Ilié Prépéleac

 

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Jeune maison d’édition, Le Cosmographe (1) organise des rencontres entre des cultures, des langages et des artistes. Dans les parutions de ce début d’année figure Ilié Prépéleac  de Nora Letca et Aglaé Rochette.

     Un récit en deux parties disposées tête-bêche dans un grand album richement illustré. Sur chaque côté de la couverture, l’un à dominante bleue, l’autre jaune, flottent deux poissons baudruches. Nora Letca (au texte) et Aglaé Rochette (à l’image) propulsent un récit organique dans un monde de désordres et de cristallisations strié de moiteurs étouffantes et de bourrasques glaciales. Là, toute parcelle vivante (humaine, chimérique, animale, végétale) s’autogénère et régénère le tout dans une sorte de soupe cosmique défiant les sensations les plus extravagantes. Pour profiter de cette lecture, il est recommandé d’accepter le chaos même s’il n’est pas superflu de savoir se cramponner.  Entre l’un et le multiple, le simple et le complexe la première partie traite d’un étrange phénomène advenu quelque part entre Ciel et Terre : La disparition de Sofia Onéga.

Sur aucune carte, hors des calendriers…

    Dans un décor transhistorique (ruines antiques, village rural, usine aux toits en dents de scie, tours futuristes, viaducs ferroviaires, tarmacs pour frégates fabuleuses) surgit la ville fermée de Panoï. Cette cité, qui ne figure sur aucune carte, est régie par une société matriarcale occulte (direction, administration et patronne anonymes, Institut International de Voyance Céleste, frontières interdites, caméras de surveillance, sentinelles endormies). Le nom du héros (2), les origines roumaines de l’auteure, la toponymie (Moïseï, lac Ïezer, Siméria…), les vêtements des grand-mères nommées babas (longues jupes, foulards aux motifs fleuris) le mobilier (poêle en faïence, tapis brodés) tout respire la Transylvanie et ses légendes métissées. La narratrice (dont le nom coïncide avec celui de l’auteure) décrit, dans la première partie, une ville repliée tirant ses ressources du fer et des fleurs et, dans la seconde partie, l’odyssée de son ami, Ilié Prépéleac (3), seul homme de la ville, parti à la recherche de sa bien-aimée, Sofia Onéga, fleuriste d’un genre peu banal : élevée par des flamants roses dont elle possède la grâce, elle exerce son métier à bord du tramway aérien portant le numéro 1113. La narratrice, qui possède un passé fabuleux (descendante d’une grand-mère ouze, disparue lors de la première course à la voile en solitaire, restituée à sa communauté par des oiseaux migrateurs), parle du monde comme d’un chaudron galactique observé à travers la lucarne illégalement percée sur la façade orientale de sa maison.

… portrait d’une ville effervescente

    La féminité dominante est représentée par l’activité artisanale (poterie, filage, tissage), l’oralité (prédictions, contes) et la reproduction. La vie surgit à la moindre opportunité (un décès, une chaleur étouffante, des matières lumineuses en suspension) : les jeunes filles sortent de la chevelure des vieilles disparues, les planètes pondent des œufs et la floraison des tourne-lunes, fleurs emblématiques de la ville, accélère la germination des salicaires et du Caille-lait blanc, plantes frauduleusement importées de autre côté de la frontière interdite et semées à tous vents, sur le toit des immeubles. Mais les femmes de Panoï sont aussi des scientifiques qui étudient, au sein de l’Institut de Voyance Céleste, la météorologie, l’astronomie, l’astrophysique. Alors que la gravitation baisse, que la pesanteur faiblit, que les êtres sont en lévitation, Ilié Prépéleac découvre une nouvelle planète, enceinte (Hamler 1113). Le langage se met sous pilotage automatique (on baye aux corneilles, on avale des couleuvres), une prophétie s’empare de la ville de Panoï (« L’ombre tombera sur la ville et le ciel germera. Alors le haut sera le bas, le début sera la fin et viendront les jours heureux. ») et Sofia Onéga se dissout dans l’espace.

    Sous un ciel sans point de fuite, le sol pivote et le regard du lecteur est emporté par une force centrifuge dans un tourbillon de lucioles. Des rayons fluorescents repoussent le décor au-delà du bord supérieur de la page, entraînant Ilié Prépéleac vers un ailleurs inexploré, vers sa bien-aimée. Le récit est désormais « dit » par le voyageur (pensées, journal de bord) et par une fileuse (Baba Sorica de l’Institut) dont les prédictions tiennent lieu de péripétie. Absorbé par des rayons cosmiques, Prépéleac, chute cul par-dessus tête de l’autre côté des champs de Tourne-lunes (seconde partie).

A travers les légendes…

    Echoué sur un lit d’ouate, il rencontre baba Sorica, la fileuse d’écumes de Moïseï, un village météore creusé à flanc de baleine et suspendu dans le ciel comme un de ces monastères grecs auxquels on accède par des escaliers. Au ronronnement du rouet et du poêle, la vieille au visage de banquise déroule un de ces périples légendaires attribué aux hommes en mal de destin.  Les préparatifs, classiques, prévoient une monture mythique (hippocampe nourri de charbons ardents), des victuailles magiques (vinaigre d’ortie, graines de cameline) et une assistance surnaturelle (méduse en guise de torche). Insensiblement l’univers se dédouble (est-on encore dans le récit ou déjà dans l’action) et, par réverbérations, le passé revient dans le présent, le présent recycle le passé pour se régénérer. Avancer consiste à se débarrasser de la nostalgie (« ne pas rester captif entre deux mondes »), à traverser un univers échevelé guidé par les voix des conteuses du basmé. (4) Dans un décor en fusion, des lieux fabuleux balisent la quête (village de jeunes filles endormies, caravansérail des Princes du Levant, phare éteint depuis que la lune a été volée…) :  on y croise un bestiaire enchanté (rossignol à flancs roux, cerf aux cornes serties de gemme, truie bleue, éléphant ensorcelé, poisson ailé ou oiseau amphibie), un robot humanoïde, une fée aux cheveux bleus… tout un microcosme issu  des romans de chevalerie et des contes des Mille et une nuits. C’est au lac Ïezer que la chevauchée s’achève, tous les éléments du conte s’effaçant pour laisser place à un jeune centaure ailé fixant fièrement son avenir. Comme métaux en fusion, les corps d’Ilié et de Sofia s’amalgament soudainement : chacun a réalisé un trajet parallèle à travers les reflets interstellaires pour retrouver l’autre. Leur course se termine sur la place d’un marché estival en train de plier bagages.

… l’humanisation du monde

    Intégralement voué au cosmos (hydrogène ionisé, gaz, constellations), le texte vibre d’anciennes légendes : du dieu Vishnou métamorphosé en tortue géante, à Gaïa la déesse mère, de l’œuf cosmique (atome primitif) à la soupe primordiale tout n’est qu’incandescence, combustion, alliage, autant de phénomènes rendus par un assaut de lumières (venues des fenêtres, des lampadaires, des graminées luisantes) et de métamorphoses (de la lune à l’œuf, de l’œuf à la « créature » informe, des 1113 babas pionnières réincarnées dans les 1113 œufs de la planète Hamler). Tandis que le récit avance d’éblouissements en nébulosité, les images, radieuses, installent des ondes jaunes et bleues comme une basse continue : oscillations, sinuosités, irisations. Le texte opère de fréquents décrochements (humour, trivialité) quand l’illustration multiplie les élans, les éclats, les énigmes, l’ensemble charriant le lecteur dans un univers chaotique.  Telles deux forgeronnes, l’auteure et l’illustratrice arrachent leur conte à un terreau opaque, réel et mythique, telles des pépiniéristes elles composent des bouquets avec les savoirs et les croyances œuvrés depuis la nuit des temps pour résoudre l’énigme du vivant. Chaque mot, chaque couleur est une cellule vivante approchant la genèse ignorée du monde.

    Que peuvent toutes nos légendes et tous nos connaissances quand nous errons comme des nomades assoiffés entre l’origine perdue et la fin qui se dérobe ? Tendu par une force magnétique, cet album plonge ses racines dans le socle immémorial des premières fables (5) tandis qu’une force cosmique l’aspire vers l’encore « indévoilé ». Comme des satellites, nos illusions et nos vérités tournent sur l’écran infini d’un univers en expansion. Quelles peuvent être nos certitudes lorsque les planètes, comme nous, naissent et meurent ? Guidé par une écharpe jaune et un parfum d’oignon sauvage, Ilié et Sofia font de la quête amoureuse l’unité du livre et, peut-être, la seule évidence de la vie. Nora Letca a fréquenté, avec sa grand-mère, les esprits des contes roumains après quoi, elle a fait des études d’astrophysique : l’alchimie entre les deux est magistrale et souvent drôle.  Mais comment l’illustratrice a-t-elle fait pour extraire de cet univers en constants retournements un objet si homogène, si imprévisible et si sublime ? Ce n’est pas le héros qui nous le dira : à la fin de l’album, il dort comme un loir. Est-il jamais parti ? A-t-il jamais existé ? Comment sortons-nous de ce songe aussi métallique que fleuri ? Éblouis mais pas aveuglés.

par Yvanne Chenouf – février 2020

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(1) contact@lecosmographe.fr

(2) Prépéleac, dérivé du Slave, désigne au sens propre, un poteau, chargé de clous ou de branches transversales, placé devant les maisons pour y suspendre des pots ou y tasser le foin pour faire des meules Au sens figuré, c’est une hutte de branchages servant d’abri aux gardiens qui surveillent les propriétés dans les champs.

(3) ce nombre désigne aussi les sorcières

(4) récits qui rapportent des faits irréels : Conte et tradition orale en Roumanie, Franck Alvarez-Pereyre, SELAF, 1976

(5) « Littérature orale roumaine » : voir ici.

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Yvanne Chenouf, enseignante et chercheuse, a travaillé vingt ans à l’Institut national de la recherche pédagogique dans l’équipe de Jean Foucambert et a enseigné en tant que professeur de français à l’IUFM de Créteil ; elle fut présidente de l’Association française pour la lecture (AFL) ; conférencière infatigable, adepte des « lectures expertes », elle a publié de nombreux articles et ouvrages personnels et collectifs à propos de lecture et de livres pour la jeunesse dont Lire Claude Ponti encore et encore (Être, 2006), et Aux petits enfants les grands livres (AFL, 2007) ; elle est à l’origine d’une collection de films réalisés par Jean-Christophe Ribot qui donnent à voir des élèves de tout niveau aux prises avec des ouvrages signés Rascal et Stéphane Girel, François Place, Claude Ponti, Philippe Corentin, Jacques Roubaud ; article récent : « L’intelligence heureuse ou le parti d’en rire » (site du CRILJ, 2018).

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Le pique-fleur I (Picaflor ou Colibri)

Le feu s’échappa emporté

par un mouvement d’or

qui le maintint suspendu

fugace, immobile, fibrillant :

vibration érectile, éclat de métal

pétale de météores.a

Il allait, volant sans voler

concentrant le soleil infime

en hélicoptère de miel,

en syllabe d’émeraude

qui de fleur en fleur dissémine

l’identité de l’arc-en-ciel.a

De ses deux ailes invisibles

il secoue un tournesol

sanctuaire de soie somptueuse

et le plus minuscule éclair

brûle dans son incandescence,

statique et vertigineux.

Pablo Neruda

Eau de boudin

par André Delobel

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    Contre toute attente, l’exposition Dans les coulisses de l’album : 50 ans d’illustration pour la jeunesse (1965-2015) a terminé son périple à la Médiathèque André Malraux de Strasbourg le 19 novembre 2016. Elle aura, en vingt mois, été mise en place à Beaugency, Paris, Arras, Bron, Mourenx, Cherbourg, Reims et Strasbourg, accueillie par six médiathèques, un salon du livre, une université. Elle ne fut montrée en son entier qu’à Beaugency, Arras et, à dix-huit œuvres près, à Strasbourg. Les autres lieux ont « adapté » l’ensemble qu’il recevait à leurs locaux, créant parfois leur propre scénographie. Les huit établissements qui nous ont fait confiance ont eu à cœur d’organiser, en fonction de leurs habitudes et de leurs moyens, des activités d’accompagnement en direction des enfants et du grand public. Les professionnels du livre et de la lecture ne furent pas oubliés et Janine Kotvica, Michel Defourny, Hélène Valotteau, Françoise Lagarde et André Delobel ont apporté leur concours à plusieurs moments de formation.

    Le CRILJ se faisait une joie de voir l’exposition de son jubilé présentée à la Médiathèque d’Orléans en décembre 2016 et janvier 2017. La possibilité d’une journée de formation, en partenariat avec l’ABF, avait été évoquée entre notre association et la responsable du secteur jeunesse de l’établissement (qui avait également pris contact avec plusieurs illustrateurs pour des rencontres dans les cinq annexes orléanaises). La venue, le jeudi 26 ou le vendredi 27 janvier 2017, à la centrale, pour une rencontre et pour un concert avec Jean Claverie, créateur du visuel de l’exposition, devait constituer un pertinent et festif point final.

    Malgré les garanties que Françoise Lagarde, présidente, et moi-même, secrétaire général, avions apportées mi-septembre, dès  notre retour de Strasbourg, la direction de la Médiathèque d’Orléans a estimé qu’une « présentation sécurisée et adéquate de l’exposition » n’était pas assurée. Faisant fi d’une année d’échanges constructifs, elle prenait la décision de renoncer à un projet qui nous était apparu comme le souhait des bibliothécaires de l’établissement.

    Au-delà de notre amertume, nous affirmons que la raison avancée ici est incompréhensible et irrecevable. Il ne sera pas acté que le CRILJ se soit, en cette affaire, montré inconséquent. Notre association, dans les actions qu’elle met en œuvre, a toujours pris un soin particulier, en pleine responsabilité, à nouer des partenariats respecteux de chacun, dans la clarté et dans la transparence.

    Peut-être y a-t-il, dans les raisons qui ont motivé ce renoncement, des éléments que nous n’avons pas à connaitre. En tout cas, le CRILJ, s’il ne peut pas tout, avait, en la circonstance, choisi de « bouter hors des cadres », les bêtes d’orage qui s’y étaient subitement installées. Le travail de nettoyage fut confié à une professionnelle strasbourgeoise et la Médiathèque d’Orléans aurait pu, fin novembre, venir à Strasbourg retirer une exposition saine et complète.

   Faudra-t-il conclure que les associations proposent et que les institutions disposent ? Une seule mésaventure ne nous autorise pas à l’affirmer. Nous profitons, au contraire, de cette mise au point pour remercier sur ce site les personnes qui, à Beaugency, à Paris, à Arras, à Bron, à Mourenx, à Cherbourg, à Reims et à Strasbourg, ont fait honneur, avec professionnalisme et inventivité, aux illustrateurs dont nous avions rassemblé les travaux.

mediatheque-orleans

Né en 1947. maître-formateur retraité, André Delobel est, depuis presque trente-cinq ans, secrétaire de la section de l’orléanais du CRILJ et responsable de son centre de ressources. Auteur avec Emmanuel Virton de Travailler avec des écrivains publié en 1995 chez Hachette Education, il a assuré pendant quatorze ans le suivi de la rubrique hebdomadaire « Lire à belles dents » de la République du Centre. Il est, depuis 2009, secrétaire général du CRILJ au plan national. Articles récents : « Promouvoir la littérature de jeunesse : les petits cailloux blancs du bénévolat » dans le numéro 36 des Cahiers Robinson et « Les cheminements d’Ernesto » dans le numéro 6 des Cahiers du CRILJ consacré au théâtre jeune public.

Cinquante ans et toujours jeunes

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En accompagnement de l’accueil dans ses locaux de l’exposition Dans les coulisses de l’album : 50 ans d’illustration pour la jeunesse (1965-2015), l’université d’Artois organisait à Arras, le samedi 4 mars 2016, une journée d’étude Les scènes de l’album, avec la participation de Loïc Boyer, Christian Bruel, André Delobel, Florence Gaiotti (responsable de la journée), Eléonore Hamaide, Isabelle Valdher et Hélène Valotteau. En voici le « lever de rideau ».

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    La célébration d’un anniversaire nous amène sur le terrain du souvenir et même de l’Histoire avec sa grande hache. Histoire qui donne en même temps à rire et à pleurer. Pleurer quand on songe au démantèlement obstiné de tout l’environnement périscolaire et socio-culturel né au lendemain de la Libération et préparé, anticipé dès la fin de la première guerre mondiale. Rire quand on voit l’extraordinaire développement de la création destinée à la jeunesse et cette vitalité qui s’exprime dans toutes les œuvres ici exposées. Rire aussi à voir le CRILJ résister vaillamment aux vicissitudes que je viens d’évoquer, à l’occasion de la présente exposition mais aussi des importants colloques qu’il continue d’organiser tous les deux ans, dont les actes sont restitués dans Les Cahiers du CRILJ, quant à eux de nouveaux venus. Et se réjouir pour le moins quand on voit que l’université française, longtemps présente en pointillé dans ce domaine, y est lancée fougueusement depuis quelque temps.

    De ce point de vue, nous sommes ici sur un site qui a contribué à conduire ce mouvement, et puisque nous parlons d’anniversaire, Les Cahiers Robinson vont franchir leur vingtième année.

    Cinquante ans, vingt ans, en l’occurrence cela n’a guère d’importance. C’est presque la même chose. De même, toutes les œuvres exposées n’ont pas cinquante ans, mais d’une certaine façon aucune n’a d’âge. Certaines peut-être se signalent-elles par leur inscription dans un courant artistique qui pourrait être daté. Même cela n’est pas certain, notamment aux yeux d’un ignorant comme moi ou comme tous les enfants pour qui la nouveauté tient plutôt dans le caractère récent du livre ou de l’album.

    On pourrait en dire autant de la figure de Robinson, éternel jeune vieux qui ne cesse de susciter reprises, réécritures, réappropriations. C’est pourquoi, à l’occasion de ces vingt ans, un numéro des Cahiers s’intitulera « Encore Robinson ».

    Toutes les œuvres exposées ont donc cinquante ans comme le CRILJ ou tant d’institutions ou revues qui sont nées presque en même temps puisque la décennie 1965-1975 a été marquée par une explosion d’initiatives à caractère militant et/ou professionnel.

    Ou beaucoup moins de cinquante ans, comme les enfants à qui elles sont censées s’adresser. Je dis bien « censées » car je me demande si ce ne sont pas les adultes qui seront les plus sensibles à cette exposition placée tout particulièrement sous le signe de ce que les Anglo-Saxons nomment le crossover. Œuvres crossover, s’adressant donc de manière croisée aux publics jeunes et adultes, voire vieux. Pour un public qui lui aussi est crossover, car lecteur croisé d’œuvres qui s’adressent tantôt à l’enfance, tantôt à la maturité. D’une certaine manière, il y a une contemporanéité de tous les publics et de tous les travaux exposés, un esprit d’enfance hors chronologie.

    Dans la mesure où cette exposition privilégie les essais, les ébauches, mais aussi les fantaisies portées sur les courriers et sur les enveloppes par les artistes, c’est une sorte de caractère primitif qui est favorisé, mais depuis Lévy Bruhl et surtout ses continuateurs le primitif n’est plus seulement antérieur mais en quelque sorte structurel et permanent, se maintenant dans les sociétés réputées comme évoluées. Ce caractère primitif est lié à une certaine vision de l’enfance, qui elle-même selon Bachelard n’est pas un moment de la vie mais un noyau qui ne cesse de se développer. C’est pourquoi le mot « œuvre » semble presque inapproprié, non pas tant parce que ces travaux ne seraient pas aboutis mais que ce mot renvoie à une posture artiste.

    A l’université d’Artois, au moment où se tient cette exposition  dans la salle des doctorants, une autre va s’ouvrir au Bâtiment des Arts, accompagnée de spectacles, autour de l’œuvre de François Lazaro : « Pour en finir avec la marionnette ». François Lazaro a expérimenté toutes les formes de marionnettes et d’anti-marionnettes, de pantins mais aussi d’objets et de matériaux qu’il « anime », tous devenant « des interprètes par délégation ». On se souvient particulièrement de son Horla, où un morceau de mousse nous donnait l’émotion d’être devant la plus grande détresse, le plus grand abandon, la plus terrifiante enfance abandonnée. Car la marionnette ou l’anti-marionnette, qu’elle se mette au service de Maupassant (Le Horla, donc) ou de Beckett (Pour finir encore), exprime viscéralement quelque chose d’enfantin que ne peut peut-être vraiment ressentir qu’une personne un peu âgée. Il me plaît de penser que ce Horla qui lui non plus n’a pas d’âge fut le premier spectacle que j’invitai à l’université d’Artois, en 1994, au soir d’un colloque intitulé « Imaginer Maupassant », qui fut publié dans La Revue des Sciences Humaines avec des photogrammes du spectacle.

    Dans le travail de François Lazaro il y a toujours quelque accointance avec l’art brut, celui des matériaux détournés qui prennent soudain une autre dimension. De même, dans l’exposition pensée par Janine Kotvica, on trouve ainsi la planche à laver de sa mère, sur laquelle d’ailleurs l’artiste a peint un sauvage. Cette exposition, on ne la voit pas vraiment d’un point de vue historique. Thématique si l’on veut, mais bien plutôt analogique. J’ai dit « artiste », mais le mot semble inapproprié tant se dégage quelque chose de naturel qui échappe à l’art ou qui réinvente l’art, quand bien même ces œuvres sont signées de grands professionnels. Plus encore que les coulisses de l’album ou que la porte dérobée de l’atelier, c’est le capharnaüm de la chambre des enfants qui dessinent, qui découpent, détournent et donnent une autre vie aux objets. C’est quelque chose comme l’émergence de l’esprit d’art, de la même façon que dans Origine monde de Daniel Lemahieux, mis en scène par François Lazaro, quelques matériaux pauvres et un peu de lumière se mettent à vivre et à s’exprimer. La différence tient sans doute que chez Lazaro l’enfance est comme une sorte de douce plainte, une souffrance en attente.

    Dans cette exposition au contraire il y a toujours quelque chose de primesautier. Une jubilation pour un jubilé. C’est aussi une collection privée, à laquelle j’associerai un ensemble de petites cartes de formats divers que m’a donné Janine Kotvica et qui sont des dessins la représentant, signés d’auteurs qui sont des amis, des copains.

    A côté de l’industrie éditoriale qui se développe autour de l’enfant, souvent devenu prétexte, je terminerai en plaidant pour une librairie de jeunesse pauvre, au sens de l’art pauvre, un art d’enfance fait d’objets détournés, de dessins, de découpages, de textes et de récits eux-mêmes recyclés, quelque chose nous faisant échapper à une ambition littéraire ou artistique décrétée en préalable plutôt qu’authentifiée par l’élan du public.

(Francis Marcoin – Arras, le 4 mars 2016)

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Francis Marcoin, professeur de langues et de littérature française à l’université d’Artois depuis 1993, dirigeant le laboratoire de recherche « Textes & Cultures » et responsable de l’axe « Littératures et cultures de l’enfance », a été élu, en 2012, président de son université ; spécialiste de l’histoire et de la critique de la littérature pour la jeunesse, il a mené des recherches sur l’école, la lecture, les manières de critiquer, le roman des XIXe et XXe siècles ; en 2009, accueillant les archives du CRILJ, il met en place le Centre Robinson ; il est président de la Société des amis d’Hector Malot et directeur de publication des Cahiers Robinson ; parmi ses publications : À l’école de la littérature (Éditions ouvrières, 1992), La comtesse de Ségur et le bonheur immobile (Presses universitaires d’Artois, 1999), Librairie de jeunesse et littérature industrielle au XIXe siècle (Honoré Champion, 2006) et, avec Christian Chelebourg, La littérature pour la jeunesse (Armand Colin, 2007).

Les coulisses de l’illustration

 par André Delobel interrogé par Roger Wallez

Est-il possible de discerner, dans ces 50 ans, des périodes, des dominantes dans l’esthétique de l’illustration ?

L’histoire de l’illustration des livres pour enfants témoigne d’évolutions lentes plus que de ruptures. C’est peu à peu que l’image s’est affranchie d’une fonction décorative ou documentaire pour se poser d’abord, à partir des années 1930, avec les albums du Père Castor, la question de sa lisibilité, puis, au fil de ces cinquante dernières années, assumer de mieux en mieux une liberté esthétique vis-à-vis du texte qu’elle commente volontiers et élargit souvent. « Est-ce encore pour les enfants ? » disent parfois ceux qui ne font pas confiance aux jeunes lecteurs.

Le fait de vous limiter aux illustrateurs français vous a-t-il privés de certaines esthétiques importantes ?

Nous limiter aux illustrateurs français nous privent de noms importants (certains sont dans le catalogue), mais pas vraiment d’esthétiques, du moins si l’on a en tête l’édition europénne et américaine. Aller faire un tour au Japon ou en Inde aurait, par contre, ouvert d’autres perspectives. L’illustration française s’est nourrie des « grands étrangers », Maurice Sendak par exemple, et elle est devenue l’une des plus inventive au monde.

Durant ces 50 ans, j’imagine bien que certaines innovations techniques ont induit de nouvelles esthétiques, le numérique par exemple…

La révolution éditoriale des années 1970 est, pour l’album, au carrefour du mouvement d’idées foissonnant de l’époque et de progrès importants dans le domaine de l’imprimerie. Elle se développe également en concurrence avec l’image cinématographique et télévisuelle d’une part et publicitaire d’autre part, que les illustrateurs intègrent dans leur travail et contestent à la fois. Il faut citer ici les éditeurs Harlin Quist et François Ruy-Vidal qui donnèrent « pages blanches à couvrir » à nombre d’entre eux. S’agissant du numérique, commençons par dire que l’on n’est qu’au début d’un élargissement incontestable des possibilités de la création. Qui s’ajoutera aux autres et ne se substituera pas. La gomme et le crayon ne sont pas à jeter à la poubelle après-demain. Je distinguerai, pour faire court, deux façons d’utiliser le numérique, une première où il s’agit simplement de profiter des facilités (relatives) qu’offrent les logiciels de traitement d’images ou la palette graphique, sans conséquence apparente sur le résultat, une autre qui laissent sciemment visible l’origine numérique de l’image. Nous n’en sommes pas encore à l’émergence d’une esthétique nouvelle, mais pourquoi pas. Il suffira que des lecteurs suivent comme certains, par exemple, recherchent parce qu’ils l’apprécient une illustration visiblement créée avec un aérographe. Signalons aussi que les progrès du traitement industriel de l’édition ont beaucoup facilité la fabrication des pop ups, des livres-objets ou, simplement, l’insertion d’une feuille en plastique transparent entre deux pages.

Vous affirmez, à travers cette exposition, votre volonté de montrer « les coulisses de l’illustration ». Comment cela se traduit-il concrètement ?

Si le travail premier d’un illustrateur est de créer, à la demande d’un éditeur, des images pour un livre, il n’est pas rare qu’il investisse également les « périphéries » de son art. L’un fera des affiches, l’autre des cartes, un troisième des programmes. Et tous laisseront des traces, au fil de leurs rencontres avec les enfants et les médiateurs : des dédicaces, des invitations, des lettres malicieusement illustrées. Ces témoignages sont, généralement, précieusement gardés par ceux à qui ils sont adressés. Les coulisses, ce sont aussi les « pièces à conviction » du long processus d’élaboration des images et, faute de pouvoir présenter un atelier reconstitué, l’exposition montre quelques émouvants travaux préparatoires.

La typographie elle-même a-t-elle connu une évolution au cours de ces 50 ans ?

Réponse tout à fait personnelle. La typographie est un monde en soi et ses richesses sont anciennes. Je pense, pour ce demi-siècle, aux couvertures d’ouvrages signée Pierre Faucheux et André Massin. Les possibilités offertes par l’informatique facilitent aujourd’hui le travail. Mais force est de constater la pauvreté typographique qui domine dans la plupart des ouvrages publiés. Combien d’albums aux images somptueuses sont gâchés par un choix de caractère hasardeux et une mise en page fainéante !

Est-il possible de discerner des pistes particulières pour les décennies à venir ?

Les illustrateurs d’aujourd’hui, de plus en plus souvent sortis d’écoles d’art, sont d’une inventivité indéniable. Pas tous ? Non, certes, mais beaucoup. Tout est permis, tout est possible, mais l’édition est une industrie et nous ne vivons pas dans un monde de bisounours. Hypothèse pas trop risquée quand même : aux côtés d’esthétiques éprouvées et répétitives (il en faut), se développeront, dans le sillage de ce qui se publie aujourd’hui, des manières de faire plus stimulantes encore, innovantes et audacieuses, impertinentes parfois.

  (Beaugency, le 28 mars 2015)

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Né en 1947. maître-formateur récemment retraité, André Delobel est, depuis presque trente-cinq ans, secrétaire de la section de l’orléanais du CRILJ et responsable de son centre de ressources. Auteur avec Emmanuel Virton de Travailler avec des écrivains publié en 1995 chez Hachette Education, il a assuré pendant quatorze ans le suivi de la rubrique hebdomadaire  » Lire à belles dents  » de la République du Centre. Il est, depuis 2009, secrétaire général du CRILJ au plan national. Articles récents : « Promouvoir la littérature de jeunesse : les petits cailloux blancs du bénévolat » dans le numéro 36 des Cahiers Robinson et « Les cheminements d’Ernesto » dans le numéro 6 des Cahiers du CRILJ consacré au théâtre jeune public.

Né en 1947, pris en charge par une tante religieuse de la congrégation de Saint-Vincent-de-Paul, Roger Wallet aurait pu être prêtre. Mais dans la vieille institution républicaine qu’est l’Ecole normale de Beauvais (Oise), il découvre le militantisme et se détourne des affaires de la religion pour s’intéresser à celles de ses frères en humanité. En 1968, il rencontre Guy d’Hardivillers, à la Fédération des œuvres laïques. un instituteur de sept ans son aîné, qui l’initiera au théâtre. Objecteur de conscience, il fera son service civil chez Emmaüs. Instituteur jusqu’en 1992, avec un intermède d’un an à la direction du Centre d’animation culturelle de Compiègne et du Valois, chef de cabinet de l’inspecteur d’académie jusqu’en 1999, directeur du Centre départemental de documentation pédagogique jusqu’en 2006, année de son départ à la retraite.  » J’ai vécu principalement en Picardie où, professionnellement, ma carrière s’est partagée entre l’enseignement et l’action culturelle. J’ai écrit un grand nombre de chansons. Mon premier livre a été publié en 1999, Portraits d’automne (Le Dilettante) et j’en ai une trentaine à mon actif : poésie, romans, nouvelles, essais, théâtre, etc. » En 2012, la compagnie théâtrale Les fous de bassan a accueilli Roger Wallet pour une résidence d’écrivain dans le canton de Beaugency (Loiret).

Pourquoi j'aime Max et les maximonstres de Maurice Sendak

   Max et les Maximonstres, édité aux Etats Unis en 1963, publié pour la première fois en France par Robert Delpire en 1965, déclencha les foudres des rares critiques s’intéressant à l’édition pour la jeunesse, avant que d’être publié en 1967 à l’Ecole des loisirs où il trouva la consécration que l’on sait. L’esprit de 1968 commençait à souffler sur la création et sur la critique, autorisant la prise en compte de l’inconscient dans les albums pour enfants.

    J’ai découvert Max et les Maximonstres il y a presque 30 ans, alors que j’étais bibliothécaire et jeune maman d’un petit garçon terrible à qui je l’ai lu souvent. C’était la première fois que je voyais un enfant porter un costume de loup et cet enfant du livre ainsi vêtu me fascina d’emblée, car beau et terrible à la fois, comme un jeune animal sauvage.

    En lisant cet album à mon fils comme à d’autres jeunes enfants j’ai souvent constaté que l’enfant à qui on lit Max et les Maximonstres pour la première fois ne manifeste pas d’enthousiasme, ne dit rien et reste songeur.

    Plus tard il demandera qu’on lui relise cet album qui le trouble, et moi après toutes ces années je reste face à Max comme ces enfants, songeuse.

    On ne peut revenir autrement me semble-t-il de ce voyage Where the wild things are, de cette plongée au cœur de notre intériorité.

    Découvrant l’œuvre de Maurice Sendak, avec ceux de mes collègues de la Médiathèque de Metz qui partagèrent avec moi l’aventure de la revue Bouquins/Potins, j’ai lu tout ce qui était alors publié de Sendak et sur Sendak, en français comme dans la langue originale, mais cela n’empêcha pas et n’empêche toujours pas que je continue de me heurter à la force de cet album, à sa belle opacité. Je suis attirée par Max et les Maximonstres, j’aime la beauté du trait, la finesse des couleurs, la musique du texte, mais quand je prends cet album en main c’est comme si je venais de trouver au bord d’un rivage un beau galet. Je le ramasse, le regarde, le touche, le caresse, il me fascine par sa perfection plastique certes, mais aussi et surtout à cause de tout ce qu’il contient d’informations qui me restent inaccessibles car je ne connais rien à la géologie ni à la minéralogie. Pourtant, même si je ne les mets pas à jour, savoir qu’elles sont là enfermées, comme l’image dans le tapis, me donne du contentement.

    Au fil du temps j’ai avancé dans ma compréhension de cet album. J’ai profité de lectures expertes qui m’ont révélé la subtilité de ce texte ô combien elliptique, l’orches-tration de ces images qui nous emmènent sans prévenir de l’autre côté du miroir. Je me suis intéressée aux yeux ouverts et aux yeux fermés de Max, à ce jeu de ses pieds dressés et de ses pieds posés qui en dit long sur sa satisfaction. Je sais tout le travail accompli par Maurice Sendak sur lui-même, pour retrouver au plus près les sensations du jeune enfant qu’il fut. Je vois bien que Max s’embarque vers l’imaginaire grâce au principe de plaisir et revient à cause du principe de réalité…

    J’observe ces monstres, terribles, leurs griffes leurs cornes et leur crocs, mais ils me semblent en même temps si débonnaires. Ils me font sourire car je vois bien qu’ils font tout pour être terribles et que cette jubilation qu’ils manifestent vient de ce qu’ils jouent à faire les monstres. Ils agissent à la commande de Max, ils donnent une représentation, regardant bien leur public comme des enfants lors d’un spectacle de fin d’année et Max, qui les a convoqués, les domine totalement. Trois petits tour et puis s’en vont…

    Mais les regardant à nouveau la fois suivante je m’interroge encore et encore sur ce qu’ils ont à me dire.

    Chaque fois que je lis Max et les Maximonstres c’est comme si tout recommençait.

    C’est comme dans une histoire d’amour. Je l’aime, mais je ne sais pas pourquoi. Peut-être aussi que je l’aime parce qu’il me résiste…

(juin 2012)

 

C’est dans le même temps que Claude André apprend à être mère de deux garçons et à connaître les livres pour enfants, C’était il y a longtemps, du temps d’une librairie qui s’appelait Le Temps des cerises et où son premier invité fut Christian Bruel qui venait de publier L’Histoire de Julie qui avait une ombre de garçon. Bibliothécaire jeunesse durant quatorze ans à la Médiathèque de Metz, Claude André a activement participé à la création et au développement de la Librairie L’Autre Rive à Nancy où elle conseille au rayon jeunesse. Elle est présidente de l’Association Jeunes Lectures et donne ici ou là des formations à la littérature pour l’enfance et la jeunesse. Membre de l’Association des librairies spécialisées jeunesse, elle participe à la rédaction du magazine Citrouille comme du site www.citrouille.net. Elle quitte le métier (de libraire) à la fin du mois de novembre 2012.

Traduire 'In the Night Kitchen' ou la difficile lecture d'un album

In the month of June

I stand beneath the mystic moon

(E.A. Poe)

    C’est une déception qui est à l’origine de cette étude. L’anecdote se situe pendant l’hiver 72/73. À l’occasion d’une exposition d’albums contemporains, je découvre la toute récente édition française de l’album de Maurice Sendak, In the Night Kitchen, paru aux États-Unis en 1970, et que Jean-Henri Potier venait de traduire pour les éditions de L’école des loisirs. Je connaissais déjà Max et les Maximonstres (Where the Wild Things Are) album pour lequel j’avais la plus vive admiration (1). C’est donc avec une certaine gourmandise que je m’isolai pour découvrir ce nouvel album. Après l’avoir lu, je le reposai l’album, déçue et déçue d’être déçue. Je profitai quelque temps plus tard d’un passage à Paris pour me procurer l’album dans sa version originale. Puis, pendant près de deux ans, je lus et relus le livre, fouillant tous ses recoins, m’interrogeant sur les possibles, ou impossibles, solutions d’une traduction française. Je me replaçais donc mutatis mutandis dans la position du traducteur qui doit lire l’oeuvre originale (construire du sens) pour la traduire, c’est-à-dire tout à la fois imiter des formes et re-produire du sens. Ce n’est que lorsque je crus avoir « épuisé » l’album dans sa version originale (ce qui bien sûr se révéla inexact) que je m’autorisai enfin à me procurer l’édition française. Je compris immédiatement les raisons de ma déception : la traduction française avait totalement fait disparaître ce qui faisait la profondeur de ce livre. Lors de la création de cet album, Sendak écrit à un de ses amis : « It comes from the direct middle of me, and it hurt like hell extracting it. Yes, indeed, very birth-delivary type pains, and it’s about as regressed as I imagine I can go. Simply, it’s divine (2). »

Comment une traduction peut-elle en venir à desservir à ce point le texte qu’elle ne pouvait que vouloir servir ? Un album pourrait-il poser d’autres problèmes que ces difficultés de traduction bien identifiées que sont les niveaux de langue, le rythme, les jeux de mots éventuels, les références culturelles ? Afin de mieux cerner l’échec de la traduction française et pour faire la part entre ce qui relève du traducteur, ce qui est imputable aux contraintes de la langue française et ce qui se dérobe à tout transfert culturel, je me suis procuré une traduction allemande de l’album. Je me propose de confronter l’édition américaine originale, l’édition de L’école des loisirs et l’édition publiée en 1971 à Zurich chez Diogenes Verlag sous le titre In der Nachtküche, dans une traduction signée Hans Manz (3).

Une impossible traduction ?

    In the Night Kitchen est un album qui fut abondamment traduit et qui offre cependant de grandes résistances à la traduction. Une partie de ces résistances concernent le texte lui-même et elles sont de nature classique. Nous nous trouvons tout d’abord devant un texte fortement assonancé, selon une pratique très fréquente de la littérature enfantine anglo-américaine, mais quasi étrangère à la tradition française. Le récit comporte d’autre part quatre jeux de mots. La déperdition éventuelle ne serait pas catastrophique si ces jeux de mots ne jouaient qu’un rôle marginal dans l’économie du texte. Or il se trouve que ceux-ci sont au coeur de la narration : ce sont eux qui fondent le récit. Le texte nous dit que « The bakers […] mixed Mickey in batter, chanting : / Milk in the batter ! Milk in the batter … » (p. 7-8) (4). En d’autre termes, les boulangers ont pris Mickey, le jeune héros de l’album tombé dans la pâte à pain, pour du lait [milk], et ils mettent au four un « Mickey-cake »[ » milky-cake« ] (p. 10). Mickey va donc devoir se libérer de cette confusion qui nie son identité et le réduit à de la pure matière. Il jaillit du four et affirme « I’am not the milk and the milk’s not me ! I’m Mickey ! » (p.12). Le lien entre Mickey et le lait est à nouveau affirmé un peu plus loin, mais sous la forme d’un jeu de mots attribué à Mickey lui-même. L’enfant fait cette fois un jeu de mots au lieu de le subir. Il déclare aux boulangers : « I get milk the Mickey way » (p.19). Au narrateur revient d’expliciter la paronymie : « And he grabbed the cup as he flew up / and up and up / and over the top of the Milky Way in the Night Kitchen. » (p. 20-22). Une ultime paronymie termine l’album, sans que soit donné cette fois le terme qui la sous-tend « […] Mickey […] slid down the side / straight into bed / cakefree [« carefree« ] and dried » (p. 31-34). Elle affirme la délivrance de Mickey et souligne le trajet narratif de l’album. Enfin lorsque Mickey chante son bonheur d’être délivré de la confusion « God bless milk and God bless me ! » (p. 26), Maurice Sendak lui prête la mémoire d’une Nursery rhyme :

I see the moon,

And the moon sees me ;

God bless the moon,

And God bless me (5).

Cette référence intertextuelle est nécessairement perdue en traduction, sauf à imaginer une culture qui possède une prière enfantine équivalente (6).

Le texte de Maurice Sendak est réparti entre trois espaces distincts. La part qui revient au narrateur est imprimée dans des cartouches rectangulaires et cernés, les propos de Michey et des boulangers sont dans des bulles, selon le codage maintenant classique des bandes dessinées. Les traducteurs sont donc contraints par la surface d’impression qui leur est impartie, mais la souplesse du lettrage de Maurice Sendak leur permet d’inscrire dans l’espace imposé un texte soit légèrement plus court soit légèrement plus long. Mais à ces deux premiers types de textes, vient s’ajouter un troisième, discontinu celui-ci et inséré dans l’image elle-même : des noms d’aliments, des marques d’un produit, des prix de vente, des messages publicitaires, des adresses, des numéros de téléphone. On n’en compte pas moins d’une vingtaine dans la grande double page de Mickley surplombant la bouteille de lait (p. 23-24). Ces écritures incluses n’ont été traduites ni dans l’édition allemande ni dans l’édition française. Les éditeurs se sont trouvés devant une difficulté technique propre aux textes illustrés et aux albums, qu’ils connaissent bien et qu’ils résolvent parfois à l’aide de quelques caches. Sans doute ont-ils craint dans ce cas précis de dégrader totalement les illustrations de Maurice Sendak. Or il se trouve que ce troisième niveau de texte n’est pas un simple exotisme, mais qu’il constitue un des espaces de sens du livre. Une partie des inscriptions sont d’ordre privé et elles sont donc aussi opaques pour un lecteur américain que pour un lecteur français ou allemand (7). Mais d’autres sont parfaitement lisibles pour un enfant de langue anglaise et, comme les cailloux du petit Poucet, elles tracent un chemin dans l’oeuvre. On trouve dans la double page 9-10 « Salt », « Cooked. Ready to eat », « Phoenix baking soda », « pure, cream, open » associés sur une même boîte où figure une vache. Le graphisme des boîtes d’aliments de la page 20 mêle texte et images, et l’illustration déploie les étapes – jalonnées de nourriture – de la petite enfance. Une bouteille, sur laquelle la représentation d’un bébé redouble la mention « baby syrop », domine une boîte cylindrique avec le profil d’une tête de vache et les deux inscriptions « condensed food » et « absolutely pure ». Devant cette boîte, au premier plan, un des boulangers semble désigner du doigt une seconde boîte cubique où un visage de jeune enfant est associé à trois inscriptions « open » (avec une flèche), « infant food » et « Price 42 ¢ » (8). Le doigt prolonge notre regard vers Mickey qui s’envole dans son petit avion et surmonte une quatrième inscription alimentaire sur la facade d’un immeuble « Rolled White Oates. First, Cheapest, Best ». Quelle est la meilleure nourriture, la première, la moins chère, celle qui est absolument pure et toujours prête à être consommée ? Celle vers lequelle s’élance l’avion de Mickey, le lait de l’enfance. Plonger enfin dans le blanc laiteux de la bouteille de verre, c’est remonter sans doute plus en amont encore, c’est remonter jusqu’au lait maternel et plonger dans l’espace des origines, là où enfin contenant et contenu se confondent. On le voit, c’est toute une dimension du texte, secrète, un peu énigmatique, qui est refusée au lecteur français ou allemand.

    La substitution des textes inscrits dans l’image se limite aux onomatopées initiales et terminales. La série initiale « / Dump, Clump, Lump / Bump » devient en allemand : « Wumm / Rumm, Pumm, Pumm / Bumm » et en français : « Roum / Doum, Cloum, Ploum / Boum » (9). De manière tout à fait classique, le triomphal cri du coq de Mickey « Cock.a. Doodle Doo ! » devient « Kiiii Ke ri Kiiiiii ! » en allemand et « Coco Rico ! » en français (10).

    La résistance iconotextuelle de In the Night Kitchen à toute traduction va au-delà de ces insertions de la lettre dans l’image. Le prénom américain de Mickey a été choisi par Maurice Sendak comme un discret hommage au héros de Walt Disney (voir note 7). Que le lecteur français ou allemand ne perçoive pas les clins d’oeil au graphisme du dessin animé – en particulier dans les deux images circulaires initiale et terminale – n’entrave pas sa lecture. Il identifie par contre aisément les traits de l’acteur Oliver Hardy donnés au trio des boulangers – alors que ceux de Stan Laurel ne sont que fugitivement prêtés à Mickey à la page 13 – parce que les films de ce duo comique sont devenus des classiques internationaux. Au-delà d’un hommage au cinéma de son enfance, Sendak suggère-t-il un « combat » du frêle Mickey-Laurel contre le massif Hardy, dont le triplement confine ici au cauchemar (11) ? Il n’est pas étonnant qu’une autre culture iconographique américaine – celle de la bande dessinée – soit présente dans cet album. On peut lire en tout petits caractères sur la boîte « Homer’s Sugar » de la page 7, « Little Nemo » (12). Les somptueuses planches de Little Nemo in Slumberland furent découvertes en France grâce à une édition (partiellement en couleurs) publiée par l’éditeur Pierre Horay en 1969 (13). Ce fut une révélation. Tout lecteur devenu familier du héros de Winsor McCay était donc prêt à apercevoir trois ans plus tard la ressemblance entre le lit de Little Nemo – représenté de profil avec ses hauts montants de bois – et celui de Cuisine de Nuit. Le lit de Mickey ouvre et ferme l’album à l’instar du lit de Nemo qui ouvre les (premières) planches de Little Nemo et les ferme, à une différence près. La présence du lit à la fin de chaque planche marque chez McCay un violent retour de Nemo au réel, alors que le lit final de Mickey vient accueillir l’enfant pour un sommeil cette fois apaisé. Enfin Maurice Sendak fait deux emprunts au Max et Moritz (1865) de Wilhelm Bush, la séquence narrative de Mickey pris dans la pâte à pain et mis au four, et la croûte de pâte cuite (qui fait à Mickey une combinaison d’aviateur) (14). La référence est cette fois tout à fait lisible pour un enfant de culture allemande alors qu’elle est invisible en France, où le livre est inconnu. Le maintien ou la perte des allusions intertextuelles et inter-iconographiques est donc moins fonction de la culture convoquée par l’oeuvre originale que des références que culture initiale et culture d’arrivée ont en commun.

    Un dernier aspect de In the Night Kitchen se dérobe à la traduction. Il s’agit des jeux entre une forme verbale et une représentation graphique, ce que l’on pourrait appeler des jeux de mots « iconotextuels ». Je pense en avoir relevé trois dans l’album. Dans le premier, les deux « termes » du jeu sont présents. Mickey est réveillé par un grand bruit dans la nuit et il crie « Quiet down there ! » (p. 2). Le mot engendre la chute : Mickey tombe et tourbillonne dans l’espace. La narration sera toute entière une succession de chutes et d’ascensions jusqu’au repos final de Mickey. Le traducteur allemand conserve le pouvoir de l’adverbe en traduisant « Ruhe da unten ! », alors que le traducteur français retient la tournure française la plus attendue « Eh, là-bas ! C’est fini ? », et introduit du même coup une latéralité qui fait perdre à la protestation de Mickey sa logique d’engendrement graphique. Dans les deux autres exemples, l’iconique est informé par deux expresions idiomatiques qui restent en absence. Les boulangers enfournent Mickey englouti dans la pâte à pain (p. 10). Or, il existe une expression anglaise : « to have a bun in the oven » [a bun est un petit pain au lait], dont l’équivalent français pourrait être, dans un registre un peu plus familier, « avoir un polichinelle dans le tiroir ». Que l’on rapproche cette expression de la dénomination du four « Mickey Oven », et ce four « devient » le ventre de la mère, le lieu de la genèse de Mickey. Quelques pages plus loin, le narrateur nous dit : « Then Mickey in dough [pâte à pain] was just on his way » (p. 16). Un geste sur la page suivante est à lire comme l’indice d’un jeu de mots dont le second terme n’est pas verbalisé : on voit Mickey faire le salut militaire (p. 17). En américain, a doughboy est un soldat. Mickey serait donc un enfant qui joue à être un soldat en mission. Il affirme un peu plus loin qu’il est « Mickey the pilot » (p. 19). Le narrateur le dira plus modestement « Mickey the milkman » lorsqu’il plonge dans la bouteille de lait (p. 25). De ces trois métiers, seul le dernier figurera dans la version allemande.

Une lecture aveuglée

     La forte résistance de In the Night Kitchen à tout transfert culturel ne suffit pas à expliquer ma déception devant l’édition française de l’album, d’autant que la traduction allemande se révèle tout à fait satisfaisante.

    Tout se passe comme si le traducteur français avait été proprement aveuglé parl’écriture assonancée de Maurice Sendak, et qu’il lui avait semblé fondamental de recréer dans le texte français les effets formels du texte américain. Traduire, c’est toujours effectuer des choix. La question est ici la suivante : les choix de Jean-Henri Potier sont-ils pertinents ? Le rendement des jeux rimés est-il essentiel dans In the Night Kitchen (15) ? Je pars d’un exemple. Sendak écrit : « Where the bakers who bake till the dawn so we can have cake in the morn mixed Mickey in batter, chanting » (p. 7). Jean-Henri Potier traduit « Dans le pétrin de la cuisine trois pâtissiers de bonne mine mêlent les oeufs et la farine, et chantent. » Pourquoi ajouter cette qualification aux pâtissiers ? Pour obtenir en fait trois octosyllabes qui riment :

Dans le pétrin de la cuisine

trois pâtissiers de bonne mine

mêlent les oeufs et la farine

    Pour privilégier l’imitation d’une forme, le traducteur a été amené à sacrifier deux informations : l’activité nocturne pour le bien commun, à laquelle fait écho la dernière phrase du texte : « And that’s why, thanks to Mickey, we have cake every morning » (p. 35), et surtout la présence de Mickey dans la pâte, premier terme – nous l’avons vu – de la paronymie qui permet aux boulangers de confondre Mickey et le lait. N’ayant pas noué dès le départ le lien entre Mickey et le lait, le traducteur va se retrouver sans clairvoyance dans les passages stratégiques de l’album. Lorsque Mickey jaillit du four et se libère de la pâte, il déclare aux boulangers : « I’m not the milk and the milk’s not me ! I’m Mickey ! » (p. 12). Dans la traduction française, Mickey dénonce une confusion qui n’a pas été posée ou, plus précisément, il suggère trois confusions possibles : « Je ne suis pas du sucre, ni du lait, ni du beurre. Je suis Mickey. N’ayez pas peur ! » Une traduction littérale du passage ne présentait aucune difficulté. Le traducteur français disperce le sens de la protestation de Mickey. On voit ici les ravages qu’a pu entraîné le souci obsédant de la rime. Même remarque et même conclusion pour la chanson libératrice de Mickey dans la bouteille de lait. Sendak écrit « I’m in the Milk and the Milk’s in Me / God bless Milk and God bless Me ! » (p. 26). De ce Dieu, qui me semble être celui de la Genèse, celui qui nomme les être et les choses et qui garantit à Mickey son identité, il ne reste en français que cette pauvre rime : « Que c’est bon et doux le lait ! / Vive le lait quand il est frais ! »

    L’honnêteté veut de dire que le traducteur français, aurait-il su lire le voyage de Mickey aux sources de son identité, se trouvait de toute manière devant une situation linguistique bien difficile. Le français lui rendait quasiment impossible la re-création des jeux de mots qui donnent à l’album son sens. Le jeu de mot initial sur le prénom du héros est fondateur : sans lui, l’album s’effondre. L’allemand offre à Hans Manz une équivalence simple et pleinement satisfaisante : « Milch / Micky ». Aucune solution – une fois que l’on a exclu Pascalet (16) – ne se présente en français : aucun prénom masculin ne commençe ou se termine par [le]. On ne trouve guère mieux pour les trois autres jeux de mots. Et quelle malchance que l’adjectif correspondant au substantif français en soit phonétiquement si loin « lait / lacté » (17) ! Aucun des deux traducteurs ne rend le jeu de mots de la page 19 (« Mickey way »), mais Hans Manz profite cependant de ce que « Milky way » se dise « Milchstrasse » en allemand. Jean-Henri Potier essaie de compenser la perte en rapprochant – quant au sens – les deux termes à la page 22 : « plus haut que la voie lactée où le lait coule à volonté », mais le jeu de mots est perdu ainsi que le lien qu’il crée entre le lait et Mickey (17). Enfin les deux traducteurs ne trouvent aucune solution pour le « cakefree » final. Le seul réel cadeau qu’apporte la langue française est la polysémie du mot « cuisine » qui peut signifier tout à la fois kitchen et cooking. Qu’est-ce qui se cuisine de cette Cuisine de nuit ?

Finalement, pour un lecteur français, que raconte Cuisine de nuit ? L’essentiel a disparu : la menace qui pèse sur Mickey d’être confondu avec de la matière, l’angoisse de l’identité perdue, la fonction salvatrice de Dieu. Il est remarquable qu’à la page 26 non seulement toute référence à Dieu, mais également toute référence à Mickey ait disparu. Tout se passe comme si le héros n’était pas intimement impliqué dans cette dramatique aventure. Que reste-t-il ? L’histoire d’un petit garçon qui, de passif, devient actif et échappe à un trio d’adultes en leur fournissant un des ingrédients dont ils ont besoin pour faire « le pain du matin ».

Le traducteur allemand n’est pas arrêté comme le traducteur français par le rendement de l’écriture assonancée de Maurice Sendak. La proximité de ces deux langues accentuées que sont l’anglais et l’allemand va lui permette de créer sans contorsions excessives un texte lui aussi fait « pour l’oreille ». Du même coup, son attention reste disponible pour déchiffrer d’autres niveaux du texte.

    Là où Jean-Henri Potier peine à faire rimer adjectifs et substantifs, Hans Manz joue en virtuose de tous les temps et de toutes les formes verbales, les fait rimer entre elles ou les associe ici à un substantif, là à un adverbe, comme à loisir. Voici ce qu’il propose pour la page 7, dont le traducteur français avait tant sacrifié le sens dans son désir de rimer : « Hier standen die Bäcker an Tischen, um Micky in Kuchenteig zu mischen, sie schwangen den Teig und sangen. » Il fait aussi bien (mieux ?) que Sendak décrivant Mickey qui fabrique son avion : « dehnte und bog ihn, formte und zog ihn », quand Sendak avait écrit « He kneaded and punched it and pounded and pulled » (p. 14). Nous avons vu qu’une large parenté des lexiques anglais et allemand offre à Hanz Manz le jeu de mots dont il a besoin « Milch/ Micky ». On peut ajouter d’autres proximités lexicales, qui n’ont pas la même importance stratégique, mais qui participent au rythme et à la « couleur » du texte : « bakers/Bäcker », « Milkman/ Milchmann », « God/Gott », « bed/Bett » et, bien sûr, « In the Night Kitchen/In der Nachtküche ». Hans Manz recrée avec brio les effets d’écriture de Maurice Sendak, sans être condamné à s’écarter des unités de sens du texte original. Il a, de ce fait, toutes chances de ne pas passer à côté de l’essentiel. Micky dénonce la confusion qui le nie : « Ich bin nicht Milch und Milch ist nicht ich, Ich bin Micky ! » (p. 12), et il se met lui aussi sous la protection de Dieu « Gott behüte die Milch und behüte mich ! » (p. 26). Peut-on être certain pour autant que le traducteur n’a pas simplement suivi un texte anglais qu’il lui était assez facile de transposer, et qu’il a réellement lu l’album de Sendak et construit une interprétation proche de la mienne ? Deux indices m’invitent à le penser. Dans la double page 9-10, Hans Manz conserve scrupuleusement la confusion de Mickey, en remontant simplement du gâteau à la pâte (« Der Micky-Teig » pour « a delicious Mickey-cake ») et il introduit dans son texte – cas unique dans tout l’album – la traduction du « Mickey Oven » de l’image : « Der Micky-Teig wurde gehoben und in den Micky-offen geschoben ». Le traducteur estime qu’il lui faut donner au moins cette clé au lecteur.

La lecture des images

    Nous savons que toute traduction a tendance à l’explicitation. Sans doute est-ce là le prolongement spontané du travail d’élucidation qui s’effectue dans l’acte de lecture. Les traducteurs connaissent le piège et s’en méfient. Dans le cas précis des traductions d’albums, peut-on entrevoir dans le texte traduit des explicitations de l’illustration originale, qui se trouve, quant à elle, conservée dans l’édition étrangère ? En d’autres termes, arrive-t-il au traducteur de verbaliser une information qui n’est donnée que par l’image ? Dans la traduction allemande, il me semble avoir rencontré par trois fois ce mécanisme, mais toujours dans un souci de rythme ou de rime. Pour rendre « Past the moon & his mama & papa sleeping tight » (p. 4), Hans Manz utilise une information que seule l’image lui a donnée « Am Vollmond vorbeizog und an Papa und Mama ». Lorsque Mickey remonte du fond de la bouteille pour verser du lait aux boulangers, le traducteur exploite un détail de l’image pour avoir sa rime « Er schwamm nach oben, goss Milch vom Rand hinunter, wo der Kuchenteig stand » (p.27). De même, la dernière illustration donne au traducteur sa clausule et sa rime : « [Micky] glitt hinunter sehr tief / sprang in sein Bett / war trocken, schlief » (p. 34). Dans le texte français, les explicitations sont plus abondantes. La clausule du traducteur français est proche de celle du traducteur allemand, mais en choisissant « Et, bien au chaud, il se rendort », elle souligne la structure globale de l’album (19). À deux reprises, la présence des illustrations introduit par analogie l’univers du jeu enfantin, lors de la fabrication de l’avion (« Comme de la pâte à modeler, il la pétrit et la travaille » p.14) et lors la glissade le long de la bouteille (« Puis il descend en toboggan » p. 32). L’explicitation des images peut entraîner des inflexions de sens. Jean-Henri Potier inverse les regards en traduisant : « Madame la lune le voit, mais ni maman, ni papa. » (p. 4), alors que c’est Mickey (qui exclame « OOH ») et nous-mêmes qui voyons la lune – même s’il est vrai que la lune veille tout au long sur Mickey. Il interprète les expressions des boulangers (qui sont pour lui des pâtissiers) comme des expressions de peur (« Je suis Mickey. N’ayez pas peur ! » p. 12), puis d’affolement (« Les trois pâtissiers affolés » p. 17), là où on pourrait ne lire qu’une réaction de surprise, puis de colère (on a « howling » dans le texte original). Dans le premier exemple, Jean-Henri Potier déplace la peur de l’enfant sur le trio des adultes et anticipe l’inversion des rapports de force. Dans le second, l’affolement n’est pas si mal venu parce qu’il suggère une vulnérabilité des pâtissiers et nous prépare à ce ton de grande personne que prend Mickey à la page suivante en s’exclamant : « Vous voulez du lait, mes garçons » (p. 19) [« What’s all the fuss ? » dit le texte de Sendak].

    Quant à lire les images, le traducteur français aurait-il pu trouver dans celles de Maurice Sendak quelques détails qui l’auraient guidé dans le déchiffrement du texte et dans l’interprétation de l’album ? Il y a deux couples d’indices dans ce que Sendak dessine mais ne verbalise pas. Les premiers sont de nature religieuse et renvoient à la culture juive. Lorsque Mickey termine sa chute dans la pâte à pain, on voit apparaître sur la page de droite trois boulangers : le premier porte un sac de farine, le second une boîte de sel, le troisième une boîte – dont le contenu est difficilement lisible – est sans doute « baking soda » (20). La boîte de sel ornée d’une étoile de David (p. 6). On retrouve la boîte et son étoile dans le coin gauche de la page 9, quand l’un des boulangers s’avance avec une certaine solennité pour enfourner le « Mickey-cake ». Lorsque Mickey jaillit du four, la pâte lui fait comme un habit et le fragment qu’il porte sur la tête fait office de petite kippa juive (21).

    Ces deux signes auraient dû conduire le traducteur français à prendre très au sérieux la prière que Mickey adresse à Dieu, de même que le second couple d’indices – une bouteille et un four – qui nous « parlent » de mort et de résurrection. La boîte de « baking soda » de la page 6 est remplacée sur la page suivante par une bouteille jaune, posée par terre près de trois coquilles d’oeuf, sur laquelle on peut lire « Phoenix baking soda ». On est passé de la chimie au mythe. Cette bouteille apparaît par trois fois et elle accompagne Mickey dans son épreuve. Dans cette page 7, seule la tête de Mickey émerge de la pâte ; sur la page en vis-à-vis, il ne reste plus que sa main qui s’agite (un appel au secours ?). Mais la bouteille est là, comme une promesse. Dans la double page suivante, sont alignées de gauche à droite la boîte de sel avec son étoile, la bouteille toujours accompagnée d’une coquille d’oeuf et la porte du four ouverte, prête à « recevoir » le « Mickey-cake ». Dans une troisième et dernière étape, Mickey jaillit du four et de la pâte : la vapeur masque tous les espaces d’écriture, et seules demeurent, encadrant Mickey, « [P]oenix [b]aking soda » et « Mickey oven ». Ce four qui porte le nom de Mickey autorise deux lectures, qui ne sont pas incompatibles. La première est individuelle : le four est une des étapes de cette re-création et résurrection de Mickey, à laquelle nous pouvons associer la discrète référence à la propre résurrection de Maurice Sendak à l’hôpital anglais de Gateshead (voir note 7). La seconde est collective : Maurice Sendak sait qu’il y eut des fours qui ne furent pas des fours de fiction, des rêves dont les petits héros peuvent ressortir pour faire triompher leurs forces de vie. Ce qui n’est ici qu’un four « pour de faux » affleurera – mais sans jamais ne se dire – vingt ans plus tard dans Dear Mili (1988), puis dans We are all in the dump with Jack and Guy (1993), avec la silhouette du mirador d’un camp de concentration.

    Lire ces quatre indices dans l’image imposait de reconnaître à Mickey des préoccupations profondes, excluait de réduire sa prière à un simple éloge du lait frais et invitait le traducteur à explorer d’autres voies, à tenter d’autres choix.

    Les résistances à la traduction de In the Night Kitchen sont infiniment supérieures à celles que l’on rencontre d’ordinaire dans les albums pour enfants. Les éditions françaises et allemandes de l’album de Maurice Sendak me semblent mettre en lumière quatre problèmes.

    J’ai longtemps pensé que le médiocre rendement français des albums pour enfants anglais, allemands, suédois dont le texte original était fortement rythmé et rimé, voire écrit en vers, résultait pour l’essentiel de l’absence d’une tradition similaire dans la culture française. Mais ce travail sur Sendak me conduit à nuancer ma position et à estimer qu’il faut tout autant prendre en compte les spécificités de la langue française. Sans doute la culture enfantine française a-t-elle rompu dès son émergence au xviiie siècle avec le substrat populaire de nos comptines et formulettes. Mais ces petits vers régis par le mètre et la rime n’ont jamais eu la richesse rythmique et musicale des nursery rhymes anglaises par exemple. Ajoutons que la littérature pour la jeunesse du xixe siècle n’a rien produit en France qui ressemble à la littérature anglaise de nonsense, elle-même nourrie de la tradition des nursery rhymes. Est-ce à dire qu’il est impossible de rendre en français des pans entiers de la littérature enfantine étrangère ? Non, mais il y faut beaucoup d’art. On ne peut que saluer la réussite de Marie Farré à traduire Algernoon and other Cautionary Tales de Hilaire Belloc et celle de Christian Poslaniec à adapter The big brag du Dr Seuss (22).

    Lorsque les albums sont traduits dans une langue étrangère, nous avons pour habitude de considérer que les images, échappant à la malédiction de Babel, ne posent de problème dans la culture d’arrivée qu’en fonction de leur dimension référentielle. In the Night Kitchen nous rappelle que les images peuvent être nées d’expressions – parfois prises au pied de la lettre. Si l’expression est présente dans le texte original, le travail du traducteur relève alors de la résolution d’un jeu de mots, pour laquelle on ne pourra jouer que sur l’un des deux termes. Si l’expression est absente et qu’il est exclu de toucher à l’image, la déperdition semble inéluctable (23).

    À ce problème relativement classique (les traducteurs de Through the looking-glass l’ont rencontré avec « les insectes du miroir » représentés par John Tenniel), l’album contemporain ajoute une difficulté supplémentaire, celle des textes insérés dans l’image. Sendak se situe encore dans une apparente analogie au monde réel : écritures sur les boîtes d’aliments, publicités sur les facades des immeubles. Mais d’autres artistes, plus proches de nous, vont systématiquement jouer de la confusion du lisible et du visible dans des images sans profondeur, pratiquant le collage avec des fragments de journaux, conviant dans une même page – comme le fait Béatrice Poncelet – Le Petit Poucet illustré par Gustave Doré, Maria des mers illustré par Ivan Bilibine, Max und Moritz de Wilhelm Busch, Le dirigeable cage-à-mouches numéro un de O’Galop, dont l’un des deux héros est remplacé … par le Mickey de In the Night Kitchen (24). Il y a dans ces collages et ces montages un nouveau type de résistance à la traduction.

    Le dernier problème est à mes yeux le plus fondamental. Obsédé par un problème de traduction, Jean-Henri Potier n’a pas pris le temps de lire In the Night Kitchen. Ceci pose une question essentielle : qu’est-ce que lire un album ? Lire un album, ce n’est pas lire un texte, c’est lire un livre ; c’est lire ces entrelacs de sens que construisent le texte et les images. Il restera ensuite au traducteur à rendre la richesse de sa lecture par la force de sa seule traduction du texte.

(1) Where the wild things are est paru aux États-Unis en 1963 et il a été publié en 1967 chez Delpire sous le titre Max et les maximonstres, avant d’être repris à L’école des loisirs.

(2) Cité par Selma G. Lanes, 1980, The Art of Maurice Sendak,New York, Harry N. Abrams, page 174.

(3) Le nom du traducteur figure en bonne place dans la page titre intérieure où il a été inséré selon le même lettrage, alors que celui du traducteur français ne figure qu’en petits caractères dans les informations éditoriales obligatoires.

(4) L’album n’est pas paginé. Je numérote les pages à partir du début du texte de Sendak, la page impaire se trouve donc du même coup être celle de gauche. Les barres inclinées marquent le passage du texte d’une bulle ou d’une page à la suivante.

(5) Iona and Peter Opie, 1975, The Oxford Dictionary of Nursery Rhymes,Oxford, O.U.P., p. 312.

(6) L’inévitable déperdition se retrouve dans un autre album de Sendak, Higglety Pigglety Pop ! (1967) traduit en français en 1980 sous le titre Turlututu Chapeau Pointu ! La combinaison narrative de deux nursery rhymes fonde deux autres albums de Maurice Sendak, Hector Protector (1965) et We are all in the dumps with Jack and Guy (1993). Aucune culture enfantine « sous-entendue » ne fonctionne alors pour un lecteur français.

(7) « Kneitel’s Fandango » (p. 5) = Kenny Kneitel, collectionneur de Mickey Mouse ; le nom de la chienne de Sendak, Jennie et sa date de naissance, 1953 (sac du boulanger de gauche, p. 7) et sur un sac à terre – presque illisible – « Killingworth, Connecticut », son lieu de naissance ; entre les doigts du boulanger de droite, un portrait de la mère de Sendak. Au centre de la double page 9-10, deux adresses d’enfance de Sendak à New-York, qui nous donne également sa date de naissance à la page 15. Dans la grande double page 23-24, « Schickel » est un hommage à Richard Schickel, auteur d’une biographie de Walt Disney. Enfin page 32, l’inscription sur un bâtiment « Q.E. Gateshead » renvoie à l’hôpital anglais où Maurice Sendak fut soigné durant l’été 1967 d’une attaque cardiaque. Toutes ces éclaircissements sont donnés par Selma G. Lanes (op. cit.) dans le chapitre qu’elle consacre à In the Night Kitchen.

(8) Né en 1928, Maurice Sendak a 42 ans lors de la publication de l’album.

(9) Les hasards de la langue font que le traducteur allemand peut conserver telle quelle la bulle « Mama, Papa » de la page de dédicace et de la page 4. La version française ajoute discrètement un « m » pour obtenir « maman ».

(10) Mais il reste surprenant que deux éditeurs aussi sérieux que L’école des loisirs et Diogenes Verlag ne respectent pas le lettrage rouge choisi par Sendak et lui substituent un noir opaque en allemand et un lettrage noir évidé en français.

(11) Maurice Sendak dit que cette invention des trois boulangers renvoie à un souvenir d’enfance, à une publicité pour les « Sunshire Bakers » représentant trois gros boulangers et accompagnée du slogan « We Bake While You Sleep ». C’est la diffusion de la télévision d’un film de Laurel et Hardy – Nothing but trouble – qui lui donna l’idée de leur donner le physique de Hardy. ( Selma G. Lanes, op. cit. p. 174 et 179).

(12) Maurice Sendak dit avoir découvert l’oeuvre de Winsor McCay, dont il ignorait tout jusqu’alors, à l’occasion d’un exposition au Metropolitan Museum of Art en 1965, qui présentait des planches de Little Nemo in Slumberland. « I now sent me scooting back, with new eyes, to the popular art of my own childhood » ( Selma G. Lanes, op. cit. p. 175).

(13) J’ignore ce qu’il en est d’éventuelles éditions allemandes.

(14) On peut se demander si l’idée soudaine de Maurice Sendak de prêter aux boulangers la silhouette et le visage de Hardy ne trouve pas son fondement dans une réminiscence inconsciente du profil et de la silhouette – massive et blanche – du boulanger de Wilhelm Busch. L’appropriation personnelle des deux héros de Bush par ‘Moritz’ Sendak se manifeste en 1963 lorsqu’il donne au héros de Where the Wild Things Are le prénom de Max.

(15) Ce qu’il est par exemple dans les traductions des albums du Dr Seuss.

(16) Héros de l’écrivain Henri Bosco.

(17) On en regrette d’autant plus que le traducteur ait négligé de traduire « Mickey the milkman » (p. 25). La profession de « laitier » gardait cette fois toute la lisibilité de son radical.

(18) Dans un long article intituké « La cuisine de Maurice Sendak », Pierre-Pascal Furth suggère que cette dernière traduction fait écho au passage d’Exode (III,8) qui évoque « une contrée où ruissellent lait et miel (Europe, novembre-décembre 1979, Paris, n°607-608, p. 82).

(19) Tout ce récit de rêve est rendu au présent par le traducteur. Le prétérit est une source de difficultés en français, et le présent du texte rejoint ici le « présent » des images : le rêve de Mickey comme si vous y étiez.

(20) C’est-à-dire du bicarbonate de soude ; on en met une pincée pour fabriquer de nombreux pains.

(21) Maurice Sendak appartient à une famille juive d’origine polonaise.

(22) Philibert (illustrations de Quentin Blake), 1991, Paris, Gallimard ; Le plus vantard, 1986, Paris, L’école des loisirs.

(23) Edmond Cary est, à ma connaissance, le premier spécialiste des problèmes de traduction à avoir évoqué les problèmes posés par la traduction des livres pour enfants. Dans un cours radiodiffusé en 1958, il évoque la tyrannie des illustrations : « Le texte anglais parle de « traffic jam » (embouteillage) et joue sur le mot « jam », qui signifie aussi confiture. Le traducteur aurait la partie belle avec les doubles sens du mot embouteillage, avec les voitures en carafe, que sais-je encore. Mais l’image montre, d’une part des autos et, de l’autre, un magnifique pot de marmelade  » (Edmond Cary, 1985, Comment faut-il traduire ? Lille, Presses Universitaires de Lille, p. 54).

(24) Chez eux, chez elle ou chez elle, 1997, Paris, Éditions du Seuil. Précisons que toutes ces citations iconotextuelles sont retravaillées par l’artiste.

(article paru dans Traduction pour les enfants, Meta, volume 48, numéro 1, Presses de l’Université de Montréal, mai 2003)

Etudiante à la Sorbonne, enseignante, pendant deux années, en lycée, puis à l’Université de Haute-Bretagne-Rennes II comme professeur émérite de Littérature générale et comparée, Isabelle Nières-Chevrel consacre ses recherches à l’histoire de la littérature d’enfance et de jeunesse, tant sur l’album que sur le roman, étudiant les rapports entre texte et images tout comme les questions de traduction, d’adaptation et de réception. Elle est également spécialiste de Lewis Carroll et de la Comtesse de Ségur. Contribution aux Cahiers du CRILJ n°2 (novembre 2010) avec un texte à propos de Babar, le petit éléphant. Parmi ses nombreux travaux, une Introduction à la littérature de jeunesse parue chez Didier jeunesse en 2009. « La littérature de jeunesse est faite pour permettre au jeune lecteur d’acquérir une compétence, en limitant justement ses zones d’incompétence. C’est elle aussi qui a pris par la main les naïfs lecteurs que nous étions et qui, pas à pas (page à page), a construit en nous les fondements d’une expertise. Elle nous a fait lecteurs et elle a fait écrivains quelques-uns d’entre nous. » Merci à Isabelle Nières-Chevrel (et à la revue Méta) de nous avoir permis, par la publication de cette étude, de rendre ici hommage à Maurice Sendak.

Les albums sans texte sont de grands bavards

    Le samedi 20 mars 2010, à l’occasion de son assemblée générale annuel, le Centre de Recherche et d’Information sur la Littérature pour la Jeunesse, associé à la bibliothèque l’Heure Joyeuse, avait invité Sophie Van der Linden, auteure de Lire l’album, rédactrice en chef de la revue Hors Cadre[s], pour une conférence à propos des albums sans texte. Intitulé exact : Albums sans texte : la preuve par l’image.

   En introduction, Hélène Gourraud, bibliothécaire à l’Heure Joyeuse, présentera brièvement l’exposition  Les albums sans texte : quand les images nous racontent des histoires dont elle est maître d’œuvre, introduction ou prolongement idéal à la conférence. L’exposition qui rassemble des ouvrages récents et des albums du fonds ancien de la bibliothèque, propose au visiteur, outre un bref historique, un essai de typologie pouvant aider le jeune (ou moins jeune) lecteur à se repérer dans le genre. Sont ainsi distingués : les albums narratifs où l’intérêt porté au récit est manifeste, les albums pour imaginer où une place importante est laissée à la subjectivité du lecteur, les albums cinématographiques qui s’appuient d’évidence sur les codes du langage filmique, et les albums-jeux qui jouent avec les formes cachées, les découpages, les cachettes et les masques.

    « Le livre sans texte est un objet fascinant dont on ne fait pas aisément le tour. » Une fois constaté que des créateurs s’intéressent à ce type d’ouvrages selon des approches stylistiques variées, il reste encore beaucoup à échanger et à confronter car ces livres ne sont, semble-t-il, faciles ni pour les éditeurs, ni pour les libraires, ni pour les médiateurs. La lecture qu’ils requièrent, dénotative, demande une attention accrue et, à condition de prendre son temps, certains albums sans texte autorisent des lectures multiples, assez souvent complexes. « Albums sans texte pour non lecteurs est une équation qui ne fonctionne pas. »

    Peut-on tenter un historique ? On trouve les premiers albums sans texte dès 1860, chez des éditeurs comme Staël et Hachette. Citons également, le titre est explicite, Les 30 histoires sans paroles à raconter par les petits, chez Nathan, et Histoires en images, collection d’albums publiée dès les années 30 à l’Atelier du Père Castor. Se développe, à la fin des années soixante, un type d’album sans texte qui abandonne l’idée que ces livres sont d’abord faits pour faire parler. Les Aventures d’une petite bulle rouge, album publié à l’Ecole des Loisirs en 1968 et qui abandonne la narration univoque est, à cet égard, devenu un classique. Dans les années qui suivent, des éditeurs comme Harlin Quist et François Ruy-Vidal amplifient cette voie, rompant avec la pédagogie pour s’adresser à l’imaginaire et ouvrir à la polysémie. En 1990, les éditions Epigones publient Sara (A travers la ville) et, en 2004, les éditions Autrement crée la collection « Histoires sans paroles » qui accueille les propositions d’illustrateurs aux styles fortement diversifiés.

Pas si facile

    Sophie Van der Linden a souhaité battre en brèche l’idée que l’on peut parler sans fin sur les livres narratifs sans texte. Non, dit-elle, car il y a un propos qui est tenu par l’auteur-illustrateur. Il n’est pas question, au titre du droit du lecteur, d’interpréter l’œuvre abusivement. Il faut un propos, il faut une narration, un enchaînement lisible pour qu’un album sans texte fonctionne. Les « livres ratés » sont, dans ce genre particulier, ceux qui proposent un trop grand foisonnement de détails, ceux pour lesquels il n’y a pas de lien entre une image et la suivante.

    Il peut paraître plus aisé de « regarder » un album sans texte avec des tout petits que de lui « lire » une histoire illustrée. Autre idée fausse. Certes, les enfants ne se heurteront pas aux formulations de la langue écrite – pas de vocabulaire inhabituel, pas de phrases longues ou complexes – mais, en réalité, lire des images est aussi sinon plus difficile. De nombreux codes qui nous paraissent, à nous adultes, aller de soi, doivent en réalité être construits par les enfants. Ainsi, l’album sans texte exige des jeunes lecteurs qu’ils parviennent à établir des liens entre les images, les choix, allusifs ou non, de l’auteur qui les a ordonnées, l’obligeant à imaginer un enchaînement le plus souvent causal et lié aux motivations des personnages. Risque d’erreur, plaisir de comprendre, l’album sans texte est ici objet d’apprentissage.

Quelques noms, quelques titres

    Parmi les auteurs-illustrateurs qui se sont particulièrement intéressés à l’album sans texte, Iela Mari, déjà citée, abordable par les plus petits, Peter Spier et Mitsumasa Anno pour les plus grands, et puis Sara, magistralement, et Anne Brouillard, dont les ouvrages, parfois au-delà de leur évidence première, sont plus complexes à déchiffrer. Quand le lecteur y parvient – et les enfants y parviennent plus souvent qu’on ne l’imagine – l’émotion est au rendez-vous.

    Quelques ouvrages sans texte qui méritent la lecture des enfants comme celle des adutes : Volcan de Sara (Eolune), La course au renard de Géraldine Alibeu (Autrement), La course au gâteau de Thé Tjong Khing (Autrement), Balade de Betty Bone (Le Sorbier), Zoom de Istvan Banuai (Circonflexe) et le très cinématographique Loup Noir d’Antoine Guillopé (Duculot-Casterman). Ne pas oublier les livres de Bruno Munari ou d’Olivier Douzou.

    Deux auteurs ont retenu plus longtemps que d’autres l’attention de la conférencière :

– l’américain David Wiesner dont Chute libre (Circonflexe), Mardi (Flammation), Les trois cochons (Circonflexe) sont particuliérement jubilatoires. Succès populaire aux Etats-Unis, succès d’estime en France.

– la belge Anne Brouillard dont l’album L’orage (Grandir) ouvre, lecture après lecture, des perspectives renouvellées. « Dans cet album, on entre dans l’image comme dans la maison et c’est l’illustratice qui, plaçant les repères, guide notre regard. »

Mais encore

    Pour étayer son exposé, Sophie Van der Linden se place en lectrice experte. Plusieurs participants ont, pour compléter l’analyse, souhaité échanger à propos des pratiques de lecture d’images à l’école et dans les bibliothèques. Synthèse possible de la discussion : il faut faire confiance aux enfants, leur présenter des albums sans texte en toute simplicité, prévoir sans doute une progression – attention à bien choisir les  premiers titres à regarder ensemble – et, plus particulièrement à l’école, ne pas hésiter à nourrir, habilement, les libres propos des enfants d’un peu de « grammaire de l’image » et à  donner aux jeunes lecteurs les mots qu’il faut pour mieux dire les choses.

    A signaler, pour finir ici, le numéro 3 de la revue Hors Cadre[s] consacré aux albums sans texte. En vente dans les bonnes librairies et à l’adresse de l’Atelier du Poisson Soluble, 35 boulevard Carnot, Le Puy-en-Velay. Prix du numéro : 12,00 euros.

gerda muller

Inspectrice d’académie et inspectrice pédagogique régionale vie scolaire honoraire,  Anne Rabany s’intéresse à la littérature pour la jeunesse depuis son entrée dans l’enseignement.  Elle a participé à différentes actions de promotion de la lecture : plans lecture de la ville de Paris et de l’académie de Créteil, développement des BCD, formation d’animateurs, tournées culturelles pour les centres de vacances de la CCAS/EDF, etc. Publications dans de nombreux périodiques (Textes et documents pour la classe, Ecole des parents, Monde de l’éducation …) Contributions à plusieurs ouvrages collectifs dont une étude sur « Les enfants terribles dans les albums » dans L’humour dans la littérature de jeunesse paru chez In Press en 2000. Anne Rabany intervient au niveau des masters 1 et 2 d’édition à Montauban (Université Toulouse II Le Mirail) ainsi qu’au Pôle Métiers du Livre de Saint Cloud (Université Paris X). Elle participe, au plan national, à l’activité quotidienne du CRILJ. Elle a rejoint le comité de rédaction de la revue Griffon.