Il faut manifester sans trêve

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Nous faisons notre l’interpellation de Christophe Laluque, co-président de Scènes d’enfance–ASSITEJ France. L’intitulé de cet appel est inspiré de Charles Baudelaire : « Il faut vous enivrer sans trêve »  (Le spleen de Paris, 1869.)

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    Avec la jeunesse et dans la joie, à partir d’aujourd’hui, il nous faudrait toutes et tous retrouver l’envie de manifester. Puis, dans tous les endroits que nous traversons ensemble, ne plus jamais cesser de manifester. Dans les rues, les jardins, les théâtres… Manifester sans trêve.

    Pour la sauvegarde des mots, des images, des lumières et des sons accordés avec intelligence. Pour soigner la poésie, l’imaginaire et l’émotion partagée. Pour la défense d’un art qui nous divertisse de la vulgarité et du sensationnel : être en état de manifestation permanente.

    Manifestons pour dire l’état du monde, dire ce que l’on risque, dire ce que l’on ne veut pas. Manifestons contre l’ignorance, le mensonge, la paresse et la publicité. Contre la bêtise, la violence, le silence, la barbarie, le racisme et la cupidité.

    Pour l’écoute et la parole de chacun.e, le débat et le savoir. Pour que chacun.e puisse dire, avec nous, ce qu’iel a à dire. Le chanter, le danser, l’exprimer comme iel le sent. Pour le maintien d’une culture qui dérange, surprend, agace, réveille, démonte les idées reçues. Pour une culture affranchie des rapports toxiques et commerciaux. Manifestons pour l’exigence d’un art appliqué avec patience, constance, attention et soin : des textes interprétés avec humilité, des sentiments sincères, des gestes retenus. Pour la simplicité, la sobriété, la beauté. Dans l’état du monde actuel, toute création est désormais une manifestation.

    Manifestons contre ceux qui détruisent la planète, avec celles et ceux qui la protègent, contre le règne de l’argent, contre l’injustice… Manifestons pour rappeler tous les holocaustes. Pour entretenir la colère et la sagesse. Pour défendre le peu de l’essentiel, le temps précieux, les lieux publics et les jardins où l’on cultive l’utopie. Pour comprendre la complexité du monde, la nature humaine, l’univers.

    Manifestons pour que l’accès à l’art, l’accès à l’eau, l’accès aux paysages, l’accès aux soins, l’accès à l’éducation, tous les biens communs de notre humanité, soient gratuits pour toutes et tous.

    Manifestons pour une plus juste répartition des richesses. Et typiquement dans la culture, particulièrement dans le spectacle vivant, spécifiquement pour le secteur jeune public. Pour dénoncer les budgets iniques de certaines collectivités qui croient peut-être qu’en travaillant pour les enfants, les professionnel.le.s  jouent à la marchande avec des pièces imaginaires ! Un théâtre à Paris, comme dans d’autres villes, une compagnie, n’importe quel•le artiste, n’importe quelle activité, est scandaleusement moins bien soutenue par les financements publics ou privés, dès lors qu’elle s’adresse spécialement à la jeunesse. Ce sont des enjeux politiques et sociétaux que porte Scènes d’enfance-ASSITEJ France. Manifestons pour défendre les budgets alloués à l’enfance et la jeunesse ! Manifestons pour ne pas disparaître !

    Et si l’on se surprend un soir à somnoler, vautré au fond d’un fauteuil d’orchestre d’un théâtre qui ronronne, ou le matin avec l’envie de manifester quelque peu fatiguée, courons vite à la première représentation scolaire qui se présente. Et nourrissons- nous de toutes celles et ceux qui bougent, qui murmurent, qui rient, qui crient. Demandons aux bébés, aux enfants et aux jeunes, au soleil qui se lève, à tout ce qui prend naissance, demandons-leur ce qu’il faut faire. Iels nous diront de manifester sans attendre.

( par Christophe Laluque – septembre 2022 )

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Merci à Christophe Laluque et à Scènes d’enfance qui nous permettent ce partage.

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À 16 ans, Christophe Laluque rencontre le théâtre au Théâtre Populaire de Champagne. ll suit une formation de comédien avec Jean Brassat, Bruno Sachel, Marc Spilmann et Christian Jéhanin. Il obtient, avec Jean Jourdheuil, une maîtrise de Lettres au département théâtre de l’université Paris X. Il sera assistant à la mise en scène de Christian Peythieu (au CDN de Béthune), de Pierre Barayre et de Marc Baylet-Delperrier. Pendant huit ans, il réalise, sur Radio Aligre, une émission d’entretiens radiophoniques avec des personnalités du théâtre. Il joue pour Pierre Barayre, Marc Soriano, Julien Bouffier et Marc Baylet-Delperrier, avant de se consacrer exclusivement à la mise en scène en créant sa compagnie, l’Amin Théâtre, en 1984. Premier spectacle mis en scène : Aden Arabie d’après Paul Nizan. Parmi les auteurs qu’il met au plateau : Bertolt Brecht, Gertrude Stein, Alphonse Daudet, Rainer Maria Rilke, Robert Walser. Il privilégie désormais les auteurs vivants (Marc Soriano, Patrick Lerch, Jon Fosse, Gilles Clément). Directeur du Théâtre de l’Envol à Viry-Chatillon (Essonne) de septembre 2005 à juin 2011, Christophe Laluque quitte l’endroit pour cause de municipalité hostile et il installe sa compagnie dans la ville voisine de Grigny, « L’Amin Théâtre défend à travers ses créations un théâtre tout public en diffusant les écritures contemporaines dans des mises en scène qui permettent à chacun, enfants comme adultes, de s’identifier à l’histoire à travers ses différents niveaux de lecture. Les créations de la compagnie sont intimement liées à nos projets de territoires. Et nos questionnements sur les publics, notamment éloignés de la culture, nous conduisent sans cesse à développer de nouvelles actions culturelles. » Christophe Laluque est actuellement directeur et programmateur du Théâtre Dunois, scène parisienne pour la jeunesse. Il y présentera prochainement une adaptation de Mon Bel Oranger de José Mauro de Vasconcelos. Il avait, en 2009, créé Au panier ! d’après l’album de Henri Meunier et Nathalie Choux paru au éditions du Rouergue.

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Il était une fois …

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……Chaque génération assiste à la fin d’un monde et au commencement d’un autre. Entre les deux, c’est une pagaille, une cacophonie, un théâtre inachevé. Il appartient à chaque génération, peut-être de changer le cours du destin, mais surtout d’inventer son propre récit. Pour la jeunesse qui voit la mise en danger de ses espérances, la résurrection des vieux démons, la fragilité des édifices, trouver le récit vrai n’est pas qu’une question poétique, c’est une question vitale. Dans chaque combat il y a opposition de la violence matérielle et de la puissance angélique du narratif. N’en déplaise à certains, ce ne sont pas les idéologies qui créent les mondes, ce sont les histoires. Reste à savoir si nous aurons encore le havre de silence, le temps contemplatif et l’harmonie des engagements pour raconter ces histoires, pour renouveler ces mythes fertiles, pour convoquer encore le récit historique. […]

   Quand des inclus nous disent que notre théâtre est élitiste et n’est pas populaire, ils ne font rien d’autre que mépriser l’intelligence du peuple. Ce peuple qui a un grand désir, qui sait que l’âme n’est pas seule et que le plus grand trésor est un trésor de vocables et d’émerveillements. Quand nous ne croyons plus au théâtre populaire, nous trahissons non seulement la plus haute idée que nous puissions nous faire de la culture mais aussi la définition la plus puissante de la démocratie. Bref nous confondons le théâtre avec un divertissement et le peuple avec l’audimat. Plus que jamais nous avons besoin du besoin du peuple, pour nous laver des faux désirs, produits à coup de matraquage publicitaire avec la complicité de certaines élites. Il n’y a pas que la misère matérielle, même s’il faut la combattre car elle est une injustice folle dans un monde si riche, ce qu’il faut donner aussi aux enfants ce sont les moyens de formuler leurs histoires et qu’ils ne regardent pas une bibliothèque comme un mur qui les sépare des autres, mais comme un jardin où ils apprendront à aimer. […]

   Finalement tout se termine toujours par « il était une fois », c’est-à-dire par la possibilité de raconter encore. Quelque chose finit et quelque chose commence et, entre les deux, la jeunesse cherche les mots qui donneront sens à son combat.

(extraits de l’éditorial d’Olivier Py pour le  programme de l’édition 2022 du Festival d’Avignon)

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Olivier Py, écrivain, metteur en scène et comédien, réalisateur, directeur du festival d’Avignon pour la dernière fois, a adapté et porté au plateau, pour le jeune public, quatre contes des frères Grimm : La jeune fille, le diable et le moulin (école des loisirs, 1995), L’eau de la vie (école des loisirs, 1999), La vraie fiancée (Actes Sud-Papiers, 2009) et L’amour vainqueur (Actes Sud-Papiers,  2019).

Puisque l’art est essentiel

 

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S’ouvrir eu monde ou le deviner … Et puis rêver, imaginer, grandir, s’épanouir.

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La création pour l’enfance et la jeunesse est foisonnante, inventive, riche de la diversité de ses formes et de ses expressions. Elle est porteuse d’un espoir et d’un projet de société. C’est ce qu’entend promouvoir Scènes d’enfance–ASSITEJ France. L’association professionnelle s’est constituée au lendemain de la Belle saison avec l’enfance et la jeunesse pour rassembler toutes les forces de ce secteur, accompagner les dynamiques coopératives en région comme à l’étranger et défendre les intérêts de la profession. Elle entend contribuer à la définition de politiques culturelles imaginatives et structurantes en faveur de l’enfance et de la jeunesse, en dialogue avec les collectivités publiques. Elle impulse dès à présent un nouvel élan au service de cette création et de ceux qui l’animent. Le conseil d’administration de Scènes d’enfance–ASSITEJ France a récemment rédigé le texte d’actualité qui suit.

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    Artistes, responsables de structures culturelles, médiateurs et médiatrices, chargé.e.s de production, d’administration ou de diffusion, salarié.e.s d’organismes divers… nous consacrons l’essentiel de notre activité à la création jeune public et ses corollaires. L’enfance et la jeunesse sont au centre de nos préoccupations et nous rassemblent. Nous œuvrons à l’épanouissement et à l’émancipation des plus jeunes par l’art, sa découverte, sa fréquentation, sa pratique.

    Aujourd’hui, après bientôt deux années de crise sanitaire dans le monde et dans notre pays, nous sommes inquiet.e.s pour les enfants et les adolescent.e.s. Depuis deux ans, même s’iels sont peu gravement touché.e.s par la Covid-19, les plus jeunes souffrent, endurant les restrictions, consignes sanitaires et mesures d’isolement à des âges qui doivent être avant tout ceux de la sociabilité, du jeu, de la découverte et l’insouciance.

    Le port du masque et les mesures de distanciation, sans doute nécessaires, ne sont pas sans incidence sur les apprentissages, la convivialité et les relations sociales, tout trois si cruciaux. De nombreux médecins, psychologues et autres spécialistes de la santé mentale ou de l’enfance relatent régulièrement les répercussions psychiques de la crise sanitaire et s’inquiètent de celles que l’on ne mesure pas encore.

    Nous-mêmes portons une inquiétude similaire et mesurons l’état de déprime ou d’anxiété que la pandémie et les défis environnementaux créent chez les plus jeunes. Nous avons beaucoup travaillé à nous adresser à elles et eux malgré les confinements et selon les réglementations sanitaires, à les nourrir d’émotions, de poésie, de beauté, d’évasion, d’échappatoires aussi… Par-là, nos lieux et nos équipes ont continué aussi à lutter contre la malnutrition culturelle, dénoncée par Sophie Marinopoulos dans son rapport sur l’éveil culturel et artistique, et qui demande une mobilisation constante.

    Aussi, aujourd’hui réuni.e.s au sein du conseil d’administration de l’association Scènes d’enfance– ASSITEJ France, nous voulons dire notre inquiétude et nos incompréhensions.

    Pourquoi prôner le report des sorties scolaires dans des lieux culturels qui ont fait la preuve qu’ils ne sont pas des lieux de sur-contamination, quand les plus jeunes ont tant besoin de partager des expériences sensibles ? Pourquoi leur imposer un passe qui prive les plus fragiles d’entre elles et eux de pratiques artistiques ou culturelles qui permettent de dépasser un quotidien étouffant et anxiogène ?

    Nous affirmons que les savoirs dits fondamentaux ne sont pas les seuls à nourrir les enfants et à leur permettre de devenir des individus épanouis et des citoyens avertis. L’exercice de leurs droits culturels est primordial et la fréquentation de nos lieux et de nos propositions participent pleinement de celui-ci.

    Il est temps de mettre l’enfance et la jeunesse au cœur de notre société, y compris dans la gestion de la crise sanitaire. Il est temps de reconnaître que l’art est essentiel, en ce que l’être humain ne s’accomplit pleinement que s’iel cultive son esprit, sa sensibilité, l’ouverture sur le monde les échanges et les rencontres.

   Nous souhaitons donc une prompte affirmation de ces principes et leur vraie mise en œuvre, afin que l’enfance et la jeunesse, comme l’art et la culture trouvent enfin leur place dans l’élaboration de la société de demain. Nous invitons responsables politiques, administratifs ou associatifs, enseignant.e.s, éducateur.rice.s, parents, citoyen.ne.s… à nous rejoindre dans cette interpellation et cette mobilisation.

( Le conseil d’administration de Scènes d’enfance – ASSITEJ France – février 2022 )

.http://www.scenesdenfance-assitej.fr

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Merci à Scènes d’enfance – ASSITEJ France pour ce partage.

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Pour l’été et pour après

 

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Se souvenir de l’avenir

    Et si la Culture n’était pas la recherche du temps perdu, mais la recherche du temps à venir ? Et si nous pouvions, par le poème et la réunion des bonnes volontés, changer ce qui a été, en lui donnant d’autres conséquences ? Ce dont l’homme a le plus besoin, c’est de destin, et la politique est poétique quand elle ouvre pour tous des possibilités nouvelles, particulièrement pour ceux dont le destin a été nié. Mais qui répond au besoin de destin intime, intérieur, secret ? C’est le poétique qui devient politique quand il agit sur le désir, le transforme, lui donne forme, le rend légitime, enviable, et possible.

    Quelque chose dans la société, dans la politique, dans le murmure du temps nous fait croire que demain est prémédité. Par contre, la folie artistique, l’enthousiasme paradoxal des foules, la catharsis joyeuse nous invitent à croire que demain n’est pas écrit. Et puisque la génération la plus jeune est confrontée au plus grand danger que la terre ait connu, nous devons l’assurer qu’en dépit de tous les découragements, tous les doutes et toutes les démissions, la page est encore blanche, la forme de l’avenir est celle d’un désir commun, mais qui commence dans la vie intérieure de chacun.

par Olivier Py

(extraits de l’éditorial du programme de la 75ième édition du  Festival d’Avignon  – 2021)

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Olivier Py, écrivain, metteur en scène et comédien, réalisateur, est l’actuel directeur du festival d’Avignon. Il a adapté et porté au plateau pour le jeune public quatre contes des frères Grimm : La jeune fille, le diable et le moulin (école des loisirs, « Théâtre », 1995), L’eau de la vie (école des loisirs, « Théâtre », 1999), La vraie fiancée (Actes Sud, « Heyoka jeunesse », 2009) et L’amour vainqueur (Actes Sud Papier, « Heyoka jeunesse », 2019).

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Lire le théâtre en famille

 

Compte-rendu un peu ancien, mais les initiatives de l’association Les Scènes appartagées vont pouvoir reprendre.

   « Le théâtre, ça se lit à voix haute, avec d’autres, et devant tout le monde « , conclut Philippe Dorin au terme d’une manifestation unique en son genre : une lecture en famille. Les Rispail, qui nous reçoivent dans cette coquette maison de brique rouge participent à une opération orchestrée par Les Scènes appartagées. Cette  association propose à des familles de lire du théâtre sous la direction d’un auteur devant amis et connaissances invités chez eux pour l’occasion.

  Trois répétitions ont suffi à Philippe Dorin pour mettre au point une demi-heure de lecture : deux courtes visites, puis une dernière séance juste avant la représentation. Entre temps, les membres de la famille ont travaillé le texte ensemble. L’auteur leur a proposé un montage d’extraits tirés de  Sacré Silence, Ils se marièrent et eurent beaucoup, Dans ma maison de papier  j’ai des poèmes sur le feu. Une quarantaine de personnes de tout âge a assisté à cette rencontre conviviale et a pu apprécier cette poésie rieuse avec une langue riche en jeux de mots et clins d’œil, défendue ici avec justesse par la grand-mère, le père, la mère et les trois enfants dont le plus petit, encore en C.P. Plaisir partagé entre lecteurs et public quand le grand frère et la jeune sœur se donnent la réplique : « L’amour c’est pas compliqué. Soit t’es un garçon, soit t’es une fille. Si t’es un garçon, pas de problème. Si t’es une fille, c’est un peu plus difficile. » (rires)

   On a pu ensuite échanger avec l’auteur et les lecteurs, autour d’un verre, en dégustant des pâtisseries apportées par les invités. On mesure alors que la littérature théâtrale est à la portée de tous et se laisse facilement appréhender, à condition d’y avoir accès. Peu de librairies ou de bibliothèques disposent d’un rayon théâtre, dans les grandes villes comme dans les petits bourgs.

    Apporter la littérature dramatique dans les endroits reculés, tel est le pari des Scènes appartagées qui irrigue l’Hexagone de pièces contemporaines : de Marseille à Paris en passant par Cavaillon ou Saran. Une vingtaine d’auteur(e)s participe à l’opération, à commencer par Luc Tartar, initiateur avec Sandrine Grataloup de ce projet qui, depuis sa création, en 2013, au Festival Petits et Grands de Nantes, a pris de l’ampleur pour essaimer jusqu’en Suisse, à l’Île de la Réunion ou encore en Pologne, Norvège et Guinée-Conacry. Il vient de recevoir le Grand Prix de l’Innovation Lecture.

    L’association s’appuie sur des théâtres partenaires. A eux de solliciter les familles et de faire le lien avec les artistes. Le Centre André Malraux, Scène de territoires d’Hazebrouck s’intéresse aux écritures contemporaines et, avec une programmation tout public, s’inscrit assez naturellement dans ce dispositif.  Pour la seizième édition de son festival  Le P’tit monde, il a sollicité Philippe Dorin et l’Anglais Mike Kenny : chacun est intervenu dans deux familles. L’un comme l’autre avouent avoir pris plaisir à cet exercice inédit : « Un rapport direct s’instaure entre notre écriture et ses lecteurs mais, curieusement, j’ai senti les enfants plus à l’aise que leurs parents », confie Mike Kenny dont Le Jardinier été créé lors de ce festival, mise en scène par Agnès Renaud.

    Philippe Dorin, lui, souligne l’appétit des familles pour ce genre de rencontres et a envie de poursuivre l’expérience.

par Mireille Davidovici  (Théâtre du blog, 2019)

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Mireille Davidovici travaille plusieurs années dans l’édition en qualité de traductrice et de directrice littéraire. Elle collabore à Marie-Claire, Politique Hebdo, L’Express, Théâtre Public, puis elle s’oriente vers la scène comme dramaturge, collaborant avec Gilberte Tsaï, Jean Benguigui et les Fédérés. Parmi ses adaptations, On achève bien les chevaux, d’après Horace Mac Coy. Sa pièce La moitié du Ciel traite de l’intégrisme catholique au IVième siècle. Auteure de poésie et de chansons, Mireille Davidovici a dirigé pendant quinze ans l’ANETH, association se consacrant aux nouvelles écritures théâtrales. Elle a publié, en 2006, chez Emile Lansman, Des auteurs en résidence, à lire et à jouer. Elle écrit régulièrement sur le site Théâtre du blog. C’est ici.

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Merci à Mireille Davidovici pour ce partage.

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BONUS

Le Théâtre de la Tête Noire à Saran a invité un auteur cinéaste à suivre le projet Lire et dire le théâtre en famille(s). Thierry Thibaudeau, réalisateur, s’est emparé de cette proposition, afin de créer un objet unique, sensible et singulier. Cette œuvre cinématographique permet la visibilité de ce projet “intimiste”, de garder une trace de l’éphémère et créer un lien entre les familles participantes en les inscrivant dans une dynamique commune. Le film est ici.

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Des flammes pour Ernesto

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    « Un incendie s’est déclaré dans un bâtiment inhabité de Bou, commune située à l’est de l’agglomération orléanaise, peu après 11 heures, ce jeudi 15 octobre. De nombreux gendarmes et pompiers (douze véhicules et trente soldats du feu venus des casernes de la métropole d’Orléans, de Jargeau et de Châteauneuf-sur-Loire) ont été dépêchés sur les lieux, sentier Clos-Saint-Georges, à proximité de l’église de Bou. […] Le bâtiment en question était utilisé par des intermittents du spectacle qui réalisent des costumes et des décors pour des groupes de théâtre en France. » (République du Centre – jeudi 15 octobre 2020)

    « C’est un spectacle de désolation qu’ont découvert, ce vendredi 16 octobre au petit matin, les membres de l’association Les Mécanos de la Générale basée dans la petite commune de Bou dans le Loiret. La veille, aux alentours de midi, un incendie s’est déclaré dans le bâtiment qui abrite, prés de l’église du village depuis plus d’une dizaine d’années, l’association avec son atelier de scénographie et de construction de décor. 600 m2 ont été détruits par les flammes. A l’intérieur, l’atelier de l’association mais aussi de très nombreux décors de plusieurs compagnies de théâtre et de spectacle sont partis en fumée. Seuls quelques outils et machines de l’atelier de l’association ont semble-t-il résistés aux flammes mais le hangar abritait aussi un certain nombre de décors et de matériels appartenant à diverses compagnies de spectacle ou de théâtre amateur du Loiret. Entreposés à Bou par souci d’entraide. Tous sont partis en fumée. C’est le cas des décors du Théâtre de la Tête Noire de Saran, du Théâtre de l’Imprévu rue de Bourgogne à Orléans, du matériel de l’Astrolabe à Orléans mais aussi du Bar de Loire sur les quais d’Orléans. « C’est un véritable crève cœur, témoigne Stéphane Liger, le régisseur général des Mécanos de la Générale. » (France Bleu Orléans – vendredi 16 octobre 2020)

    Dans ce bâtiment étaient entreposés les décors de plusieurs spectacles du Théâtre de la Tête Noire de Saran (Loiret) dont le cabinet de curiosités dans lequel, depuis 2015, se jouait Ah ! Ernesto, d’après Marguerite Duras et Katy Couprie (Thierry Magnier, 2013), production à laquelle le CRILJ avait apporté son soutien. Ne reste que des cendres et des souvenirs.

(octobre 2020)

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« Ernesto est un enfant rebelle qui ne veut pas aller à l’école parce que, à l’école, on lui apprend des choses qu’il ne sait pas. Il rêve d’une liberté absolue qui fera advenir les savoirs par la force des choses. Le lieu scénique est d’une beauté exceptionnelle : un petit musée circulaire, façon cabinet de curiosités ; les deux comédiens évoluent sur le pourtour, dans une proximité qui prend à témoin et implique les spectateurs assis au centre. Patrice Douchet a construit le spectacle en onze séquences qui déclenchent le rire et l’émerveillement. Sidibe Koroutoumou et Arthur Fouache sont d’une précision stupéfiante dans la rythmique et la tonalité des voix. La parodie des témoignages enfantins et les jeux avec les chewing-gums sont proches de la virtuosité. » (Roger Wallez)

http://www.theatre-tete-noire.com/tinymce/source/Cr%C3%A9ation%20:%20Ah%20Ernesto/Dossier%20Ah!%20Ernesto.pdf

TÉMOIGNAGES

« Quelle triste nouvelle ! Comme si la Tête Noire avait besoin de cela en cette période déjà si difficile pour le théâtre. Avec mon soutien et bien cordialement. » (Annie Quenet, présidente de la FOL 18)

« Les temps sont vraiment durs. Quelle horreur ! La  Région Centre-Val de Loire et leurs théâtres avaient, le 15 octobre, échappé au couvre-feu. Quelle ironie ! » (Françoise Lagarde, présidente du CRILJ)

« Triste information. Cette adaptation de Ah ! Ernesto était un travail magnifique et précieux. » (Thierry Magnier, éditeur)

« C’est un feu fou dingue qui nous rappelle l’éphémère de l’art vivant et les traces qu’il laisse de son passage. » (Dominique Bérody, conseiller artistique et littéraire)

« Somme importante pour une commune de 960 âmes, nous avons fait un don de 5000 euros à l’association pour qu’elle puisse racheter des outils et très vite se remettre au travail. La crise sanitaire a mis à mal la culture et là ce sont les troupes de théâtre qui sont touchées. » (Bruno Cœur, maire de Bou)

« Dans La pluie d’été, roman qui amplifie l’histoire d’Ernesto, Marguerite Duras donne au personnage une sœur, Jeanne, qui s’avèrera incendiaire. A Bou, c’est accidentel. » (André Delobel, administrateur du CRILJ)

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EXTRAIT

… Ernesto va à l’école pour la première fois. Il revient. Il va tout droit trouver sa mère et lui déclare :   – Je ne retournerai plus à l’école.  La maman s’arrête d’éplucher une pomme de terre.  Elle le regarde.  –  Pourquoi ? demande-t-elle.  – Parce que ! … dit Ernesto, on m’apprend des choses que je ne sais pas.  –  En voilà une autre ! dit la mère en reprenant sa pomme de terre.

… Lorsque le papa d’Ernesto rentre de son travail, la maman le met au courant de la décision d’Ernesto.  – Tiens ! dit le père, c’est la meilleure ! …

… Le lendemain, le papa et la maman d’Ernesto vont voir le maître d’école pour le mettre au courant de la décision d’Ernesto.  Le maitre ne se souvient pas d’un quelconque Ernesto.   – Un petit brun, décrit la mère, sept ans, des lunettes…   – Non, je ne vois pas d’Ernesto, dit le maître après réflexion.   – Personne le voit, dit le père ; n’a l’air de rien !   – Amenez-le moi, conclut le maître. »

( Marguerite Duras, Ah ! Ernesto, Harlin Quist et François Ruy-Vidal, 1971 )

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ÉLARGISSEMENT

L’instituteur : Le monde est loupé, Monsieur Ernesto.
Ernesto, calme : Oui. Vous le saviez, Monsieur… Oui… Il est loupé. Sourire malin de l’instituteur.
L’instituteur : Ce sera pour le prochain coup… Pour celui-ci…
Ernesto : Pour celui-ci, disons que c’était pas la peine. Sourire d’Ernesto à l’instituteur.
L’instituteur : Donc, si je vous suis bien, d’aller à l’école non plus ce n’est pas la peine… ?
Ernesto : Ce n’est pas la peine de même, Monsieur, c’est ça…
L’instituteur : Et pourquoi Monsieur ?
Ernesto : Parce que c’est pas la peine de souffrir. Silence.
L’instituteur : On apprend comment alors ?
Ernesto : On apprend quand on veut apprendre, Monsieur.
L’instituteur : Et quand on ne veut pas apprendre ?
Ernesto : Quand on ne veut pas apprendre, ce n’est pas la peine d’apprendre. Silence.
L’instituteur : Comment savez-vous, Monsieur Ernesto, l’inexistence de Dieu ?
Ernesto : Je ne sais pas. Je ne sais pas comment on le sait. Temps. Comme vous peut-être, Monsieur. Silence.
L’instituteur : On apprend comment dans votre système si on n’apprend pas ?
Ernesto : En ne pouvant pas faire autrement sans doute, Monsieur… Comment ça se passe, il me semble que j’ai dû le savoir une fois. Et puis j’ai oublié.
L’instituteur : Qu’est-ce que vous entendez par : j’ai dû le savoir ?  Ernesto crie.
Ernesto : Comment voulez-vous que je le sache, Monsieur ? Vous ne le savez pas vous-même… Vous dites n’importe quoi, il me semble…
L’instituteur : Excusez-moi, Monsieur Ernesto.

( Marguerite Duras, La Pluie d’été, POL, 1990 )

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Théâtre et Covid 19

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Le théâtre jeune public résiste.

Depuis plusieurs mois, les compagnies qui créent à destination de la jeunesse sont les seules à pouvoir rencontrer un public autre que professionnel. Cette situation met en avant les grandes évolutions récentes de ce pan de la création théâtrale. Marie Levavasseur de la Compagnie Tourneboulé et Émilie Le Roux de la compagnie Les Veilleurs en soulignent les enjeux.

    Lorsqu’elles créent leurs compagnies Tourneboulé et Les Veilleurs en 2001 et 2002, Marie Levavasseur et Émilie Le Roux commencent par monter des spectacles pour adultes. Leur intérêt pour les écritures contemporaines les mènent toutefois rapidement vers la création jeune public ou plutôt « tout public », expression qu’elles emploient toutes deux pour décrire leur travail. Contre la classification des pièces par tranches d’âges, les deux metteures en scène développent des esthétiques exigeantes accessibles à tous à partir d’un âge qu’elles définissent en fonction des sujets abordés et des formes choisies, aussi bien en matière littéraire que scénographique. Toutes les deux conventionnées, leurs compagnies sont aujourd’hui des références en matière de création prenant en compte la jeunesse. Elles portent chacune un répertoire riche de plus de dix spectacles, dont certains sont faits pour les salles de théâtre, d’autres pour les classes et autres types d’espaces non dédiés au spectacle vivant.

    Cette particularité leur permet de s’adapter mieux que beaucoup d’autres au contexte actuel, et d’aller encore à la rencontre de personnes extérieures au milieu théâtral : des élèves d’écoles primaires, de collèges et lycées, ainsi que les équipes éducatives des établissements scolaires où sont programmées certaines de leurs formes légères. Où elles réalisent également un travail d’action culturelle. Marie Levavasseur et Émilie Le Roux témoignent pour nous de la situation d’un pan de la création théâtrale particulièrement visible aujourd’hui, mais dont la vitalité n’est pas nouvelle. Si les deux artistes apprécient les progrès réalisés ces dernières années en matière de reconnaissance institutionnelle de cette richesse, elles expriment aussi le désir de voir ce mouvement se poursuivre. Jusqu’à ce que création jeune public et généraliste soient vus d’un même œil par les tutelles et les théâtres, et qu’elles soient traitées en conséquence.

Depuis mars dernier, quel a été l’impact de la crise sanitaire sur la vie de vos créations ?

     Émilie Le Roux – La situation est paradoxale. Si de nombreuses dates prévues depuis longtemps ont été annulées et que d’autres continuent de l’être, certaines s’ajoutent au dernier moment. La Morsure de l’âne, pièce pour cinq comédiens et trois musiciens avec de la vidéo, du son et de la lumière, que nous devions créer en novembre dernier, n’a pu se jouer que devant des professionnels. Pour que le texte rencontre tout de même les élèves qui auraient dû venir découvrir le spectacle en salles, nous avons proposé aux théâtres qui nous programment d’organiser des lectures dans les classes. Plusieurs ont accepté. D’autres nous ont contactés pour nous demander de reprendre des pièces plus anciennes, conçues pour se jouer dans tous types de lieux, notamment dans des classes. Le Théâtre Firmin-Gémier/La Piscine (Antony, Châtenay-Malabry), par exemple, a organisé une tournée dans les écoles de notre En attendant le Petit Poucet.

    Marie Levavasseur – Nous aussi, nous nous sommes prêtés à l’exercice en vogue de la représentation professionnelle, avec notre nouvelle création Je brûle (d’être toi) et avec Les Enfants c’est moi. Pour nous adapter au contexte de crise et maintenir le lien avec le public, nous avons aussi transformé depuis octobre l’un de nos spectacles en lecture-spectacle que l’on peut jouer partout. Ce qui a nécessité une véritable réécriture, car les spectacles de la compagnie sont tous assez visuels, avec des scénographies assez riches.

 Comment vous et les membres de vos compagnies vivez-vous ces adaptations ?

    M.L. – Le très bel accueil qu’a reçu cette lecture-spectacle, aussi bien de la part des équipes des théâtres que des élèves, a fait beaucoup de bien à la compagnie. On a pu ressentir à quel point les équipes des lieux avaient envie de faire leur travail, de retrouver un lien avec les habitants de leur territoire. Quant à nous, cela nous a appris à nous adapter, à inventer beaucoup plus rapidement que nous le faisions jusque-là. Bien sûr, il est douloureux, violent, de voir s’annuler tant de dates – plus de 250 à ce jour – et d’assister au bouleversement de toute perspective. Mais il y a aussi de la joie à travailler autrement qu’en suivant les calendriers habituels de création, qui s’étendent sur deux ou trois ans. Nous aurons au moins appris grâce à la Covid-19 à travailler dans l’urgence, dans l’immédiateté.

    E.L.R. – Je considère que nous avons une chance folle d’avoir des spectacles qui peuvent encore rencontrer un public. Je crois que la plupart des artistes qui travaillent pour le jeune public sont aussi sensibles à la rencontre qu’à la création de la forme qui la permet. Pour ne parler que des Veilleurs, je dirais que la situation nous donne une conscience particulièrement aiguë du sens de ce que nous faisons, et de la réception de nos spectateurs. Leur rareté, la difficulté à avoir accès à eux nous fait ressentir avec force l’importance de leur regard pour l’existence d’une création.

Pensez-vous que le fait qu’actuellement, seules vos créations les plus légères puissent rencontrer un véritable public influence dans l’avenir les formats de vos spectacles ?

    M.L. – J’ai toujours défendu avec ma compagnie Tourneboulé des formes plutôt amples, exigeantes sur le plan humain autant que technique. Je reste persuadée que la création jeune ou tout public a besoin de ces grands formats, tout autant que de pièces plus mobiles. J’espère qu’à l’issue de cette crise, les théâtres ne vont pas se contenter de programmer ces pièces qui vont à la rencontre des jeunes dans les écoles, et qu’ils continueront de soutenir des formes plus ambitieuses en matière de format. Il faudra y être vigilants.

    E.L.R. – Il est en effet important que nos compagnies puissent continuer d’entretenir les deux types de lien qu’elles ont en temps plus normaux avec les jeunes spectateurs : en allant à leur rencontre dans les établissements scolaires, et en les invitant dans les théâtres. Ce sont deux relations complémentaires, qui au sein de la compagnie Les Veilleurs nous intéressent autant l’une que l’autre. C’est pourquoi nous avons toujours créé en parallèle des formes très légères et d’autres plus imposantes, et que nous souhaitons continuer de le faire. Les équipes des lieux se montrent en général très solidaires envers nous depuis le début de l’épidémie, aussi je pense qu’elles sauront comprendre ce besoin. Ce n’est pas mon inquiétude principale.

Quelle est-elle, cette inquiétude principale ?

    E.L.R. – Celle que partage l’ensemble de la profession, du côté de la création jeune ou tout public aussi bien que généraliste : l’embouteillage au moment de la réouverture des salles. Comment faire pour que les pièces qui n’ont pu être vues jusque-là le soient comme elles devraient l’être, dans un contexte qui risque d’être très concurrentiel ? L’existence des nouveaux spectacles et de ceux à venir est l’objet de nombreuses discussions entre compagnies et lieux de programmation, ce qui est très bien : nous avons une responsabilité partagée dans la gestion d’une offre qui sera trop importante par rapport à la capacité de programmation des lieux.

    M.L. – La question du répertoire se pose aussi. Les très nombreuses nouvelles pièces qui se font aujourd’hui, dans la mesure où l’on ne peut quasiment plus faire que créer, sont programmées en priorité par les directeurs de lieux pour les saisons à venir. Nous le voyons bien au sein de la compagnie Tourneboulé, dont certains spectacles – Et comment moi je ? par exemple, créé en 2012 – continuent de tourner de nombreuses années après leur naissance. La vie de ces pièces de répertoire est importante pour une compagnie. Elle l’est aussi pour le secteur de la création jeune public, pour sa légitimation.

Justement, pensez-vous que la situation actuelle, où seules les compagnies s’adressant au jeune public peuvent rencontrer un public autre que professionnel, peut faire progresser cette reconnaissance de la création pour la jeunesse ?

     M.L. – Depuis la création de ma compagnie, j’ai pu observer une véritable évolution de la place de la création jeune public dans les institutions. Il y a vingt ans, rares étaient les directeurs de lieux qui s’intéressaient vraiment à ces écritures, et qui affirmaient un désir fort d’aller à la rencontre de la jeunesse. C’est très différent aujourd’hui : nombreux sont ceux qui produisent et coproduisent des créations pour ce public. J’espère que cela va continuer.

    E.L.R. – Je pense que la reconnaissance de la création jeune public se poursuit, que la Covid-19 ne change pas grand-chose à l’évolution décrite par Marie, et que je ressens aussi fortement avec ma compagnie. Depuis La Belle Saison des arts vivants avec l’enfance et la jeunesse, lancée par le Ministère de la Culture en 2014 surtout, la considération du milieu théâtral pour la création à destination du jeune public a beaucoup évolué. On a vu venir vers nous des lieux qui ne s’intéressaient jusque-là pas du tout à ce secteur de la création. Petit à petit, l’image des écritures contemporaines pour la jeunesse et des maisons d’édition qui y sont consacrées changent aussi, ce qui est fondamental pour l’ensemble du secteur. Il reste toutefois du chemin à faire.

Quelles sont les grandes évolutions que vous appelez de vœux ?

    E.L.R. – Les aides à la production pour les créations jeune public sont encore largement moindres que celles qui sont attribuées aux créations généralistes. Le prix des cessions reste aussi très inférieur, pour des productions d’une exigence et d’un coût équivalents à ceux des spectacles pour adultes. Cela commence à bouger, mais il faut que ça continue si l’on veut que la grande vitalité de ce pan de la création théâtrale s’inscrive dans la durée.

    M.L. – Les lieux ont encore tendance à penser la création pour la jeunesse par tranches d’âges. Or les meilleures représentations, pour moi, sont celles qui font se rencontrer plusieurs générations de spectateurs. C’est la pluralité des regards qui fait la richesse d’une œuvre. Cette classification est à mon avis sclérosante. Il faut continuer d’œuvrer au décloisonnement du théâtre jeune public, en allant dans le sens d’une plus grande porosité avec la création pour adultes et en s’affranchissant des cadres habituels de la création jeune public, dont les productions excèdent rarement les 50 minutes, avec des distributions limitées. Des artistes comme Philippe Dorin, ou encore Johanny Bert avec son Épopée à partir de 8 ans qui s’étend sur une journée entière.

Avec vos compagnies respectives, comment comptez-vous contribuer dans un futur proche à cette évolution de la création jeune public ?

    M.L. – Du fait des rencontres que cela peut susciter, créer pour le jeune public fait naître chez moi le besoin de créer avec lui. J’ai déjà mis en place à plusieurs reprises des formes partagées, et j’ai l’envie d’aller plus loin dans ce domaine avec Et demain le ciel avec et pour des adolescents.e.s qui sera créée en avril 2022 à La Scène Nationale de la Garance. Écrite en collaboration avec Mariette Navarro, cette pièce sera le premier volet d’un nouveau cycle de recherche autour de « Croire et mourir » ; le second sera L’affolement des biches, ma première création à l’intention des adultes, prévue pour 2023. Les auteurs et metteurs en scène qui créent pour les adultes sont de plus en plus nombreux à se tourner régulièrement vers la jeunesse. Pourquoi ne pas faire aussi l’inverse ?

    E.L.R. – Je vais pour ma part continuer avec Les Veilleurs d’explorer les nouvelles écritures pour la jeunesse, et toutes les possibilités qu’offre leur adresse particulière, très directe, en matière théâtrale. Celle qui fait qu’en créant pour le jeune public, on ne peut perdre de vue le monde qu’on habite. Chaque auteur choisit sa distance par rapport au réel et à l’imaginaire. En ce moment pour ma part, j’ai plutôt envie d’aller vers des écritures à la dimension symbolique forte. Cela permet de réenclencher l’imaginaire et la pensée, ce dont nous avons tous un besoin fou. Il faut continuer de défendre un théâtre qui soit un endroit de rencontre et de démocratie, si l’on ne veut pas vivre dans une société complètement aseptisée.

( propos recueillis par Anaïs Heluin – mars 2021 )

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Photo du haut  :  Je brûle (d’être toi) de Marie Levavasseur

Photo du bas  :  La morsure de l’âne de Émilie Le Roux

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Nous remercions sceneweb.fr qui nous permet ce partage.

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Art et culture à l’école

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Une expérience transformatrice

Comédien et metteur en scène, Stanislas Nordey dirige, depuis 2014, le Théâtre national de Strasbourg (TNS) et son école d’art dramatique. Il a animé de nombreux ateliers de théâtre auprès des jeunes. Militant de la culture pour tous, il cherche à repousser les frontières des « zones culturelles blanches  », ces territoires où l’on n’a pas suffisamment accès aux biens culturels.

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Art et culture à l’école, une nécessité ?

     Stanislas Nordey  – C’est une nécessité absolue qui se décline de diverses manières. Pour la plupart des artistes c’est extrêmement enrichissant d’intervenir en milieu scolaire car la question de la transmission aux nouvelles générations est au centre de leur geste. Quand on est face à des enseignants qui sont dans le désir, ces très belles rencontres enrichissent l’enseignant et l’artiste. Et au cœur de ça il y a l’enfant, l’adolescent. Ces gestes innovants qui inventent sans cesse, qui sont dans le présent et créent un écart à la pratique scolaire habituelle leur ouvrent d’autres horizons. Pour les trois, enseignant, artiste et enfant, c’est extrêmement nécessaire et par expérience, ça marche. Être en contact avec l’art fait reculer la barbarie. Il y a encore un immense chemin à parcourir. L’idée à une époque de rapprocher les mots éducation et culture, cette consanguinité nécessaire entre ces deux domaines, avait un sens. Les années Lang ont créé une sorte d’accélérateur et les résultats ont été extraordinaires, particulièrement dans les territoires délaissés et déshérités où il y a un appétit incroyable d’art et de culture. Mais pour que cela existe il faut des moyens, ce sont des investissements d’avenir.

Quel rôle pour l’école ?

     L’art et la culture sont souvent aux avant-postes de réflexion. Par exemple, les questions de la parité, du genre et de la diversité, la représentation des femmes, sont à l’œuvre depuis longtemps chez les artistes. Il faut être dans le contemporain. Parfois, au ministère ou chez quelques enseignants, Racine et Molière sont des valeurs plus sûres que Duras et Yourcenar. Mais les artistes contemporains sont importants aussi parce qu’ils sont dans la vie, dans la cité et ils transmettent quelque chose du monde d’aujourd’hui, de la réalité. Je suis pour que les artistes envahissent les écoles. A partir du moment où un artiste est là, il dérange les choses, les déplace, les fragilise dans le bon sens du terme, il les met en perspective, les complexifie. L’enjeu de toute notre société c’est : comment est-ce qu’on combat la violence et l’intolérance, le sexisme, le racisme, l’homophobie ? L’école est un média et un interlocuteur formidable, un lieu parfois d’exclusion pour des jeunes mais un lieu où cela peut aussi se résoudre.

Quelle culture pour les jeunes ?

     Entre l’école que j’ai connue et l’école d’aujourd’hui, on en est toujours à une représentation de l’histoire des puissants écrite par les puissants. Les enfants qui ne sont pas de cette histoire-là, celle des dominants et des classes supérieures, ne s’y retrouvent pas. Et ce n’est pas une question d’assimilation ou pas. Il n’y a pas d’ouvriers ou de paysans chez Molière, sauf pour les ridiculiser. Il faut parler de la vie et interroger les programmes. On est dans une forme d’immobilisme dont tout le monde est complice et dont les principales victimes sont les élèves. Penser que c’est en les emmenant voir Abd el Malik qu’ils auront accès à la culture est une erreur. Ils n’ont pas d’a priori et sont plus accueillants qu’on ne croit. Parfois les artistes sont face à des enseignants qui eux le sont un petit peu moins et sont sûrs que, « ça » c’est pas bon pour leurs élèves. « Essayez, écoutez-moi » c’est le rôle de l’artiste de déplacer l’enseignant sur des territoires parfois plus glissants, en l’accompagnant.

L’art peut-il changer la vie des élèves ?

     Ça change tout et vite parce que quand on est confronté à la question de l’art, on est déjà confronté à la question du regard. Et ça quand on est tout jeune, le regard sur l’autre, le regard que l’autre pose sur soi, celui que l’on pose sur soi, sont très problématiques et souvent douloureux. Aux ateliers, on apprend à regarder l’autre, à regarder ce que l’on ne sait pas faire, à regarder l’inconnu, à être tolérant. C’est juste énorme et fondamental. Nous mettons aussi en pratique comment on regarde et on écoute l’autre, cet autre est différent et ça n’est pas grave. Il y a un enjeu sociétal immense. Ce n’est pas un boulot titanesque parce qu’ils comprennent tout de suite, par l’expérience, ce qu’ils y gagnent. C’est gagnant-gagnant pour tout le monde. Pour la société, pour les mômes, pour les enseignants, les parents… Mais tant qu’on n’a pas été confronté à ça, on ne s’en rend pas compte.

Les objectifs de la décentralisation ont-ils été atteints ?

     Aujourd’hui les classes moyennes ont accès à la culture mais pas les classes populaires, les exclus, les gens précarisés. Pour toucher tout le monde, il faut plus de moyens, des choix budgétaires et des politiques publiques. Sachant qu’un grand plan ça ne coûte pas si cher, vu ce que ça rapporte il y a un rapport qualité-prix délirant.

(novembre 2020)

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Entretien accordée par Stanislas Nordey

à Fenêtres sur cours pour son cahier spécial

« 20 ans d’université d’automne du SNUipp-FSU »

Metteur en scène de théâtre et d’opéra, acteur, Stanislas Nordey est un homme partisan du travail en troupe. Avec sa compagnie, il est artiste associé au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis de 1991 à 1995, avant de rejoindre, avec sa troupe de douze comédiens, le Théâtre Nanterre-Amandiers, à la demande de Jean-Pierre Vincent qui l’associe à la direction artistique. De 1998 à 2001, il dirige avec Valérie Lang le Théâtre Gérard Philipe, Centre dramatique national de Saint-Denis. En 2001, il rejoint le Théâtre national de Bretagne comme responsable pédagogique de l’École, puis comme artiste associé. Il y crée notamment Violences de Didier-Georges Gabily (2001), Incendies de Wajdi Mouawad (2008), Les Justes d’Albert Camus (2010). En 2011, il est artiste associé à La Colline et, pour l’éditIon 2013 du festival d’Avignon, artiste associé aux côtés de l’auteur, comédien et metteur en scène congolais Dieudonné Niangouna. Il crée Par les villages de Peter Handke dans la Cour d’honneur du Palais des Papes. On doit à Stanislax Bordey la création de nombreuses pièces d’auteurs contemporains, parmi lesquels  Martin Crimp, Laurent Gaudé, Jean Genet, Hervé Guibert, Manfred Karge, Jean-Luc Lagarce, Frédéric Mauvignier, Fabrice Melquiot, Heiner Müller, Pier Paolo Pasolini,  Bernard-Marie Koltès. Incursions dans le répertoire avec Marivaux, Feydeau ou Hofmannsthal. Stanislas Nordey a entamé, ces dernières années, une collaboration forte avec l’auteur allemand Falk Richter. Acteur, il a joué sous la direction de plusieurs artistes et compagnons de route dont Wajdi Mouawad pour Ciels (2009) et Pascal Rambert pour Clôture de l’amour (2011). Il dirige le Théâtre national de Strasbourg et son école depuis septembre 2014, engageant un important travail en collaboration avec une vingtaine d’artistes associés. En 2019, il crée, à La Colline, Qui a tué mon père d’Édouard Louis et, en 2020, au TNS, Berlin mon garçon de l’auteure associée Marie NDiaye.

     

Pour la fin du confinement mental

 

    Le président de la République dans son allocution du mercredi 28 octobre a annoncé un nouveau confinement jusqu’au 1er décembre qui pourrait être prolongé. Ce deuxième confinement ne concerne ni les services publics, ni les écoles – lycées, collèges et écoles primaires – qui restent ouverts. En revanche, les théâtres, qui pourtant avaient déjà adapté leurs horaires dans le cadre du couvre-feu et mis en place des mesures barrières strictes – port du masque, gel, distance entre les spectateurs – pour protéger efficacement le public du virus, doivent fermer leurs portes. Saluons ici les décisions nécessaires du gouvernement d’autoriser l’activité de répétitions, d’enregistrement et de tournage pendant cette nouvelle période de confinement, mais un coup d’arrêt a été donné en interdisant les représentations publiques, mettant en danger un secteur essentiel de la vie intellectuelle de notre pays.

    Dans son allocution, le président Macron a justement évoqué « les valeurs de ce que nous sommes, de ce qu’est la France ». C’est au nom de ces valeurs, dont l’affirmation est plus que jamais urgente, qu’il est indispensable de renforcer notre lien collectif à travers l’art et la culture. Faut-il rappeler une fois encore que le théâtre en France remplit une mission de service public ? Mission dont la continuité ne doit pas s’interrompre mais doit, au contraire, être mise à profit pour apporter le théâtre là où il n’est pas et partager les œuvres avec toutes et tous. Le théâtre est plus que jamais d’intérêt général. C’est le moment, au cœur même de la crise, de penser à l’avenir : celui de nos concitoyens, celui de nos enfants. Plutôt que de se figer dans un repli sur soi délétère et de reproduire les erreurs du premier confinement – dont on sait à quel point elles ont aggravé les inégalités sociales – l’exécutif devrait transformer la contrainte historique que représente cette pandémie et relever le défi d’un « confinement constructif ».

    Chacun sait que l’art est une donnée essentielle à la vie d’un individu. Ce n’est donc pas le moment de fermer la porte, de mettre l’art de côté ou, au mieux, de le reléguer dans la sphère privée où seuls y ont accès ceux qui sont déjà convaincus des bienfaits et des joies qu’il procure. C’est en priorité vers ceux qui en sont le plus souvent privés ou qui n’en ont qu’une idée lointaine qu’il est impératif de s’orienter. Aujourd’hui l’art, et en particulier le théâtre, doit retrouver au plus vite sa place dans les écoles car ses capacités pédagogiques n’y ont jamais été aussi nécessaires. Il y a un combat à mener face à l’indifférence qui laisse tant d’enfants et de jeunes adultes sans défense exposés aux assauts d’idéologies mortifères et à l’invasion des industries culturelles dominantes véhiculées par de nombreux médias : télévision, internet, réseaux sociaux, etc… On sait les ravages que cet enfermement produit sur des esprits fragiles qui finissent, à force d’avoir les yeux rivés sur des écrans, par perdre tout point de repère et se couper du monde réel.

    Face à ces influences toxiques et à la confusion mentale qu’elles induisent dans le champ culturel, il est urgent d’ouvrir les fenêtres et de faire entrer de l’air frais. Il faut en finir avec le confinement mental, avec la domination de la culture du clic, de l’immédiateté, de la pulsion assouvie dans l’instant, qui conduit in fine à l’atrophie du désir et de l’imaginaire. Il serait salutaire d’offrir à notre jeunesse la confrontation sensible avec des œuvres qui les encouragent à développer leur esprit critique et leur discernement, à se forger des outils pour penser et pour se construire : à s’émanciper. Cette nécessité est d’autant plus brûlante qu’une crise sans précédent nous oblige à réfléchir à notre destin collectif, à nous interroger sur le monde que nous voulons bâtir ensemble.

    Il existe dans notre pays des forces vives, des forces disponibles, qui ne demandent qu’à transmettre ces nourritures indispensables, à faire œuvre de pédagogie, à partager leurs pratiques de la langue, à dialoguer. Il est grand temps de faire davantage appel aux artistes, aux auteurs et autrices, aux comédiennes et comédiens, pour qu’ils interviennent plus intensément dans les écoles primaires, les collèges, les lycées et participent ainsi, forts de leur savoir-faire, à la construction collective du champ symbolique, à aiguiser les sensibilités, à susciter le désir d’être élevé. C’est tout le contraire du confinement mental qui est proposé-là. L’art est une nourriture de première nécessité. Alors, monsieur le Président, ne perdez pas de temps, permettez que l’art et l’éducation fassent corps, profitez de ce que nous enseignent aussi bien la pandémie que les attentats récents contre la laïcité, la liberté d’expression et le vivre ensemble, pour offrir véritablement à nos enfants les moyens de faire société autrement que dans la tragédie, le deuil et la douleur.

par Robin Renucci –  novembre 2020

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Robin Renucci est comédien et metteur en scène. Il est le directeur actuel des Tréteaux de France, centre dramatique national itinérant, en ce moment empêché de montrer Britannicus, Bérénice ou Oblomov. Robin Renucci est membre du Haut Conseil de l’éducation artistique et culturelle et président de l’Association des rencontres internationales artistiques (L’Aria) qui « s’adresse à tous ceux qui se retrouvent dans une démarche d’éducation populaire, consistant à donner à chacun les moyens de son émancipation individuelle et collective. » L’Aria œuvre en collaboration avec le milieu scolaire organisant classes vertes et autres projets. « Pour nous, l’éducation artistique et culturelle favorise l’esprit critique, la capacité de penser. Par le vecteur de la création, l’occasion est donnée à chaque enfant de se réaliser mais aussi d’engager une réflexion sur l’aliénation de notre société de consommation. Par le biais d’un savoir-faire pratique, du travail en profondeur qui met son corps dans des notions d’espace, de mouvement, de sensibilité, l’enfant s’approprie peu à peu le monde. Rien ne remplace l’expérience sensible, c’est elle qui crée. »

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Merci à Robin Renucci qui nous accorde le partage de ce texte.

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Théâtre jeune public

Le répertoire théâtral contemporain pour la jeunesse

Le jeudi 1er décembre 2016, à l’occasion d’une journée professionnelle organisée à la Médiathèque de Muret par la section locale du CRILJ/Midi-Pyrénées, Cathy Gouze explique aux présents ce qu’il faut entendre par répertoire théâtral contemporain pour la jeunesse. Le texte ci-après est la mise en forme de son intervention. Voir aussi, paru en novembre 2014, le numéro 6 des « Cahiers du CRILJ » titré Le théâtre jeune public : dans les livres, mais pas que.  Sommaire et bon de commande sont ici.

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Un univers à découvrir et à partager

    Le mot théâtre est un mot polysémique : c’est un lieu physique, mais aussi un art vivant de la scène et, surtout, un genre littéraire.

    Je vais m’attacher à parler de littérature, ce qui est le propre du CRILJ. Il ne va donc pas être question d’inciter à « monter » des pièces de théâtre avec les enfants ou de « faire jouer » des saynètes, de parler de décors et de costumes mais bien de découvrir le texte théâtral et de le faire lire au public jeune. Le genre est hybride, et si ces textes sont, de fait, écrits pour être mis en scène, leur seule lecture, silencieuse ou à haute voix, leur donne une forme particulière, une singularité que l’on peut rapprocher de la poésie.

    Le répertoire contemporain dédié à la jeunesse – on va parler ici de littérature éditée – émerge dans les années 1980. Auparavant, il y avait très peu d’auteurs. Louis Jouvet et Jean Vilar ont été animateurs, metteurs en scène, pédagogues, et ont surtout œuvré à la recherche et à la théorisation sans véritablement proposer de textes. Ensuite, dans le prolongement de 1968, nous avons vécu une période d’effervescence avec des compagnies qui ont souhaité développer des mises en scène pour la jeunesse mais sans s’appuyer véritablement sur des textes, plutôt sur des écritures collectives d’acteurs, des improvisations. Ce mouvement novateur s’est d’ailleurs appliqué également au théâtre tout public. Entre les années 1950 et 1980, l’auteur a été un peu oublié, un peu remisé. C’est aussi le moment où l’Éducation nationale se tourne vers le théâtre, mais en lui donnant une vocation plus pédagogique qu’artistique, avec un souci d’aide aux pratiques de lecture, en ateliers généralement, caractérisé par un usage de scénarios ayant souvent un fondement peu ou prou moralisateur.

    Au tournant des années 1980, nous avons assisté à un renouveau qui s’est manifesté, autour de la figure de l’auteur, par la prise de conscience que toute cette effervescence autour du « faire du théâtre » avait mis de côté la qualité littéraire des textes, le même retournement se produisant également pour le théâtre adulte. En littérature de jeunesse, ce mouvement a été amplifié par le rôle primordial joué par des éditeurs qui ont su répondre à des propositions de textes envoyés par des auteurs. C’est aussi en 1979 que sont créés par le Ministère de la Culture six centres dramatiques nationaux dédiés à la jeunesse. On s’est donc trouvé, dans ces années, dans une conjonction entre gens de théâtre qui ne trouvaient pas suffisamment de textes à monter, ministère souhaitant développer une politique volontariste en matière de théâtre jeune public et auteurs de théâtre qui avaient su rencontrer des éditeurs audacieux.

    Parmi les éditeurs pionniers, on peut citer Très tôt théâtre fondée par Dominique Bérody, les éditions La Fontaine à Lille, les éditions Léméac au Canada, les éditions Lansmann en Belgique et – revenons en France – l’école des loisirs qui fut pilote avec sa collection « Théâtre », Actes sud papiers avec la collection « Poche Théâtre » puis « Heyoka Jeunesse » dont la spécificité est d’être illustrée. Il ne faut pas oublier L’Arche et, surtout, les éditions Théâtrales qui propose la collection « Théâtrales Jeunesse » spécifiquement dédiée au jeune public par Françoise du Chaxel et Pierre Banos. Le catalogue « Théâtrales Jeunesse », aujourd’hui très bien fourni, est facilement reconnaissable à ses couvertures illustrées par des ballons de baudruche de couleurs différentes. Anecdote à propos de l’origine de ces ballons sur les couvertures : le créateur de la collection disposait d’une centaine de photos prises par un ami photographe représentant des ballons de couleurs et de tailles diverses, agencés différemment et il a décidé de les utiliser pour en faire la « marque » de la collection. Plus récemment, sont apparues de nouvelles maisons d’édition comme Espace 34 avec Sabine Chevallier qui publie des textes tout public et jeune public.

    Cette « bonne santé » de l’édition théâtrale est liée sans doute à la proposition au même moment par l’Éducation nationale de listes d’œuvres de littérature jeunesse préconisées aux enseignants de cycles 2 et 3 et, plus récemment, en collège. Les premières listes datent de 2002, en corrélation avec les programmes du premier degré, sortis la même année et qui  introduisaient officiellement la littérature de jeunesse à l »école. Ces listes ont été actualisées et enrichies en 2007 et 2013. De nombreux titres de textes théâtraux y apparaissaient, ce qui, incontestablement, a contribué à dynamiser l’édition et à « booster » les ventes.

    Je n’ai pas cité la maison d’édition Retz. On peut certes utiliser ces ouvrages mais les textes proposés ne sont pas à proprement parler des textes d’auteurs. Ce sont des textes écrits pour être joués par des enfants, des sketches, des saynètes, avec des thématiques formatées, des propositions de mises en scène trop précises, laissant peu d’espace à la création et intégrant, par nécéssité, de nombreux personnages pour que tout un groupe d’enfants puisse participer à l’activité.

    Les textes publiés par les autres éditeurs cités sont, eux, des textes d’auteurs, d’une belle qualité littéraire, écrits pour être lus par des enfants et des jeunes, mais aucunement pour être montées et joués publiquement par eux, sauf, éventuellement, à la marge ou pour de simples extraits. Notons d’ailleurs que, dans les mises au plateau de ces pièces, les rôles d’enfants sont tenus par des adultes.

    Depuis une trentaine d’années, se constitue donc un répertoire. Peu d’études ont été menées sur ce genre puisqu’il est nouveau mais nous pouvons tout de même citer les ouvrages de Nicolas Faure (Le théâtre jeune public : un nouveau répertoire, Presses universitaires de Rennes, 2009) et ceux de Marie Bernanoce (A la découverte de 101 pièces : répertoire critique du théâtre contemporain pour la jeunesse, Théâtrales, 2006) et Vers un théâtre contagieux : répertoire critique du théâtre contemporain pour la jeunesse, Théâtrales, 2012). Dans ces deux gros opus, Marie Bernadoce propose, outre une excellente introduction sur le théâtre pour la jeunesse, des présentations et analyses d’œuvres qui lui paraissent révélatrices, par leur diversité d’écriture et leur qualité littéraire, de l’évolution récente de ce répertoire. Sont proposées aussi, pour chaque titre, des suggestions et des pistes d’activités.

    Marie Bernanoce, universitaire, donne sa définition du répertoire. Le répertoire, dit-elle, est un réservoir dans lequel des metteurs en scène et des lecteurs peuvent aller puiser. C’est un ensemble d’œuvres qui se construisent les unes par rapport aux autres et qui interrogent leurs rapports respectifs et partagés au monde, aux jeunes et au théâtre.

    Ce répertoire pour la jeunesse présente quelques caractéristiques même si celles-ci sont partagées, en large partie, avec le théâtre contemporain tout public :

– la place du récit et des dialogues : les nouveaux textes font beaucoup appel au récit, ce qui peut paraître déroutant pour notre génération qui avons une représentation très classique du théâtre (alexandrins, actes, scènes, didascalies) que l’école, le collège et le lycée ont fortement contribué à entretenir. Les textes contemporains s’en éloignent beaucoup en accentuant la place du récit par rapport aux dialogues, quelquefois même inexistants. Les dialogues sont parfois de faux dialogues dans le sens où les personnages ne se parlent pas vraiment. On assiste à une autre circulation de la parole. On voit aussi apparaître des fragments (extraits de journaux intimes par exemple) ou des flash-backs, des discontinuités dans le récit. Les personnages ne sont pas nécessairement nommés : un enfant, une vieille femme, etc. On retrouve aussi des choeurs avec une succession de répliques qui ne sont pas distribuées. Imprécision aussi, parfois, pour les lieux et pour les époques. Dans le théâtre classique, la première scène est généralement une scène d’exposition destinée à mettre en place les lieux et les personnages. Dans le théâtre contemporain, on entre le plus souvent tout de suite dans le vif du sujet sans trop savoir où on est, à quelle époque on se situe, qui parle.

– dans leur organisation, les actes et les scènes sont souvent inexistants dans le théâtre contemporain. Parfois la construction, l’enchaînement sont juste notés par des numéros. On peut avoir des termes comme « passage » ou « séquence ». Dans certains textes, on peut trouver, en fin d’ouvrage, une table des matières. Certaines pièces se présentent comme de longs poèmes avec des retours à la ligne. Je pense notamment à la pièce de Daniel Danis, Le pont de pierre et la peau d’images. Il y a aussi souvent un travail de mise en page avec des espaces blancs qui ponctuent le récit. Cette manière d’inscrire le texte dans la page a un sens et il va induire la mise en voix que nous en ferons. Les didascalies existent encore : les didascalies « de régie », classiques, qui expliquent où on est, comment on parle, ou qui donnent des premières indications de mise en scène, mais aussi, parallèlement, des didascalies plus abstraites pour, par exemple, éclairer le personnage. Parfois, au contraire, il y aura absence totale de didascalies. Je pense notamment aux  pièces de Sylvain Levey. Dans d’autres textes, par contre, on trouvera de très nombreuses didascalies et leur importance aura une incidence sur notre lecture (ou, plutôt, sur nos lectures), selon la façon dont chaque lecteur singulier les interprétera.

– le travail sur la langue : on va rencontrer des écritures très poétiques, mais aussi des écritures tordues ou distordues (comme les appellent Marie Bernanoce), des langages inventés, des langues du quotidien ou, au contraire, des langages très structurés. Parfois, plusieurs formes de langage vont s’entremêler dans la même pièce. Parfois aussi des langages et des dialogues très brefs ne comportant qu’un seul mot et donnant un rythme très particulier au texte. Parfois encore des formes chorales comme je l’évoquais tout à l’heure. La question que l’on peut se poser lors d’une mise en voix avec des enfants c’est comment s’emparer de cette lecture chorale. On peut aussi rencontrer, dans les livres de Sylvain Levey particulièrement, des listes, des répétitions qui, elles aussi, donnent un rythme particulier à la lecture.

– le recours au conte : pratiquement un quart du répertoire tourne autour de réécritures et de variations relatives du conte ou autour de thématiques répandues dans les contes. Je pense à L’Ogrelet de Suzanne Lebeau qui met en scène la thématique de l’ogritude, archétype très présent dans les contes. Je pense aussi à Bruno Castan dont l’œuvre est centrée sur des réécritures de conte. On peut, par exemple, parler du Petit chaperon rouge qui a fait l’objet de moult réécritures.

– les thématiques : même si ce constat peut s’étendre aux autres genres de la littérature de jeunesse, on constate que les thématiques dans le théâtre contemporain pour la jeunesse sont souvent des thématiques fortes, difficiles, rendant parfois même les adultes réticents à leur lecture : la mort, la guerre, l’enfance maltraitée, l’anorexie, le racisme, la différence, la Shoah, la politique, l’exclusion, les difficultés sociales, sans oublier toutes les questions existentielles que peuvent se poser des enfants et des adolescents, dont l’amour bien sûr. Pour avoir une certaine expérience de lectures partagées avec des jeunes, j’ai constaté que les enfants et, à fortiori les adolescents s’emparent de ces textes sans appréhension car ils correspondent aux questions qu’ils se posent ou que leur posent leur environnement et le monde de l’image dans lequel ils évoluent. Ne pas aborder ces thématiques avec les enfants, ce serait les priver d’un lieu de débat et du questionnement qui leur est nécessaire, surtout dans notre société d’aujourd’hui.

– les auteurs de théâtre pour la jeunesse sont, le plus souvent, des auteurs de théâtre tout public. Ils ont d’ailleurs souvent commencé à écrire pour le tout public avant d’être attirés par l’écriture pour la jeunesse. Quand on interroge des auteurs sur le choix d’écrire pour les enfants, ils répondent souvent qu’en fait ils n’écrivent pas vraiment pour les enfants, mais qu’ils écrivent avec leur propre part d’enfance. Ce qu’ils disent aussi c’est que leur vocation n’est ni pédagogique, ni moralisatrice. Le répertoire contemporain de théâtre pour le jeune public n’est pas une littérature pour édifier ou pour convaincre mais une littérature pour questionner, pour évoquer, pour faire résonner, sans jugement de valeur ni prise de position. La destination à la jeunesse, c’est d’ailleurs parfois les éditeurs qui la décrètent. La détermination de l’âge est aussi sujet à discussion. Personnellement, je ne suis pas souvent d’accord avec ce qui est mentionné par les éditeurs, notamment Théâtrales, car cet âge me paraît plutôt correspondre à l’âge auquel un enfant peut voir la pièce jouée plutôt qu’à l’âge de la lecture de la pièce qui souvent demande plus de maturité. Ceci dit, un bon texte de théâtre, comme un bon album ou un bon roman, est un texte qui va avoir plusieurs niveaux de lecture.

    Marie Bernanoce dit : « Le théâtre pour la jeunesse est avant tout un théâtre pour les adultes mais se décentrant par un détour fictif en terre d’enfance. Le théâtre jeunesse regarde le monde d’un point de vue de l’enfance en fictionnalisant le point de vue naïf, natif de celui qui peut observer le monde et les autres comme s’il ne les connaissait pas, comme s’il voyait de l’extérieur par le filtre des yeux de l’enfant en soi et/ou imaginé comme récepteur. » Pour mieux appréhender cette démarche, on peut évoquer ce que Jean-Pierre Sarrazac appelle « le détour », cette vision indirecte qui permet de contourner le réalisme mais de l’aborder quand même.

    Dans les thématiques difficiles, les sujets sont toujours abordés par le détour. Le détour, cela peut être l’humour, comme dans Le Petit Chaperon Uf de Jean Claude Grumberg qui aborde la question de la Shoah. Le détour, cela peut aussi passer par le récit même, par le filtre de récitants qui vont nous raconter ce qu’ils ont vécu, donc nous rassurer sur l’issue puisqu’ils sont là pour nous le raconter. Le détour, cela peut être aussi, je le redis, le recours au conte dans lequel les enfants se sentent un peu plus en sécurité car ils en connaissent les règles. Ce peut être encore l’appel au fantastique et à l’imaginaire. Ces divers procédés sont des mises à distance que nous rencontrons toujours dans les textes de théâtre de jeunesse et qui permettent d’aborder tous les thèmes, même les plus délicats. Il me semble pouvoir affirmer aujourd’hui que je n’ai jamais lu des textes pour la jeunesse désespérants, ce qui n’est pas le cas dans le théâtre tout public. La seule précaution que vont prendre les auteurs de textes de théâtre jeunesse va être d’adapter leur forme d’écriture à l’âge du lecteur pour maintenir un voile d’espoir. Il peut être intéressant d’ailleurs avec des jeunes de travailler sur les fins qui sont souvent très ouvertes. Ces caractéristiques démontrent que, même si, aujourd’hui, on ne parlera plus de « faire du théâtre avec les enfants », on ne pourra pas faire l’impasse sur « lire et dire du théâtre » car les écritures qui leur sont adressées font appel à l’oralité. On ne peut véritablement comprendre les finesses du texte qu’avec la mise en voix, en tant que lecteur adulte et, à fortiori, avec des jeunes lecteurs. La lecture à voix haute d’un texte théâtral lève les blancs, les zones d’ombre du texte, et dans le cadre d’une lecture partagée, elle peut susciter des débats d’interprétation ou des échanges sur le ton à adopter, le choix de l’adresse, etc.

    Sylvain Levey s’adresse à des enfants de CM et de collège essentiellement. Je me souviens d’une classe de CE2 et d’une enseignante inquiète car elle trouvait les textes un peu difficiles. Mais, par la mise en voix, elle put « faire entrer » sa classe dans les textes choisis, à priori difficiles.

    Beaucoup d’auteurs de textes de théâtre pour les enfants et les adolescents viennent du monde du théâtre. Ils ont été acteurs ou ont été à la tête de compagnies. On  citera, parmi d’autres : Catherine Anne, Bruno Castan, Françoise du Chaxel, Daniel Danis, Philippe Dorin, Jean-Claude Grumberg, Stéphane Jaubertie, Joël Jouanneau, Mike Kenny, Suzanne Lebeau, Sylvain Levey, Fabrice Melquiot, Wadji Mouawad, Jean Gabriel Nordmann, Nathalie Papin, Joël Pommerat (et son écriture au plateau), Olivier Py, directeur actuel du Festival d’Avignon, Dominique Richard, Karin Serres, Catherine Zambon. Pour un certain nombre de ces auteurs, on peut dire qu’ils sont en train de « faire oeuvre » parce qu’ils ont un univers et que leurs pièces se sont écho et se répondent.

    Ces dernières années, on a vu également apparaître quelques auteurs de la littérature de jeunesse qui ont eu envie de s’essayer au texte théâtral comme Claude Ponti (avec une très jolie trilogie), Guillaume le Touze ou Marie Desplechin. Citons aussi, peu jeunesse à priori mais bien connus dans le monde du théâtre, Jean-Pierre Milovanoff, Claude Carrière, Eugène Durif.

   Bonnes lectures à tous.

( d’après la transcription de Martine Abadia )

Cathy Gouze est enseignante, formatrice et animatrice en médiation lecture et littérature de jeunesse au Centre d’animation et de documentation pédagogique de Villefranche de Lauragais (Haute-Garonne). Elle y anime des sessions de formation pour les enseignants du 1er degré et assure la coordination de projets autour du livre de Jeunesse. Titulaire d’un Master 1 de Littérature jeunesse de l’Université du Maine, elle a rédigé un mémoire intitulé Le théâtre pour la jeunesse : une littérature frontière. Elle pratique le théâtre amateur depuis de nombreuses années.