de sa gangue morale avec l’apparition de journaux pour la jeunesse destinés à se constituer une clientèle fidèle.

    C’est Le Journal des enfants qui lance l’offensive dès 1832. Il s’entoure d’une pléiade de talents, Jules Janin, Alexandre Dumas, Alphonse Karr, Ernest Fouinet, et invente, bien avant Eugène Sue et Alexandre Dumas, un système d’écriture adapté à une publication périodique, le roman-feuilleton. Dès le premier numéro, Louis Desnoyers propose un chapitre de roman, Les Illusions maternelles qui deviendra plus tard Les Mésaventures de Jean-Paul Choppart. Le public mis en appétit réclame la suite qui paraît aux numéros 2 et 3. Hélas, pour le numéro 4, l’auteur a oublié de remettre sa copie à temps. Que vont penser les jeunes lecteurs qu’on abandonne ? C’est là que les rédacteurs ont l’idée, faute de texte, de recourir aux images. « Vous savez, mes chers amis, dans quelle position fâcheuse nous avons laissé Jean-Paul Choppart. Nous n’en avons point entendu parler depuis: mais comme nous ne voulons pas que vous le perdiez entièrement de vue, nous vous donnons le portrait de ce petit méchant, au moment où, comme on vous l’a raconté dans le dernier numéro, il tourmentait un singe. […] Nous ne vous avions pas promis de dessins ; nous vous en donnerons cependant; et ce sont M. Grandville et Cherrier, deux de nos artistes les plus distingués, qui se sont chargés de leur exécution ; car tout le monde veut contribuer à votre amusement ». C’est ainsi que, par effraction, l’illustration investit le journal pour enfants.

    Le Journal des enfants fait des émules. Coup sur coup paraissent en 1833 le Journal des jeunes personnes, et le Journal des demoiselles qui seront suivis entre autres du Dimanche des enfants (1840), du Magasin des demoiselles (1844) qui auront tous une longue existence.

    Ces journaux pour la jeunesse sont différents de leurs prédécesseurs. Le Journal des enfants affiche ses ambitions dès l’éditorial du numéro 1 : « Enfants! […] vous êtes bien jeunes, mais vous vivez dans un temps où il faut grandir vite. […] Enfants, venez avec nous qui faisons un journal pour vous, et vous serez des hommes ». La critique de Berquin se fait acerbe. « Nous serons, nous, l’ami des enfants, non pas un ami vieux et morose et qui radote quelquefois, mais un ami jeune, longtemps dévoué, et qui vous suivra dans toutes les fortunes ». Pas de contes mièvres ni de moralisme bêtifiant mais de l’histoire. « Nous avons à vous parler de vos semblables, qui existent et qui ont besoin de vous, et non pas de fées et d’ogres qui n’ont jamais existé que dans l’imagination de vos nourrices ».

    Cette presse complète l’enseignement de l’école, leur raconte des histoires, leur commente l’actualité, leur donne des conseils, inaugure un courrier des lecteurs. Les jeunes filles de leur côté ont droit à des lithographies illustrées, des patrons de mode, des partitions musicales. On peut croire que les journaux sont en train de gagner la bataille de la modernité. C’est pourtant le contraire qui se produit.

Le début de l’industrialisation de l’édition

    La loi Guizot de 1833 avait fait une obligation aux écoles de posséder des manuels scolaires. Parallèlement les établissements, pour récompenser leurs élèves méritants, avaient pris l’habitude d’organiser des distributions de prix. Deux évènements qui favorisent l’expansion du commerce du livre, et sa transformation.

    Puisque les contenus des ouvrages restent austères, il faut des contenants attractifs. On propose des couvertures gaufrées, dorées, « en cathédrale », souvent classées par les historiens comme « reliures romantiques ». On les illustre, parfois en couleurs. On dore les tranches. On insère des images hors textes protégées par des serpentes. On multiplie les préfaces parrainées par des plumes illustres ou revêtues de l’imprimatur de l’autorité ecclésiastique. Les ouvrages s’ornent de sous-titres calligraphiés, de gravures en frontispice ou en page de titre, de listes d’ouvrages du même éditeur en fin de volume.

    Parallèlement, les cabinets de lecture se développent. La promotion des livres se fait à coups de prospectus, d’inserts de parution ou de critiques bienveillantes d’amis. L’ouvrage est exposé en vitrine, à côté d’affiches qui vantent les dernières parutions « en vente ici ». Le libraire lui-même ne se contente plus d’attendre le client, il le démarche par l’intermédiaire de courtiers, il implante des filiales dans d’autres villes. De nouveaux produits éditoriaux apparaissent : agendas, anthologies, livrets où l’enfant peut tenir son journal, albums à colorier, ouvrages récréatifs comme le Théâtre de marionnettes de Laure Bernard (1837), ou Le Livre joujou avec figures mobiles de Jean-Pierre Brès (1834), un des premiers livres animés.

    C’est surtout l’évolution de l’illustration qui va révolutionner l’industrie du livre.

Le rôle des illustrations

    Jusqu’au début du XIXe siècle, l’illustration est conçue comme un moyen pédagogique d’illustrer le texte ou une technique décorative qui se loge dans les bandeaux, les frontispices, les culs-de-lampe pour lui donner une plus-value esthétique. Elle se trouve dans les ouvrages sur des pages séparées du texte alors que dans l’imagerie populaire comme les images d’Épinal souvent vendues par les colporteurs, les textes en dessous des vignettes coloriées commentent les exploits ou les mésaventures des héros.

    Le développement de la chromolithographie vers 1836, les recherches des éditeurs comme Curmer et des artistes comme Tony Johannot permettent d’introduire l’image dans le texte et parfois même le texte à l’intérieur de l’image. C’est une véritable révolution de la mise en page qui va faire de celle-ci un art inhérent à la conception même de l’ouvrage pour la jeunesse.

    Parallèlement Rodolphe Töpffer, dans ses montagnes suisses, met au point sa « littérature en estampes », dont il réalise à la fois le texte et les dessins, et qu’il juge indispensable aux enfants et au peuple, les « deux classes de personnes qu’il est le plus aisé de pervertir et qu’il serait le plus désirable de moraliser ». Ses albums comme L’Histoire de monsieur Jabot (1833) ou Les Amours de monsieur Vieux Bois (1837) seront repris en France par les éditeurs Aubert et Dubochet, et imités notamment par Gustave Doré dans ses Dés-agréments d’un voyage d’agrément (1851). Cette formule novatrice annonce Christophe et Benjamin Rabier et préfigure l’apparition de la bande dessinée.

Pour ne pas conclure : en attendant Hetzel et Hachette

    Depuis longtemps les pédagogues et les écrivains étaient confrontés à la difficulté d’écrire pour les enfants comme l’écrivait déjà l’abbé Joseph Reyre en 1786 dans Le Mentor des enfants. « Il faut, tout à la fois les instruire et leur plaire: il faut que dans les ouvrages qui leur sont destinés, l’agréable soit joint à l’utile; et il arrive trop souvent que l’un nuit à l’autre. Trop de simplicité les dégoûte; trop d’éclat les éblouit ».

    Dans la première moitié du XIXe siècle, où se développent la production pour la jeunesse et le lectorat enfantin, on s’aperçoit vite que l’enfant est plus sensible à l’image qu’au texte et que toute la difficulté de l’édition est de trouver une formule qui réconcilie le propos et l’illustration.

    Pendant un temps les journaux et les livres se développent en parallèle, car les commanditaires considèrent qu’ils relèvent de deux objectifs différents. Se constituer une clientèle régulière ne suppose pas les mêmes procédures, les mêmes mises de fonds et les mêmes circuits de distribution que vendre un ouvrage. Pourtant les feuilletons et les histoires publiés dans les journaux deviennent des ouvrages édités, les éditeurs tentent de fidéliser leur clientèle par des collections, et utilisent les journaux pour leur promotion. La réconciliation est proche. Il faudra des « capitaines d’industrie » capables d’investir dans les deux supports à la fois, et de les conjuguer pour toucher un maximum de lecteurs. Ils devront aussi convaincre les grands auteurs et illustrateurs de mettre leur talent au service de la jeunesse. Ce sera l’œuvre d’Hachette et d’Hetzel. Mais ceci est une autre histoire.

Merci à Jean-Paul Gourévitch pour nous avoir confié ce texte en ligne également, depuis le 14 mai 2018, sur le site Ricochet. Le lien est ici.

 

 

Né en 1941, Jean-Paul Gourévitch est écrivain, formateur et consultant international. Il est l’auteur de plus de cinquante ouvrages de nature et de forme très différentes : études, essais sur des problèmes de société, anthologies, romans pour adultes et pour jeunes lecteurs, biographies dont celle d’Hetzel, en 2005, au Serpent à plumes. La littérature pour la jeunesse est l’un de ses centres d’intérêt les plus constants et il a, en toute indépendance, plusieurs fois documenté le sujet. Notons, outre son site et les anthologies réalisées avec le concours du CRILJ, Images d’enfance, quatre siècles d’illustration du livre pour enfants, chez Alternatives en 1994. Son roman Le gang du métro (Hachette jeunesse, 2000) est interdit de vente, dans ses locaux, par la RATP. Autres ouvrages : Abécédaire illustré de la littérature jeunesse (L’atelier du poisson soluble, 2013, Les petits enfants dans la grande guerre (Pascal Galodé, 2014), Explorer et enseigner les contes de fées (Belin, 2016), Les journaux d’enfants pendant la grande guerre (Douin, 2018).

Qui sont les écrivains pour les jeunes ? (2)

par Michèle Kahn

Communication prononcée lors du colloque L’écrivain pour la jeunesse… un écrivain à part entière organisé par le CRILJ et par l’Institut National de l’Education Populaire – Journées Mondiales de l’Ecrivain de Nice – octobre 1983.

DEUXIEME PARTIE

    Deux questions devant donner lieu à des développements :

1. Quel est votre souhait personnel ?

2. Quels sont vos espoirs et revendications pour les auteurs de livres pour l’enfance et la jeunesse ?

En posant la première question : « Quel est votre souhait personnel », j’avais deux idées comme on dit, derrière la tête. Premièrement, dégager le sentiment, peut-être le ressentiment, des écrivains quant à leur second métier, qu’il faut souvent, pour des raisons financières, appeler le premier. Sont-ils satisfaits de ce partage nécessaire ?

Voici la réponse :

    Si 9 écrivains souhaitent modestement pouvoir écrire plus et davantage, « mieux », ajoutent certains, il s’en trouve 11 pour dire nettement qu’ils souhaiteraient pouvoir vivre de ce métier. « J’aimerais, bien sûr, pouvoir me consacrer entièrement à l’écriture », répond Christian Léourier. Cette réponse n’est pas, j’imagine, très originale. Et Yves Pinguilly d’ajouter : « en recevant commande des media ou des maisons d’édition ».

    Ici, une précision : dans la mesure où il était demandé aux écrivais de donner des renseignements sur le montant de leurs droits, une pudeur – qui ferait hausser les épaules américaines – m’a incité à proposer un questionnaire anonyme. Les écrivains ont cependant étaient très nombreux à révéler spontanément leur identité et, dans ce dernier cas, je me permettrai de les citer.

    Toujours à l’ordre du souhait personnel, ma deuxième « idée derrière la tête » résultait d’une question, dont nous ne mesurons pas ici le degré de perfidie, que nombre d’auteurs écrivant exclusivement pour les jeunes ont entendu tinter à leurs oreilles : « Ah vous écrivez pour les petits ? Pourquoi ? Ca ne marche pas pour les adultes ? » Et au dernier colloque du CRILJ à Saint-Etienne, dont le thème était « La création en France aujourd’hui », n’avait-il pas été fait allusion au fait que la littérature pour la jeunesse pourrait être « le refuge de certains ringards déçus par leur insuccès auprès des adultes » ? Si cette hypothèse était fondée, les réponses ne devraient pas manquer de faire jaillir une certaine amertume à ce sujet. Or, il s’est trouvé un seul auteur qui ait exprimé, pour souhait personnel, l’envie « d’écrire des romans grand public pour adultes ». 1 sur 41, vous avouerez que c’est peu. Cette fois, j’ai manifestement fait chou blanc et suis heureuse de pouvoir le proclamer.

    Il s’agit donc là d’une vingtaine de réponses. Pour les autres, on note quelques souhaits que j’appellerai « disparates », dans la mesure où ils n’apparaissent qu’une fois, tels que le désir d’arriver à faire publier l’ouvrage qu’on porte en soi, ou bien une demande de clarification du rôle de l’AGESSA (Association pour la gestion de Sécurité Sociale des auteurs), ou encore des vœux tels que :

. « un monde plus juste, moins cupide et moins pollué »

. « que le regard des enfants s’ouvre davantage sur les autres enfants du monde »

. « voir… et entendre autour de moi un peu moins d’adultocentrisme pour tout ce qui concerne la littérature pour la jeunesse ».

    Quelques souhaits disparates, donc, mais une majorité de réponses recoupant celles qui ont été données pour la question suivante : « quels sont vos espoirs et vos revendications pour les auteurs de livres pour l’enfance et la jeunesse ? » et dont, pour cette raison, je rendrai compte en même temps.

    Les revendications concernent globalement quatre secteurs : l’édition, les pouvoirs publics, l’école et les medias, alors que les espoirs portent sur un meilleur statut de l’auteur et une reconnaissance de la littérature pour les jeunes.

L’édition :

    De nombreux écrivains critiques les conditions de travail faîtes aux auteurs par les éditeurs. Ils souhaiteraient percevoir un à-valoir correspondant mieux au temps au temps passé, signer le contrat dès l’acceptation des synopsis par l’éditeur, n’être plus assujettis au droit de référence et surtout avoir un moyen de contrôle des ventes effectives. « Que les écrivains, ajoute Claude Cénac, soient tenus au courant de toutes les publications faîtes à partir de leurs œuvres (par exemple, extraits dans les livres scolaires dont nous ignorons tout et sur lesquels nous ne percevons aucun droit) ».

    Béatrice Tanaka résume : « ne pas avoir à marchander à chaque contrat, ni être obligés de réclamer ses comptes et ses droits d’auteur comme si on demandait l’aumône. Enfin, un contrat-type honnête et un code des usages respectés. Un droit de regard sur la fabrication. Une information préalable en cas de réédition, d’épuisement ou de soldes ». D’autres écrivains déplorent la mauvaise qualité des rapports humains auteur-éditeur placés plus souvent, comme l’observe Monique Bermond, sous le signe de l’argent que celui de la création commune. « J’aimerais bien que les éditeurs, écrit un auteur exerçant par ailleurs la profession de bibliothécaire, m’aident à me perfectionner, me fassent refaire, parfaire les textes, aient un rôle de formateur par leurs critiques. Au lieu de quoi, ils se contentent de dire « je prends » ou « je refuse ».

    A relever également : des plaintes sur les conditions matérielles, la basse rentabilité des ouvrages, le faible pourcentage des droits d’auteur, l’un des écrivains précisant qu’il ne touche que 5% sur un livre à 20 000 exemplaires, alors qu’un autre ne perçoit que de 1 000 à 3 000 francs de droits par an pour 25 romans publiés. « J’aimerai bénéficier de droits d’auteur au moins égaux au salaire d’une femme de ménage », déclare amèrement René Antona.

    Un écrivain s’étonne que les droits confondus de l’auteur et de l’illustrateur n’atteignent pas systématiquement les 10% en rigueur en littérature générale. On se souvient que l’analyse comparative des droits d’auteur pour les écrivains tous publics et les écrivains jeunesse, faite plus haut, a clairement montré que les droits d’auteur sont inférieurs dans le secteur jeunesse. Cela nous est confirmé par Michel Jeury, un écrivain professionnel tous publics dont voici le souhait : « que les contrats proposés aux auteurs jeunesse s’alignent sur les autres secteurs avec un plancher de conditions sous lesquelles les éditeurs ne pourront pas descendre.

    Est ensuite critiqué le choix éditorial, dans sa forme (où sont les beaux livres reliés ?), mais surtout dans son contenu. C’est ici que les théories s’affrontent.

    Si Michel Tournier espère « voir changer l’idéologie victorienne qui terrorise l’édition destinée aux jeunes », si un journaliste et un professeur s’accordent pour souhaiter que les éditeurs s’intéressent davantage à leurs lecteurs qu’aux profs, aux grands-parents, aux psychologues, aux psychiatres et aux responsables d’associations familiales, Marie-Claude Monchaux, Suzanne Puligami et Jacqueline Verly dénoncent la permissivité, la place faites au vol, à la drogue, à l’homosexualité, à la contestation, aux thèmes angoissants. « Qu’on publie moins de conneries », tranche Hilaire Cuny. On réclame aussi plus d’audace, on demande aux éditeurs de ne pas enfermer, autant par facilité que par souci de rentabilité, les auteurs dans la routine de leurs collections.

    On souhaite également, de la part des professionnels, un effort pour découvrir et publier les auteurs français de préférence aux étrangers. Jacques Cassabois dénonce, « directement issue des grandes foires internationales, la surabondance de productions étrangères, qui ressemble plus à une prise de pouvoir de l’impérialisme de l’argent qu’à un véritable échange interculturel. Cette prise de pouvoir, poursuit-il, permet à des œuvres médiocres d’exister dans un marché où les particularismes culturels sont écartés parce qu’ils deviennent des freins à la vente ».

    Autre sujet de mécontentement : la part minime faite aux auteurs contemporains. « L’édition fait actuellement une place de plus en plus réduite aux créations, nous dit encore Jacques Cassabois, au profit de la réédition d’auteurs classiques ou néo-classiques, ce qui continue d’accréditer cette idée conservatrice d’une culture éloignée du public, puisque produite par des hommes et des femmes morts depuis longtemps.

    Sont également critiqués : le lancement publicitaire, la distribution et le manque d’agressivité des éditeurs sur le marché étranger. Si les bons livres pour enfants bénéficiaient du même lancement que les bons livres pour adultes, observe Jean-Côme Noguès, « les parents apprendraient à choisir les livres qu’ils donnent à leurs enfants. » Pour ce qui concerne la distribution, il est reproché au système actuel de favoriser les grandes maisons d’édition, de les laisser « inonder le marché ». Cependant, certains écrivains observent que, même publiés par ces grandes maisons, ils ne bénéficient pas toujours pour autant de l’artillerie lourde préposée à la mise en place, dans les librairies, des livres de série qui sont, le plus souvent, de qualité médiocre. Quant au marché étranger, Christian Poslaniec pense qu’il serait nécessaire, pour le conquérir, afin de pallier la carence des éditeurs, de créer un organisme « connaissant parfaitement la production française, capable de favoriser l’adaptation de nos œuvres en langues étrangères ».

    Vous voyez que nos auteurs ne sont pas uniquement négatifs. Ils font encore d’autres suggestions qui, notons-le au passage, traduisent leur isolement. Ils souhaitent pouvoir discuter de leurs problèmes avec d’autres auteurs, avoir leur mot à dire sur le choix de l’illustrateur par l’éditeur, avoir la possibilité de rencontrer les illustrateurs de leurs ouvrages avant la mise en chantier de l’illustration, bref que la production d’un livre soit l’aboutissement d’un véritable travail d’équipe.

    En amont, ne sachant souvent à quelle porte frapper lorsqu’ils ont écrit un ouvrage qui n’a pas sa place dans les collections de leur éditeur habituer, ils aimeraient pouvoir être orientés, mieux informés sur les possibilités éditoriales des diverses maisons d’édition.

    Si Christian Poslaniec imagine la création d’un organisme capable de recevoir les manuscrits et de les proposer aux éditeurs concernés (en observant que ceux-ci ne seraient plus alors submergés de manuscrits non aboutis), Christian Léourier suggère l’édition d’un « annuaire récapitulant les collections existante avec leurs orientations et les noms des responsables ».

    Voici pour l’édition, dont il convient de rappeler quelques chiffres non négligeables, obtenus auprès du Syndicat National de l’édition. En 1981, les livres et albums pour la jeunesse constituaient 6% du chiffre d’affaire global de l’édition française, sur une production de livres représentant 13,15% du tirage global de l’édition en France, le pourcentage étant porté à 17,8% si l’on inclut les livres de bande dessinée.

Les pouvoirs publics :

    Coup d’envoi de Jacques Cassabois, soutenu par quelques confrères, qui déplore une « réticence à faire participer les créateurs aux instances institutionnelles les concernant, comme la récente « Commission Jeunesse » du Centre national des Lettres dont ils sont quasiment écartés, alors que les écrivains sont largement représentés dans toutes les autres commissions du même organisme. Faut-il, s’interroge Jacques Cassabois, lorsqu’il s’agit de l’enfance, détourner les créateurs des décisions pour les confier à des personnes plus patentées ? »

    Sont réclamées :

. en premier, une aide matérielle, sous forme de concours, bourse ou prix, pour aider les jeunes auteurs à se faire publier ou qui permettrait à des écrivains chevronnés de se consacrer entièrement à l’écriture.

. deuxièmement une réflexion sur le livre pour les jeunes et des manifestations nationales pour sa promotion, celles-ci pouvant se ramifier en actions régionales, départementales, municipales, etc.…

. troisièmement, comme le résume Michel Cosem : « une véritable politique de la lecture en direction des jeunes (écoles collèges, bibliothèques municipales) largement débattue par toutes les personnes concernées. « Jacques Cassabois réapparaît ici en soulignant qu’ainsi une littérature active pourrait s’intégrer dans les établissements scolaires, sans être pour autant tributaire du bénévolat obligé et de la recherche d’expédients financiers.

L’école :

    « On veut honnêtement espérer, écrit Georges Fonvilliers, que l’effort déjà entrepris dans les écoles et collèges, pour éveiller l’enfant au goût de la lecture et du livre, porte un jour ses fruits en accroissant le nombre des lecteurs, tout en élargissant et améliorant leu choix ».

    Mais, tous ne partagent pas son optimisme. Ici ou là, on critique les méthodes d’apprentissage de la lecture, l’insuffisance des moyens mis en œuvre par les enseignants pour développer le goût du livre et de la lecture chez les enfants, et même, on milite pour le renouveau de l’enseignement de l’histoire, « car tout roman fondé sur une trame historique, précise ce dernier écrivain, risque de tomber dans le désert avec une jeunesse dont on aura pas cultivé et formé la mémoire ».

    Il faudrait « que les écrivains soient mieux connus en milieu scolaire où un travail considérable reste à faire » déclare Michel Lamart, lui-même professeur. De nombreux écrivains, heureux d’avoir pu participer à des animations dans les écoles, souhaitent que ces expériences se renouvellent le plus souvent possible, mais peut-être dans des conditions matérielles plus favorables. Que la tâche des auteurs disponibles à un public d’enfants, avec ce que cela suppose de déplacements et de temps passé en correspondance avec les enfants, soit reconnue, demande Anne Pierjean. Même son de cloche chez Claude Cénac qui revendique dans ce cas, sinon une rémunération, tout au moins un défraiement. Et Pef d’observer que la « rétribution de ces prestations permettrait aux auteurs de trouver dans ce métier un revenu suffisant sans avoir à s’éparpiller ».

Les media :

    Sujet qui provoque de nombreuses doléances. « Je souhaite, écrit Jean Joubert, une plus grande attention de la presse, de la radio et de la télévision qui, dans l’ensemble, sont peu attentives à cet aspect de la littérature que je juge capital, puisqu’il est le lieu d’initiation de l’enfant à la lecture ».

Sont donc véhémentement réclamés :

. l’intégration, à part entière, de la littérature pour les jeunes dans le réseau actuel des informations culturelles nationales à travers la presse écrite (quotidiens et magazines) et audiovisuelle (radio et télévision). Avec cette précision : à tout moment de l’année, ce qui signifie en clair autrement qu’à la veille de Noël ou des vacances. Et cela, souligne Jacques Cassabois, afin d’apporter « au public les éléments de choix de plus en plus indispensables devant l’abondance inflationniste de la production ».

. « des émissions de radio et de télévision spécialisées plus fréquentes et plus intelligentes ».

. Le passage des auteurs de livres pour les jeunes dans de grandes émissions culturelles type Apostrophes. « J’aimerais être l’invité d’une émission à une heure de grande écoute » soupire Huguette Pérol, tandis que Jean Cazalbou grogne : on aimerait « voir les auteurs et les illustrateurs de livres « jeunes » reçus à Apostrophes tout comme Spaggiari, le gangster bien connu. En attendant la création d’émissions de qualité sur la littérature pour la jeunesse ».

    Et enfin, un autre vœu concernant les media, ainsi formulé par Christian Poslaniec : « que les réalisateurs audio-visuels de produits destinés aux jeunes mettent un peu leur nez dans le vaste champ des publications françaises destinées à la jeunesse. Quand on voit ce qui se passe dans d’autres pays, la situation française constitue un véritable scandale ».

    Rien de nouveau donc. Il y a des années que nous déplorons le manque d’intérêt le manque d’intérêt des média. Il serait cependant intéressant, dans le cadre des travaux que nous devons mener à la suite de ce colloque, de voir avec nos confrères de l’audiovisuel comment, de leur point de vue, se présente la situation. Et aussi d’étudier effectivement, avec exemples précis à l’appui, ce qui se passe dans les autres pays que la France.

    Enfin, le dernier point de ces espoirs et revendications, mais non le moindre : Le statut des auteurs et de la littérature pour les jeunes

     Jacqueline Held résume parfaitement la situation lorsqu’elle espère :

. « Voir la littérature de jeunesse reconnue comme une littérature tout simplement (elle l’est dans beaucoup d’autres pays)

. « Que la littérature soit un métier, c’est-à-dire une activité qui permette de gagner sa vie ».

    Reviennent comme un leitmotiv sur une trentaine de fiche ces quelques mots : davantage de considération, davantage d’estime, littérature à part entière, sortir du ghetto, pas de frontière littéraire.

    Laissons parler ces écrivains dont, note un auteur tous publics, « les libraires cachent les livres au fond de leur magasin », comme autrefois les livres pornographiques. « Que soit enfin reconnu que nous ne faisons pas de la sous-littérature, dit Robert Bigot, sous prétexte que nous ne mettons dans nos écrits ni violence, ni corruption, ni sexe pour le sexe, mais plus souvent ce qui reste d’amour entre les hommes ».

    « Ne plus être traités en éternels mineurs, revendique Béatrice Tanaka : un livre pour jeunes est un livre pour tous ». Et Jean François Laguionie : « ne pas être considérés comme des auteurs de livre pour l’enfance ou la jeunesse mais des auteurs tout simplement ». Madeleine Gilard ajoute : « un livre authentique est une chose précieuse, qui que ce soit qui le lise ».

    L’humeur n’est pas toujours à l’optimisme. « Que peut-on espérer, s’interroge Michèle Albraud, dans un pays qui n’aime pas les enfants et se méfie de la jeunesse ? » A en croire Michel-Aimé Baudouy, il y aurait peut-être une solution. Il faudrait que « l’action entreprise par certains enseignants, bibliothécaires et quelques critiques soit amplifiée. Que cette action, soutenue par les media, aboutisse – enfin – à la distinction entre les fabricants de séries (tant auteurs qu’éditeurs), responsable du discrédit qui pèse sur la littérature pour la jeunesse, et les véritables créateurs d’œuvres de qualité (justement parce qu’elles sont destinées aux jeunes), d’œuvres tout court ».

    Ici ou là, les auteurs suggèrent que les critiques et les prix reconnaissent, à l’instar du Grand Prix Jeunesse de la Société des Gens de Lettres, la qualité littéraire des ouvrages.

    Afin que la littérature pour la jeunesse ne soit plus coupée de la littérature pour adultes, propose Nadine Garrel, « que la même exigence existe pour l’une et l’autre, la même audience et qu’on en finisse avec cette séparation ».

    Autre observation d’un écrivain tous publics : « Il faut que l’on admette que les bons romans juvéniles sont des œuvres littéraires majeures, avec ce que cela implique moralement et matériellement ».

    Matériellement, venons-y ! Il ne s’agit pas de faire fortune, mais tout simplement de pouvoir vivre. « Que le métier d’écrivain pour jeunes, souhaite Luce Fillol, soit désormais un métier […] capable de nourrir celui qui l’exerce avec honnêteté et courage ».

    « Que les auteurs ne soient pas obligés de « produire » vite, commente Madeleine Gilard, parce que c’est indispensable pour nourrir la famille. Qu’ils puissent consacrer le plus de temps et de soins possibles à leur œuvre ». Et certains d’observer que revaloriser le statut de cette catégorie d’auteurs pourrait favoriser le développement d’une création véritable.

    Citons également le point de vue de trois auteurs professionnels tous publics : Jean Joubert, Michel Jeury et Michel Peyramaure, qui trouvent important pour eux d’écrire des livres pour les jeunes, « dans ce domaine, précise Jean Joubert, trop souvent réservé à des spécialistes ». Quant à Michel Peyramaure, il souhaite « avoir le temps d’écrire d’autres livres pour la jeunesse » sans s’épancher sur ce qui pourrait l’en empêcher.

    On comprend en effet que certains hésitent à tout donner d’eux-mêmes pour un livre qui ne leur attirera ni droits d’auteur substantiels, ni même la considération du public, et l’on en vient parfois à se demander si le fait de commencer par écrire pour les jeunes ne jette pas, irréversiblement, un discrédit sur l’écrivain. Ecoutez cette plainte d’Huguette Pérol : « beaucoup d’auteurs « pour adultes » écrivent des livres pour enfants, c’est un fait admis. L’inverse est une tare, un handicap. Pourquoi ? »

    Que peuvent espérer, en conclusion, les auteurs de livres pour les jeunes ? « Du talent, encore du talent et des lecteurs, toujours des lecteurs… » résume Paul Fournel, cependant que de nombreux écrivains s’attristent d’un constat plutôt raide : talent et lecteurs ne vont pas forcément de pair.

    Toutefois, cette enquête a mis en évidence certains éléments positifs qui méritent d’être signalés, et tout particulièrement le nombre d’écrivains qui se sont manifestés, n’hésitant pas à remplir des pages entières d’observations.

    Il faudrait pousser plus l’étude, l’étendre aux illustrateurs, inclure la BD. Mais il faudrait surtout que les auteurs continuent à se mobiliser. Il y a une action à conduire avec le CRILJ, avec la Société des Gens de Lettres qui, au sein du CPE (Conseil permanent des écrivains) a suscité l’ouverture de négociations avec le groupe Jeunesse du Syndicat national de l’édition, ces négociations devant logiquement aboutir à la signature d’un avenant spécifique au Code des usages déjà signé pour la littérature générale.

( texte paru dans le n° 23 – juin 1984 – du bulletin du CRILJ )

Née en 1940 à Nice, un temps strasbourgeoise, Michèle Kahn vit désormais à Paris. Plus de cent titres en littérature pour la jeunesse dont Mes rêves de tous les jours (La Farandole 1945), Moi et les autres (Bordas, 1978), David et Salomon (Magnard, 1985), Justice pour le capitaine Dreyfus (Oskar 2006). A noter également, chez Hachette, une série de récits attribuant à Boucles d’Or des aventures supplémentaires. Nombreux titres également en littérature générale. Diplômée de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), elle a été vice-présidente de la Société des gens de lettres ainsi que de la Société civile des auteurs multimédia (SCAM). Cofondatrice du Prix Littéraire du Rotary, fondatrice, à la SCAM, du Prix Joseph Kessel et du Prix François Billetdoux, vice-présidente du jury du Prix des Romancières et jurée dans de nombreux autres. Journaliste au Magazine littéraire de 1987 à 2006. Ses multiples activités lui laisse toutefois un peu de temps pour fréquenter le Club des croqueurs de chocolat. Michèle Kahn fut au conseil d’administration du CRILJ.

Qui sont les écrivains pour les jeunes ? (1)

par Michèle Kahn

Communication prononcée lors du colloque L’écrivain pour la jeunesse… un écrivain à part entière organisé par le CRILJ et par l’Institut National de l’Education Populaire – Journées Mondiales de l’Ecrivain de Nice – octobre 1983.

PREMIERE PARTIE

    Qui sont les écrivains pour les jeunes ? Ou, plutôt, qui sont les écrivains qui, volontairement ou non, écrivent pour ce secteur de l’édition classé sous l’étiquette générale : littérature pour l’enfance et la jeunesse ?

    Il est apparu, au cours d’un entretien entre spécialistes réunis pour mettre au point notre colloque des Journées mondiales de l’écrivain, que si des écrivains avaient déjà été interrogés sur les motifs pour lesquels ils s’adressent au jeune public et sur leur conception de cet exercice, il n’y avait jamais eu véritablement – sauf erreur – de consultation systématique et spécifique des écrivains pour l’enfance et la jeunesse. Il n’est pas certain que j’étais qualifiée pour ce genre de travail. Peut-être aurait-il mieux valu s’adresser à un théoricien ou à un statisticien, à un économiste ou à un démographe, toutes choses que je ne suis pas. Mais nous nous trouvions dans un Paris estival presque vide. Aussi ai-je accepté bien volontiers, en tant que Secrétaire Général de la Société des Gens de Lettres et membre du CRILJ, de tenter une première approche.

    Ayant fait le compte à rebours des opérations, je me suis vue dans l’obligation de rédiger un questionnaire rapide en vingt-quatre heures, ce que j’ai pu réaliser en m’inspirant de celui qu’avait établi Michèle Vessillier-Ressi pour son ouvrage, le premier du genre en France, intitulé Le Métier d’Auteur. Ce questionnaire a ensuite été adressé aux 161 écrivains d’une liste communiquée par le CRILJ, et 84 d’entre eux ont répondu, ce qui constitue un pourcentage remarquable, tout le monde me le dit. Nous avons donc reçu plus de 50% de réponses, alors que d’habitude on en escompte environ 10%.

    A partir de ces premiers résultats, il se dégage un curieux portrait-robot de l’écrivain pour les jeunes.

    Imaginez un monsieur de 50 ans. Voici une quinzaine d’années, non seulement qu’il écrit, mais qu’il est publié. Il avait en effet 35 ans à la parution de son premier livre, dans une collection destinée aux jeunes. Marié, il a deux enfants. Né en province, il y est resté. Son père était fonctionnaire. Lui-même, à la suite d’études supérieures, travaille au service de l’Education Nationale. Tout son temps libre, il le passe à écrire, écrire, écrire, et parfois il rêve de ne plus faire que cela. Mais ses livres, bien que nombreux, ne lui rapportent que 3 000 à 10 000 francs par an. Aussi attend-il la retraite pour satisfaire son rêve.

    Voici donc notre écrivain. Qu’en pensent mes confrères ? Pour ma part, j’ai beaucoup de peine à me reconnaître dans le miroir que je me suis tendu, mais il est vrai que le portrait-robot permet rarement de trouver l’assassin.

    Sans rejeter ce portrait, qui correspond à une vérité partielle, dans la mesure où il a été obtenu par la juxtaposition des dominantes, il convient d’analyser l’ensemble des réponses données par les écrivains à chaque élément du questionnaire.

1. Le sexe.

    Combien de Comtesse de Ségur, combien de Jules Verne ?

    Nous obtenons le résultat de 38 femmes pour 46 hommes, soit 45,2% de femmes. Ce qui représente le double de l’effectif féminin qui se consacre habituellement à des carrières créatrices (dans son livre Le Métier d’Auteur, Michèle Vessilluer-Ressi annonce 23% de femmes en 1979), mais, en dépit de cette forte participation féminine, le sexe masculin reste prédominant.

2. L’âge (à noter qu’il s’agit ici, pour une fois, de l’âge de l’écrivain et non de celui du lecteur)

    Aucun écrivain ayant répondu n’a moins de trente ans. La majorité, 41 d’entre eux, soit 48,8%, se situe entre 30 et 50 ans, 32, soit 38,1%, entre 50 et 70 ans, tandis que 11 écrivains, soit 13,1%, ont fêté leurs 70 ans. La plus nombreuse catégorie occupe donc la tranche de 30 à 50 ans, mais on obtient une moyenne d’âge de 52 ans.

3. Quel âge avaient ces auteurs à la parution de leur premier livre ?

. moins de 30 ans pour 25 d’entre eux, soit 29,7%,

. de 30 à 50 ans pour 52 écrivains, soit 61,9%,

. de 50 à 70 ans pour 6 d’entre eux, soit 7,2%.

Aucun écrivain n’a eu son premier livre après 70 ans. Et la moyenne d’âge, pour cet important événement, donne 35 ans.

4. Sont-ils célibataires, mariés ou divorcés ?

Ils ont confiance dans les valeurs traditionnelles puisque 64 écrivains, soit 78,6%, déclarent être mariés (les veufs ont été classés dans cette catégorie) alors que 10 d’entre eux, soit 11,9%, sont restés célibataires et que 8 écrivains, soit 9,5%, sont divorcés.

5. Aiment-ils les enfants au point d’en avoir ? Si oui, combien ?

    Deux écrivains ont partie liée avec les dix célibataires cités plus haut, ce qui en fait 12 en tout, pour porter à 14,3% le nombre d’écrivains pour les enfants… des autres.

. 18 d’entre eux, soit 21,4%, ont un enfant,

. 30, soit 35,7%, ont deux enfants,

. 16, soit 19%, en ont trois,

. 5, soit 6%, sont parents de quatre enfants,

. 1 écrivain, soit 1,2%, a cinq enfants,

. 2 autres, soit 2,4%, ont plus de cinq enfants.

6. Lieu de naissance

56 écrivains, soit 66,6% sont nés en province, alors que 22, soit 26,2%, sont nés à Paris ou dans la région parisienne et 6 autres, soit 7,2%, dans les pays étrangers.

7. Adresse actuelle

    La région parisienne présente un irrésistible attrait puisque 39 écrivains, soit 46,5%, y résident actuellement (c’est-à-dire presque le double de la quantité des natifs de cette région), mais le plus grand nombre, 45 écrivains, soit 53,5%, habite la province.

8. Profession des parents

    Cette question, qui devrait servir à déterminer le milieu socio-culturel d’origine des écrivains, a été quelquefois mal-comprises. « Décédés » a-t-on répondu, ou « à la retraite ».

Sur les 67 réponses exploitables, nous obtenons le tableau suivant (en ayant utilisé les catégories adoptés par l’INSEE) :

. agriculteurs, exploitants (2 = 3%),

. salariés agricoles (1 = 1,5%),

. patrons de l’industrie et du commerce (9 = 13,4%),

. professions libérales, cadres sup. (15 = 22,4),

. cadres moyens (24 = 35,8%),

. employés (14 = 20,9%),

. ouvriers (1 = 1,5%),

. personnel de service (0 = 0%),

. autres catégories (1 = 1,5%).

    Nos écrivains sont donc, en majorité, des enfants de cadres moyens, avec 35,8% (parmi lesquels on trouve principalement des fonctionnaires) et une assez forte proportion, 22,4%, de professions libérales ou de cadres supérieurs, ainsi que d’employés, 20,9%.

9. Niveau d’études

    Sur 82 réponses à ce sujet, 50 écrivains, soit une écrasante majorité de 61% ont fait des études supérieures alors que, note Michèle Versillier-Ressi, cela reste un privilège pour 3,8% de la population active en 1982, 14 écrivains, soit 17%, ont le baccalauréat pour seul diplôme, tandis que 12, soit 14,6%, se sont arrêtés avant le baccalauréat, que 4 écrivains, soit 4,8%, ont fréquenté une école spécialisée après le baccalauréat et que 2 d’entre eux, soit 2,3%, ont obtenu le diplôme d’une école technique.

    Ces résultats nous conduisent à une autre question fondamentale :

10. Avez-vous un autre métier que celui d’écrivain ?

    Oui, ont répondu 75 personnes, le fait de bénéficier d’une retraite constituent à nos yeux le second métier. 9 écrivains sur 84, soit 10,7%, ont donc l’écriture pour seul métier. Ces réponses ont également permis de mettre en valeur le fait que sur 74 personnes, 29 d’entre elles, soit 39,2%, travaillent au service de l’Education nationale.

    La répartition de ce second métier, toujours selon les catégories adoptées par l’INSEE, se fait ainsi :

. agriculteurs, exploitants (0),

. salariés agricoles (0),

. patrons de l’industrie et du commerce (2 = 2,6%),

. professions libérales, cadres sup. (12 = 26%),

. cadres moyens (42 = 56%),

. employés (3 = 4%),

. ouvriers (0),

. personnel de service (0),

. autres catégories (16 = 21,4%).

    Une grande majorité donc de cadres moyens, avec 56%, parmi lesquels deux tiers d’enseignants et quelques journalistes. Aucun écrivain n’exerce de métier agricole, et l’on ne note pas plus d’ouvriers ou de personnel de service. La proportion de profession artistiques, 21,4%, est considérable, comparée aux 0,3% de la population.

11. Ces écrivains écrivent-ils uniquement pour la jeunesse ou pour tous les publics ?

    Le résultat obtenu est bien sûr relativement significatif mais – étonnante coïncidence – il y a 42 écrivains dans chaque camp, soit très exactement 50% d’écrivains spécialisés dans la littérature pour les jeunes.

12. Que publient d’autre les 50% d’écrivains tous publics ?

    25 d’entre eux se livrent à des genres divers, alors que 17 écrivains se consacrent exclusivement à un seul genre. Nous avons ainsi 6 auteurs de romans, 4 poètes, 3 auteurs de science-fiction, 1 de nouvelles, 1 d’ouvrages scientifiques et 1 de livres de voyages.

13. Combien de droits d’auteur touchent-ils, dans une fourchette allant de moins de 1000 F à plus de 100 000 F ?

    Il faut signaler que les écrivains s’adressant à divers publics ont répondu pour l’ensemble de leurs droits.

    Pour résumer :

. 41% des écrivains spécialisés pour la jeunesse touchent de 3000 à 10 000 francs par an.

. 23% perçoivent de 1000 à 3 000 francs.

. 23 autres % de 10 000 à 50 000 francs, somme dépassée par un seul écrivain.

. 10% se contentent de moins de 1 000 francs par an.

( encore s’agit-il, pour comprendre ces chiffres, de savoir à quelle masse de travail ils correspondent : l’un des écrivains touchant de 1 000 à 3 000 francs par an précise qu’il a publié 25 romans )

( texte paru dans le n° 23 – juin 1984 – du bulletin du CRILJ )

Née en 1940 à Nice, un temps strasbourgeoise, Michèle Kahn vit désormais à Paris. Plus de cent titres en littérature pour la jeunesse dont Mes rêves de tous les jours (La Farandole 1945), Moi et les autres (Bordas, 1978), David et Salomon (Magnard, 1985), Justice pour le capitaine Dreyfus (Oskar 2006). A noter également, chez Hachette, une série de récits attribuant à Boucles d’Or des aventures supplémentaires. Nombreux titres également en littérature générale. Diplômée de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), elle a été vice-présidente de la Société des gens de lettres ainsi que de la Société civile des auteurs multimédia (SCAM). Cofondatrice du Prix Littéraire du Rotary, fondatrice, à la SCAM, du Prix Joseph Kessel et du Prix François Billetdoux, vice-présidente du jury du Prix des Romancières et jurée dans de nombreux autres. Journaliste au Magazine littéraire de 1987 à 2006. Ses multiples activités lui laisse toutefois un peu de temps pour fréquenter le Club des croqueurs de chocolat. Michèle Kahn fut au conseil d’administration du CRILJ.

La précarité dans les livres pour enfants

    Avec sa vie, le Gavroche des Misérables a aussi perdu son combat : au vingtième siècle, des enfants sont toujours dans la rue, à la merci de conditions de vie qualifiées de « précaires ». Préoccupant sur le plan socio-éducatif, le constat est aussi suffisamment récurrent dans les livres pour enfants pour que le Centre de Recherche et d’Information sur la Littérature pour la Jeunesse l’ait placé au cœur des débats de son dernier colloque, en octobre 2005 : Temps incertains : les jeunes, l’écrit et la précarité. Occasion de cerner l’actualisation du thème qui, bien qu’ayant évolué, reste actuel dans l’édition pour la jeunesse.

    Précaire : dont l’avenir, la durée ne sont pas assurés. Incertain, instable, fragile. Conditions de vie précaires.

    De cette définition du dictionnaire, il ressort que la précarité relève d’un statut socio-économique qui entraîne l’appauvrissement des individus, qui les met dans l’incapacité de mener une vie sociale normale. C’est un état subi plus qu’assumé, aux limites extrêmes de la société, dernier état avant la marginalité.

    La marginalité est une précarité assumée, où l’individu s’est isolé peu à peu de toute vie sociale ; ses repères psychologiques ne sont plus suffisants pour l’inciter à la réintégrer.

    En littérature de jeunesse, à travers les livres qui ont traité ce sujet récemment, il est sans doute plus juste de parler de personnes en situation de grande précarité qu’elle soit transitoire, donc dans la signification stricte du terme, ou plus chronique. Dans ce deuxième cas, la précaution linguistique vise à substituer le terme « précarité » au vieux mot de « pauvreté », qui induit des connotations plus paternalistes dans l’attitude adoptée par les autres vis-à-vis de ceux qui vivent dans ce statut.

    La pauvreté est une situation de fait, décrite par le passé avec une condescendance générale qui vient soutenir un propos moralisateur. Elle a longtemps trouvé une fonction « éducative » en littérature de jeunesse, à l’instar de Rémi, le héros d’Hector Malot (Sans famille), récemment adapté en bande dessinée, ou de Dadou, gosse de Paris de Trilby, Titi parisien un peu vagabond et marginal repris en main par la société bien pensante : sa réinsertion sociale glorifie la générosité de ceux qui le « rééduquent ».

    Sur un plan littéraire, la marginalité est beaucoup moins « pédagogique ». Elle n’est pas supportable en tant que telle en littérature de jeunesse et trouve le plus souvent une solution miracle pour amener le héros enfant à sortir de sa précarité, ou tout du moins à s’inscrire dans le périmètre classique des « assistés ».

    La société actuelle a pris conscience depuis longtemps que bien des gens vivent très proches du seuil de pauvreté tout près de chez nous,ou bien plus loin. Mais les développements médiatiques du phénomène ne permettent plus de le gommer en quelques traits qui relèveraient d’une sorte de magie romanesque, qui donnerait bonne conscience. La vérité, associée à une certaine neutralité de ton, se fait jour dans les derniers livres sortis sur le sujet. Romans et albums dressent des constats, servent de révélateurs, à peine déguisés en « histoires », d’un état de fait sur lequel les auteurs prennent position par le simple fait de la raconter.

    La mondialisation incite aussi à intégrer la précarité planétaire. L’information ne permet plus d’ignorer les conditions de vie précaires aux quatre coins de la planète ; elle incite au contraire à les lier dans une sorte de communautarisme international de la précarité. Des livres venus d’autres continents ont des accents communs avec ceux qui sont écrits par des auteurs français.

    Ce thème, malheureusement récurrent, touche ainsi aujourd’hui toutes les tranches d’âge, toutes les zones géographiques. Il a ses livres-phares : On est tous dans la gadoue de Maurice Sendak, La petite marchande d’allumettes par Tomi Ungerer (1974), Les petits bonhommes derrière le carreau d’Olivier Douzou. Les titres plus récemment parus sur le sujet ont un ton, une authenticité qui sensibilisent les lecteurs enfants et veut les inciter à regarder ces héros en état de précarité comme semblable à eux, Un garçon comme moi, comme le souligne le titre d’un livre brésilien.

    Avant d’étudier les ressorts des intrigues qui lient ces personnages au cadre social qui les entoure, un bref regard sur le décor environnant donne les couleurs de cette vie difficile dont joie et solidarité ne sont pas pourtant pas absents, tout comme l’espoir.

Le décor de la rue

    Camper le décor des ouvrages qui traitent de la précarité est relativement simple. Il a pourtant son importance, car il induit le type de précarité abordée dans le livre.

    La plupart du temps, c’est la rue, des cartons entassés sous un pont (Miloko), une impasse ou une ruelle obscure, souvent encombrée de détritus (Le rat).

    Les rues sont le plus souvent celles des pays occidentaux, de préférence la nuit et en hiver ; sous des lumières, blafardes ou au contraire parcimonieuses se dessine la fragilité des silhouettes qui cherchent à se couler dans l’anonymat de la ville. Ambiance proche des films noirs avec, en toile de fond, des immeubles qui écrasent les protagonistes.

    Rues des grandes villes où la minuscule silhouette d’une petite fille se glisse entre les tables des restaurants pour vendre ses fleurs, banlieue à peine esquissée vers laquelle elle s’en va, à la fin de l’album, suivant un adulte au rôle ambigu (Eva au pays de fleurs).

    Central Park, au cœur de New York, dernier ilôt de bien-être où quelques miséreux vivent une sorte de ‘‘robinsonnade’’,société en microcosme qui les préserve encore quelques temps de la marginalisation définitive (L’île aux singes).

    Dans les villes de type occidental, errent les SDF, les laissés-pour-compte de l’économie, victimes de ces embardées de la vie qui font sortir du chemin habituel : chômage, divorce, situation qui a changé parce qu’un grain de sable est venu introduire la précarité dans une vie initialement stable, sans pour autant être toujours brillante. Dans ces lieux familiers, le schéma de la précarité est surtout celui de l’adulte en perdition : le choix de héros enfants en rendrait, par la proximité du cadre, la lecture trop évidente et angoissante à décoder.

    Rues des contrées plus exotiques : Amérique latine, Afrique, moins souvent Asie. Sous le soleil ou les pluies diluviennes, c’est la nature qui écrase alors l’homme ou l’enfant pris au piège de la solitude et de la misère (Prince des rues, Maestro). Dans ces mégapoles à taille inhumaine, les vitrines des magasins sont souvent le lieu de confrontation entre richesse et pauvreté, raccourci saisissant entre l’abondance des biens de consommation venus d’Occident, inaccessibles à ceux qui trimballent leur misère dans ce décor anonyme. Les héros adolescents rêvent devant ces cavernes merveilleuses et intouchables (Un garçon comme moi), ou mènent de véritables commandos de gamins des rues révoltés pour les piller (Maestro).

    Ce décor « exotique » est en effet le cadre de la précarité inhérente aux origines, héritage de pauvreté si profondément ancré dans le statut économique de la population qu’adultes et enfants y sont enracinés comme dans une seconde nature. Dans le décor immense de ces mégapoles lointaines, les jeunes – car dans ce type de décors, les héros sont plutôt adolescents parfois tout jeunes ; ils se coulent dans la foule, se dissimulent aux yeux des autres et des autorités, s’organisent, subsistent avec des moyens infimes, et tentent de garder la tête haute. (Princes des rues, Un garçon comme moi, Maestro)

     Ce cadre urbain est plus imprécis et symbolique dans les livres d’images, où formes et décor – ruelles, angles de rue où sont assis les hommes en attente – sont plus souvent esquissés que vraiment peints avec précision. Les petits bonshommes derrière le carreau sont blottis dans une encoignure de mur entr’aperçue à travers la buée déposée sur la vitre, qui introduit le contraste entre la chaleur intérieure de la maison, tandis qu’au dehors, quelques pauvres se gèlent dans leur abri de carton. Dans Le petit marchand des rues, album brésilien, c’est un carrefour à peine esquissé, un embouteillage de voitures qui sert de cadre unique à une histoire en boucle résumant la précarité en quelques scènes de mendicité, d’agressivité, vues en plongées cinématographiques qui « écrasent » symboliquement l’enfant qui mendie en vendant trois fruits. Dans les albums de Piotr, le décor s’efface encore plus pour ne laisser à voir que les personnages, dialoguistes de scènes qui sont autant de thèses qui dénoncent la difficulté d’être.

La maison

   La maison, à peine dessinée, est le rempart ultime contre la misère absolue.

    Dans les albums, où la peinture de la rue est plus estompée, c’est la peinture de la maison qui est expressive de cette situation, comme dans la série des albums Ernest et Célestine. Le couple formé par le gros ours et sa petite fille adoptive vit dans une situation tout à fait symbolique de la précarité, sans pour autant être marginaux puisqu’ils entérinent les codes de vie de la société. Les aquarelles esquissent un vrai décor de pauvreté, mais les éléments qui transparaissent de leur maison sont autant de synonymes de refuge, de chaleur du foyer, que tout abri permanent doit être pour des gens qui vivent dans la précarité. Il n’y fait pourtant certainement pas très chaud, puisque Célestine et Ernest superposent souvent leurs vêtements, et que le poêle doit être rallumé… Symbole de protection aussi dans P’tite mère : un décor réduit à l’essentiel, et un gros édredon, comme une bulle de chaleur tout ronde dans laquelle les enfants sont lovés, dernier rempart contre la froidure du dehors.

Les vêtements

    Comme l’édredon, les vêtements sont symboliques d’un reste de dignité humaine, et la dernière défense contre les agressions de la rue. Être habillé signifie être encore protégé, avoir encore figure présentable, comme le héros de Feuille de verre : « J’étais nu comme un ver, ou presque. Je n’avais qu’un tee-shirt complètement mort sur le dos et une espèce de pantalon qui n’en était pas vraiment un. Il n’avait de pantalon que le nom, je le portais simplement parce que je ne pouvais pas faire autrement, il faisait partir du décor, si je puis dire, je n’imaginais pas un seul instant m’en séparer, mais il ne me protégeait convenablement ni le cul, ni les guibolles. »

    Tout aussi importantes, les chaussures. Pour les ados, ce sont les baskets, concentré de société de consommation et code d’identification. C’est devant la vitrine d’un vendeur de baskets que les protagonistes de Un garçon comme moi se rencontrent. Riches ou pauvres, devant la même vitrine, leurs rêves les unissent et les séparent en même temps : pour l’un le dernier modèle relève d’une lubie de plus, pour l’autre de l’inaccessible. Et pourtant : « Coucher dans la rue me fait peur. Mais marcher dans la rue au petit matin me fait encore plus peur. Tout est désert. À cette heure, il n’y a plus dehors que la police et les gens dangereux. Ou des rats. C’est l’heure de leur promenade. Si j’avais de grandes baskets comme celles du magasin, je me baladerais en shootant dans les rats. Mais pieds nus, on ne peut pas faire l’imbécile. Un jour un rat énorme a cru que mon orteil était le meilleur hamburger qu’il ait jamais vu. Et il a décidé de se le gagner. Ça a été dur d’échapper à la bête. Elle voulait mon orteil à tout prix. »

    Le rat, maître de la rue, beaucoup moins supportable que les souris qui mènent une allègre sarabande dans la cuisine de P’tite Mère … Le rat, ennemi-ami, s’incruste dans la vie d’un homme tombé dans la déchéance au fond d’une ruelle ; lui dispute sa pitance, guette son premier signe de faiblesse. Avant d’établir avec lui une étrange relation d’égal à égal (Le rat).

    Pendant longtemps, dans la littérature jeunesse, les personnages en situation de précarité ont été, globalement, des adultes, ce qui permettait de maintenir un peu de distanciation vis-à-vis de situations affectivement lourdes à « vivre » pour les lecteurs jeunes.

    L’anthropomorphisme servit aussi de stratagème pour permettre de comprendre, à leur niveau, la difficulté de vie en situation de précarité. Avec des réussites diverses, qui vont de l’analyse subtile et sensible au manichéisme primaire de certains titres.

    Dans les ouvrages récemment publiés, ce sont en fait tous les âges de la vie qui incarnent les différentes situations.

Des adultes déstructurés

    La différence entre les adultes qui dessinaient le portrait de la marginalité et ceux qui dressent aujourd’hui le tableau de la précarité tient à ce que ces derniers sont moins des êtres en rupture de société que les victimes d’un système qui fait de la pauvreté un cercle infernal. Si ce sont presque toujours des personnages secondaires, ils n’en sont pas moins « la » référence adulte proposée aux héros jeunes dans des histoires à peine imaginées.

    Chômage, divorce, accident de santé, ont déstabilisés ces adultes, leur ont fait perdre peu à peu leurs repères personnels, parfois dans un passé bien antérieur à l’action du roman. Pris dans l’engrenage de la dégringolade sociale, ils y entraînent les enfants dont ils ont la charge. A contrario, d’autres parviennent à nouer un contact avec les enfants esseulés, et à les aider afin de leur éviter une déchéance plus grande. Dans une sorte de « happy end », salvateur pour les héros et rassérénant pour le lecteur, ils rétablissent un simulacre de famille, les aident à réintégrer un circuit économique où un semblant de travail leur rendra leur dignité (Maestro, Un garçon comme moi).

    La plupart de ces adultes sont en galère, et le regard que leurs propres enfants portent sur eux est souvent lucide, parfois sans pitié, comme celui de Uolace (Un garçon comme moi) qui peut réellement se demander si sa mère, noyée en permanence dans l’alcool, a jamais su qu’elle avait un fils.

    Étrange image de père que ce boxeur atteint par un coup trop violent, et qui en perd ses repères (Papa porte une robe). Son comportement « hors normes » entraîne les siens dans la précarité, et il faudra l’intervention de personnes intelligentes pour qu’il puisse restaurer son équilibre, et le leur.

    Dans ce tableau plutôt sombre des adultes en situation précaire, il y a aussi des parents attentifs et présents qui, malgré les épreuves traversées, ne perdent jamais des yeux leurs enfants ; ils font tout pour leur épargner le pire en maintenant autour d’eux une bulle d’affection, la meilleure protection contre l’adversité (P’tite mère).

La cohorte des enfants délaissés

    Depuis que la précarité « ordinaire » a pris le pas sur l’errance du SDF, l’émergence de personnages enfants, de plus en plus jeunes, est plus évidente.

    Cohorte impressionnante de ces enfants rejetés dans l’instabilité : le sort qui leur est réservé dépend de l’âge qu’on peut leur attribuer, de la présence ou non d’un adulte à leur côté.

    Les plus jeunes sont souvent accompagnés d’un ou de deux adultes, la plupart du temps leurs parents comme pour la petite Laeticia. (P’tite mère). Cette pauvreté « ordinaire » dans l’environnement occidental européen reste « supportable » pour son personnage – et pour le lecteur qui a presque son âge – parce que l’affection de ses parents ne lui fait jamais défaut.

    À l’inverse, les garçons croisés dans les rues des grande villes (Le petit marchand des rues, Miloko) sont complètement isolés, sans autre ressource que la mendicité, le vol à la sauvette.

    Gamin solitaire, Nino, orphelin à qui l’on conseille de fuir la favela à la mort de sa mère pour essayer de s’en sortir, de trouver de quoi vivre dans la mégapole de Rio (L’enfant qui voulait dormir).

    Seuls dans la cohue d’une grande ville indienne, Asha et son ami Nahir survivent de menus services rendus aux passagers des trains (Pieds nus dans la rue).

    Solitaire, le jeune émigré à l’identité imprécise, débarqué d’on ne sait trop où en Afrique sur une île volcanique sicilienne, et qui vend des objets de pacotille aux touristes à la descente des bateaux (Boum).

    Si les enfants en situation précaire sont plus nombreux qu’auparavant dans les romans traitant de ce thème, cela tient sans doute à la description du phénomène des bandes d’adolescents, qui vivent l’extrême pauvreté des favelas sud-américaines, des grandes villes africaines ou indiennes. Leur errance ne tient pas de la fugue ou de la rébellion contre la famille, mais essentiellement du fait que leur environnement est devenu insupportable, que leurs parents sont morts ou en perdition. La structure sociale de la bande leur permet d’organiser leur vie, leur survie plutôt. C’est leur statut d’enfants en état de pauvreté qui est analysé pour lui-même, et non plus celui des adultes qui les entourent.

    Deux bandes se croisent, s’observent et se défient sur le trottoir d’une ville sud-américaine, jusqu’à la bagarre qui concrétisera la haine entre riche et pauvre (Un garçon comme moi). Bande qui s’organise pour survivre dans les rues d’Addis-Abbeba (Princes des rues), bande de petits cireurs de chaussures ou vendeurs de journaux, qui exercent à la sauvette des métiers d’adultes (Maestro).

    Tous ces personnages sont des enfants que les circonstances de la vie ont isolés du schéma social habituel. Leur solitude est d’autant plus grande, au début de leur histoire, que ceux qui le croisent ne semblent pas, ou ne veulent pas, les voir. Bien que teinté d’exotisme, à l’image d’un décor sud-américain, ce contexte permet de donner un ton bien plus réaliste à cette peinture de la précarité. L’isolement des enfants dans ces mégapoles déshumanisées est bien expressif d’une réalité locale ; et il est aussi plus supportable pour le lecteur européen, parce que son éloignement induit une certaine distanciation.

Causes et effets de la précarité

    Bien souvent, il n’est pas précisé pourquoi les enfants aboutissent ainsi dans la rue. Car, plus que leur parcours qui les a conduits là, plus qu’une analyse sociologique des causes de la précarité, c’est la peinture des réactions des jeunes face à l’ensemble de la société, le côté exemplaire de leur situation et les effets qu’elle induit sur leurs modes de relation qui intéressent.

    La dégradation du cadre de vie familial, pas toujours explicitée, le changement de statut social des parents y sont pour beaucoup : absence, abandon ou mort d’un père entraînant la privation de ressources et/ou la déchéance d’une mère. Échouer dans la rue est une étape grave, le retour en arrière devient difficile, surtout si l’épreuve se prolonge (Princes des rues, Champ de mines, Maestro, Le garçon qui voulait dormir).

    À cela s’ajoutent les conditions économiques dans les pays sous-développés, la pauvreté d’une immense majorité de la population, pauvreté structurelle aggravée par d’autres fléaux : la famine, la guerre. (Champ de mines)

    Les effets de la précarité se rejoignent d’une histoire à l’autre: la galère le long des trottoirs, l’inactivité, la vacuité des jours qui se ressemblent dans la quête de nourriture, la douloureuse sensation de manque, de faim, qui empêche de dormir, la frénésie de dépenser en une seule fois dans un énorme jus de fruit ou un hamburger les trois maigres pièces qu’on a eu tant de mal à grappiller (L’enfant qui voulait dormir).

    Tous les sentiments, toutes les sensations et émotions que ce type de vie font naître sont abordés : faim, haine, peur, solitude, honte.

    De la France à l’Amérique latine est évoqué, assez brièvement, le problème de la déscolarisation des enfants (P’tite mère, Un garçon comme moi). Plus récurrents : les démêlés avec la police, les conflits entre bandes rivales, les bagarres, les combats dans la rue, les révoltes de la faim (Maestro).

    Les scènes de rue révèlent parfois de beaux moments de solidarité, mais elles sont surtout le cadre des petits boulots, et des activités plus ou moins licites pour obtenir une ou deux pièces de monnaie afin d’acheter le hamburger mythique. Tout y est : cireurs de chaussures, vendeurs de journaux, laveurs de pare-brise au feu rouge, chiffonniers, etc. (Maestro, Feuille de verre).

    Condensé symbolique de l’état de précarité, le garçon qui essaie de vendre trois fruits au feu rouge, ne rencontre que méfiance, hostilité, regards durs des automobilistes qui roulent toutes issues fermées pour ne pas se retrouver sous la menace d’une arme au feu rouge. Abrégé saisissant où s’entremêlent mendicité et agression à peine différenciées.

    Ces « métiers » de précarité permettent de ne pas devenir totalement dépendant par la mendicité ou l’agression – décrite avec verdeur – qui permettent d’extorquer l’argent des passants (Un garçon comme moi) :

« La seule façon de leur faire cracher un peu de tunes, c’est d’être très mal élevés […] C’est comme cela qu’il faut s’y prendre, on s’approche du propriétaire ou de la propriétaire du portefeuille, on prend un air féroce et on crie :

    – Crache ton fric !

    Et ils le donnent.

    Alors on file en courant, mort de rire. Il faut vraiment courir parce que des fois, il y a un flic derrière. »

L’improbable rencontre

    Face à ces personnages dans lesquels on peut se reconnaître, chacun peut se dire : « c’est Un garçon comme moi ». Tous ces livres le montrent bien : la précarité peut atteindre n’importe qui. Il ne s’agit plus, en l’occurrence, d’adultes en rupture de société, mais bien de jeunes, d’adultes, victimes d’un système qui rejette les plus démunis, les plus faibles, aux frontières de la société dite « normale ». Par-delà les différences de données économiques entre le Nord et le Sud, les ressorts qui y entraînent sont les mêmes. Cet autre, si semblable à soi, est-il possible de le reconnaître, de le rencontrer ? Le face-à-face qui surgit avec acuité, et violence dans deux romans.

    Rencontre ? Plutôt croisement de deux lignes de vie, de deux bandes d’adolescents, une riche et une pauvre, aux hiérarchies similaires, comme un double dans le reflet de la vitrine dans la vitrine du marchand de baskets. Le roman analyse le regard porté par l’une sur l’autre. Si les deux garçons placés au coeur de la confrontation souffrent de la même absence de père, leurs mères sont très différentes : l’une mène une vie aisée et surveille son fils de trop près ; l’autre, pire qu’une clocharde, a oublié depuis longtemps le sien dans l’alcool.

    Parallélisme des ressorts de la violence entre les deux bandes : envieux et m’as-tu-vu, fascination de l’excès de bien de consommation, démonstration magistrale de puissance, corollaire de la peur de l’autre, ou de la sienne. Conclusion en demi-teinte : les deux personnages médians prennent conscience de la précarité de leur sort personnel, aussi incertain que ce soit dans la rue ou dans la maison. (Un garçon comme moi)

    Célestino, jeune ado de seize ans un peu oisif croise la route d’un garçon solitaire, encombré d’une lourde valise. Dans l’espace clos de l’île, son chemin croise sans cesse celui de l’autre, entré clandestinement en Italie depuis l’Afrique. Celui qui vit en situation précaire, c’est presque un autre lui-même. Vague curiosité de l’un, indifférence de l’autre : si la confrontation se dessine, la rencontre des deux garçons est impossible. Ils ne se parlent quasiment pas, n’échangent pas. Et leurs routes s’écarteront de la même manière qu’elles se sont croisées : sans raison. Au passage, il y aura eu un vol, dont le nanti se moque éperdument, et dont le pauvre se défend, en venant rendre l’objet volé. Curieux roman qui reste à la surface des choses, traduisant ainsi peut-être l’impossibilité de rencontre entre riche et pauvre. L’auteur démontre plus en racontant l’impossibilité de l’échange, que par une histoire trop positive.

Sortir (ou pas) de la précarité

    Aucun futur positif n’est certain dans ces romans, lorsqu’ils veulent parler vrai jusque dans leur conclusion.

    Les fins optimistes relèvent parfois du conte de fées. Asha réalisera son rêve de danser en gagnant un concours et en étant prise en charge, avec son ami Nasri, par une fillette issue de famille riche émue de sa situation (Pieds nus dans la rue). Ce type de « happy end » n’a de sens qu’en fonction de l’âge du lecteur enfant auquel il est difficile, voire impossible, d’imposer un « non espoir ».

    Il y aussi le regard attentif et agissant d’adultes alertés par l’état de dénuement de gamins à peine sortis de l’enfance. Leur intervention donne le coup de pouce indispensable. La famille de Laeticia est prise en charge par les services sociaux alertés par son institutrice (P’tite mère).

    Tous n’auront pas la possibilité de se découvrir une vocation, de voir s’épanouir un véritable don artistique comme Tartamudo, un des plus rebelles de ceux qui entrent à l’école de musique lancée pour les enfants des rues par le vieux musicien. Son succès d’artiste à la voix exceptionnelle ne rachètera pas la mort de l’un d’entre eux sous les coups de pied de la milice lors d’un pillage de vitrines. Un des rares romans à conclure sur un futur lointain, ce qui permet de mesurer le chemin parcouru par chacun (Maestro).

    Ainsi enfin pour deux amis de Uolace (Un garçon comme moi) : l’un trouvera sa place en « héritant » de la bicoque d’un vieux monsieur qui s’est intéressé à son sort ; pour un autre, ce sont les parents qui franchissent le pas : retour au village, qu’ils n’auraient jamais dû quitter, pour y retrouver une forme de socialisation et offrir à leurs enfants une chance d’en bénéficier. Cette issue suppose néanmoins un choix crucial pour le héros en tant qu’adolescent : s’exclure de la bande pour tenter de trouver une place, même incertaine, dans l’environnement social. Uolace, lui, n’aura pas cette chance : malgré un sursaut d’humanité, sa mère, engluée dans sa déchéance, définitivement plus préoccupée de sa dépendance que du sort de son fils, l’abandonne à la rue où il ira disputer ses orteils à la voracité des rats. (Un garçon comme moi).

    Ainsi, plus les héros (et leurs lecteurs) avancent vers l’adolescence, plus la conclusion des romans tend au réalisme, sans apporter de solution magique à des situations ancrées dans une réalité profondément grave. Pour un qui sort de la misère, combien y en a t-il qui, comme dans une scène de cinéma, s’en vont vers le coeur de la ville pour se perdre dans la masse, vers une incertitude évidente ? (Un garçon comme moi, Princes des rues, Boum) L’histoire laisse flotter en suspens leur silhouette fragilisée par une fatalité qu’ils n’ont pas su vaincre au cours du récit. Engrenage inéluctable et logique, qui confère à tous ces ouvrages un réel accent de vérité tout en laissant un fragile espoir d’avenir meilleur, puisque d’autres ont pu y accéder.

Toi, vole ! album publié tout récemment, ramène le lecteur enfant à une précarité de proximité d’autant plus pernicieuse qu’elle parvient à se fondre dans l’anonymat de la foule. L’auteur, américaine, s’appuie sur des faits avérés remontant aux années 90 : la présence dans les aéroports internationaux d’adultes en situation de précarité qui y organisent leur survie au milieu des voyageurs. Un père et son fils parviennent à se fondre dans la foule, à passer complètement inaperçus : l’adulte a un travail précaire (vigile durant le week-end), et n’est pas en mesure d’assurer l’hébergement de son enfant. La fin laisse espérer une issue, dans le symbole de l’oiseau piégé dans l’aéroport et libéré par le petit garçon.

    Parce que l’illustrateur, en reprenant tout récemment ce texte, a situé l’action dans une aérogare qui ressemble beaucoup à Roissy, le livre fait toucher du doigt, sans grand discours, ce vers quoi tend désormais la précarité « ordinaire » : des adultes, plutôt jeunes d’ailleurs, qui ne sont en rien des marginaux, ne parviennent plus à prendre place dans les schémas types que les conditions économiques imposent.

    Cette analyse succincte, dont chacun des aspects pourrait être approfondi pour lui-même, permet de discerner les couleurs que la littérature de jeunesse donne à un problème social grave et multiforme. Le sujet n’est jamais clos, puisqu’il évolue selon le ton de plus en plus réaliste des livres pour la jeunesse, selon les âges de lecture concernés et les données socio-culturelles d’un problème en évolution constante. La tendance actuelle s’inscrit vers plus de réalisme, jusque dans les solutions pour s’en sortir : la porte est étroite, mais elle reste ouverte.

( mars 2007 )

D’abord enseignante, Muriel Tiberghien fut rédactrice en chef adjointe pour la partie jeunesse de la revue Notes Bibliographiques (Culture et Bibliothèques pour tous) et, à ce titre, coordinatrice du comité de lecture. Des articles toujours très documentés, des formations, des interventions et des collaborations nombreuses, notamment avec le CRILJ dont elle est administratrice.

Bbliographie des ouvrages cités :

Ammi Kebir Mohamed, Feuille de verre, Gallimard Jeunesse, 2004

Barsony Piotr, Papa porte une robe, Seuil jeunesse, 2004

Brûlé Michel, L’enfant qui voulait dormir, Grasset Jeunesse, 2005

Bunting Eve, Toi vole, Syros jeunesse, 2006

Ferdjoukh Malika, Boum, École des loisirs, 2005

Herbert Magali, Le rat, Bayard Jeunesse, 2004

Lago Angela, Le petit marchand des rues, Rue du monde, 2005

Laird Elisabeth, Princes des rues, Gallimard Jeunesse, 2004

Petit Xavier-Laurent, Maestro, École des loisirs, 2005

Sampiero Dominique, P’tite mère, Rue du monde, 2002

Siccardi Jean et Guth Joly, Miloko, Le Rocher Jeunesse, 2004

Strauss Rosa Amanda, Un garçon comme moi, Seuil/Métailié, 2005

Ternaux Catherine, Pieds nus dans la rue, Flammarion Jeunesse, 2005

La création et le livre pour la jeunesse

 

 

 

 

 

Extraits du discours de clôture du colloque de Saint-Etienne (Loire) L’enfant et la création – 22, 23 et 24 octobre 1982.

    Ce colloque a été extrêmement vivant, la diversité des sentiments qu’il a provoqué est un signe de la liberté des discussions, il y a eu un foisonnement d’idées fort sympathiques.

    L’enfant a été constamment présent au cours de ce colloque, l’enfant et le jeune, et la création aussi. J’ai été sensible à de très belles phrases de plusieurs auteurs qui nous disaient : « La création, c’est le retour aux sources de l’élémentaire (Georges Jean), « La création c’est une vraie littérature de l’imaginaire ; les livres ne délivrent pas de message monolithique étroit, ils constituent des graines que l’on sème en aveugle » (Jacqueline Held), « Le livre est le plus enrichissant des jeux, le livre c’est la complicité entre l’auteur et le lecteur » (Huguette Pérol).

    De l’expression de ces points de vue, il est vrai que nous pourrions être satisfaits et, dire que le colloque a été un « témoignage de foi et d’enthousiasme ». On a pu remarquer chez plusieurs intervenants certains signes d’inquiétude :

    Bernadette Bricout a parlé de l’inquiétude des créateurs, des parents, de la critique, des médiateurs du livre : éditeurs, bibliothécaires, libraires, enseignants. M. Despinette s’est demandé si l’enfant est le véritable acheteur, s’il n’est pas l’acheteur au second degré et comment était informé l’acheteur véritable.

    Cette inquiétude s’est révélée presque angoissante lorsqu’Hélène Gratiot-Alphandéry et Germaine Finifter nous ont fait connaître chacune pour sa part les résultats de leur enquête.

    Ainsi chacun à son tour est apparu pour dire « nous sommes oubliés », et j »ai noté avec émotion le cri de Jean Claverie qui disait : « Apprenez à connaître les gens de l’image ». Chacun a l’impression qu’il n’est pas assez connu des autres. Dans le même sens, Christian Bruel a manifesté l’importance qu’ont les traductions, et il a dit à juste titre : « la traduction, c’est faire l’apprentissage de l’autre et de la différence, mais cela peut être aussi une paresse : l’importance donnée aux grands classiques, à la réédition, est un signe de longévité, mais peut devenir aussi signe de stagnation ».

    François Ruy-Vidal a insisté sur l’insuffisance des circuits de réception et on a parlé du silence des médias. Plus gravement, Jean Cazalbou remarquait que l’insuffisance de la lecture chez les jeunes reflétait la structure sociale puisque 80% des livres étaient lus par 20% des lecteurs.

    Heureusement, quelques éléments d’espoir ont contrebalancé cette inquiétude : le développement du livre de poche, le crédit des illustrateurs français à l’étranger, le fait que, Isabelle Jan le disait, l’enfant de l’audio-visuel, c’est aussi l’enfant de la lecture et qu’il n’y a pas de contradiction, et on montrait comment ces enfants de l’audio-visuel avaient plaisir à lire et à écrire.

    Raoul Dubois a insisté sur le fait que nous étions résolument optimistes, il a rappelé le développement des veillées et la présence des médias et en particulier des médias dans les régions.

    Un nouvel élément renforce notre optimisme, à ce colloque du CRILJ, il y a beaucoup plus de jeunes qu’au début de nos réunions.

    J’ai parlé d’enthousiasme, j’ai parlé d’inquiétude, j’ai parlé d’espoir, il y a un mot qui a été employé, à deux reprises, dans deux interventions proches l’une de l’autre, c’est le mot confiance. Huguette Pérol a dit que la lecture, c’était à la fois confiance du créateur et confiance du lecteur tandis que Keleck lançait un cri angoissé des illustrateurs qui était : « faites-nous confiance ».

    On a beaucoup discuté, on a été optimiste, on a été inquiet, mais peut-être pourrions-nous reprendre pour le compte du CRILJ, l’expression de Keleck, en l’élargissant : « Faisons-nous confiance et travaillons ensemble dans la confiance ».

( texte paru dans le n° 18 – 15 décembre 1982 – du bulletin du CRILJ )

 

Né en mars 1917 à Barbaste (Lot-et-Garonne), ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé de lettres, Jean Auba fut iinspecteur général de l’Instruction publique. conseiller technique de plusieurs ministres de l’Éducation nationale et, de 1967 à 1983, directeur du Centre international d’études pédagogiques de Sèvres (CIEP). Spécialiste en sciences de l’éducation, correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques, il a exercé de nombreuses responsabilités associatives : vice-président-fondateur de la Fédération internationale des professeurs de français, vice-président de l’Alliance française de Paris, président de l’Association des membres de l’ordre des palmes académiques, fondateur de l’Association francophone d’éducation comparée. Il fut, de 1975 à 1983, au Centre de recherche et d’information sur la littérature pour la jeunesse (CRILJ), un président très présent, attentif au rayonnement de l’association.

Hetzel découvreur de Jules Verne (et bien plus encore)

 

    L’année Jules Verne nous offre l’occasion d’une redécouverte, celle de son éditeur Hetzel. C’est Pierre-Jules Hetzel qui a lancé et, pour certains, « inventé » Jules Verne. Aujourd’hui, c’est grâce à Jules Verne qu’on prend la mesure de ce qu’a représnté Hetzel dans l’histoire de l’édition

Hetzel dans son siècle

     Hetzel (1814-1886) est le premier éditeur « moderne ». Il a inventé la marketing littéraire, combattu la contre-façon, mis en place une politique de droits pour ses auteurs avec lesquels il a négocié âprement sur la forme et sur le contenu de leur ouvrage pour obtenir la qualité éditoriale qu’il exigeait.

    C’est aussi un extraordinaire découvreur de talents : outre Jules Verne, il a publié Balzac, Musset, Sand, Hugo, Daudet, Stendhal, Proudhon, Michelet, Erckmann-Chatrian et le premier ouvrage de Zola, les Contes à Ninon. Il a accueilli dans sa maison des textes artistiques ou scientifiques de Flammarion, Guinet, Mendelsohn, Viollet-le-Duc. Il a également fait connaitre aux lecteurs français Andersen, Goethe, Poë, Tourghéniev, Tolstoï.

    C’est un vrai directeur artistique. Les illustrateurs auxuels il fait appel comptent parmi les gloires reconnues du XIXe siècle : Granville, Gavarni, Bertal, Gustave Doré. Mais il mobilise aussi une nouvelle génération de « reporters d’images » – Riou, Férat, De Neuville, Benett, Georges, Roux – pour donner de la vraisemblance aux images des Voyages Extraordinaires de Juless Verne.

    C’est un républicain laïc, avant que le mot laïcité n’entre dans Le Littré, qui a apporté un concours décisif à la fondation de la Seconde Répubique, s’est exilé à Bruxelles après le coup d’état du 2 décembre 1951 jusqu’à l’amnistie de 1859, a milité pour rétablir la concorde entre les Français après les épreuves de la Commune de Paris.

    C’est encore un auteur qui signe P.J. Stahl et qui, dès ses premiers écrits, se signale par des coups de maître : les Scènes de Vie Privée et Publiques des animaux (1840-42) avec la complcité de l’illustrateur Grandville et des plus grands écrivains de l’époque ; le Diable à Paris (1844), ouvrage à tiroirs sur le même modèle ; le Voyage où il vous plaira (1943), fantaisie quasi surréaliste. Mais, après des chroniques romanesques, des essais et des récits moralistes ou autobiographiques, il sa se consacer principalement – et les lecteurs de le revue du CRILJ s’en souviennent – à la littérature de jeunesse.

Hetzel et la littérarure de jeunesse

L’idée maîtresse d’Hetzel qand il fonde en 1843 son Nouveau Magasin des Enfants, c’est de proposer à la clientèle enfantine les œuvres des meilleurs écrivains de son temps : Balzac, Sand, Nodier, Dumas… L’éditeur part en guerre contre la « tisane littéraire », convaincu qu’il faut, quand on s’adresse aux enfants « ne semer que du bon grain… et monter aussi haut que puisse atteindre l’esprit humain ». Persuadé que l’image joue un rôle majeur dans le goût des enfants pour la lecture, il met en place avec Tony Johannot, un procédé qui intègre l’image dans le texte et permet une mise en scène de la page. Son grand projet, quand il rentre d’exil, c’est de créer un journal éducatif pour la jeunesse, son Magasin d’Educatin et de Récréation qu’il lance en 1984 av’ec le concours de Jean Macé, le futur fondateur de la Ligue de l’Eseignement, et… de Jules Verne recruté pour donner une caution scientifique au journal mais qui y donnera surtout, en prépublication, ses romans d’aventures. Ce Magasin sera prolongé par une Bibliothèque d’Education et de Récréation et, pour les plus jeunes, par la collection des Albums Stahl de Mademoiselle Lili, une héroïne due au talent du dessinateur Froelich. Il écrit également lui-même des adaptations-traductions comme les Patins d’argent ou Maroussia.

Hetzel et Jules Verne

     Mais c’est avec Jules Verne qu’Hetzel réalise pleinement son ambition : être, enfin, à l’abri des soucis d’argent, disposer d’un auteur célèbre qui lui fournit deux ouvrages par an, mettre sa griffe personnelle sur les ouvrages que sa maison publie.

    Plusieurs « verniens » ont glosé sur les rapports entre la maison Hetzel et Jules Verne. Charles-Noël Martin a, par exemple, soutenu, que Jules Verne aurait gagné un million et les Hetzel trois fois plus. Il y a ici confusion entre bénéfice et chiffre d’affaires. Au-delà des frais d’impression, de promotion, d’illustration et de distribution que supporte l’éditeur, il faut tenir compte des invendus qui reste à sa charge et du temps qu’il passe à relire et corriger les textes de l’auteur. Du vivant de Pierre-Jules Hetzel, Jules Verne se vend bien mais ce ne sera pas toujours le cas quand son fils Louis-Jules prendra sa succession, et encore moins quand Michel Verne tentera, après la mort de son père, de mettre en forme ses brouillons pour en faire des œuvres. Et Hetzel n’a cessé d’intervnir dans la rédaction de chacun des Voayages Extraordinaires, supprimant lourdeurs et répétitions, demandant ici qu’on rajoute une péripétie, là qu’on transforme un personnage, proposant des aménagement,, modifiant les dénouements et parfois même refusant l’ouvrage comme ce fut le cas pour Paris au XXe siècle, rédigé en 1863, un « livre de débutant » qui devra attendre 1994 pour être publié par Hachette et par le Cherche-Midi.

    En fait Hetzel et Jules Verne qui ont connu au départ de leur carrière des problèmes d’argent ont trouvé leur avantage dans cette collaboration. Le premier a pu faire agrandir et embellir sa maison de campagne à Bellevue et le second a acheté successivement ses trois bateaux, le Saint-Michel 1, le Saint-Michel 2 et surtout le Saint-Michel 3, un bateau à vapeur de 28 mètres de long qui lui permet d’accomplir des croisières en Méditerranée et dans les Mers du Nord.

    Au-delà des arrangments financiers que Jules Verne à plusieurs fois renégocié avec Hetzel, Jules Verne et Hetzel ont contracté un vrai « mariage » – c’est le mot qu’emploie Jules Verne. Mariage qui va élargir l’audience des œuvres pour la jeunesse à l’ensemble du public populaire et qui, conforté par les illustrations et les cartonnages de luxe que la maison Hetzel multiplie, touche aussi la clientèle des amoureux des livres.

    Ce mariage crée une double postérité. Hetzel à joué auprès de Jules Verne le rôle d’un père spirituel qui l’a mis au monde de la littérature. Jules Verne, au fil des années, représente pour Hetzel l’écrivain à succès que Stahl, pris par son destin d’éditeur, n’a pas su devenir.

( texte paru dans le n° 84 – juin 2005 – du bulletin du CRILJ )

 

Né en 1941, Jean-Paul Gourévitch est écrivain, essayiste, formateur, consultant international, spécialiste de l’Afrique et des migrations. Docteur en sciences de l’information et de la communication, il a enseigné l’image politique à l’Université de Paris XII et contribué à l’élaboration de l’histoire de la littérature de la jeunesse et de ses illustrateurs par ses ouvrages et ses expositions. Citons Les enfants et la poésie (l’Ecole 1969), Images d’enfance: 4 siècles d’illustration du livre pour enfants (Alternatives 1994), La littérature de jeunesse dans tous ses écrits 1520-1970 (CRDP Créteil 1998). Une douzaine d’ouvrages pour les enfants dont Le gang du métro (Hachette Jeunesse 2000) interdit à la vente dans l’enceinte du métropolitain par la RATP. Il travaille actuellement à un Abécédaire de la littéarature jeunesse à paraitre en 2013 à l’Atelier du Poisson Soluble.

Réflexions sur la vie, le devenir hypothétique ou la disparition des associations culturelles, sans nostalgie mais pour mémoire

par Monique Hennequin

Ecrit en 2009 par celle qui fut pendant plusieurs dizaines d’années secrétaire générale du CRILJ, à un moment où peu nombreux étaient ceux qui croyaient aux chances de survie de l’association, ce texte en forme de bilan apprendra beaucoup à ceux qui aujourd’hui découvre le CRILJ ou qui en ont oublié l’histoire. A lire (ou à relire) et à garder dans un coin de sa mémoire … dans l’attente du jubilé de 2015.

     Le Centre de Recherche et d’Information sur la Littérature pour la Jeunesse, carrefour de toutes les activités concernant la littérature pour la jeunesse était ouvert à toutes les initiatives éducatives et culturelles, dans le cadre associatif et institutionnel. Conscient de la nécessité d’une promotion de la littérature pour la jeunesse, le CRILJ a proposé pendant une trentaine d’années une plate-forme d’informations, de rencontres et de réflexions.

    Le CRILJ [tel qu’il fonctionnera à compter de 1974] est né à l’issue de journées d’études organisées au Centre International d’Etudes Pédagogiques, à Sèvres, par son directeur Jean Auba, inspecteur général de l’éducation nationale et du travail de la Section française de l’Union Internationale des Livres pour la Jeunesse (IBBY) lors d’une rencontre organisée par cette dernière à Marly le Roi, en octobre 1973.

    Sous la présidence de Jean Auba, il a repris le nom d’une association créée en 1965 autour de Natha Caputo, critique et journaliste au Progrès de Lyon, Isabelle Jan, productrice à la radio, Mathilde Leriche, bibliothécaire à l’Heure joyeuse, Marc Soriano, professeur d’université, Jacqueline Dubois, institutrice, et Raoul Dubois, son époux, instituteur et critique, Raymonde Dalimier, bibliothécaire au Lycée La Fontaine.

     Le CRILJ par ses statuts association loi 1901 sans but lucratif a été agréé par le Ministère de la Jeunesse et des Sports en 1979, et reconnue d’utilité publique en 1983. Il a toujours observé une rigoureuse indépendance et une totale neutralité par rapport à tout mouvement politique ou confessionnel. Il est ouvert autant aux utilisateurs du livre qu’aux professionnels du livre.

    Le CRILJ a surtout été composé de membres individuels, venant de toutes les régions de France et regroupant les illustrateurs, écrivains, éditeurs, libraires, critiques, journalistes, documentalistes, bibliothécaires des secteurs public et privé, enseignants de la maternelle à l’université, personnels du secteur médical ou paramédical, animateurs culturels et scientifiques, parents et toute personne s’intéressant à la littérature de jeunesse et au développement de l’enfant. Une grande majorité des adhérents font des actions de terrain et se retrouvent dans les sections régionales du CRILJ.

AUTOUR DES LIVRES POUR LA JEUNESSE ET DU MOUVEMENT DES IDEES

    Dès sa création le CRILJ a lancé la mise en œuvre d’une série d’études et de confrontation dans un grand nombre de domaines et il s’est aussi penché sur les grands problèmes de notre société, vus à travers la littérature de jeunesse.

    En 1975, au Festival du Livre à Nice, le CRILJ tenait un colloque sur La place et le rôle du livre dans la vie des jeunes et la place de la lecture dans l’éducation de la jeunesse.

    En 1977, une rencontre était proposée, au CIEP Sèvres, réunissant des pédagogues, libraires, chercheurs, graphistes ayant une expérience de formation dans le domaine de la littérature de jeunesse.

    En 1978, un « cycle d’études » dans le cadre du Laboratoire de Psychologie en milieu scolaire, réunissant un samedi après-midi par mois, une trentaine de personnes (dont la moitié de province) était organisé par Hélène Gratiot-Alphandéry, vice-prési-dente du CRILJ et directeur à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes. Les intervenants étaient Mme Chombard de Lauwe, le professeur Widlocher, Georges Jean, Jacques Wittwer, Jacqueline Danset, Marc Soriano, Denise Escarpit, Michèle Kahn.

    Après avoir constaté que la presque totalité des documentaires sur les sciences et les techniques étaient des traductions et pour sensibiliser les scientifiques français, en 1980, un colloque ayant pour thème Où se situe la demande des enfants en matière de livre scientifiques et techniques a eu lieu, sous la présidence de Jean-Claude Pecker, professeur au Collège de France, au Centre Georges Pompidou, réunissant 150 personnes et une quarantaine de jeunes venus de toute la France.

    Le résultat de ce colloque a été la création de deux collections avec des ouvrages écrits par des scientifiques français, chez Hachette sous la direction de Patrick Baradeau et chez Nathan avec Daniel Sassier.

    En 1982, A Saint Etienne, se sont réunis plus de 300 personnes sur le thème : Littérature pour la jeunesse : la création en France. Il s’agissait de faire le point sur la situation des années fin 70, début 80 et d’essayer de stimuler la création par des propositions concrètes des groupes concernés : écrivains, illustrateurs, techniciens du livre et de la presse, mais aussi de faire prendre conscience aux médias de l’importance de leur rôle.

    La création a vraiment été au centre des débats de ce Colloque. On pourrait citer quelques réflexions des participants : « La création, c’est le retour aux sources de l’élémentaire » (Georges Jean) – « La création est une vraie littérature de l’imaginaire, les livres ne délivrent pas de message monolithique étroit, ils constituent des graines que l’on sème en aveugle » (Jacqueline Held) – « Le livre est le plus enrichissant des jeux, le livre c’est la complicité entre l’auteur et le lecteur » (Huguette Perol)

    Le cri de Jean Claverie « Apprenez à connaître les gens de l’image » fut entendu puisque dès 1983, les illustrateurs regroupés firent appel au CRILJ, pour présenter sous son égide une exposition de dessins originaux, accompagnés des livres correspondants – 82 illustrateurs et 250 dessins originaux étaient au rendez-vous au Salon du Livre, à Paris, au Grand Palais – Une présentation des différents courants de l’illustration par Janine Despinette avait fait l’objet de l’éditorial du catalogue du Salon.

    Préalablement, ce colloque en leur donnant l’occasion d’une première rencontre entre eux aura permis une reconnaissance des illustrateurs en tant qu’artistes à part entière, ce qui n’existait pas jusqu’alors. Il aura été le début de la présence des illustrateurs dans les classes et aussi d’expositions dans les bibliothèques et autres lieux.

    En 1986, aété organisé en collaboration avec la BPI, sous la présidence de Jacques Charpentreau, un colloque consacré à la poésie L’Enfant et la Poésie. Une importante collecte d’expériences réalisées avec des enfants a été présentée avec l’aide efficace de Christiane Abbadie-Clerc, alors responsable de la Bibliothèque des enfants du Centre Georges Pompidou.

    Premier colloque sur ce thème qui avait réuni 150 personnes et qui a permis de confronter les points de vue sur le rôle et la situation de la poésie, notamment contemporaine, à l’école et vis à vis du public.

    Après avoir travaillé sur une bibliographie avec le Groupe de Recherche en Education Nutritionnelle (GREEN) et le Professeur Deschamps du Centre de Médecine Préventive CMP) de Vandoeuvre les Nancy, le CRILJ a organisé en 1987, en partenariat avec les institutions précitées, un colloque La santé, le livre et l’enfant qui avait pour but d’informer les non-spécialistes de littérature de jeunesse médecins, orthophonistes, infirmières, professions para-médicales) de ce qui existait sur les différents thèmes liés à la santé, sur leur approche, du documentaire, de la symbolique à la fiction.

    Nous rappellerons les paroles du Dr Schwartz : « Le message de la santé n’est pas neutre, d’où nécessité de faire équipe : éducateurs, professionnels de la santé et du livre pour que s’épanouisse la vie ».

    En 1988, le CRILJ avait réuni, au Collège de France, sous la présidence de Jean-Claude Pecker, une cinquantaine de personnes, sur le thème L’enfant sous influence : culture et conquête de son autonomie, avec Jacques Perriault, Suzanne Mollo, Isabelle Jan et une remarquable introduction d’Hélène Gratiot-Alphandéry.

    Avant l’acte unique européen, il a semblé au CRILJ, important de se poser la question sur les enjeux de 1992 concernant la littérature pour la jeunesse dans l’Europe de demain, d’où un colloque, en 1989, co-organisé par le CRILJ et la Bibliothèque d’Information du Centre Georges Pompidou, sous la présidence d’Emile Noël, directeur général de la Communauté européenne à Bruxelles et président de l’Institut universitaire européen de Florence.

    En 1991, Le CRILJ organisait pour Jean Perrot, membre de l’IRSCL du 10ème Congrès de l’IRSCL à l’Ecole Polytechnique, qui avait pour thème L’application des théories contemporaines de la Culture et de la Littérature de Jeunesse.

    1997 : La tolérance, la littérature de jeunesse peut-elle participer à la formation des jeunes lecteurs ?

    Pour toucher des publics différents, un thème non littéraire au sens propre du terme a été proposé pour un colloque, sous la présidence de Roger Bambuck, Le sport, c’est aussi dans les livres, à l’INJEP, en 1997.

    En 1999, au Palais de la Découverte, nous avons souhaité organiser des rencontres destinées aux animateurs de clubs scientifiques et de centres de loisirs pour une utilisation de livres pour la jeunesse dans leurs pratiques avec les jeunes, ce qui a donné lieu au colloque Lire la science, s’ouvrir au monde, sous la présidence de Jean-Claude Pecker.

    L’image des adultes se détériorant dans les romans, un colloque a été organisé, en 2000, à l’INRP, sur le thème L’image des adultes dans la littérature pour la jeunesse, où il a été essayé de répondre à quelques questions sur l’évolution de l’image de l’adulte, présent ou absent, modèle ou caricature ? Quel lien a-t-il avec la société ? Des inter- venants d’autres pays sont venus nous dire sous quelle forme l’adulte était présenté dans la littérature de leur pays : Penny Cotton, de l’université de Roehampton, Carla Poesio, du Comité scientifique de la revue LIBER de Florence, Jean-François Bouttin, de l’université Laval à Québec

    En 2001, un échange de réflexion intéressant se tenait, à la Société des Gens de Lettres, sur Le livre, un produit comme les autres ? « Il est un temps pour la rapidité, celui de l’économie de marché, un temps que l’on espère préserver par la lenteur, celui de l’auteur, de l’illustrateur et du libraire, un temps pour l’écoute, celui de tous les passeurs de livres ». où avaient pris la parole François Rouet, économiste et attaché au Ministère de la Culture, Ahmed Silem, professeur d’université, des éditeurs ont témoigné : François Geze pour La Découverte- Syros et Dominique Korach pour Flammarion.

    Beaucoup d’adultes s’interrogent sur la prévention face au mal de vivre de l’adolescence. Aussi le CRILJ a-t-il proposé aux psychologues de l’hôpital Necker à Paris de réfléchir comment et avec quel contenu la littérature de jeunesse abordait la Prévention. A partir de cette interrogation est née l’idée de proposer en 2002 un colloque Les maux dans les mots aux animateurs et professionnels de la santé. Une enquête auprès des collégiens lancée avec la collaboration d’Inter-CDI, eut un retour de 500 réponses.

    En 2005, La précarité dans les livres pour enfants, était-ce un phénomène de mode ou une réflexion sur ce qu’elle est et comment la faire percevoir aux jeunes à travers les ‘’passeurs de livres’’ ?

    Reprenons les mots laissés par Raoul Dubois qui avait soutenu ce projet : ‘’Et si la précarité n’était en fait que le nouveau moyen de conjurer ce mot, ce mot qu’on avait cru banni et renvoyé aux images du passé, celles de la pauvreté ».

    Seynadou Dia et Lydiane Chabin, militantes du Secours Populaire Français ont apporté l’éclairage de leur expérience au contact quotidien de ces réalités vécues. Le sociologue Jean-Charles Lagrée et le psychanalyste Claude Allard ont abordé la question en combinant les approches économique et sociologique, Anne Rabany, inspectrice d’Académie a présenté une « géographie de l’école » au regard de la précarité. Pour Alain Serres « mêler sa plume au mouvement du monde, est son projet, mais pas à n’importe quel prix. »

    Quant aux jeunes ayant rempli le questionnaire : le mot « précarité » n’est pas de leur langage.

   Internet envahissant l’espace, on se devait au CRILJ de s’interroger sur la place du livre et de la lecture à l’ère numérique. Il nous a semblé important de réfléchir sur les problèmes qui désormais se posent et comment inciter les médiateurs à un nouveau regard sur leur rôle pour une approche différente de la lecture, une incitation au désir de lire, à la circulation de textes de qualité, à la promotion de la littérature pour la jeunesse. C’est ainsi qu’est née en 2006 l’idée d’un colloque qui a eu lieu en juin 2007 à la Maison des Sciences de l’Homme Paris-Nord, co-organisé avec Ghislaine Azémar, Henri Hudrisier de l’université Paris 8. Existe-t-il un projet d’une bibliothèque jeunesse numérique au service des langues et des cultures, pour une culture humaniste ?

    Au-delà de la numérisation, Internet, avec les moteurs de recherche, inaugure une nouvelle forme d’accès au savoir. Les chercheurs s’interrogent sur les compétences de lecture que les jeunes désormais doivent acquérir pour maîtriser à la fois l’outil, les codes et le contenu. La formation à la recherche et au traitement de l’information est une préoccupation des éducateurs, qui vise non plus une formation info documentaire mais une véritable culture de l’information.

    Les jeunes ne sont plus seulement les enfants de l’image. Ils naviguent sur la toile et bénéficient d’un réseau de communication numérisé permettant le passage d’un média à un autre. Consommateurs avides de jeux vidéo, ils sont des lecteurs à leur manière

    Les communications étaient remarquables et même très savantes.

LE CRILJ ET SES PARTENARIATS AU FIL DES ANNEES

    Dès 1977, avec Travail et Culture et Georges Jean, pour une exposition dans les comités d’entreprise, le CRILJ a assuré le choix des livres, la réalisation des panneaux de présentation et le concours des animateurs pour une opération Les livres pour les jeunes et le monde d’aujourd’hui.

    A la demande de la Délégation à l’Information scientifique et technique (DBMIST) du Ministère de la Recherche, présentation pendant plusieurs années de livres scientifiques et techniques pour les jeunes, dans le cadre du Salon de l’Enfance, de manifestations au Palais de la Découverte ou lors de la Fête de la science dans les jardins de l’ancienne Ecole Polytechnique, rue de la Montagne Ste Geneviève, à Paris

    En 1978, dans le cadre de l’année internationale de l’enfant, l’UNICEF et la Commission française de l’Unesco ont organisé un colloque Le livre dans la vie quotidienne de l’enfant auquel le CRILJ a été largement associé dans la préparation.

    En 1984 et 1985, le CRILJ a collaboré à toutes les actions du Ministère de la Jeunesse et des Sports concernant le livre et la lecture dans le cadre de la Semaine Le livre et les jeunes. Sensibilisation de 500 libraires pour une vitrine – Participation au train Paris-Pékin – Mise en place des « Point Rencontre Information Littérature de jeunesse » en province avec les Francas, les CRIJ et les sections régionales du CRILJ.

    De 1984 à 2007, Avec le Ministère de la Jeunesse et des Sports, organisation du Prix Roman jeunesse, puis du Prix Premier Roman pour les trois dernières années

    Après une exposition des livres scientifiques et techniques à Toulouse, lors d’Assises de la Culture scientifique et techniques, le CRILJ fait partie du Collectif d’associations pour la culture scientifique, le CIRASTI, avec outre les réunions une participation régulière aux Exposciences départementales, nationales (Brest, Grenoble, La Réunion) et internationales (Prague – Québec).

    Opération avec les Pionniers de France sur la Culture scientifique et technique.

    Toujours tourné vers la culture scientifique, le CRILJ a été l’un des membres fondateurs de l’Observatoire du Livre Scientifique, Technique et Industriel pour la Jeunesse, présidé par le professeur Albert Jacquard

    En 1995, co-organisateur et gestionnaire de l’université d’été organisée par le Centre Internationale d’Etudes en Littérature pour la Jeunesse (CIELJ) à Charleville-Mézières, La littérature de jeunesse, les nouvelles technologies et la communication ?

    Avec le CIEP (Sèvres) et pendant plusieurs années, participation aux séminaires annuels d’été des professeurs de français, langue étrangère, à Caen. Des lycées français à l’étranger

    Collaboration avec la Fondation Nationale de la Gérontologie pour la création du Prix Chronos, sur le thème « Grandir, c’est vieillir ».

    2001 – Pour le Ministère de la Défense : des recherches bibliographiques sur les albums, les romans, les documentaires traitant des conflits du XXème siècle.

    2003 – Implication dans le programme national d’initiation à la lecture et à l’écriture dans le cadre de prévention et de lutte contre l’illettrisme mis en place par le Ministère de l’Education Nationale

( les partenariats ont été repris par date au début de la coopération, un certain nombre se poursuivent )

    Depuis 2000, grâce à l’implication personnelle et l’action internationale de Monique Hennequin, participation active dans deux projets Comenius.

    BARFIE (Books ans reading for Intercultural Education) projet soutenu par les institutions européennes qui travaillent dans le domaine de la littérature de jeunesse et de l’éducation. L’objectif était de promouvoir une éducation interculturelle à travers la littérature de jeunesse d’un certain nombre de pays en touchant un maximum de professeurs et d’élèves mais aussi d’animateurs, de procurer une plateforme créatrice pour échanger des informations, des expériences sur les meilleures pratiques en terme d’utilisation novatrice de la littérature au sein d’une éducation interculturelle et de renforcer la dimension européenne dans le processus d’éducation. C’est ainsi qu’a été constituée une collection de livres européens destinée à circuler.

    Cette recherche a fait l’objet de l’édition d’un catalogue dans les langues de chaque pays partenaire (10 partenaires) présentant chaque livre avec son résumé

    EDM Reporter (Electronic Digital Media Reporter), projet également soutenu par les institutions européennes qui travaillent dans le domaine de la littérature de jeunesse et de l’éducation. L’objectif était de mettre en place des outils pour les enseignants, bibliothécaires, animateurs et jeunes pour utiliser le WEB dans toutes activités liées à la lecture, à la littérature de jeunesse dans toute son interculturalité et sa multiculturalité.

LE CRILJ, C’ETAIT AUSSI UN CENTRE DE RESSOURCES

    Pendant 35 ans, grâce à son secrétariat permanent, dans son centre national et parisien, le CRILJ engrangera toute information quelle qu’elle soit sur la littérature et la presse de jeunesse, assurera au quotidien toute recherche de documentation, diffusera l’information aidant à une meilleure connaissance de ce domaine.

    Il a été un lieu d’accueil et de travail fréquenté par les documentalistes de collège, les enseignants, les bibliothécaires, les libraires, les animateurs mais aussi les professeurs et étudiants français et étrangers en diverses disciplines s’engageant dans des mémoires ou des thèses liés à l’enfance, la jeunesse, l’édition, la littérature de jeunesse.

( texte paru dans le n° 93-94 – septembre 2008 – du bulletin du CRILJ )

 

Quittant les éditions Stock quand Hachette rachète la maison, Monique Hennequin entre à l’Association nationale pour le livre français à l’étranger (Ministère des Affaires étrangères) où elle est l’adjointe de Lise Lebel. Elle publie chez Seghers en 1969 un Dictionnaire des écrivains pour la jeunesse de langue francaise, non signé, pour la section francaise de l’Union internationale des livres pour la jeunesse (IBBY). Travaillant ensuite à mi-temps au Comité permanent du livre français à l’étranger (Ministère de la Culture), elle assure à compter de 1980 le secrétariat général du CRILJ. Déclarant volontiers ne pas être une militante, Monique Hennequin fut, pendant trente années, l’indispensable cheville ouvrière de l’association.