Les voix de la création

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Souffle et performance : les voix de la création

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Plateau lecture est né en 2015 au Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil, entre deux signatures. Une petite poignée d’illustrateurs, d’illustratrices, auteurs, autrices, qui aimaient porter le livre hors des pages se sont donné rendez-vous sans un sou mais avec passion. L’idée était de nous unir, pour porter plus loin des pratiques et des réflexions qui déjà convergeaient. Nous étions des artistes-auteurs jeunesse, mais aussi, pour certains comédiens, performeurs, plasticiens… Chacun de nous proposait déjà de son coté des lectures protéiformes. Il s’agissait de les mettre en commun pour en faciliter la visibilité, mais aussi et de croiser nos univers pour concocter ensemble des créations « sur un plateau », « à la carte ». .

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    Faire vivre le livre d’une autre façon, donner souffle à nos écrits, nos images, rencontrer de nouveaux artistes, relier les publics, c’est ce qui nous motive. La lecture à voix haute permet de réinventer nos ouvrages, parfois même d’en créer d’autres. Elle est inspirante. Elle interpelle le lecteur ainsi fait spectateur. Cette transdisciplinarité nous permet de partager autrement nos livres et nos sensibilités dans une relation plus directe avec le public et les lecteurs.

Un collectif mouvant

    Plateau lecture n’est pas une agence, mais un collectif mouvant, vivant. Sa gestion, improvisée sur notre temps libre, ne permet pas encore de l’ouvrir à un trop grand nombre d’artistes. Pour l’instant, c’est d’abord une plateforme (plateaulecture.com) qui réunit les 25 créations/performances de ses neuf membres, toutes jouées en salons du livre, festivals, librairies, médiathèques, caves-poésie, théâtres… Petites formes modulables, performances d’arts croisés ou créations proches du spectacle : lectures dessinées, lectures musicales, lectures avec vidéo, lectures immersives dans une exposition… Il y a autant de manières de créer ces formes nouvelles que d’auteurs et d’artistes associés au projet.

    Chaque proposition permet d’inventer comment partager avec originalité le livre ou bien le texte créé pour le spectacle. Plateau lecture aime aussi répondre à des « commandes » inattendues, des créations sur mesure en résonance avec les programmations de manifestations littéraires. La Fête du livre jeunesse de Manosque et Forcalquier nous a ainsi offert une « carte blanche » en 2019, où l’illustratrice Carole Chaix avait réuni des complices du Plateau pour proposer des rencontres en duo, des lectures croisées dessinées, un cabinet de curiosités, une exposition, une fresque participative…

    L’accueil de ces propositions vivantes est excellent et la demande est grande. Plateau lecture permet à toutes les structures intéressées d’identifier ces formes nouvelles, ces lectures, performances ou spectacles de manière simplifiée, car aujourd’hui il est compliqué de connaître l’existence même de ces formes pour ces structures.

Un plateau et du public

    L’engouement depuis quelques années est fort pour la lecture en public. Une lecture live réinvente les rendez-vous littéraires. Elle est facile d’accès, même quand le texte ne l’est pas, elle invite au partage, au débat, élargit les publics et plaît aux plus jeunes (enfants et ados). Les enjeux de notre collectif sont d’accompagner cette demande, d’y répondre suivant nos envies/possibilités.

    Du côté technique, Plateau lecture facilite l’accueil de ces lectures événements en listant les équipements nécessaires : écran, vidéoprojecteur, système de sonorisation, liseuse, caméra, ainsi que les déclarations Sacem ou SACD éventuelles. Ces formes nouvelles rejoignent les exigences techniques du théâtre, mais les auteurs ne sont pas accompagnés de techniciens. L’idéal pour tout le monde est de trouver dans les structures accueillantes du personnel formé pour mettre en place le plateau, caler le son et la lumière, gérer le public, démonter le matériel…

Soutenir le livre hors des pages

    Pour créer une lecture, il faut du temps, un lieu, mêler des artistes de différents horizons et territoires. Cela a un coût. Il va falloir inventer ou adapter des lieux de « création ». Certaines bourses ou résidences de création de lectures « événements » existent déjà, comme celle d’ « Arts et Littérature » de Toulouse Métropole, dont ont bénéficié deux créations du Plateau (Les Bisous Volants par Annie Agopian et Régis Lejonc, et Une fille de… par Jo Witek). Mais ces aides sont encore rares, les multiplier nous permettrait d’approfondir notre travail, de porter encore plus loin ces lectures live.

    Ces nouvelles formes nous invitent tous à repenser les lieux et la place de la littérature. Au-delà des médiathèques qui en sont le cœur, elles peuvent investir musées, théâtres, salles de cinéma indépendant, auditoriums d’établissements scolaires, universités, festivals de musique, d’arts de la rue… Et créer des synergies entre ces lieux.

    Nous partageons ces pistes de réflexion avec les structures régionales pour le livre, les organisateurs de manifestations littéraires. Nous devons trouver de nouveaux réseaux de diffusion et organiser de « petites tournées ». Ces formes hors les pages doivent rayonner sur les territoires. Il est difficile de jouer un spectacle une fois tous les six mois. Multiplier ses représentations sur un même territoire (festivals, réseaux de bibliothèques, communautés de communes…) permettrait d’éviter les one shots. Comme tout spectacle, tout événement culturel, une lecture a un coût : hébergement, transport, paiement des intervenants (Plateau lecture base ses tarifs sur les préconisations du CNL). Une « tournée » permettrait de mutualiser les frais entre les différentes structures d’accueil.

Lire pour partager, rassembler

    Ces lectures créatives sont une nouvelle façon de penser la vie du livre. Elles ouvrent des possibilités de partage plus larges de nos œuvres auprès d’un public qui n’est pas forcément lecteur. Porter le livre sur les plateaux nous rassemble.

    Ces formes permettent de développer des rémunérations complémentaires qui font sens pour nous, autrices et auteurs. La crise sanitaire a et va encore fragiliser nos métiers comme tous ceux de la création et il est évident que sans une politique publique forte pour la médiation du livre, ces nouvelles formes de rendez-vous littéraires auront du mal à survivre, or elles augurent de beaux lendemains pour porter la littérature haut et fort auprès du plus grand nombre. Tout ce temps passé derrière nos écrans à nous rencontrer en virtuel nous a confortés dans l’idée que la rencontre « en vrai » est essentielle. Les lectures « événements » en prennent d’autant plus de sens. Les auteurs et autrices associés aux artistes qui pratiquent ces formes nouvelles et toutes celles, tous ceux qui ont pu y assister et les découvrir sont convaincus de leur nécessité.

    C’est fort de cette conviction que Plateau lecture reste un collectif réactif et engagé pour une lecture partagée pour tous, partout et à voix haute.

par le collectif d’artistes-auteurs Plateau lecture (Annie Agopian, Géraldine Alibeu, Carole Chaix, Guillaume Guéraud, Régis Lejonc, Martin Page, Coline Pierré, Cécile Roumiguière et  Jo Witek) ; texte publié dans le dossier « Faire vivre le livre autrement » du numéro 2 (2020) de la revue Tire-Lignes

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Illustration : Carole Chaix.

Merci à Occitanie Livre & Lecture pour ce partage.

Merci aussi à Cécile Roumiguière pour son entremise.

Le dossier complet « Faire vivre le livre autrement » est .

Les difficultés de la création

 

« L’inédit fait peur aux adules, il ne fait pas peur aux enfants »

    L’adulte fait bagarre aux productions nouvelles de toutes ses forces, se rassurant avec les valeurs sûres : contes et mythes, qui nous rattachent à nos racines, textes d’auteurs devenus classiques, mais dont les thèmes parlent d’un monde déjà révolu. Parler du monde contemporain effraie.

   Personnellement, il m’a semblé capital que les enfants retrouvent dans leurs lectures le monde dans lequel ils vivent sans pour autant sacrifier l’imaginaire et la poésie.

    Je suis un des rares éditeurs à n’avoir publié depuis vingt cinq ans que des œuvres inédites, mais j’avoue qu’il faut y croire et avoir derrière soi, ce qui fut ma chance, une maison d’édition scolaire à la carrure solide qui m’a permis de faire mes petits essais de laboratoire.

    Faire accoucher sur le marché des auteurs et des illustrateurs jusqu’alors inconnus est une entreprise aujourd’hui parfaitement démentielle alors que la grande majorité des enseignants, des parents passent leur temps à installer des chevaux de frise sur leur plage personnelle pour ne pas avoir à se remettre en question sous l’assaut de ces nouveautés dérangeantes (il y aurait notamment beaucoup à dire sur l’anthropomorphisme animal qui évite aux humains de se mettre à découvert…). Je comprends la politique éditoriale mitigée de nombre de mes confrères (je viens d’y sacrifier dans ma collection pour adolescents, et, serai-je en mesure de résister pour les autres collections ?).

    J’ai lancé « Tire Lire Poche » pour que le gosse achète lui-même son livre. Je l’ai voulue comme une collection tremplin, par comme une fin en soi, destinée à débloquer à la lecture les gosses qui ne lisent plus ou peu. Je suis partie du terrain, c’est-à-dire d’une connaissance des besoins de l’enfant à partir de nombreux entretiens dans des classes avec des enseignants ouverts, conscients des problèmes de lecture criants dans notre société en mutation. Tout enfant a le droit de découvrir le plaisir de lire et pas seulement une certaine élite.

    Je n’ai publiée que lorsque des preuves réelles d’intérêt et de déblocage à la lecture avaient été constatées après la lecture des manuscrits « Tire Lire ».

    Des enseignants, des documentalistes, des conseillères pédagogiques ont participé à ce travail. Le résultat, à mon sens extrêmement positif auquel je suis heureuse d’avoir pu atteindre, c’est que l’enfant qui a pu lire deux ou trois « Tire Lire » est ensuite apte à lire seul des œuvres plus difficiles et plus élaborées qu’il n’aurait pu aborder d’emblée.

   L’enfant qui, par exemple a lu avec passion, le mot n’est pas trop fort, Pépé révolution de Jean-Paul Nozière, porte un regard nouveau (et non plus conditionné par l’adulte) sur le troisième âge.

    Mais trop de problèmes contemporains risquent de placer les adultes dans des situations gênantes et l’adulte n’accepte pas d’être mis en question, voire piégé par l’enfant et d’avoir à dialoguer avec lui, comme s’il avait à se disculper alors qu’il s’agit de tenter de communiquer.

    Le dialogue ne débouche-t-il pas sur la confiance réciproque et sur une plus grande ouverture d’esprit, à partir de points de vue divergents ? C’est mon sentiment.

    Si « Tire Lire » touche aujourd’hui le grand public par l’intermédiaire de libraires jusqu’alors réticents, c’est grâce à l’action d’enseignants qui ont accepté de tester les ouvrages manuscrits et qui devant les réactions fructueuses et positives obtenues, ont tenu à contribuer à les faire connaître autour d’eux.

(texte paru dans le n° 18 – 15 décembre 1982 – du bulletin du CRILJ)

 

Née à Guéret (Creuse), Thérèse Roche a passé son enfance dans la maison familiale, en pleine nature, et dans la librairie de sa grand-mère. Elève au lycée Fénelon à Paris, puis études de droit, licence ès lettres et diplôme d’études supérieures. Directrice, de 1958 à 1988, des productions pour la jeunesse des éditions Magnard (collections « Fantasia » , « Le temps d’un livre », « Tire lire poche » et nombreux albums). Thérèse Roche publie son premier livre pour la jeunesse, Le Naviluk, en 1983, roman qui reçoit le Prix de la Science-fiction française pour la jeunesse. Nombreux titres, chez Magnard, et dans la collection d’ouvrages à prix réduit « Lire c’est partir » de Vincent Safrat. Depuis 1989, existence tranquille entre écriture et interventions dans les bibliothèques, établissements scolaires et salons du livre. « L’une des plus grandes joies que j’éprouve est de dialoguer avec ses jeunes lecteurs. »

La création et le livre pour la jeunesse

 

 

 

 

 

Extraits du discours de clôture du colloque de Saint-Etienne (Loire) L’enfant et la création – 22, 23 et 24 octobre 1982.

    Ce colloque a été extrêmement vivant, la diversité des sentiments qu’il a provoqué est un signe de la liberté des discussions, il y a eu un foisonnement d’idées fort sympathiques.

    L’enfant a été constamment présent au cours de ce colloque, l’enfant et le jeune, et la création aussi. J’ai été sensible à de très belles phrases de plusieurs auteurs qui nous disaient : « La création, c’est le retour aux sources de l’élémentaire (Georges Jean), « La création c’est une vraie littérature de l’imaginaire ; les livres ne délivrent pas de message monolithique étroit, ils constituent des graines que l’on sème en aveugle » (Jacqueline Held), « Le livre est le plus enrichissant des jeux, le livre c’est la complicité entre l’auteur et le lecteur » (Huguette Pérol).

    De l’expression de ces points de vue, il est vrai que nous pourrions être satisfaits et, dire que le colloque a été un « témoignage de foi et d’enthousiasme ». On a pu remarquer chez plusieurs intervenants certains signes d’inquiétude :

    Bernadette Bricout a parlé de l’inquiétude des créateurs, des parents, de la critique, des médiateurs du livre : éditeurs, bibliothécaires, libraires, enseignants. M. Despinette s’est demandé si l’enfant est le véritable acheteur, s’il n’est pas l’acheteur au second degré et comment était informé l’acheteur véritable.

    Cette inquiétude s’est révélée presque angoissante lorsqu’Hélène Gratiot-Alphandéry et Germaine Finifter nous ont fait connaître chacune pour sa part les résultats de leur enquête.

    Ainsi chacun à son tour est apparu pour dire « nous sommes oubliés », et j »ai noté avec émotion le cri de Jean Claverie qui disait : « Apprenez à connaître les gens de l’image ». Chacun a l’impression qu’il n’est pas assez connu des autres. Dans le même sens, Christian Bruel a manifesté l’importance qu’ont les traductions, et il a dit à juste titre : « la traduction, c’est faire l’apprentissage de l’autre et de la différence, mais cela peut être aussi une paresse : l’importance donnée aux grands classiques, à la réédition, est un signe de longévité, mais peut devenir aussi signe de stagnation ».

    François Ruy-Vidal a insisté sur l’insuffisance des circuits de réception et on a parlé du silence des médias. Plus gravement, Jean Cazalbou remarquait que l’insuffisance de la lecture chez les jeunes reflétait la structure sociale puisque 80% des livres étaient lus par 20% des lecteurs.

    Heureusement, quelques éléments d’espoir ont contrebalancé cette inquiétude : le développement du livre de poche, le crédit des illustrateurs français à l’étranger, le fait que, Isabelle Jan le disait, l’enfant de l’audio-visuel, c’est aussi l’enfant de la lecture et qu’il n’y a pas de contradiction, et on montrait comment ces enfants de l’audio-visuel avaient plaisir à lire et à écrire.

    Raoul Dubois a insisté sur le fait que nous étions résolument optimistes, il a rappelé le développement des veillées et la présence des médias et en particulier des médias dans les régions.

    Un nouvel élément renforce notre optimisme, à ce colloque du CRILJ, il y a beaucoup plus de jeunes qu’au début de nos réunions.

    J’ai parlé d’enthousiasme, j’ai parlé d’inquiétude, j’ai parlé d’espoir, il y a un mot qui a été employé, à deux reprises, dans deux interventions proches l’une de l’autre, c’est le mot confiance. Huguette Pérol a dit que la lecture, c’était à la fois confiance du créateur et confiance du lecteur tandis que Keleck lançait un cri angoissé des illustrateurs qui était : « faites-nous confiance ».

    On a beaucoup discuté, on a été optimiste, on a été inquiet, mais peut-être pourrions-nous reprendre pour le compte du CRILJ, l’expression de Keleck, en l’élargissant : « Faisons-nous confiance et travaillons ensemble dans la confiance ».

( texte paru dans le n° 18 – 15 décembre 1982 – du bulletin du CRILJ )

 

Né en mars 1917 à Barbaste (Lot-et-Garonne), ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé de lettres, Jean Auba fut iinspecteur général de l’Instruction publique. conseiller technique de plusieurs ministres de l’Éducation nationale et, de 1967 à 1983, directeur du Centre international d’études pédagogiques de Sèvres (CIEP). Spécialiste en sciences de l’éducation, correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques, il a exercé de nombreuses responsabilités associatives : vice-président-fondateur de la Fédération internationale des professeurs de français, vice-président de l’Alliance française de Paris, président de l’Association des membres de l’ordre des palmes académiques, fondateur de l’Association francophone d’éducation comparée. Il fut, de 1975 à 1983, au Centre de recherche et d’information sur la littérature pour la jeunesse (CRILJ), un président très présent, attentif au rayonnement de l’association.

Une réponse à Georges Jean

Si la chape de silence écrasant le livre de jeunesse, entrefêlée depuis quelques années par quelques téméraires, naïfs, désintéressés et impécunieux (critiques, associations et gens du livre) semble se fendre aujourd’hui, la fissure reste modeste et peut, d’un jour à l’autre, se refermer.

    Le Colloque de Saint-Etienne l’a encore élargie de quelques millimètres, mais à quel prix !

    Trop de choses à dire en deux jours et un soir. Certains en bégayaient, d’autres parlaient trop vite ou cédaient à la rhétorique par pudeur universitaire et beaucoup n’ont rien pu dire.

    Ce qui aura été mis à jour, la partie émergée, c’est la caresse voluptueuse, mais la caresse qui reste fugitive et fait souffrir d’en rester là. C’est pourtant toujours ça de pris !

    Comme à vous, que j’ai entrevu et avec qui je crois partager la même passion, il me reste bien des choses à dire. D’abord, en premier lieu, que d’autres gens de l’image auraient pu intervenir à ma place.

    Ensuite, je tenterai, en faisant court, de répondre à Georges Jean, ce que j’ai mal fait par inexpérience : il ne fallait pas lâcher le crachoir.

    1) Y a-t-il une finalité Jeunesse ? Certes, Georges Jean, on crée pour soi et pour tout le monde. Souvent l’illustrateur doit tuer le père, l’auteur du livre aimé pendant l’enfance. Pour moi ce fut Samivel et son Joueur de flûte qu’un vent contraire a privé de l’auteur/profanateur avec lequel je comptais m’acoquiner : François Ruy-Vidal. C’est la façon qu’ont les illustrateurs de « guérir de leur enfance » en en conservant précieusement la cicatrice, la mémoire car le rapport à soi-même, petit, ne se gomme jamais. Avec les armes que sont cultures et savoir-faire, on court après d’autres livres qu’on aurait pu aimer autrefois en ayant bien à l’esprit que l’enfance d’aujourd’hui est différente. Serait-ce là le bon usage du narcissisme auquel vous faisiez allusion ?

    Créer pour tout le monde ! Oui, mais comme vous le dites, sans penser aux tranches d’âge, aux données psychologiques qui feraient « polir » un produit marketing, sans penser non plus aux « problématiques » que condamnait Bruel et qui tiennent lieu de concepts éditoriaux à bon marché – le sexe, la mort, l’argent – méritent, en effet, mieux que de servir d’étiquettes. Ils doivent s’introduire, j’oserais dire subrepticement, poétiquement dans le livre, autorisant ainsi une lecture complexe mais pas nécessairement compliquée. Littérature et image débordent donc le public jeune. A ce propos beaucoup d’illustrateurs, dans la recherche de complicité (et non d’admiration) en jouant de clins d’yeux, d’empilement de métaphores, pensent aussi au plaisir/travail de l’adulte porteur d’un enfant sur les genoux ou simplement lecteur pour soi. Malheureusement ce sont encore les petits qui sentent, les grands n’ayant appris à « lire » que les images prémâchées de la pub, de modes d’emploi, de l’érotisme, autant dire de rien lire du tout. Il y a pourtant quelques adultes attardés !

      Vous posiez aussi la question de la revitalisation de la création. Certes, grâce à Quist, Ruy-Vidal puis Marchand, Colline Poirée et certains autres, il y a eu du nouveau. Normalement je devrais ici glisser ici une longue liste d’illustrateurs que j’aime mais faute de place… Il faut cependant aussi ne pas oublier le rôle qu’a joué l’étranger dans ce réveil de la création hexagonale : pour l’image on cite souvent Sendak, presque trop souvent car on en oublie d’autres au moins aussi importants : Mercer Mayer, les Dillon, Edelman, la mère nourricière des années 1970. Les Français ont souvent trouvé chez eux l’exemple de l’audace, de la liberté formelle mais surtout conceptuelle, le tremplin qui les a détournés (bien ou mal ?) de l’Art, celui de l’expression purement personnelle. Mais j’ai aussi fait allusion à la nécessité de retrouver notre Histoire qui n’est pas elle aussi étrangère à bien des recherches actuelles. La légitimité se fait aussi par les traces révélées (jazz, photo, cinéma) et la création y gagne infiniment. On verrait ainsi que la préoccupation fondamentale de l’illustration, soit le rapport créatif image/texte, a été abordé de façon surprenante par nombre d’oubliés.

2) Quand au rôle du créateur, je dirais, avec bien d’autres dessinateurs, qu’il se situe encore dans sa relation au texte. Que ce dernier soit ancien ou contemporain et quelle que soit sa forme littéraire, conte, légende, nouvelle, roman, récit… l’image se doit de lui apporter une « valeur » qui peut aller jusqu’à l’appropriation complète, le détournement, la perversion. « Tremblez, auteurs, devant l’irrespect ! ». L’image remplit alors l’une de ses missions majeures : débrider, provoque l’imaginaire du lecteur qui, sentant une distance, une liberté conquise osera prendre la sienne. C’est le pendant du désir de lire qui se mue en désir d’écrire auquel vous faisiez allusion en vous référant à Barthes. Nous refusons donc le rôle d’ornemaniste et revendiquons un statut d’ « auteur entre les lignes » jouant sur les ancrages, les sens flottants, les relais, les non-dits, au risque du pléonasme, monstre tapi qui nous guette en permanence, nous qui venons presque toujours « après ». La plupart des illustrateurs se veulent donc metteurs en scène, réalisateurs, accessoiristes, éclairagistes, décorateurs aussi… Bref un peu mégalos (ceci compensant la modestie de nos gains : il est vrai qu’on nous rabâche que c’est un sacerdoce).

    3) A la question de la « Culture de masse des médias » à laquelle elle est si fâcheusement associée, l’image, dont le devoir est, redisons-le, de lancer l’imaginaire, est presque impuissante. Passées les premières années au cours desquelles elle est langage privilégié, elle devient produit qui fait subir et qui doit faire subir en un clin d’œil. Ceci explique aussi son incapacité à véhiculer autre chose que les lieux communs d’une culture au sens anthropologique du terme à laquelle vous avez fait allusion. Tout le système éducatif a donc un rôle à jouer et, effectivement, seul l’apprentissage du plaisir de la durée, de la relecture peut nous sortir de cet appauvrissement. Il ne s’agit pas tant d’enseigner une quelconque sémiologie mais de tenter de maintenir ce plaisir dans l’intimité d’une image qui aura alors à évoluer, s’enrichir pour nourrir. Si cela ne se fait pas, elle (l’image) continuera d’être, un moment, l’objet des longues fouilles et des analyses amusées du petit, puis de devenir un accessoire, une béquille du texte pour enfin glisser vers sa triste mission d’abrutissoir des masses. Tout continuera de se passer comme si, de catapulte des rêves et de la connaissance du monde puis, d’accompagnatrice du texte pour un bout de chemin, elle se suicidait pour laisser à ce dernier champ libre, lui qui ne retiendra sous ses charmes que quelques élus.

    Qu’on ne s’y trompe pas, je ne dis nullement que l’image est perdue pour l’adulte : il y a un certain cinéma, une certaine BD, le peinture, la photo, mais ceux-ci sont encore plus élitaires. C’est pourquoi, Pierre Marchand, je maintiens que si l’album décline c’est très grave car c’était, c’est encore, le juste premier pas dans l’image. Ce serait plutôt l’usage qu’on fait d’elle après que me plonge dans l’incertitude. On dit du texte court, la nouvelle par exemple, qu’il est un genre difficile ; je crois que celui de l’album est encore plus difficile car il doit jouer, fifty-fifty avec l’image, un savant assaut d’escrime ou plus exactement un ballet. J’en appelle donc aux éditeurs pour qu’ils maintiennent, par-delà les crises de tous acabits, ce genre littéraire (au sens large) proprement fondamental. C’est curieusement l’un de ceux qui le connaissent et le pratiquent le mieux qui doute naïvement, à moins que ce ne soit qu’une provocation roublarde.

    4) Pour ce qui est des mécanismes de la création reconnaissons qu’ils démarrent, s’appuient sur la double envie d’exprimer (ce qui relie l’illustrateur plus ou moins à l’Art) et de communiquer (ce qui nous fait tendre vers un second pôle que faute de mieux, j’appellerais l’artisanat). Ces mécanismes sont donc à la fois obscurs et simples.

    Citons pêle-mêle. Pour l’obscur : le goût des symboles, le café, le tabac, des pratiques d’auto-conditionnement psychologiques voisines de celles du comédien sujet au trac qui n’excluent pas la superstition, le passage sommeil/veille, une culture souvent brouillonne rarement de type universitaire, le hasard suscité ou récupéré. Pour le simple : le professionnalisme, la volonté de faire mieux, le goût des signes, d’une rhétorique particulière (acceptée ou transgressée), pas l’appât du gain, le rapport au document ou la volonté de s’en passer, la mémoire visuelle, le plaisir des accords de tons, celui de l’organisation de l’espace, des agencements image/image, image/texte, celui de la typographie, celui du découpage, etc.

    Au risque de faire long par écrit ce que je n’ai pas fait oralement et ce que je regrette, je voudrais revenir sur les quelques revendications qui font l’accord de la plupart des illustrateurs : en tout premier lieu notre volonté de nous inscrire dans une dynamique culturelle et économique et notre refus de l’assistanat et d’une forme quelconque de salariat (ce qu’un passage de l’intervention de Roland Garel aurait pu, à tort, laisser entendre). Par contre nous voulons travailler en profondeur, ne plus « torcher » des livres pour vivre et n’acceptons pas davantage ce propos fallacieux qui consiste à nous encourager dans notre vocation sacerdotale en imposant à la plupart d’entre nous un autre métier en parallèle. C’est au XIXème siècle que l’Art était sacré et l’Artiste maudit.

    Ensuite, pour ceux qui commencent, il serait intéressant qu’ils puissent montrer leur travail autrement qu’à Bologne entre deux stands, ou à la va-vite chez un éditeur qui le plus souvent confie le soin de « voir » les dossiers à un cerbère incompétent. Il faudrait que les illustrateurs (et pourquoi pas les auteurs) débutants, aient, comme les plasticiens ont une aide à la première exposition, une aide au premier livre : ce pourrait être une collection expérimentale financée en partie par les éditeurs « réunis », en partie par le Ministère de la Culture, ou celui de l’Education. Collection pas nécessairement luxueuse mais accessible au plus grand nombre.

    Il conviendrait aussi de permettre, outre le temps de la recherche sur les travaux en cours (ce qui est un problème temps/argent qui pourrait peut-être trouver une amorce de solution dans la réduction des gâchis à la distribution (voir l’intervention de Christiane Clerc) à des professionnels, l’expérimentation sur d’autres médias, vidéo, micro-informatique, inaccessibles aux particuliers. Je crois avoir expliqué en quoi le livre aurait à y gagner.

    Enfin, il serait bon de mettre à la portée des gens du livre et du public intéressé, les moyens d’une culture spécifique : je pense en particulier à l’histoire de l’illustration (travail largement amorcé en pays anglo-saxons).

    Il n’appartient pas aux illustrateurs de dire comment tout cela pourrait prendre forme, mais il n’est pas douteux que de nombreuses institutions, associations comme le CRILJ, éditeurs, Etat… et les illustrateurs eux-mêmes pourraient participer. L’idéal serait que l’image manuelle, tabulaire et médiatisée, en un mot l’illustration, soit aussi saisie dans son caractère multi-médias : publicité, presse, édition et pourquoi pas audio-visuel.

    Je conclurai, très subjectivement, en chuchotant que sa préférence va quand même à cet objet parallépipédique, d’épaisseur variable où courent plein de signes noirs.

( texte paru dans le n° 19 – 15 mars 1983 – du bulletin du CRILJ )

 

Né à Beaune (Côte-d’Or) en 1946, Jean Claverie fait ses études à l’École nationale des Beaux-Arts de Lyon puis à l’École des Arts décoratifs de Genève. Il travaille pour la publicité puis se spécialise dans le domaine du livre pour la jeunesse. Premier album en 1977 : L’enjôleur de Hameln, aux éditions Nord-Sud. Autres titres, parmi les mieux connus : Que ma joie demeure (Gallimard, 1982), Musée blues (Gallimard, 1986), Little Lou (Gallimard, 1990). L’art des bises (Albin Michel, 1993), Le Théorème de Mamadou (Le Seuil, 2002). Jean Claverie enseigne à l’École Nationale des Beaux-Arts de Lyon et à l’École Émile Cohl. Il rencontre régulièrement ses jeunes lecteurs et, musicien au sein du quartet de blues Little Lou tour, il se produit volontiers lors de concerts pas uniquement pédagogiques. Nombreux prix et expositions personnelles dont, en 2006, une vaste rétrospective au Centre de l’illustration de Moulins. Les trois cents participants du colloque Littérature pour la jeunesse : la création en France organisé par le CRILJ, à Saint-Etienne, en 1983, se souviennent encore de son cri désormais historique : « Apprenez à connaître les gens de l’image ! »

Les enfants, les livres, la création : premières notes rapides à propos d’un colloque

  Il convient tout d’abord de saluer l’heureuse initiative du CRILJ qui, en organisant ce Colloque sur « La création en France aujourd’hui » dans la littérature pour la jeunesse, a permis que s’ouvre une réflexion devenue nécessaire sur l’un des problèmes majeurs que pose le livre aujourd’hui dans son rapport avec les enfants et les adolescents. Je suis personnellement lié au CRILJ depuis sa fondation et il faut souligner qu’avec des moyens dérisoires et le dévouement sans limite de ses membres, cet organisme est en France l’un de ceux (et ils sont peu nombreux) pour lesquels la « Littérature dite de jeunesse » doit être prise au sérieux comme un phénomène culturel marquant notre temps.

    Il était à priori évident de penser que ce Colloque « déraperait » à chaque instant. Chacun des participants : auteurs, illustrateurs, éditeurs, enseignants, bibliothécaires, libraires, profitant de cette rencontre pour essayer et de se situer et de se justifier et de s’exprimer par rapport à cet univers complexe et ambigu qu’est « la littérature de jeunesse ». Ce « déballage » était nécessaire et on aurait pu souhaiter des réunions plus restreintes où chacun aurait pu donner son point de vue. Il reste que les problèmes plus spécifiquement liés à la création à proprement parler, n’ont pu être posés comme questions. Il semble donc utile de préciser à nouveau quelque uns d’entre eux pour relancer un débat qui devrait rebondir.

    La création littéraire ou plastique, quelle qu’elle soit, est une activité d’une complexité infinie dans la mesure où l’écrivain au travail est quelqu’un qui construit, à partir de lui, de sa personne, de sa « culture » et presque toujours de sa solitude, une « œuvre de papier » susceptible de rencontrer d’autres solitudes, d’autres personnes, d’autres cultures, etc. Et ceci pour peupler des attentes de personnages, de lieux, de temporalités, d’émotion, d’informations, etc. Le lecteur dans cette perspective est sans conteste « l’autre créateur », nécessaire. Qui dit en effet création dans ce domaine entend implicitement ou présuppose une « recréation » par l’acte de lire et pour un enfant ou un adolescent d’un univers proposé par un adulte ne va pas sans entrainer des phénomènes d’écart. Ces écarts peuvent aussi bien conduire l’enfant au plaisir de lire quelque chose venu d’ailleurs que de lui-même, qu’à la gêne provoquée par certaines distorsions (maturité affective différente de l’adulte, complexité de syntaxe et de lexique, projection inconsciente de l’adulte comme enfant idéal, etc.). Mais ces faits concernent toute création. Et tout lecteur réinvestit à partir de lui, de son expérience de sa culture (au sens anthropologique du terme) les données multiples qu’il reçoit d’un livre : et il existe le plus souvent, et heureusement dans un sens, une distance entre ce que propose le livre et ce qu’on en fait.

    Or, nombreux sont les auteurs « spécialisés » dans la littérature pour la jeunesse qui, pressentant cet écart, le comblent en jetant vers l’enfant des « passerelles » facilitantes. Il s’agit alors de créer pour « le peuple enfant » comme disait Alain. Quelques uns atteignent leur cible sans démagogie ni infantilisation puérilisante (passez-moi cette redondance) ; ils visent « l’enfant tel qu’il est » et l’atteignent sans faire les enfants, ni tenir un discours clos d’adulte. Un plus grand nombre réduisent la littérature « pour la jeunesse » à n’être qu’une création « auto-censurée », adaptée à des enfants plus imaginaires que réels, simplifiée (sous le prétexte que ce ne sont que des enfants). On s’aperçoit que très souvent, ces auteurs croyant simplifier leurs propos, les compliquent, réinventant le « français fictif » d’un grand nombre de manuels scolaires. Souvent les traducteurs des très nombreux textes étrangers proposés aux enfants de France, et qui veulent aboutir à une langue soi-disant simple, la neutralisent en fait. Or, sur le plan du lexique par exemple, l’enfant préfère les mots « précis », même s’il faut rechercher le sens, aux mots « vagues » et « passe-partout ».

    Une des conséquences de ces pratiques est que le rapport entre les textes et les images est souvent faussé. Dans la plupart des cas, pour ces livres, c’est l’image qui contraint le texte à une certaine neutralité sémantique. Le texte « illustre » l’image. Ce qui est préjudiciable au fonctionnement complet de cette dernière ; elle est choisie, et le livre ou l’album avec elle, plus pour son caractère ornemental que pour sa signification.

    Dans un troisième type de démarche, créer c’est écrire (ou dessiner) ce que l’on désire, « pour soi » sans viser plus particulièrement les enfants. Cette voie semble la meilleure et l’est bien souvent ; mais il faut avoir l’honnêteté de reconnaître que seules certaines œuvres ont des chances d’atteindre pleinement les enfants. Leur immaturité affective (toute relative reconnaissons-le selon les milieux socio-culturels, socio-économiques, etc.), leur capacité naturellement limitée au niveau de la perception des complexités syntaxiques et lexicales, rend pour eux, certains textes particulièrement opaques. Il me semble par ailleurs fâcheux de lire trop tôt des œuvres que l’on ne peut savourer pleinement qu’au regard d’une certaine expérience existentielle. Il ne s’agit pas ici de morale et l’occultation de certaines réalités, du sexe, du plaisir, de la souffrance, de la mort, du langage tel qu’il se parle est effectivement à condamner sans appel. Il s’agit au contraire de savoir ce que l’enfant, en fonction de sa propre « culture » vécue peut recevoir sans traumatisme inutile et sans rejet pour cause d’illisibilité (à tous les sens du terme).

    Et l’on croit souvent que certaine illisibilité du texte est masquée par la lisibilité à peu près constante dit-on, des images. C’est là encore se contenter de peu ; et il faudra bien admettre que la perception des images par l’enfant nécessaire des apprentissages créatifs au terme desquels une image peut se parcourir longtemps et apporter d’autres messages que ceux résultant d’un seul caractère décoratif et/ou ornemental. Il semble pourtant que certains livres pour enfants, dans leur réussite ont entraîné de nouvelles démarches de lectures conjointes et articulées entre elles des textes et des images. Car il n’est pas exact de dire des images qu’elles sont toujours données. Comme les meilleurs textes, les bonnes images demandent des regards exigeants. Et il arrive que la lecture « textuelle » amorce ou provoque une découverte (au sens d’un dévoilement sous le regard) des images et de ce qu’elles déclenchent dans l’imaginaire. Mais ceci supposerait que l’écrivain et le graphiste soient plus étroitement associés dans la genèse des livres. Sans empiéter sur la liberté de l’un et de l’autre, il serait souvent bénéfique de les associer au départ d’une entreprise, qu’ils en discutent, etc. Ce qui se fait parfois, mais trop rarement. Ils pourraient savoir qu’elle pourrait être dans chaque cas l’organisation globale d’une démarche créatrice, savoir qui commence, l’écrivain, le graphiste, l’un et l’autre. Ils pourraient envisager les parallélismes, les redondances, les distorsions, les complémentarités entre textes et images. Et réciproquement.

    On voit, par ces quelques rapides remarques que le champ de réflexion concernant le travail et les techniques propres à aider la création dans le domaine du livre de jeunesse est illimité et qu’il est nécessaire de l’explorer.

    Il reste que rien ne sera fait en dehors de réflexions théoriques intéressantes et stériles si le lecteur éditorial ne réfléchit pas lui-même, en même temps que sur le côté commercial, sur la part de création qu’il assume. Il me semble, pour simplifier un vaste problème, que pour l’écrivain et le plasticien l’éditeur doit créer par la provocation, l’incitation au dépassement, la garantie donnée par lui que la fabrication, la réalisation technique du livre sera conforme à l’utopie projetée par les auteurs d’un objet futur conforme à leurs désirs. De plus, la création éditoriale n’est efficace que si elle est foisonnement, multiforme, toujours « en avant », inquiète et tranquille tout à la fois, associant dans son rayonnement les enfants, les parents, les éducateurs, les bibliothécaires, les libraires, etc.

    A terme, on constate que lorsque la création est vraiment création et non reproduction, la littérature dite « de jeunesse » transforme la vision que nous avons de la littérature ; car elle contraint l’adulte à de nouveaux regards et à découvrir que la fécondité créatrice fonctionne à des niveaux qui ne sont pas ceux, où on la rangeait habituellement, d’une sous-littérature. On y découvre d’autres chefs-d’œuvre, d’autres plaisirs et souvent un formidable dynamisme novateur, qui fait de certains auteurs, de certains illustrateurs des défricheurs exigeants et lucides de l’avenir culturel ; et pas seulement de l’avenir des enfants.

    L’avenir est ouvert pour peu que la littérature de jeunesse ne devienne pas le refuge de certains « ringards » déçus par leur insuccès auprès des adultes, mais la voie royale de la création des livres qui « changent la vie ».

(article paru dans le n°19 – mars 1983 – du bulletin du CRILJ)

Né en 1920 à Besançon, décédé en 2002; Georges Jean a fait des études de Lettres et de Philosophie. Il fut instituteur, puis professeur d’école normale au Mans, à l’Université du Maine et à l’Ecole Nationale Supérieure des Bibliothèques. Il est membre du mouvement d’éducation permanente Peuple et Culture. Sa pratique de la poésie, ses fonctions et ses convictions font de lui un théoricien avisé du langage et de l’imaginaire. Il publia de nombreuses anthologies pour les enfants et les jeunes dont Il était une fois la poésie (La Farandole, 1974), Le premier livre d’or des poètes (Seghers 1975), Poussières d’images (Larousse, 1986). Parmi ses essais : Pour une pédagogie de l’imaginaire (Casteman, 1976) et Le pouvoir des mots (Casterman, 1981) qui recut le Prix de la Fondation de France. A noter aussi, avec Jacques Charpentreau, un Dictionnaire des poètes et de la poésie (Gallimard, 1983).

Les tendances de la littérature de jeunesse en France au cours de ces quinze dernières années

 

 

 

 

 

 

     La littérature enfantine était en France, aux alentours des années 60, en pleine léthargie et l’arrivée en force des médias audio-visuels et notamment de la télévision ne manquait pas d’inquiéter bon nombre d’éditeurs et d’éducateurs sur le devenir du livre pour la jeunesse et de la lecture.

     C’est alors que quelques novateurs très marqués par l’art contemporain et le graphisme publicitaire vont introduire dans l’album pour enfants de nouvelles formes d’expression et faire appel à de grands créateurs.

     Le premier, Robert Delpire, sortira Les larmes de crocodile avec André François, C’est le bouquet d’Alain Le Foll ; il fera connaître en France Max et les maximonstres de Sendak. Son apport : une rigueur professionnelle sans concession qui fait appel à toutes les ressources des techniques d’expression et d’impression, une confiance absolue dans l’image et ses pouvoirs.

     Dans un autre registre, les éditions Tisné, Le Sénevé, Le Cerf ont à cette époque commencé, elles aussi, à s’intéresser à l’image. Mais ce sont deux autres grandes figures de l’édition française qui vont transformer ces essais et donner au livre pour enfants un nouvel essor en développant des politiques éditoriales conséquentes, et des analyses sur l’image dans ses rapports à l’enfant.

     François Ruy-Vidal, enseignant d’origine, va poursuivre de 1964 à 1982, d’abord avec Harlin Quist puis chez Grasset, Delarge et aux éditions de l’Amitié, au rythme de dix livres par an. Il se présente comme un « concepteur », ce qui exprime bien tous les nouveaux rapports qu’il veut établir entre l’éditeur et les artistes. Ruy-Vidal, comme Delessert, défend l’idée du livre pour enfants aux images fortes qui doivent inciter le lecteur à réagir et à se poser des questions, du livre pour enfants créatif, libéré des tabous, qui puisse, selon les lecteurs, se lire à plusieurs niveaux.

     Jean Fabre, directeur des éditions scolaires L’Ecole va mettre entre les mains des enfants, à partir des années 1965, à côté du livre didactique et uniformisant, des ouvrages qui apportent à l’enfant du plaisir et une forme d’expérience, qui incitent à une lecture aléatoire et divertissante. Son premier effort portera sur l’album, la recherche de bons conteurs d’images ; il fait appel à des artistes étrangers ou résidant à l’étranger  (Maurice Sendak, Arnold Lobel, Tomi Ungerer) et révèle des illustrateurs français  (Philippe Dumas, Michel Gay). Le choix des créateurs, le souci d’une structure efficace de diffusion, la volonté de toucher un large public constituent très vite pour cette maison un gage de réussite.

     Il fallait beaucoup de témérité pour attaquer sur ce terrain de l’image : mais c’est peut-être ce choix qui a entraîné une réhabilitation du livre de jeunesse aussi bien dans l’esprit des lecteurs et des professionnels que dans celui des utilisateurs parents, enfants et médiateurs.

     Il faut bien comprendre de même qu’en ouvrant cet espace aux meilleurs créateurs du monde entier, les éditeurs ont offert à l’enfant d’aujourd’hui, dès son plus jeune âge une véritable confrontation interculturelle qui favorise leur imaginaire, leur éveil esthétique, le familiarise avec d’autres formes d’expression, du beau, de l’homme, et de la vie. Que ce soit le plus vieux média du monde, le livre, qui ait amorcé ce tournant, alors que les autres médias de l’image ont tant de mal à le prendre, constitue sans aucun doute une chance pour ce rapport culturel et pour l’enfant lui-même.

     Cette lignée de rénovateurs explique bien des choix et bien des voies qui vont marquer pour longtemps la production du livre pour enfants dans notre pays. A l’époque, les initiatives en faveur du livre de jeunesse sont peu nombreuses voire inexistantes. C’est dans ce contexte que s’ouvre la période dont je vais vous parler. Cette communication sur les grandes tendances de la littérature de jeunesse au cours de ces quinze dernières années doit beaucoup aux informations du groupe de critiques du Centre de Recherche et d’Information sur la Littérature de Jeunesse (CRILJ).

 Le paysage de l’édition française pour la jeunesse depuis 1970

 . Les éditeurs

     De grands éditeurs scolaires – en dehors de l‘Ecole qui devient l’Ecole des Loisirs – comme Hachette, Hatier, Magnard vont eux aussi être sensibles, dans la littérature qu’ils produisent parallèlement pour les enfants, à l’impact du graphisme, mais aussi aux activités d’éveil de plus en plus pratiqués à l’école. D’autres grands éditeurs vont créer des départements jeunesse : celui qui domine ces quinze dernières années par l’abondance et la qualité de sa production est le département jeunesse de Gallimard fondé en 1972 par Pierre Marchand et Jean-Olivier Héron, département qui deviendra très vite le lieu de rencontre des grands auteurs « maison » : Joseph Kessel, Albert Cohen, François-Marie Le Clézio, Michel Tournier, Claude Roy et des meilleurs illustrateurs du moment (Etienne Delessert, Nicole Claveloux, Jean Claverie, Claude Lapointe, Georges Lemoine, Henri Galeron, etc), d’abord dans les collections « 1000 Soleils », « Enfantimages », « Folio Junior », et depuis 1980, dans les collections « Folio Benjamin », « Folio Cadet », « Découverte Cadet ». D’autres éditeurs comme le Centurion, Albin Michel, Le Seuil, se lanceront aussi dans la littérature de jeunesse.

     Mais le phénomène qui a aussi beaucoup marqué les années 1970 est l’arrivée de petits éditeurs sur le marché tels La Noria, Léon Faure, La Marelle, d’Au, Le Sourire qui mord, Ipomée, Syros, qui ont renouvelé profondément les pratiques éditoriales et l’approche thématique de certains sujets. Avec des auteurs, des illustrateurs, souvent militants, pédagogues, ils ont voulu créer des images différentes en accord avec leur sensibilité, leur projet idéologique ou culturel ; ils se sont attachés dans la plus grande liberté à sortir des livres de transgression ou d’agression, à prendre en compte les enfants tels qu’ils sont plutôt que comme la société adulte se les représente.

     Ils ont cherché des solutions originales, souvent artisanales, aux contraintes de la conception et de la fabrication. Mais ils ont été freinés dans leurs réalisations par des problèmes d’ordre économique ou de distribution. De ce fait, plusieurs de ces maisons d’édition n’ont eu qu’une vie éphémère.

     Aujourd’hui, on compte en France sur 687 maisons, 87 éditeurs qui publient des livres pour la jeunesse : dans la plupart des cas, le secteur jeunesse n’est qu’un département de production à côté de la littérature générale ou des livres scolaires ; une dizaine d’éditeurs seulement ne font que du livre de jeunesse et trois maisons d’édition ont un double secteur livres et presse pour la jeunesse important. Cinq maisons d’édition font à elles seules 65% du chiffre d’affaire « Jeunesse » : Hachette, Gallimard, Les Presses de la Cité, Nathan, Flammarion.  

 . L’évolution du marché de l’édition pour la Jeunesse

     En un peu plus de quinze ans en France, le nombre de titres pour enfants publiés à l’année a été multiplié par 3,4 (1448 en 1965 – 4926 en 1983), et le nombre d’exemplaires mis en vente par 2,12 (31 millions d’exemplaires en 1965 – 66 millions d’exemplaires en 1983). Actuellement le livre de jeunesse dépasse le livre scolaire en nombre de titres et en nombre d’exemplaires mais non en chiffre d’affaires.

     Cette expansion, dans l’ensemble assez remarquable, ne doit pas cacher certaines zones d’ombre et des contrastes :

– cette progression ne s’est pas poursuivie d’une façon continue : s’il y a croissance accélérée de 1970 à 1979, depuis les chiffres fluctuent d’une année à l’autre et connaîtraient même une certaine stagnation malgré de légers progrès ces deux dernières années ;

 – dans le domaine des nouveautés, on note un recul de la catégorie « albums » et à l’inverse une assez nette augmentation de la catégorie « livres », ce qui est sans doute la conséquence de l’essor foudroyant du livre de poche jeunesse et du documentaire ;

 – le nombre des réimpressions représente environ 60% de la production annuelle totale, ce qui peut être interprété comme un pourcentage considérable ou comme un signe de succès et de la pérennité de certaines œuvres. Il aurait tendance à augmenter dans la catégorie albums et à rester stationnaire dans la catégorie livre ;

 – les conditions de distribution et de mise en place constituent encore bien des obstacles à la percée du livre pour la jeunesse en France : hormis les grandes surfaces qui représentent 15% des circuits de distribution, mais dont les produits livres sont souvent de médiocre qualité, les libraires assurent 45% de la vente jeunesse. Mais, sur 25 000 points de vente en France, il n’y en a que 2 000 pour la jeunesse ; et sur ce nombre on compte seulement 3 à 400 libraires ayant un rayon jeune très diversifié et 40 à 50 spécialisés jeunesse. Et, comme malgré certains efforts des pouvoirs publics, le réseau de bibliothèques est très inégalement implanté, le livre pour enfants n’est pas présent partout. Il y a donc pour les jeunes, un problème d’accès au livre. Ces déficiences sont compensées en partie par de nombreuses initiatives locales en faveur de la lecture mais en partie seulement selon les départements, ce qui a pour conséquence de renforcer les inégalités culturelles : ce sont les enfants appartenant aux milieux culturels privilégiés qui sont les plus gros consommateurs de livres ; ce sont les enfants appartenant aux milieux les plus défavorisés qui ont le moins de chance de rencontrer le livre et surtout les meilleurs œuvres de la production.

 Les tendances marquantes de la production

     Les albums, on l’a noté, ont opéré une véritable révolution graphique et culturelle, ce qui a modifié le paysage du livre d’images mais aussi des publics auxquels ils s’adressent maintenant. Les premiers bénéficiaires ont été bien sûr les jeunes enfants : cette tranche d’âge a bénéficié ainsi d’une floraison exceptionnelle de talents nouveaux tout en voyant son patrimoine se consolider et s’élargir avec l’extension du catalogue du Père Castor et l’arrivée de nouveaux éditeurs dans ce créneau. Mais les albums débordent aujourd’hui ce public : certaines œuvres illustrées de format albums s’adressent à d’autres catégories de la jeunesse (par exemple Thomas et l’infini de Michel Déon, illustré par Etienne Delessert aux éditions Gallimard). On peut donc parler d’une mutation éditoriale importante dans l’habitude des producteurs et des lecteurs.

     Mais le deuxième phénomène qui a modifié la physionomie de l’édition française pour la jeunesse durant cette période est l’essor foudroyant du livre de poche. Une première expérience tentée par Madame Rageot en 1971 resta sans lendemain. C’est Jean Fabre qui depuis 1975 a repris l’idée avec « Renard Poche » et « Lutin Poche ». Deux ans plus tard,   Gallimard lance sa fameuse collection « Folio Junior » qui comporte maintenant trois cents titres dont un tiers « d’œuvres maison », un tiers de reprises d’albums publiés par des confrères français, un tiers d’inédits français ou étrangers : de grands textes admirablement relayés par une mise en page et des illustrations d’époque ou signées des meilleurs artistes contemporains ; Gallimard s’intéresse aussi à l’image en poche avec « Folio Benjamin ». Magnard avec « Tire Lire Poche », Bordas avec « Aux quatre coins du temps », Hachette avec « le Livre de poche jeunesse », Nathan avec « Arc en poche », Casterman avec « l’Ami de poche », « Croque Livres », l’Atelier du Père Castor avec « Castor poche » se lancent à leur tour dans l’aventure. On compte en tout une vingtaine de collections de poche qui couvrent de petits livres d’images provenant ou non de réductions d’albums, des contes, légendes et romans pour moins de 8 ans, 8-12 ans, plus de 12 ans, des anthologies de poésie, des documentaires. Depuis cette percée du livre de poche, les jeunes et notamment les écoliers, ont à leur disposition, dans un conditionnement agréable et bon marché, les grands textes d’hier et d’aujourd’hui, français et étrangers. Mais la création littéraire dans ce secteur marque un peu le pas.

     La catégorie des documentaires pour la jeunesse est en pleine ébullition : ces livres représentent près de 50% des productions pour la jeunesse et ils ont tendance à proliférer dans le plus grand désordre, d’autant que la bataille du documentaire fait rage actuellement entre les éditeurs. Dans cette catégorie, il y a eu et il y a toujours beaucoup de faux documentaires aux sujets trop globalisants ou trop émiettés, aux images accompagnées de textes insignifiants ; il y a encore beaucoup de traductions et de coproductions qui relaient parfois, dans des adaptations mal transcrites, des informations mal adaptées ou non datées. Mais on observe aussi une part croissante d’œuvres françaises originales. Actuellement, la production française aligne trente collections publiées par quinze éditeurs, qui relèvent vraiment de l’information scientifique et technique. Certains thèmes sont surexploités : la nature, les animaux ; d’autres sont insuffisamment abordés : la chimie, la physique, la biologie, les objets, les techniques. Mais, fait étrange selon l’enquête du CRILJ de 1982, les enfants préfèrent pour s’informer sur le plan scientifique et technique : 1) regarder la télévision, 2) aller dans les musées, 3) consulter un livre. Il y a certainement à rechercher une meilleure adéquation entre les besoins des lecteurs, la demande des scientifiques et les offres des éditeurs.

     Dans la catégorie romans, contes et légendes, la situation est plus contrastée et plus inquiétante. Il existe quatre vingt collections bien étoffées et bien réparties pour lecteurs débutants, bons lecteurs, lecteurs chevronnés. Le développement de certaines d’entre elles en format de poche les rendent plus accessibles. Mais on constate aussi que :

– certaines valeurs sûres ne font plus autant recette sauf quand cette lecture est imposée par l’école ou par la famille. Certaines œuvres échappent bien sûr à ce désintérêt (Alphonse Daudet, Antoine de Saint Exupéry, Jules Renard, Mark Twain) ;

 – le roman social pour adolescents qui a été très en vogue après 1968 n’inspire plus aujourd’hui ni les éditeurs ni les lecteurs ;

 – les livres d’humour et d’aventures si recherchés par les 8-12 ans font quelque peu défaut ;

 – un genre en vogue depuis peu : les livres avec jeux de rôles et les interactions où le lecteur construit sa propre histoire mais où le livre reste maître du jeu (collection « Un livre dont vous êtes le héros », Ed. Gallimard) ;

 – les traductions dans le domaine des œuvres littéraires l’emportent largement sur les œuvres d’expression française. La production française qui avait aligné durant les années 1970-1980 un certain nombre de grands auteurs (Coué, Pelot, Solet, Garel, Massepain) semble avoir du mal à assurer la relève ; pourtant aux dires de certains éditeurs, de jeunes auteurs commencent à faire leur percée et à connaître le succès ;

 – comme sur le plan des tirages annuels, la production paraît étalée, la situation n’est pas alarmante mais le renouvellement des œuvres de fiction doit préoccuper tous ceux qui s’intéressent à la littérature de jeunesse. 

     On peut ajouter un mot sur la Bande Dessinée. La B.D. a fait, en France, après mai 1968, un saut décisif : cantonnée jusqu’alors dans le monde des enfants, elle a conquis subitement et rapidement en deux ans le monde des adultes. De nouveaux créateurs, pas toujours chevronnés, se sont mis à raconter leurs phantasmes. Gros succès temporaires puis usure du genre. On revient aujourd’hui aux qualités du scénario et du graphisme. Mais le tirage global annuel s’en est ressenti (baisse de 30% en cinq ans) ; le nombre des réimpressions l’emporte maintenant sur les nouveautés ; et le tirage moyen par titre est tombé en cinq ans de 27 000 à 14 000, ce qui pose problème quand on connaît le coût des investissements dans ce genre de production. On note toutefois une remontée de ce tirage moyen en 1984.

     On ne peut clore ce chapitre sur la production sans évoquer l’image de marque du livre français pour la jeunesse à l’étranger. Cette image a profondément changé en quinze ans. D’abord un certain nombre d’auteurs et d’illustrateurs de notre pays ont atteint une notoriété internationale : une preuve toute récente en est le grand prix attribué cette année et pour la première fois, par la Biennale Internationale de l’Illustration de Bratislava, à un français, Frédéric Clément. Ensuite les éditeurs français ont acquis maintenant un savoir-faire qui les place en concurrence avec les producteurs étrangers les plus compétitifs : ils ont appris à manipuler les mécanismes complexes de la co-édition, à calculer pour certains leurs ratios économiques sur une exploitation internationale, à implanter pour d’autres des agents ou des filiales à l’étranger, voire, ce qui est plus rare, à vendre, comme les packagers anglo-saxons, leurs projets clé en main de conception et de fabrication. C’est pourquoi on peut espérer dans les années à venir un rayonnement plus grand de la production française mais aussi un développement de la création dans notre pays.

Un environnement culturel favorable à la lecture

     Ce retour en force de la littérature de jeunesse dans notre pays n’a été possible que parce que l’environnement culturel s’y est prêté. Certes cet essor est d’abord le fruit de l’innovation des éditeurs et des créateurs. Mais que serait-il advenu de ces efforts, auraient-ils même été engagés si les milieux éducatifs et culturels n’avaient pas favorisé et soutenu cette action ?

     L’école a reconsidéré, depuis quinze ans, dans son discours et dans ses pratiques, sinon toujours dans les moyens, la place du livre pour enfants. Des groupements comme le Groupe Français d’Education Nouvelle (GFEN), les groupes Freinet, l’Association Française pour la lecture (AFL) ont beaucoup fait pour l’éveil à la lecture, le plaisir de lire, l’expression de l’enfant. Les enseignants eux-mêmes ont bénéficié, non sans difficultés, de possibilités de formation à la littérature de jeunesse. Le développement des Bibliothèques Centres Documentaires (BCD) dans le premier degré, des Centres de Documentation et d’Information (CDI) dans le second degré, contribuent maintenant à faciliter l’accès de l’enfant aux livres, à l’inciter à l’utiliser pour son plaisir ou pour son travail scolaire. Les Projets d’Action Educative (PAE) introduisent des activités sur la lecture et des intervenants extérieurs (éditeurs, auteurs, illustrateurs) au sein même de l’école et contribuent à motiver les élèves pour la lecture. Cet aspect du problème a déjà été développé par ailleurs.

     Des institutions, comme les bibliothèques, les centres culturels ont beaucoup investi pour créer ce climat d’intérêt autour de la lecture en développant non seulement toutes les procédures traditionnelles comme l’heure du conte mais aussi toutes les ressources nouvelles qu’apporte une animation bien comprise dans ce domaine.

     Des associations comme « La Joie par les Livres », avec ses groupes de critiques, ses matériaux d’information, son action au niveau international et national, comme « Loisirs Jeunes » avec ses diplômes annuels et en particulier le prix graphique du Livre pour enfants créé en 1972, des vitrines comme la Bibliothèque des Enfants du Centre Pompidou, des organisations comme les Francs et Franches Camarades, Culture et Bibliothèques pour Tous, contribuent à faire connaître et soutenir les meilleures réalisations en faveur du livre et de la lecture.

     Mais plus originale encore est sans doute l’action du Centre de Recherche et d’Information du Livre de Jeunesse (CRILJ), créé en 1974, qui réunit en son sein, au niveau national et régional, des représentants de toutes les professions intéressées au problème du livre pour enfants (éditeurs, auteurs, illustrateurs, libraires, critiques, chercheurs, enseignants, bibliothécaires, animateurs culturels). Son existence et ses nombreuses initiatives favorisent des confrontations interdisciplinaires et interprofessionnelles à divers échelons et des actions communes sur le terrain grâce à ses vingt cinq sections régionales : circulation de malles de livres, débats, journées d’études, stages, interventions dans les écoles, animation, fête du livre. Le CRILJ ouvre aussi ses portes aux livres d’enfants dans des lieux ou des secteurs où jusqu’à présent il n’avait pas sa place : salons, professions médicales…

     On ne compte plus aujourd’hui en France les manifestations sur le livre et la lecture (colloques, semaines de la lecture, journées de formation, expositions, cycles de conteurs…).

    Parmi les événements les plus significatifs de ces dernières années, on peut relever :

 – sur les nouvelles pratiques de la lecture, les rapports entre culture orale et écrite : le colloque international du CRILJ « Le livre dans la vie quotidienne de l’enfant » en 1979.

 – sur la création : le colloque national du CRILJ en 1982.

 – sur les illustrateurs : les expositions : « L’enfant et les images » organisée par le Musée des Arts Décoratifs en 1973, « la littérature en couleurs » organisée par la SPME en 1984, « Images à la page » organisée par le Centre Pompidou en 1985, mais aussi les expositions des illustrateurs pour enfants aux Salons du Livre et au Salons des Illustrateurs à Paris.

 – sur l’information scientifique et technique : les colloques nationaux de Strasbourg, de Paris, de Toulouse, de Marly mais aussi la mise en place d’un observatoire du livre et de la presse scientifique et technique pour les enfants avec le concours des pouvoirs publics, de musées, des associations spécialisées et des scientifiques eux-mêmes ; l’expérience pilote de recherche sur ordinateur des livres scientifiques et techniques menée avec des enfants par le CRILJ.

 – sur l’enfant et la poésie : un colloque national en avril 1986 organisé par le CRILJ.

 – en faveur de certaines catégories particulières d’enfants (enfants handicapés, enfants du Quart-Monde, enfants de travailleurs migrants) : de nombreuses initiatives d’associations des ouvrages originaux (ouvrages bilingues, ouvrages pour mal-voyants) des bibliographies thématiques, des rencontres spécialisées.

     Au-delà de cette énumération un peu sèche, il faut bien voir que nous assistons en France à un renouveau d’intérêt et à un redéploiement des actions en faveur de la lecture à tous les niveaux. Cette vogue touche les professionnels, la recherche, les milieux éducatifs et culturels et beaucoup de bénévoles. On regrettera toutefois que cette vitalité de la littérature de jeunesse ne soit pas suffisamment prise en compte par les autres médias : la grande presse et la télévision ne lui consacrent que peu de place. Il reste encore à toucher efficacement les premiers intéressés : les parents et les enfants eux-mêmes car avant d’amener l’enfant à la lecture, il convient d’amener le livre à l’enfant.

     Cette prise de conscience globale, ce concours de toutes les forces vives dans cette bataille de la lecture peuvent à terme changer le rapport de forces entre les médias mais aussi contribuer au développement culturel de l’enfant et du citoyen.

     « La lecture, disait Jacques Rigaud lors du colloque de 1979, apparaît comme quelque chose de paradoxal. Il n’y a pas en effet d’activité plus individuelle parfois même plus solitaire et qui en même temps soit davantage subordonnée à un environnement, à une vie collective, à un rapport social. Les nouvelles approches de la lecture sont étroitement liées à un contexte culturel d’innovation, de changement, de prise de responsabilités par les communautés ». Je crois que nous en faisons tous en ce moment l’expérience.

 Conférence donnée à Padoue en octobre 1985 au colloque franco-italien sur Lecture et Temps Libre pour la Jeunesse, dans le cadre des manifestations du 10ième Prix Européen de littérature pour la jeunesse.

( texte paru dans le n° 27 – janvier 1986 – du bulletin du CRILJ )

  colloque

S’intéressant particulièrement à la presse pour l’enfance et la jeunesse, Eudes de la Potterie fonde, en 1946, au sein des éditions Fleurus, un centre de documentation où il rassemble, quarante années durant, la totalité des publications périodiques francophones pour la jeunesse, un fort échantillonnage de publications étrangères et une très riche documentation sur le sujet. Cette collection est désormais, par convention, déposée à la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image d’Angoulème. Actif au sein du Bureau International Catholique de l’Enfance, président de 1963 à 1974 de l’ADBS (Association des professionnels de l’information et de la documentation), Eudes de la Potterie siégea, dès 1949, à la Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l’enfance et à l’adolescence. Homme de dialogue, il fut un administrateur du CRILJ aux contributions toujours parfaitement documentées.

 

 

 

 

Réflexion sur la création

 

 

 

 

 

 

Réflexion sur la création

par Madeleine Gilard

Pour quoi écrit-on ?

Il y a une telle variété de motivations qu’on a du mal à dégager une idée et à s’y tenir. On écrit souvent parce qu’on étoufferait sans cela.

L’écrivain allemand, Ludwig Renn, a dit un jour, dans une interview en France, que son père et son frère aîné étaient doués d’une grande facilité de parole. Se trouvant muet devant eux, il a plongé dans l’écriture.

On écrit aussi parce que l’on a vécu une expérience qui vous paraît unique. Si elle est bien racontée, transposée, avec authenticité, et colorée par la personnalité de l’auteur, elle aura peut-être bien ce caractère unique.

On peut écrire pour se souvenir, ou pour compenser ce qui a pu manquer dans une vie, pour compléter.

Il arrive que l’on écrive parce que l’on vous dit : « Vous qui racontez si bien les histoires, il faut les écrire. » Ce peut être parfait ; ce peut être désolant. Les enfants, petits-enfants ou élèves ont pu écouter avec ravissement une voix connue et aimée, mais sur le papier, on peut trouver un récit mièvre en paroles banales. Il faut cependant ne pas se décourager et travailler pour faire passer dans l’écriture le charme du récit oral. Je crois fermement à la possibilité de s’améliorer dans le domaine de l’écriture comme dans beaucoup d’autres.

Il y a pourtant bien des dangers et des tentations dans ce travail d’écrivain. Pour les auteurs féconds, qui ont de la facilité, du brillant, ce doit être presque irrésistible d’écrire vite, fréquemment, pour le plaisir de produire, d’être imprimé, d’être lu, et, pourquoi ne pas le dire, pour recevoir son droit d’auteur. Il est difficile, me semble-t-il qu’une production trop abondante reste toujours à son plus haut niveau de qualité.

Vivre de sa plume, c’est parfois normal et inévitable, mais c’est un danger à ne pas négliger. On est trop tenté d’aller vite. D’accepter n’importe quelle commande. Je ne sais si c’est fréquent. A un moment le bruit courait qu’écrire pour les enfants rapportaient. Je n’oublie pas que bien des chefs-d’œuvre en peinture ou en musique sont des œuvres de commande. Pour la littérature, j’en suis moins sûre. Cependant, il est des cas individuels et tout le monde n’a pas la chance d’avoir un gagne-pain qui permette de vivre et faire vivre les siens, en gardant aussi le temps, le temps, le goût et la force d’écrire.

Autant d’individualités, autant de façon d’écrire. Tout peut être valable si c’est fait de bonne foi. Aussi bien le roman d’aventures à la Jules Verne, que le roman d’anticipation moderne, le roman de la vie quotidienne, le roman psychologique.

Pour la jeunesse, il existe, bien entendu, des contraintes, mais pas plus que pour un écrivain qui s’adresse aux adultes, à moins que l’on ne considère le pêle-mêle et le laxisme comme une nécessité de l’écriture moderne.

Pour qui écrit-on ?

La réponse, là aussi, varie selon les individualités.

Je suppose que certains écrivains ont en tête des lecteurs bien définis, d’autres, anonymes, tout en étant réels, auxquels ils souhaitent s’adresser. Kipling a écrit pour « la mieux aimée » qu’il avait perdue. On peut aussi écrire sans penser au public, en égoïste, pour soi. Mais si l’on est de bonne foi et le thème intéressant, je pense qu’il y aura un public et que le jeune lecteur pourra dire : « C’est moi, me voilà ». Je ne veux pas parler spécialement d’autobiographie. Le lecteur peut se rencontrer à travers le personnage que l’auteur est ou aurait voulu être et dont il invente une représentation projetée hors de lui.

Les livres pour les « jusqu’à dix ans » sont ceux qui présentent, à mon avis, le moins de problèmes. Si l’on a un peu de fantaisie, d’observation, le souvenir spontané de sa propre attitude d’enfant, et le don d’observer les jeunes autour de soi, on risque souvent de réussir. Bien entendu, pour cette tranche d’âge – et aussi pour des enfants plus âgés – il y a le danger de moraliser, de guider. C’est une tentation sournoise, difficile à éviter. On est naturellement amené au « Fais pas ci, fais pas ça » et « Voilà comment il faudrait vivre ». Il ne faut pas craindre d’éviter les fins heureuses, si la logique de l’histoire ne le veut pas. Des parents divorcés peuvent rester séparés, des grands-parents aimés peuvent mourir. J’ai souvent parlé avec Marc Soriano de cette très réelle notion et préoccupation de la mort qui existe chez les enfants, et l’on devrait en tenir compte.

Dans les romans pour les 10-12 ans, je ne sais pas si l’on continue à insister sur la nécessité de les confronter aux « problèmes ». C’est un grand point d’interrogation. Dans le monde où nous vivons, on peut se demander si on a le droit de peindre un milieu douillet, empli de tendresse, alors que les enfants voient la violence autour d’eux, souvent parmi eux, de même que sa présentation sur les écrans. Lorsqu’on fait évoluer son petit monde où règnent la gaieté, l’ordre et l’affection, on se demande si on n’est pas en train d’écrire pour un petit nombre de favorisés, de faire un livre d’évasion, sans plus. C’est dans ce domaine que je situerai fortement la responsabilité du créateur. Pour faire vrai, on sera amené à parler de la violence, du marginalisme, du chômage et de la drogue, mais il faudrait s’arranger pour qu’à la fin, en quelques pages, l’espoir apparaisse pas de façon artificielle par l’intervention de personnages positifs, relativement muets jusque là ou soudainement apparus. On est tenté de le faire si l’on est soi-même habité par l’espoir. A-t-on tort ? Raison ? Si la logique de l’intrigue, la psychologie des personnages le permettent, alors, oui, il serait bon d’ouvrir la fenêtre sur un avenir meilleur.

Il y a un grand besoin d’amour et de sécurité chez les jeunes, même s’ils affectent le cynisme et l’indifférence ; et pas seulement chez les petits. J’ai été frappée une fois, par une émission télévisée qui présentait quelques scènes de l’Aiglon de Rostand devant un groupe de lycéens. Ils restèrent d’abord muets et fermés, puis ils parlèrent et plusieurs garçons que l’ombre de Napoléon paraissait laisser indifférents ont demandé avec étonnement, avec chagrin : « Mais sa mère, Marie-Louise, elle ne l’aimait donc pas ? »

Ceux-là ont peut-être besoin de trouver dans les livres des mal-aimés, mais des mal-aimés capable de chérir les autres et qui se préparent à aimer leurs futurs enfants…

Je regrette de ne pas voir plus souvent des romans mettant en scène des personnages dans leur travail quotidien. Souvent, l’on a vu dépeindre des carrières de sportifs, pilotes d’essai, danseuses, mais les auteurs semblent moins tentés par les débuts dans les métiers techniques ou manuels, la vie d’apprentis dans la mécanique, la boulangerie, la vente en magasin, la coiffure, la tenue de la caisse, la poste, le secrétariat, etc. avec tous les drames et comédies de chaque jour que cela peut comporter. Je ne parle pas de faire du roman populiste et s’il l’on veut décrire des tâches dans l’électronique ou le laboratoire de physiologie, pourquoi pas ? Je suis trop âgée; personnellement, pour me lancer dans des stages qui me révèleraient le mécanisme intérieur de certains métiers, mais je souhaiterais que de jeunes confrères et consœurs le fassent. J’ai connu des écrivains doués qui avaient fait de la musique de groupe, conduit des marionnettes à travers la France et l’Europe. Si on leur suggérait de trouver là un cadre pour leur prochain roman ou livre-document, ils paraissaient indécis, et le prochain manuscrit était souvent une fantaisie non dépourvue de qualité d’écriture mais se complaisant dans l’irréel et le fantastique. Faut-il devenir vieux pour attacher du prix, un climat aussi bien dramatique que comique au vécu de tous les jours ?

Pour en revenir aux thèmes difficiles de la violence, de la guerre, de la drogue, etc. et aborder en même temps la question des livres pour adolescents (les Américains disent « jeunes adultes »), ces thèmes ne seraient-ils souvent pas mieux traités dans des livres-documents et les jeunes ne les liraient-ils pas plus volontiers que des « romans pour adolescents » ?

Sur la sexualité, par exemple, il existe et il existera des essais et des livres-documents fort bien faits. Ce n’est pas que la question soit à exclure des romans, nous n’en sommes plus là. Mais souvent, il m’a semblé que l’auteur se forçait pour en parler, parce que l’évolution des mœurs le veut, et qu’il en résultait un curieux mélange de froideur et d’une certaine brutalité. Cela choquait à cause du manque d’émotion.

On se demande parfois, pourquoi les écrivains pour adultes se sentiraient forcés de pimenter leur ouvrage d’érotisme si cela ne les amuse pas, ni ne répond à leur mode d’interprétation de la vie par l’écriture. De même, l’auteur pour jeunesse n’est pas tenu d’aborder les relations sexuelles si son sujet ne l’exige pas. Et, s’il le fait, ne peut-il pas écrire si tel est son penchant, avec naturel et discrétion, comme il aborderait le sujet dans une conversation intime avec des amis. Il existe un art de l’ellipse et de l’allusion, de l’évocation en sous-expression. Après tout, bien que les jeunes aient un parlé fort cru, on trouve souvent chez eux une grande pudeur à respecter.

Je souhaiterais qu’on puisse réunir devant le public, par les médias, des auteurs pour la jeunesse qui disent comment ils ont commencé à écrire, comment cette maladie leur est venue, quels sont leurs découragements, leurs enthousiasmes, ce qu’ils éprouvent à la lecture des premières épreuves. Je souhaiterais des réunions d’auteurs, d’éditeurs, de bibliothécaires, d’enseignants et d’animateurs qui soient aussi vivantes, touchantes, drôles et même éclatant en chahut, en conflits et ces querelles où tout le monde parle à la fois, bref chargées de cette atmosphère qui fait une grand part du succès de certaines émissions célèbres. Si le public pouvait recevoir cela, il me semble que le respect, l’estime et la curiosité pour le livre de jeunesse et ceux qui le font ne feraient que croitre.

( texte paru dans le n° 22 – février 1984 – du bulletin du CRILJ )

madeleine gilard

Née en Espagne d’une famille d’origine protestante, passant ses étés en France, Madeleine Gilard apprend à lire avec son grand-père paternel pasteur dans le Sud-Ouest. Ayant fait toutes ses études à la maison, ne possédant aucun diplôme, elle maitrisera parfaitement, outre le français et l’espagnol, l’anglais, l’allemand et le russe. Vie de bureau pendant près de cinquante ans puis aux éditions La Farandole comme secrétaire littéraire. Paulette Michel, secrétaire administrative, la pousse à écrire et, en 1956, est publié un premier album, Le bouton rouge, illustré par Bernadette Desprès. Près de trente ouvrages suivront, pour tous les âges, dans une veine réaliste proche de Colette Vivier. Notons Anne et le mini-club (1968), La jeune fille au manchon (1972), Camille (1984). Madeleine Gilard a reçu en 1983 le Grand Prix de Littérature Enfantine de la Ville de Paris pour l’ensemble de son œuvre.

Petits cailloux de création

     Si écrire fait partie d’une nécessité et d’un désir profondément ancré en moi-même, n’y aurait-il pas, dans cet acte, égoïsme mais aussi don et appel incertain vers l’autre ?

     Tout être ne vit-il pas d’intenses moments qui le marquent et l’écrivain n’est-il pas celui qui se laisse aller à les écrire même si cela lui demande energie, courage et entêtement ?

     N’éprouve-t-il pas alors une distance avec les propres évènements de sa vie, accompagnés d’un certain bien-être, soulagement et plaisir d’avoir créé ce texte ?

     Mais l’écrivain ne cherche-t-il pas, au-delà de sa question primordiale, à donner une universalité à son récit ? Il souhaite secrètement que chaque lecteur vive cette histoire, non seulement comme la sienne, mais aussi comme le reflet qui porte les signes d’universalité.

     Ecrire c’est capter la sensibilité, les sentiments, décrire de l’intérieur le cercle du ressenti d’un être ainsi que la construction de ses pensées.

     Mais c’est aussi développer les cercles extérieurs, le lieu de naissance, les paysages d’enfance, la lumière, la faune, la flore, toute cette extériorité qui influence. Ce sont aussi les lieux de vie, campagne ou cité, ainsi que tous ceux qui nous entoure, protègent, vivent ensemble.

     Ecrire, c’est nouer les fils d’une tapisserie autour de la mémoire d’un groupe. Ecrire, cercle après cercle, c’est voir naître personnages et monde, sensibilité et pensées, afin que le lecteur puisse s’identifier et reçoive quelque réponse à ses propres interrogations.

 ( article paru dans le n°70 – juin 2001 – du bulletin du CRILJ )

 rolande causse

Rolande Causse travaille dans l’édition depuis 1964. Elle anime, à partir de 1975, de nombreux ateliers de lecture et d’écriture et met en place, à Montreuil, en 1984, le premier Festival Enfants-Jeunes. Une très belle exposition Bébé bouquine, les autres aussi en 1985. Emissions de télévision, conférences et débats, formation permanente jalonnent également son parcours. Parmi ses ouvrages pour l’enfance et la jeunesse : Mère absente, fille tourmente (1983) Les enfants d’Izieu (1989), Le petit Marcel Proust (2005). Nombeux autres titres à propos de langue française et, pour les prescripteurs, plusieurs essais dont Le guide des meilleurs livres pour enfants (1994) et Qui lit petit lit toute sa vie (2005). Rolande Causse est au conseil d’administration du CRILJ.