Les difficultés de la création

 

« L’inédit fait peur aux adules, il ne fait pas peur aux enfants »

    L’adulte fait bagarre aux productions nouvelles de toutes ses forces, se rassurant avec les valeurs sûres : contes et mythes, qui nous rattachent à nos racines, textes d’auteurs devenus classiques, mais dont les thèmes parlent d’un monde déjà révolu. Parler du monde contemporain effraie.

   Personnellement, il m’a semblé capital que les enfants retrouvent dans leurs lectures le monde dans lequel ils vivent sans pour autant sacrifier l’imaginaire et la poésie.

    Je suis un des rares éditeurs à n’avoir publié depuis vingt cinq ans que des œuvres inédites, mais j’avoue qu’il faut y croire et avoir derrière soi, ce qui fut ma chance, une maison d’édition scolaire à la carrure solide qui m’a permis de faire mes petits essais de laboratoire.

    Faire accoucher sur le marché des auteurs et des illustrateurs jusqu’alors inconnus est une entreprise aujourd’hui parfaitement démentielle alors que la grande majorité des enseignants, des parents passent leur temps à installer des chevaux de frise sur leur plage personnelle pour ne pas avoir à se remettre en question sous l’assaut de ces nouveautés dérangeantes (il y aurait notamment beaucoup à dire sur l’anthropomorphisme animal qui évite aux humains de se mettre à découvert…). Je comprends la politique éditoriale mitigée de nombre de mes confrères (je viens d’y sacrifier dans ma collection pour adolescents, et, serai-je en mesure de résister pour les autres collections ?).

    J’ai lancé « Tire Lire Poche » pour que le gosse achète lui-même son livre. Je l’ai voulue comme une collection tremplin, par comme une fin en soi, destinée à débloquer à la lecture les gosses qui ne lisent plus ou peu. Je suis partie du terrain, c’est-à-dire d’une connaissance des besoins de l’enfant à partir de nombreux entretiens dans des classes avec des enseignants ouverts, conscients des problèmes de lecture criants dans notre société en mutation. Tout enfant a le droit de découvrir le plaisir de lire et pas seulement une certaine élite.

    Je n’ai publiée que lorsque des preuves réelles d’intérêt et de déblocage à la lecture avaient été constatées après la lecture des manuscrits « Tire Lire ».

    Des enseignants, des documentalistes, des conseillères pédagogiques ont participé à ce travail. Le résultat, à mon sens extrêmement positif auquel je suis heureuse d’avoir pu atteindre, c’est que l’enfant qui a pu lire deux ou trois « Tire Lire » est ensuite apte à lire seul des œuvres plus difficiles et plus élaborées qu’il n’aurait pu aborder d’emblée.

   L’enfant qui, par exemple a lu avec passion, le mot n’est pas trop fort, Pépé révolution de Jean-Paul Nozière, porte un regard nouveau (et non plus conditionné par l’adulte) sur le troisième âge.

    Mais trop de problèmes contemporains risquent de placer les adultes dans des situations gênantes et l’adulte n’accepte pas d’être mis en question, voire piégé par l’enfant et d’avoir à dialoguer avec lui, comme s’il avait à se disculper alors qu’il s’agit de tenter de communiquer.

    Le dialogue ne débouche-t-il pas sur la confiance réciproque et sur une plus grande ouverture d’esprit, à partir de points de vue divergents ? C’est mon sentiment.

    Si « Tire Lire » touche aujourd’hui le grand public par l’intermédiaire de libraires jusqu’alors réticents, c’est grâce à l’action d’enseignants qui ont accepté de tester les ouvrages manuscrits et qui devant les réactions fructueuses et positives obtenues, ont tenu à contribuer à les faire connaître autour d’eux.

(texte paru dans le n° 18 – 15 décembre 1982 – du bulletin du CRILJ)

 

Née à Guéret (Creuse), Thérèse Roche a passé son enfance dans la maison familiale, en pleine nature, et dans la librairie de sa grand-mère. Elève au lycée Fénelon à Paris, puis études de droit, licence ès lettres et diplôme d’études supérieures. Directrice, de 1958 à 1988, des productions pour la jeunesse des éditions Magnard (collections « Fantasia » , « Le temps d’un livre », « Tire lire poche » et nombreux albums). Thérèse Roche publie son premier livre pour la jeunesse, Le Naviluk, en 1983, roman qui reçoit le Prix de la Science-fiction française pour la jeunesse. Nombreux titres, chez Magnard, et dans la collection d’ouvrages à prix réduit « Lire c’est partir » de Vincent Safrat. Depuis 1989, existence tranquille entre écriture et interventions dans les bibliothèques, établissements scolaires et salons du livre. « L’une des plus grandes joies que j’éprouve est de dialoguer avec ses jeunes lecteurs. »

Alice Piguet

 

     » Pourquoi j’écris pour les jeunes ? Parce que je les aime et parce que c’est difficile.

     J’ai eu le privilège d’être élevée par une mère exigeante qui combattait la bassesse d’âme, la petitesse d’esprit, mais respectait les dons d’enfance.

     J’ai grandi, de ce fait, sans me dépouiller de cette aura spéciale aux jeunes et aux peuplades primitives. Bref, j’ai été mal élevée, si l’on s’en tient aux critères conventionnels, mais je me trouve de plain-pied avec les enfants et je préfère leur compagnie à celle des adultes.

     En littérature, le roman pour enfants est le genre le plus difficile qui soit. Il y faut, non seulement une grande aisance de langue, mais encore un sens développé de la construction : un mauvais synopsis ne retient pas l’attention des jeunes lecteurs.

     A cela, il  faut ajouter des clartés sur la vie de la nation, les mœurs, les nouvelles méthodes d’éducation, les progrès de la science, la psychologie et l’optique enfantine, la camaraderie, le sport. Cet ensemble de connaissances doit demeurer en toile de fond et ne jamais montrer le bout de l’oreille.

     L’auteur doit s’amuser en écrivant et seulement s’amuser.

    Ecrire pour les enfants, comme c’est gentil ! Comme j’aimerais ! s’écrient les femmes du monde. Eh là, mesdames, en échange de tout ce travail, qu’obtiendrez-vous ? La rentabilité ? Médiocre. La considération ? Nulle. En France, un écrivain pour les jeunes est un écrivain qui n’a pas su faire autre chose. Reste l’amour que les enfants portent à l’auteur à travers ses héros, et c’est cela la vraie récompense.

     Mais quoi, s’occuper des jeunes, n’est-ce pas tenter de les aider à devenir des hommes ? C’est dans cet espoir que j’écris. J’écris me servant plus souvent des ciseaux et de la gomme que du stylo. Et je sais bien que j’écrirai jusqu’à mon dernier souffle, parce que le livre, le vrai, celui qui portera enfin toute la chaleur de mon esprit est de mon cœur est encore à naître. »

     C’est cette Alice-là, transcendée, qui m’apparut à travers la petite dame d’un âge certain qui poussa un jour la porte de mon bureau. Ce fut elle l’instigatrice de notre collabotation auteur-éditeur qui, de 1965 à 1978, donna naissance à la trilogie des Tonio, à Traine les cœurs et à Tremblez Godons.

     Je savais à quel point elle était agacée parfois par des remarques du comité de lecture qui, disait-elle, n’avait absolument rien compris à sa démarche, combien elle était irritée des lenteurs éditoriales, par des délais trop longs de parution. Elle faisait partie sans nul doute de ce que j’appelais les « auteurs-oursins ». Mais elle fut certainement celui d’entre eux avec lequel j’entretins des relations de travail les plus passionnantes, dès que j’avais sauté par-dessus les fils barbelés de ses récriminations.

     Je lui demandais un jour de m’expliquer cette passion pour l’Histoire. Elle me démontra combien il était capital que les jeunes d’aujourd’hui ne se croient pas le fruit d’une génération spontanée, mais l’aboutissement de l’évolition qui leur a donné naissance. Elle m’expliqua le plaisir intense qu’elle éprouvait à se documenter, la joie de comparer sa propre vie à celles d’autres temps, révolus, et de pouvoir ainsi relâcher la pression du quotidien et les inévitables tâches matérielles et soucis qu’elle engendre.

      » Après les notes, les fiches, enfin toute la compilation, vient le temps de me laisser vivre avec mes personnages, de leur donner vie et forme à partir de ce que j’ai pu apprendre sur leur époque. C’est exaltant de penser que mes lecteurs vont s’enrichir à leur tour de ce dont le me suis enrichie, et peut-être se révéler à eux-mêmes à travers mes histoires. »

     Cette possible maïeutique la stimulait tout particulièrement : « Quand mes romans sont mûrs, je les cueille. » J’entendais : quand j’ai porté mes romans en certain temps dans ma tête, je les écris.

     Elle n’éprouvait aucune honte à avouer qu’elle écrivait pour les enfants, bien au contraire, et elle se moquait de ceux qui, disait-elle, se vantent, non sans une « prétention matinée d’hypocrisie » de faire avant tout une œuvre littéraire, sans viser un public déterminé.

     Alice Piguet contribua comme Pierre Devaux, René Guillot, Léonce Bourlaguiet, Claude Cénac, Nicole Ciravégna, Pierre Debresse, Susie Arnaud-Valence, Robert Escarpit et bien d’autres auteurs à enrichir de textes de qualité la collection « Fantasia » qu’alors je dirigeait. Parmi eux, certains nous ont quitté, mais ils survivent dans leurs œuvres comme témoins, pour les jeunes d’aujourd’hui, de valeurs auxquelles le temps n’oppose pas de barrière.

     Alice Piguet a désormais franchi le miroir des apparences. Au revoir, chère Alice – par delà l’espace et le temps.

 ( texte publié dans le numéro 48/49 – avril 1993 – du bulletin du CRILJ )

piguet

 Née à Nîmes en 1901, découvrant le pouvoir de la littérature à sept ans en lisant Les mémoires d’un âne, Alice Piguet aura vécu sous le signe de l’enfance : garderies et visites aux enfants malades dès sa classe de philosophie, articles dans un petit journal, éducation de ses propres enfants, intérêt marqué pour la pédagogie nouvelle, contribution régulière à la page des jeunes de La mode pratique, institutrice dans un village de Saône-et-Loire, écrivain s’adressant, à compter de 1945, principalement aux jeunes lecteurs et, de la fin de la guerre à 1958, membre rapporteur de la Commission de Contrôle de la Presse Juvénile. Hormis pour Thérèse et le jardin (Bourrelier) qui recevra le Prix Jeunesse à l’unanimité des membres du jury, les romans d’Alice Piguet se déroulent tous à des époques éloignés sur lesquelles elle se documente scrupuleusement. Prix Fantasia en 1966 pour Tonio et les Tarboules (Magnard), un de ses meilleurs livres.