Annie Ernaux

 

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Le 8 mars 2022, la médiathèque Annie-Ernaux a été inaugurée à Villetaneuse (Seine-Saint-Denis), en présence de l’écrivaine. Ce nouvel équipement, qui prend le relais des deux précédentes médiathèques (Max-Pol Fouchet et Jean-Renaudie), propose 20 000 ouvrages ainsi qu’un auditorium baptisé Zaïma Hamnache, autre grande dame des livres, décédée en 2020, bibliothécaire et pédagogue, qui a grandi dans le département et n’aura cessé sa vie durant d’œuvrer à l’accès à la lecture pour tous et toutes, dès le plus jeune âge.

« La culture ne doit pas être quelque chose de triste »

 . Annie Ernaux, vous qui avez été enseignante avant d’être autrice, j’imagine que vous êtes fière de voir une médiathèque porter votre nom…

    Oui bien sûr, la fierté est grande. Mais il y a aussi de l’étonnement. Jamais je n’aurais pensé vivre ça. J’ai l’impression d’avoir vécu ma vie sans avoir de grandes ambitions. J’ai écrit avant tout parce que j’en avais besoin et il se trouve que j’ai eu un public. D’un seul coup, je fais le lien entre la petite fille que j’étais, qui entre dans une bibliothèque à Yvetot et ce soir. Bon, moi petite fille, j’avais été plutôt mal reçue : on nous avait fait sentir à moi et à mon père que nous n’étions pas assez bien pour un lieu comme celui-là. Mais les choses ont fort heureusement évolué. Je trouve ça formidable que ces lieux-là existent.

. A quoi aimeriez-vous que ressemble cette médiathèque  ?

    Le livre est l’élément principal.  Mais il y a maintenant d’autres sources de culture aussi : des salles numériques, des livres audio. Cette médiathèque, c’est un lieu de vie et de partage. J’aimerais aussi insister sur un point : le savoir, la culture, ce n’est pas triste. Il faut qu’on ait envie d’aller dans cette médiathèque.

. Vous, quels ont été vos premiers souvenirs forts de lecture ?

    C’est Autant en emporte le vent de Margaret Mitchell, que j’ai lu à 8 ans. Ma mère l’avait acheté et en parlait avec les clients de son café-épicerie. Je m’étais jetée sur ce livre, mais forcément à 8 ans, je n’avais pas tout compris. Ce livre évoquait la guerre de Sécession, mais je ne savais pas du tout de quel côté il fallait que je me place. A l’époque, je prenais bien sûr fait et cause pour Scarlett (sudiste). Ce n’est qu’après que j’ai découvert que c’était sujet à caution.

. La lecture, c’est une habitude, qui n’est pas toujours évidente à prendre. Comment fait-on pour faire aimer les livres à quelqu’un qui en est a priori éloigné ?

     Je dirais qu’il faut trouver le livre qui va vous faire rentrer dans cette habitude. Il y a forcément un livre qui vous intéresse. Mon père par exemple n’aimait pas lire, il me disait d’ailleurs une chose terrible : « les livres, c’est bon pour toi ». Mais même lui aimait Guy de Maupassant, parce que ses histoires se déroulaient en Normandie, dans des endroits qu’il connaissait. Il faut qu’un livre vous parle quelque part, sauf à avoir pris l’habitude de se dépayser. Il n’y a pas à mon avis de mauvaise lecture. Les BD ou les mangas dont sont friands certains jeunes, ça peut par exemple être une bonne porte d’entrée vers la lecture.

. En ce jour du 8 mars, Journée internationale des droits des femmes, quels sont selon vous les terrains qui sont encore à conquérir pour une égalité femmes-hommes ?

     D’abord vous dire que je déteste cette journée. Le jour où elle disparaîtra, je serai heureuse, ça voudra dire qu’il n’y en a plus besoin, mais je ne le verrai pas de mon vivant. Ensuite, ces terrains sont multiples. On peut citer la monopolisation de la parole par les hommes ou encore l’égalité salariale. Tant de choses sont à faire.

(propos recueillis par Christophe Lehousse, journaliste, pour Seine-Saint-Denis – Le magazine)

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Annie Ernaux, née en 1940 à Lillebonne (Seine-Maritime), passe son enfance et sa jeunesse à Yvetot. Parents ouvriers qui se sont émancipés en achetant un café-épicerie. Études de lettres à l’université de Rouen. Un temps institutrice, elle sera professeure certifiée, puis agrégée de lettres modernes. Se considérant comme une transfuge de classe, Annie Ernaux témoigne dans ses livres de son origine modeste, de l’ascension sociale de ses parents et de la sienne. Son premier roman, Les Armoires vides (1974), annonce le caractère autobiographique de l’œuvre qui suivra. Mais la sociologie sera toujours en embuscade. « Je ne suis pas autocentrée, même si on me l’a reproché. Je crois que j’ai toujours parlé de moi en termes distancés, comme si j’étais le lieu d’une expérience que je restituais. Je parle de moi parce que c’est le sujet que je connais le mieux. » Quelques jalons : La Place (1983) à propos du père, Une femme (1987) à propos de la mère, L’Événement (2000) qui parle d’avortement, L’autre fille (2011), lettre à une sœur morte deux ans avant la naissance de la romancière. Dans Les Années (2008), Annie Ernaux commente des photographies d’elle-même qu’elle intercale, dans un récit à la troisième personne, avec des souvenirs choisis pour leur portée historique ou sociologique. Regarde les lumières mon amour (2014) prend la forme d’un journal d’observations tenu entre novembre 2012 et octobre 2013 dans lequel Annie Ernaux relate et analyse ses escapades à l’hypermarché Auchan de Cergy, dans le centre commercial des Trois-Fontaines. L’écrivaine y explique notamment comment les grandes enseignes répertorient leurs clients en fonction de leurs revenus et de leur appartenance sociale : le rayon bio pour les plus aisés est moins surveillé que le rayon premiers prix pour les plus modestes.

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« Il y a plusieurs années, un cousin, perdu de vue depuis mon adolescence et qui était venu voir ma mère hospitalisée dans la ville où je vis, en a profité pour passer chez moi. Sur le seuil de la salle de séjour, il s’est arrêté, stupéfait, les yeux rivés sur les étagères de livres qui occupent entièrement le mur du fond. Est-ce que tu les as tous lus ? m’a-t-il demandé, l’air incrédule, presque effrayé. Oui, j’ai dit, presque tous. Il a hoché la tête silencieusement, comme s’il s’agissait d’un exploit qui m’avait réclamé des efforts, exploit qu’il devait mettre par ailleurs en relation avec les diplômes que j’avais obtenus et les livres que, à mon tour, je m’étais mise à écrire. Lui avait dû quitter l’école à quatorze ans, travailler ici ou là. Il n’y avait pas de livres dans sa famille. Je me souvenais seulement de l’illustré Tarzan traînant sur la table. […] Dès que j’ai su lire, à 6 ans, j’ai été attirée par tout ce qui était écrit et à portée de ma compréhension, du dictionnaire aux livres de la « Bibliothèque Verte », collection d’ouvrages d’écrivains adaptés pour la jeunesse que ma mère – qui aimait lire – m’offrait régulièrement. Les livres étaient chers alors, je n’en avais jamais assez. Pour en avoir des centaines à ma disposition, je rêvais d’être libraire. Le plaisir de lire était une évidence, à l’instar de celui de jouer, dont, d’ailleurs, les livres participaient puisque mes jeux consistaient souvent à m’imaginer être un personnage. J’ai été successivement Jane Eyre, Oliver Twist, David Copperfield et l’étrange  « fille aux pieds nus » sortie d’un roman allemand de Berthold Auerbach, bien d’autres personnages encore. Seule une espèce de censure inconsciente doit m’empêcher de me rappeler à quel âge avancé j’ai cessé de devenir sur le chemin de l’école l’héroïne du livre que j’étais en train de lire. » (Annie Ernaux, en 2020, répondant à  Frank Wegner et à Katharina Raabe pour le recueil  Warum Lesen ; traduction, l’année suivante, chez Premier Parallèle, pour le recueil Pourquoi lire)

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Merci à Christophe Lehousse pour l’autorisation de publication de l’interview.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Parler sans-abris à Paris

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Une rencontre avec Sophie-Bordet-Pétillon et Xavier Emmanuelli

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Le mardi 4 juin 2019, dans le cadre des animations initiées par le CRILJ, Sophie Bordet-Pétillon et Xavier Emmanuelli ont rencontré, à la Médiathèque Marguerite Duras (Paris), les élèves de trois classes de CM1.

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     Sophie Bordet-Pétillon a d’abord présenté l’ouvrage Le petit livre pour parler des sans-abris, (Bayard jeunesse, 2018). Elle a expliqué comment et pourquoi il était né. Elle a aussi parlé de la façon dont elle avait travaillé avec Xavier Emmanuelli. Puis très vite, les enfants ont été invités à poser des questions. Ayant été sensibilisés au préalable par leurs enseignants, leurs questions furent motivées et pertinentes.

    Xavier Emmanuelli a renvoyé souvent les enfants à la réflexion pour qu’ils trouvent d’abord par eux-mêmes des éléments de réponse. Il y a eu, au cours de cette rencontre, une belle interactivité. Xavier Emmanuelli a également beaucoup insisté pour renverser ou expliquer certains aprioris négatifs qui peuvent exister sur les sans-papiers.

    La rencontre qui a concerné cinquante-cinq enfants a duré une heure trente. Elle fut très riche et il s’est dégagé de ces deux personnalités invités une belle complémentarité et une grande envie de transmettre et de faire réfléchir sur ce sujet sensible. De l’avis des organisateurs, ce fut « une grande leçon de raisonnement, de générosité et d’humanité, qui restera comme une des belles rencontres ayant eu lieu à la Médiathèque Marguerite Duras. »

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.Sophie Bordet-Pétillon est journaliste de formation, elle fut directrice du journal d’actualité pour les 10/14 ans, Mon quotidien, pendant plus de 10 ans. Elle conçoit des livres documentaires, des cahiers d’activité et des livres-jeux avec le souci de donner aux enfants et aux adolescents accès à l’information sur le monde et son fonctionnement.

Xavier Emmanuelli, médecin hospitalier, homme politique, est fondateur du SAMU social de la ville de Paris. Président du Haut comité pour le logement des personnes défavorisées de 1997 à 2015, il est co-fondateur de Médecins Sans Frontières. Parmi ses nombreux ouvrages : Les Enfants des rues (Odile Jacob, 2016)

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Pour des bibliothèques populaires vivantes

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par Laurence Warot

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    Toutes les enquêtes sur les lecteurs montrent que l’usage du livre n’a pas disparu avec la prépondérance actuelle de l’image et du son par la radio et la télévision, les vidéocassettes ou l’ordinateur.

    Mais aujourd’hui, pour que l’usage du livre contribue réellement à la formation du plus grand nombre des enfants, des adolescents et des adultes, toute bibliothèque populaire ne peut plus se contenter de distribuer des livres. Elle doit susciter une animation attractive et formative autour du livre. Les temps ont bien changé.

    Cette animation ne se borne pas à l’animation ordinaire, ignorante de la dynamique de la lecture. Il s’agit de créer en permanence une animation spécifique où la lecture à haute voix, les jeux de découvertes, les expositions d’images, les sorties thématiques, les manifestations sportives ou touristiques comme les rencontres avec des auteurs sont centrés sur l’éveil ou le désir et le développement de la capacité de lire.

    Beaucoup de bibliothécaires sont forts en bibliothéconomie et c’est tant mieux. D’autres ont un goût utile des relations sociales, mais ils n’ont pas été formés à cette animation.

    Les médiathèques se sont imposées avec l’air du temps. Mais le plus souvent elles sont centrées, avec leurs disques et leurs cassettes, sur l’image et le son.

    Comment devient-on une animatrice de bibliothèques ? Mon exemple plutôt banal peut guider certaines vocations.

    J’avais vingt ans. Plus que toute activité de loisir j’aimais passionnément lire et faire lire. J’ai eu la chance de rencontrer un mouvement d’éducation populaire qui organisait une école de deux ans pour former des animateurs de bibliothèque populaire J’ai suivi avec grand intérêt cette formation sanctionnée par un diplôme.

    Au cours de la seconde année nous avons appris à travailler à la bibliothèque pilote de Clamart « La joie par les livres ». C’était un ensemble d’activités au cœur d’une cité populaire où habitaient de nombreux jeunes. En ce lieu accueillant, le livre à la main, on s’initiait à la culture des fleurs et des légumes. A côté, d’autres s’essayaient à cuisiner des recettes fournies par les livres de cuisine. Autour d’une cheminée c’était « l’heure du conte » pleine d’histoires de fées enchanteresses. A d’autres heures, c’étaient les nouvelles du monde qui étaient expliquées à la curiosité d’autres lecteurs.

    J’ai appris ainsi à rendre le livre vivant pour des groupes variés dans des lieux variés qui élargissaient l’horizon de la bibliothèque. On transformait la bibliothèque elle-même. C’est dans cet esprit que j’ai pu lancer une bibliothèque municipale dans le sud de la France.

    Pendant vingt années où j’ai habité cette région j’ai pu me perfectionner dans l’animation, l’art de faire vivre une bibliothèque, pour tous les âges et en toute condition sociale.

    Ensuite, dans le Nord, j’ai pu agir ainsi dans une bibliothèque populaire avec des succès renouvelés auprès de lecteurs et lectrices souvent transformées mais cet art de l’animation n’est pas toujours compris et accepté par les bibliothécaires, plus économes de leur temps et de leur enthousiasme.

    C’est vrai qu’il faut beaucoup de travail pour faire vivre des réseaux d’animation, pour trouver le temps d’écouter les lecteurs, de leur parler afin de faire partager un art de vivre avec le livre.

    Il faut réveiller cette merveilleuse propriété qu’offre la lecture pour atténuer les chagrins, les peurs, les souffrances souvent silencieuses du quotidien. Un livre peut donner une émotion qui aide à vivre quand la vie en société devient difficile au point de nous écraser.La passion de la lecture peut aussi apporter la plus grande joie que je connaisse.

On comprend que certains administrateurs de bibliothèques puissent prendre peur. Mais une telle conception vivante de la maison du livre finit toujours par l’emporter.

Nous avons ainsi confiance. Comme me disait récemment un ami, on peut perdre une bataille, on n’a pas pour autant perdu la guerre.

(texte écrit en 1990 à la demande de Joffre Dumazedier, fondateur de Peuple et Culture)

 

Bac en poche et après une solide formation d’animatrice socioculturelle Peuple et Culture assurée par Joffre Dumazedier, Laurence Warot crée en 1973, à Ibos (Hautes-Pyrénées), sa première bibliothèque. Elle en créera également une à Saint Tropez (Var), en 1980, et à Essomes sur Marne (Aisne) en 1991. Responsable plusieurs années d’une bibliothèque de comité d »entreprise de la SNCF à Lille (Nord), elle fut également directrice de MJC, journaliste, directrice d’agence immobilière. Nombreuses activités bénévoles, notamment au Secours Populare. Merci à Laurence Warot pour nous avoir confié ce texte.

Une bibliothèque à Saint-Tropez

par Laurence Warot

    J’ai suivi en 1971 une formation d’animatrice socio-culturelle à Peuple et Culture, mouvement d’Education populaire créée par Benigno Cacérés et Joffre Dumazedier.

    Au cours de cette formation de deux ans j’ai visité la bibliothèque pilote de Clamart. Celà a été pour moi un coup de foudre sociétal. J’ai depuis mon enfance été passionnée par la lecture et cette bibliothèque entièrement conçue pour les enfants m’a ouvert des horizons inconnus à moi jusqu’alors.

    En 1979, j’habitais en Seine-et-Marne. Je tombe sur une annonce dans le journal Le Monde qui propose un poste de bibliothécaire-animatrice à Saint-Tropez, par concours. Je n’avais pas fait d’école de bibliothécaire et n’avais donc pas le diplôme. Je postule néanmoins et, à ma grande surprise, peu de temps après, je reçois un courrier m’indiquant que j’étais présélectionnée et que je devais me rendre à Saint-Tropez pour y passer le concours.

    Ce concours était à l’initiative de Madame de Raïssac, adjointe à la culture à la mairie de Saint-Tropez qui avait demandé à Monique Bermond et à Roger Boquié de sélectionner la personne chargée d’organiser et d’animer cette nouvelle bibliothèque.

    Et Monique Bermond et Roger Boquié me choisissent, moi qui n’avais que ma passion pour la littérature jeunesse ! Tollé. D’abord la directrice de l’Ecole de bibliothécaires de Massy-Palaiseau qui, compte tenu que plus de cent bibliothécaires diplômés d’état s’étaient présentés à ce concours, n’a pas admis qu’une personne ne faisant pas partie de son école soit sélectionnée. Le maire de Saint-Tropez Monsieur Blua souhaitait, lui, ne pas tenir compte de ce concours et embaucher la femme d’un journaliste de Nice-Matin habitant à Saint-Tropez.

    Monique Bermond et Roger Boquié sont alors « entrés en résistance » en prévenant qu’ils dévoileraient l’affaire sur les ondes de France-Culture si on les avait fait se déplacer pour au final ne pas tenir compte de leur avis.

    J’ai donc été embauchée comme bibliothécaire-animatrice à Saint-Tropez en 1980.

    J’ai appris la bibliothéconomie en une semaine en suivant un stage à la fédération Léo Lagrange qui comprenait, selon les orientations   de Peuple et Culture, également l’organisation d’une politique culturelle dans une commune.

    Six mois avant l’ouverture de cette bibliothèque, j’ai rendu visite à toutes les classes de la petite section de maternelle à la troisème, chargée de livres que je présentais aux instituteurs, aux professeurs et, bien entendu, aux élèves.

    Madame de Raïssac avait demandé à un architecte tropézien de concevoir l’ameublement de la bibliothèque selon le schéma de celle de Clamart qui m’avait tant séduite. J’ai, quant à moi, été chargée de la décorer.

    Avant même l’ouverture officielle de la bibliothèque, environ cent cinquante enfants étaient venus s’inscrire. Au départ j’ai eu trois milles livres à classer par titre, auteur et matière. J’ai donc rédigé à la main neuf milles fiches. Mais ce n’était pas un travail pour moi. Juste le plaisir de lire et d’analyser ce que je lisais.

    Dès l’ouverture, la bibliothèque qui était ouverte du mardi au samedi, a été fréquentée assidûment par les jeunes, tant pour le prêt de livre que pour les animations que j’y faisais. Bien sûr j’ai organisé de nombreuses animations autour du « Livre Vivant », fait venir des illustrateurs et des écrivains qui partageaient leur goût de la lecture avec les jeunes Tropéziens.

    Les livres mènent à tout pourvu qu’on ait le sens du partage et la passion de rendre le livre vivant.

( décembre 2011 )

 

Bac en poche et après une solide formation d’animatrice socioculturelle Peuple et Culture assurée par Joffre Dumazedier, Laurence Warot crée en 1973, à Ibos (Hautes-Pyrénées), sa première bibliothèque. Elle en créera également une à Saint Tropez (Var), en 1980, et à Essomes sur Marne (Aisne) en 1991. Responsable plusieurs années d’une bibliothèque de comité d »entreprise de la SNCF à Lille (Nord), elle fut également directrice de MJC, journaliste, directrice d’agence immobilière. Nombreuses activités bénévoles, notamment au Secours Populare.

Gisèle Teil

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    Nous apprenons avec tristesse le décès de Gisàle Tiel qui, pendant trente-cinq ans, s’est dévoué à la littérature de jeunesse. La bibliothèque Loisirs Jeunes, crée en 1960 et dont elle fut parmi les fondateurs et resta la principale animatrice jusqu’en 1995, offrait un choix devenu de plus en plus important de livres pour enfants et adolescents. Un large public d’enfants, de parents et d’enseignants du Mans et de nombreuses écoles du département de la Sarthe est venu puiser dans ce fonds unique de plus de 25000 ouvrages qu’elle avait su constituer avec patience. Son action contre l’illettrisme la mena à soutenir la création de l’association Lire et Vivre, des 24 heures du livre du Mans et bien d’autres actions bénévoles, qui lui valurent de recevoir la médaille de la Jeunesse et des Sports et le grade de chevalier des Palmes académiques.

( texte paru dans le n° 79 – janvier 2004 – du bulletin du CRILJ )

 

Vieux souvenirs, vieilles amitiés

Hommage à Claire Huchet et à Marguerite Gruny

    Il faut remonter bien loin dans le passé pour évoquer mes premiers souvenirs de Claire Huchet et Marguerite Gruny.

    Je les ai connues en 1924 lorsqu’elles travaillaient au choix des livres que l’Heure Joyeuse – Fondation américaine du Book committee on Children’s Librairies, Présidente Mrs J.L. Griffiths – offrait aux enfants français après la guerre de 1914/1918.

    Nous avions eu, Claire Huchet et moi, un même professeur que nous aimions beaucoup. Notre première rencontre eut lieu rue François Ier, dans une salle pleine de livres.

    Pour être engagée, après un entretien avec Mrs Griffiths, il fallait être acceptée par Claire Huchet et Marguerite Gruny. J’étais plutôt intimidée. Claire, devant sa machine à écrire, me posait des questions ; Marguerite m’observait d’un œil critique… Je fus engagée !

    Marguerite l’avait été, avant moi, par Claire. Eugène Morel, son oncle, bibliothécaire à la Bibliothèque Nationale, pionner souvent incompris de la lecture publique, l’avait proposée à Mrs Griffiths.

    L’Heure Joyeuse fut inaugurée le 12 novembre 1924, dans un ancien préau d’une école désaffectée, 3 rue Boutebrie. La rue Boutebrie était alors une rue misérable aux immeubles vétustes. Dans cette rue peu fréquentée, débouchant sur le boulevard Saint Germain, les enfants du quartier jouaient sans danger sur la chaussée, faisaient des rondes, sautaient à la corde.

    L’inauguration officielle terminée, il y eu dans la journée beaucoup de curieux, des enfants venus « pour voir ».

   Après tant d’années, tant d’événements tragiques ou non et l’évolution des générations il est bien difficile d’évoquer les premières, les premières années de l’Heure Joyeuse.

    Nous étions sur bien des points différentes des bibliothécaires pour la jeunesse d’aujourd’hui. Ne serait-ce que dans la formation, avec les diplômes exigés maintenant. Et que dire de nos manières réservées ! Il fallut attendre plusieurs mois avant de nous appeler par nos prénoms.

    La salle de lecture était pimpante et gaie, mais les bibliothécaires ne disposaient – sauf un petit vestiaire avec un lavabo pour se laver les mains et un affreux petit réchaud à gaz – d’aucune pièce pour travailler : une vraie installation de « pionnières’ ! mais notre enthousiasme suppléait à tout.

    Claire et Marguerite avaient déjà travaillé dans une bibliothèque pour la jeunesse. Claire en Angleterre à Croydon, Marguerite avait fait un stage à l’Heure Joyeuse de Bruxelles. Que serait la bibliothèque française ? Qu’apporterait-elle de nouveau ?

    Certaines activités existent toujours dans les bibliothèques d’aujourd’hui. D’autres prirent naissance à l’Heure Joyeuse : les assemblées générales des lecteurs où, les enfants élisaient chaque mois – un garçon et une fille – chargés de différentes tâches, assemblées complétées par un Conseil mensuel des anciens chefs ; fabrication de « jeux de lecture » pour les petits, les albums du Père Castor n’existaient pas encore, de fêtes, des rondes dans la cour, et l’on chantait de vieilles chansons, etc…

    Mais surtout l’Heure Joyeuse a été la première expérience d’éducation mixte qui choqua les esprits timides ou conservateurs, mais qui donna naissance à une franche camaraderie et à des amitiés pleines de charme.

    C’est dans cette ambiance nouvelle que nous apprîmes à nous connaître et que naquît une profonde amitié. Nous étions heureuses.

    Claire Huchet, douée d’une grande intelligence, ouverte à la compréhension de son prochain, possédait les qualités indispensables pour diriger l’Heure Joyeuse durant les premières années difficiles de son existence. Sans elle, l’Heure Joyeuse n’aurait pu s’imposer, se développer.

    Son autorité, jamais pesante l’amenait à consulter ses collaboratrices, à tenir compte de leurs suggestions ou de leurs critiques.

    Après son mariage avec un pianiste américain, en décembre 1929, Claire partit au Etats-Unis où elle travailla dans une bibliothèque pour la jeunesse, fit des conférences, écrivit des livres pour enfants.

    Mais elle consacra toute sa vie, avec passion, au rapprochement judéo-chrétien.

    Marguerite Gruny, plus jeune de quelques années, la remplaça. Déjà au début de l’Heure Joyeuse, elle aspirait au temps où elle dirigerait « sa » bibliothèque !

    L’Heure Joyeuse continua à se développer avec les mêmes activités, sauf les assemblées générales qui s’arrêtèrent d’elles-mêmes.

    Des générations de lecteurs fidèles se succédèrent, confiants et heureux. Ce que nous aimions beaucoup, c’était la préparation de fêtes en collaboration avec les enfants, grands et petits, sur un sujet précis. Les choix des « acteurs », la confection des costumes, les répétitions, les essayages, les décors, tout cela faisait bourdonner la bibliothèque d’une agitation joyeuse.

    En 1940, la bibliothèque en plein essor fut fermée, à cause de la guerre, pendant de longs mois. Quand l’Heure Joyeuse rouvrit ses portes, Marguerite Gruny, douée d’une grande puissance de travail, y prit une place toujours grandissante et déploya une activité sans borne.

    D’abord vint un public nouveau pour nous : celui des enfants accompagnés par leurs enseignants, public attachant qui découvrait les livres choisis librement, écoutant des histoires. Ce public nous apporta un heureux enrichissement.

    Ce qui passionna Marguerite, c’était la formation des stagiaires venus de France et des pays étrangers. Cette activité nouvelle, créée par elle, suppléait à l’absence d’un enseignement officiel. Elle avait mis au point un programme qui offrait en trois mois un enseignement professionnel sérieux.

    Puis vint l’âge de la retraite. Mais comment Marguerite Gruny pouvait-elle abandonner ce qu’elle considérait comme une mission ? Alors elle continua à travailler et offrit aux nouvelles générations de bibliothécaires pour la jeunesse le fruit de son expérience.

    Claire Huchet et Marguerite Gruny ont été chacune, suivant leur tempérament, des « pionnières ». Grâce à elles, mes bibliothèques pour la jeunesse sont nées et se développent.

    Dans la vieille rue Boutebrie, les enfants ne dansent plus, ne chantent plus, au milieu de la chaussée… mais à quelques pas, à l’ombre de la vieille église Saint Séverin, une nouvelle « Heure Joyeuse » les attend.

( texte paru dans le n° 48-49 – avril 1973 – du bulletin du CRILJ )

 

Proche des mouvements d’éducation nouvelle, Mathilde Leriche sera, dès 1924, avec Marguerite Gruny, l’assistante de Claire Huchet, première directrice de la bibliothèque de L’Heure Joyeuse. Elle participera en 1937 à la création de l’Association pour le Développement de la Lecture Publique et sera, en 1967, la première présidente du CRILJ ancienne manière. Elle écrira pendant de longues années des critiques de livres pour enfants pour la revue des CEMEA Vers l’éducation nouvelle. Auteur, une fois retraite prise, de quelques albums pour enfants, elle avait publié, en 1937, avec Marguerite Gruny, le guide de lecture Beaux livres, belles histoires. Elle fut une conteuse remarquable.

René Fillet

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 par Christiane Abbadie-Clerc

     René Fillet cultivait la lecture publique comme son jardin. Défricheur et paysagiste, il veillait à l’ouvrage des saisons, mariant le charme désuet des plates bandes rustiques à l’architecture rigoureuse des jardins « à la française ». Enraciné dans le bon sens du terroir populaire, il devait faire corps avec l’harmonie tranquille du végétal, au moment ultime où il s’en est allé à la fin de l’été dernier, proche de ses amis les arbres qu’il avait plantés dans son domaine de Beaumont la Ronce dont il était devenu un patriarche respecté.

     Je n’oublierai jamais cette répartie qui fut la sienne lors d’un débat organisé en 1978 sous sa tutelle vigilante par la Bibliothèque des enfants de la BPI au Salon du Livre de Paris. La petite salle du Grand Palais était bondée comme pour répondre à l’appel de la rencontre : « Des livres partout et pour tous » avec les associations professionnelles au premier rang desquelles le CRILJ où il apportait sa contribution active.

     L’auteur-illustrateur Jean Claverie et l’écrivain Pierre Péju y avaient ouvert la voie par la symbolique des contes, évoquant entre beaucoup d’autre chose le sens caché des images ainsi : « Un chêne n’aura pas la même connotation qu’un tilleul ou un roseau s’agissant de la représentation d’arbre. L’illustration concourt à forger cette première clef, cette première culture qui nous permet d’exister ».  Réponse de René Pillet :  » Vos propos ont été passionnants. J’en retiens une dernière image. Vous avez parlé du Chêne et du Tilleul. Il est très rare qu’un livre et qu’une illustration de ce livre soient comme Philémon et Baucis, absolument inséparables – et meurent ensemble sauf peut-être effectivement pour un ou deux livres de notre enfance – livres privilégiés mais très rares ».

     Ainsi Ovide et La Fontaine étaient-ils convoqués à travers ce mythe baroque qui semblait habiter naturellement l’imaginaire de l’orateur dont l’abord pouvait paraître le plus souvent classique et austère.

          «  Elle devenait arbre, et lui tendant les bras

           Il veut lui tendre les siens et ne peut pas.

           Il veut parler, l’écorce a sa langue pressée

           Le corps n’est tantôt plus que feuillage et que bois

           Baucis devient tilleul et Philémon devient chêne. »

     Ainsi donc le patron savait surprendre. Il osait entrouvrir, lorsqu’il s’agissait de l’enfance, une porte secrète, celle de la poésie et de l’amour. A travers Philémon et Baucis, Marie Fillet, sa femme saura aussi reconnaître l’hommage à peine voilée à la complicité de chaque instant, familiale, professionnelle, qui résiste à la durée et l’éloignement.

     Le personnage de René Fillet avait ce caractère emblématique dont les traits mobiles et expressifs composaient un visage paradoxalement immuable. C’est à peine si durant ces trente dernières années il avait changé d’apparence, par une sorte d’alchimie et d’osmose entre le dedans et le dehors : alerte, cheveux en brosse, moustache, le coin de l’œil plissé en cas de courroux légitime, bien campé et rivé au sol sur ses chaussures confortables, une allure sortie tout droit d’une bande dessinée des années cinquante, aucune concession aux mondanités ambiantes. Mais il connaissait lui, le jardinier, l’art et l’exigence de la métamorphose en matière d’éducation, celle des enfants en premier lieu et celles des hommes et des femmes qu’il a côtoyés dans l’exercice de ses fonctions.

     Ecoutons-le encore si vrai dans une allocution de synthèse donnée lors du colloque international « Le livre dans la vie quotidienne de l’enfant », organisé avec le Centre de Recherche et d’Information sur la Littérature pour la Jeunesse et l’UNICEF, en 1979, à l’occasion de l’Année Internationale de l’Enfant :

     « Si le conte est né de la connaissance intuitive et profonde de l’autre que donne l’amour, il s’exprime et se transmet parce que l’amour nous pousse à communiquer avec autrui et à lui consacrer de notre temps. Peut-être détenons-nous la clef de certains désordres lorsque nous nous apercevons que l’amour et le temps ne se donnent plus. »

     Et s’agissant de la quête de l’enfant comme source d’imaginaire : « A quel moment l’enfant peut-il être considéré comme une fontaine jaillissante et neuve dont l’eau, voyant pour la première fois le soleil serait irisée magnifiquement ? » René Fillet revient alors à l’apport nourricier du terreau éducatif et culturel : « Il faut que l’enfant ait reçu sa dose quotidienne de poésie, de musique, de littérature et de beauté pour que puisse s’épanouir son imaginaire et sa création personnelle ».

     La métaphore du jardinier se réactive toujours avec cet homme de métier qui, avant d’être un théoricien, est resté un homme de terrain pragmatique, alors même qu’il prenait la direction de la Bibliothèque Municipale classée de Tours, qu’il animait le groupe interministériel d’Etudes sur la Lecture Publique avec Etienne Dennery et, surtout, lorsqu’il prit la succession de Jean-Pierre Seguin à la tête de la Bibliothèque Publique d’Information du Centre Georges Pompidou.

     Il y a trente ans, il a contribué, avec quelques autres, comme Noé Richter, à inventer et à fonder la notion de Lecture publique.

     Le témoignage qu’il m’est donné d’apporter ici est celui des toutes premières années d’apprentissage fondatrices d’une culture et d’une vocation professionnelle.

     La promotion 1969 de l’Ecole Normale Supérieure de Bibliothécaires de la rue de Louvois dont je faisais partie, était particulièrement turbulente. Paule Salvan, la directrice, avait tenté de donner à chacun d’entre nous le sentiment d’appartenir à une « élite » vouée à la conservation des livres anciens, à la bibliophilie, à la recherche universitaire. La proximité de la Bibliothèque Nationale nous avait certes initiés aux arcanes et chausse-trappe de la navigation bibliographique, tout en nous offrant maints ravissements d’esthètes devant les parchemins, incunables et autres enfers jubilatoires.

     Mais l’enseignement de René Fillet, allié à la complicité d’Aline Garrigoux qui le soutenait depuis la Direction des Bibliothèques et de la Lecture, a fait l’effet d’une bombe douce, même si l’art de la maïeutique pour cette institution vénérable, n’était rien moins que révolutionnaire. Au printemps 1969, l’option Lecture Publique demandée par quelques élèves était créée.

     Le front offensif se composait d’un carré de jeunes filles passionnées de livres pour enfants (et dont l’esprit très curieusement œcuménique et presque rétro en cette période idéologique réclamait la diversité et la tolérance). La provinciale timide de Bordeaux que j’étais, nourrie par l’enseignement comparatiste et « gramscien » d’un Robert Escarpit ou d’un Marc Soriano, entraînait ses compagnes sur le boul’mich chez Monsieur Mirman alors directeur de collection chez Hachette, dans l’atelier du Père Castor qui venait d’être repris par Français Faucher, à l’école des Loisirs chez Monsieur Fabre, à l’Heure Joyeuse de la rue Boutebrie, à Clamart où Aline Antoine animait la toute nouvelle bibliothèque ou encore sur le boulevard Saint Germain dans les petits bureaux de l’Association Nationale du Livre Français à l’Etranger et de la Section française de l’Union Internationale de Littérature de jeunesse (IBBY) où Lise Lebbel et Monique Hennequin avaient une vue panoramique sur les échanges internationaux en matière de livres pour enfants.

     Le rapport du groupe d’étude interministériel sur la Lecture publique cette année-là, en 1969, devait être décisif pour la transformation des paysages de lecture de notre pays avec l’essor de Bibliothèques Centrales de Prêt, les créations de Bibliothèques municipales et de sections pour la jeunesse, l’harmonisation des politiques de conservation et de communication dans les Bibliothèques Municipales classées. La doctrine de René Fillet appliquée à Tours était celle d’une bibliothèque conçue pour tous les publics comme un outil de formation et d’information, un instrument d’auto apprentissage où les fonctions de recherche ne sont pas séparées de celles du loisir éducatif.

     Je me souviens d’une dissertation qu’il nous avait proposée en mai 1969 sur le thème de la future bibliothèque des Halles alors déjà préfigurée par Jean-Pierre Seguin rue de Richelieu où l’ensemble des principes était affirmé dans un « corrigé » exemplaire et prémonitoire. A l’époque, les directions de BCP, aujourd’hui Bibliothèque Départementale de Prêt, étaient encore comptées comme des lots de consolation entre les élèves de la promotion sortante. Mais déjà les vocations de nouveaux militants de la lecture étaient à l’œuvre, également parmi les nombreux élèves associés, conscients de leur mission et encouragés par la bibliothécaire de l’école, Anne Zundel Ben Khemis.

     Les stages de Lecture publique qui avaient lieu, évidemment, à Tours, au début de l’automne, avant la rentrée en poste des futurs conservateurs, restent des souvenirs mémorables. Je me souviens de ma déception lorsqu’on m’a demandé de rallier de toute urgence sans passer par Tours, la Bibliothèque Centrale de Prêt, alors « pilote » de Seine et Marne où je devais intégrer un poste d’adjointe, avec la promesse d’une session de rattrapage qui eu lieu au printemps suivant à Tours pendant une courte mais intense et fructueuse semaine.

     Tout comme Marc Soriano pour ses étudiants, René Fillet savait conforter l’énergie personnelle de chacun, fondée sur une stratégie exemplaire de terrain avec une vision large des objectifs généraux n’excluant pas, bien au contraire, le lien avec les structures associatives militantes, nombreuses et actives s’agissant en particulier du livre pour enfants.

     Grâce à lui, et avec le soutien de la Direction des Bibliothèques et de la Lecture où Messieurs Yvert et Thill menaient une action novatrice, des expérimentations ont pu être menées en Seine et Marne. Il m’apparaissait évident, que le réseau potentiel des Bibliothèques centrales de Prêt pouvait devenir un outil de formation transdisciplinaire en associant sur le terrain les politiques municipales et celles de l’Education Nationale, en particulier à travers l’Inspection Académique. Par chance, en Seine et Marne, l’inspecteur Arnilla, un érudit auteur d’ouvrages sur Flaubert, ami de Marc Soriano, m’avait chaleureusement accueillie. Grâce à lui, et à Monsieur Duranton, inspecteur départemental de l’éducation nationale, un feu vert avait été donné sur tout le département pour une coopération pédagogique avec les bibliobus pratiquant alors systématiquement le prêt direct dans tous les établissements scolaires, élémentaires, collèges, établissements spécialisés. Des dossiers de lecture d’analyses critiques Des thèmes, des livres pour les documentaires, Des livres pour notre temps pour la fiction ont été édités et diffusés dans les établissements afin de favoriser les démarches d’auto-apprentissage – maître mot de René Fillet – et de la pédagogie d’éveil dans les classes.

     En 1972, l’Année internationale du livre a vu, à Melun et dans les environs, l’aboutissement de ces actions avec des spectacles audiovisuels, heures du conte, colloques, entretiens avec les parents d’élèves où participaient les professionnels, critiques, auteurs et artistes : Bruno de la Salle, Huguette Pirotte, Taylus Taylor, Germaine Finifter, Raoul Dubois, etc. A cette époque, Robert Delpire et François Ruy- Vidal inventaient une approche visuelle de la littérature de jeunesse et les illustrateurs des livres pour enfants commençaient à s’accrocher dans les galeries. Marc Soriano venait d’initier ses cours à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes où se côtoyaient les milieux de l’édition, de la recherche, les pédagogues et médiateurs du livre, de jeunes créateurs. Dans ce contexte, René Fillet, développant sur le terrain l’esprit d’une université permanente représentait pour moi, à distance, une sorte de mentor professionnel, légitimant l’expérience pédagogique sur les différents lieux de lecture.

     L’idée neuve de René Fillet, même s’il restait prudent dans les applications, était d’ouvrir d’une manière pragmatiste les voies de communication entre les personnes. Ils n’hésitaient pas à mélanger les genres, sans provocation aucune. Il a été certainement le premier à dévoiler pour son grand public les arcanes de son fonds ancien à Tours. Ainsi se tendaient des passerelles entre art majeur et art mineur, enfance et âge adulte, bibliothèques, écoles et musées. Mettre à portée de tous de manière efficace, les instruments de la lecture, telle était sa visée tout en opérant les choix toujours rendus nécessaires par la rigueur. Réticent devant les opérations spectaculaires dispendieuses et sans lendemains, il incitait plutôt ses élèves et collaborateurs à s’investir au mieux sur le terrain selon leurs moyens.

     La Bibliothèque Publique d’Information fut pour lui l’aboutissement réaliste d’une utopie collective dont Jean-Pierre Seguin avait fondé l’existence avec sa part de rêve et d’élégance. L’outil était en place, ambitieux et déjà dépassé par son succès un an après l’ouverture avec une Bibliothèque pour enfants directement accessible sur la place du Centre Georges Pompidou. La préfiguration en avait été lancée dès 1972, date à laquelle j’avais intégré ce qui était encore la Bibliothèque des Halles installée provisoirement dans le décor surréaliste des pavillons de la viande désaffectés près de la Bourse du commerce.

     Avec un double objectif, celui du Service Public et celui de la Recherche, René Fillet a théorisé son approche pragmatique et scientifique de la lecture, offrant un terrain d’expérimentation privilégié aux spécialistes de la bibliologie et sociologues tout en instaurant un dispositif interne d’évaluation et de médiation. En redoutable gestionnaire financier, il a su imposer « ces crédits de renouvellement » grâce auxquels le fonctionnement de la BPI fut préservé en matière d’achats de livres et d’amélioration des matériels. Le directeur jardinier procédait au désherbage des collections, une opération parfois douloureuse aux conservateurs attachés à leurs fonds devenus rares comme je l’étais moi-même pour les ouvrages de Quist-Vidal ou Robert Delpire.

     Avec lui la bibliothèque des enfants a développé un catalogue multimédia en ligne avec sa liste « autorité matières » qui furent certainement à l’époque la première réalisation aboutie au plan national. Il a encouragé le travail coopératif quotidien avec les établissements scolaires et surtout les colloques interprofessionnels dont un grand nombre furent organisés avec le Centre de Recherche et d’Information sur la littérature de Jeunesse et la participation fréquente de l’Unesco.

     La force de René Fillet était sa capacité de présence. Il était toujours là, énergique, carré, logique, prévisible, capable d’intervenir sur le terrain, d’empoigner un marteau, des clous ou des pinceaux dans une exposition en cours de montage, de trancher, de sentir sa base, pour avoir balisé dans sa carrière tous les cas de figure, du haut en bas de la hiérarchie. Sa sévérité, ses rares accès de colère ou son intransigeance n’en étaient que mieux acceptés. Il savait dans les moments difficiles, quitter son havre de week-end à Beaumont la Ronce pour regagner le navire et rassurer amicalement ceux qui avaient eu à affronter des événements délicats ou douloureux dans l’exercice de la profession. Il arrivait toujours bienveillant en tenue sportive, apportant avec lui l’assurance et l’équilibre qu’il trouvait lui-même en son jardin.

     Jardin secret, certainement, pour beaucoup d’entre nous qui n’ont pu le rejoindre à Beaumont la Ronce au moment de son départ en retraite où ce sont, bien sûr, des arbres qui lui furent offerts.

     René Fillet a contribué à donner un sens à ces trente dernières années d’un métier dont l’évolution a suivi les soubresauts d’une société en quête d’identité et de sécurité. Cette foi en l’énergie individuelle, indissociable de l’échange interhumain lui a permis de transcender l’émergence des technologies nouvelles, à la prévoir et à les utiliser comme un simple levier.

     Il faudra retenir en lui cette image du jardinier poète mais aussi du laboureur n’hésitant pas à user du soc de sa charrue, de son sécateur pour émonder la nature sauvage et tracer les sillons du futur.

     Il n’avait peut-être pas la légèreté et la nonchalance de l’illustre fabuliste Maître des Eaux et Forêts, qui fut pourtant sa référence cachée, mais il savait être hédoniste car il lui arrivait souvent, dit-on dans le cercle familial, de prendre sa lyre et de donner à sa voix chaleureuse les accents du troubadour.

     Il laissera à ses enfants, petits-enfants et nombre d’amis et disciples, entre nature et culture, un paysage familier où les fleurs savent « passer la promesse des fruits ».

 ( texte paru dans le n° 58 – mars 1986 – du bulletin du CRILJ )

    bpi

Né à Saint-Marcellin (Isère) en 1921 et mort à Beaumont-la-Ronce (Indre-et-Loire) en 1996, René Fillet, pionnier de la Lecture publique et des bibliobus, activiste même dira Noë Richter, a laissé le souvenir d’un homme à la fois chaleureux et exigeant. Parce qu’il était titulaire d’un permis « poids lourds » acquis pour pouvoir, pendant la guerre, assurer le ramassage du lait pour la laiterie familiale, René Fillet est entrainé dans l’aventure du bibliobus du Vercors. En 1946, un « job d’étudiant » (sous-bibliothècaire à la bibliothèque centrale de prêt de l’Isère) décide de son parcours : bibliothécaire en 1952 à Saintes, puis à Blois, directeur de la bibliothèque municipale de Tours et directeur de la bibliothèque centrale de prêt d’Indre-et-Loire en 1953, chargé de formation et d’expertise, directeur de la Bibliothèque publique d’information du Centre Georges-Pompidou de 1977 à 1983, année de sa retraite. Très attaché au CRILJ, il en fut pendant plusieurs années le trésorier.

Bibliothèque

    Le rempart contre l’ennui à la ville, et ce qui m’y attache serrée, c’est la Bibliothèque juste derrière chez nous. D’abord un drôle de chantier sous nos fenêtres, côté cuisine, salle de bains, chambre des parents. Très vite, la forme des trous dans la pelouse, sans angles droits, fait comprendre que ce n’est pas un immeuble en briques roses qui pousse là. Tiges de ferraille fichées dans les trous, puis coffrages en bois clair d’où les ouvriers démoulent des gâteaux de béton gris-blancs, parfaits, qui s’entrelacent sous nos yeux aussi ronds qu’eux. Un jeudi de novembre 1965 la Bibliothèque pour enfant ouvre, c’est « La Joie par les Livres ». Il pleut et les abords sont tellement boueux qu’on se déchausse à l’entrée. Habitude qui restera, même par temps sec. Rite de passage bienvenu entre vie du dehors et vie du dedans, cassures des angles droits et plénitudes des rondeurs.

     J’ai beau m’être précipitée dès la première heure, il y a déjà la queue et je ne serai que la 52ème inscrite : F 52, dans le petit rectangle, en haut à droite sur ma carte, jaune. F pour fille. Passé l’entrée, certitude absolue : on sera bien ici. Formes rondes et justes mesures, sol de liège léger, chaleur du bois clair sur les murs, et jusqu’à des galets et des arbres préhistoriques dans le jardin. Au rayon des romans, je remarque tout de suite, un peu dépitée, l’absence de la chère Alice détective. La joie choisit ses livres et nos bibliothèques seront de moins en moins roses ou vertes, pour devenir blanche, internationale ou « de l’amitié ». Nos vies changent. Je ne m’ennuierai plus que les dimanche et lundi, jours de fermeture. J’ai jeté mon premier dévolu sur Vingt mille lieues sous les mers, « R VER », malgré la prévenante mise en garde d’une bibliothécaire sur ma probable difficulté à en venir à bout. En quinze jours d’emprunt, je ne touche pas le fond. Le gros Jules Verne, protégé par du filmolux transparent, pas par l’affreux papier opaque bleu foncé qui bouche la vue sur les livres enfermés dans les armoires des classes, impressionne à la maison.

     La cité et la bibliothèque s’apprivoisent vite. Les bibliothécaires comprennent immédiatement les questions qu’on ne sait pas leur poser. Elles sont d’ailleurs et d’ici, et viennent de Paris, où elles habitent, -autant dire sur la lune-, dans des petites voitures poussives, cherchées instinctivement des yeux, sur le parking, retour d’école, pour savoir lesquelles sont là, avant de les rejoindre. Les bibliothécaires boivent du thé à cinq heures et ont parfois des peines de cœur qu’elles soignent avec des gâteaux au chocolat. Elles sont lumineuses, lunaires et humaines. Alors on s’enhardit à proposer de les aider, pour faire les inscriptions escortées du Sésame « en écrivant mon nom dans ce livre, je deviens membre de la Joie par les Livres… », pour tenir la banque de prêt ou pour faire visiter la bibliothèque – on vient du monde entier pour la voir. Nous sommes quelques « enfants-cadres » ou « piliers », comme disent les bibliothécaires, à vivre la Bibliothèque un peu plus intensément, à être aspirés par elle. Il faudrait presque nous retenir parfois.

     Les autres rares livres empruntés arrivent à la maison estampillés « Loisirs et Culture », dans le sac du père qui en prend de temps en temps à la bibliothèque du Comité d’établissement de la Régie. Arrivent aussi, régulièrement apportés par le facteur à l’une de mes sœurs, des livres blancs, toile protégée par rhodoïd, collection « Bibliothèque du club de la femme », bien emballés dans un cartonnage plié à leur juste dimension. Quand ils forment un alignement conséquent, elle leur achète un meuble, une bibliothèque. Trois étages en haut, derrière des vitres qui coulissent grâce à leurs petites encoches biseautées ; deux étages plus bas, derrière des portes pleines qui cachent ce qu’on veut, ça ne se voit pas. Plus tard, quand ma sœur quitte la maison, emportant avec elle La Loire, Agnès et les garçons, Les bijoutiers du clair de lune, Nous autres les Sanchez et les autres livres blancs ; j’hérite du meuble, enlève toutes les portes et range les livres à tous les étages. De toute les couleurs.

     Il y avait, dans la « Bibliothèque du club de la femme », Elise ou la vraie vie de Claire Etcherelli que j’ai lu cet été 2006, trouvé en Folio dans la bibliothèque de la Maison de Gaudissard, à Molines, dans le Queyras, où nous séjournons tous les étés. Les années précédentes, le livre était déjà là, mais jamais l’idée de le lire ne me serait venue. En fait, c’est le film que Michel Drach en a tiré qu’il faudrait revoir, parce que le roman lui ne se passait pas à Billancourt, mais aux usines Panhard. Le cinéaste a transposé l’histoire chez Renault. Je me souviens de ce film, vu avec une autre de mes sœurs, quand il est sorti en 1970, au cinéma « le Gudin », rue Gudin, près de la Porte de Saint-Cloud, fermé depuis longtemps. Je ne peux pas lui demander si elle s’en souvient aussi : la mort l’a ravie au printemps 2005 –un cœur qui n’en pouvait plus.

     Je voudrais revoir le film pour ses images de Billancourt. C’est l’histoire des amours mal vues d’un OS algérien et d’une employée française, sourire triste et blouse bleu clair (Marie-José Nat), pendant la guerre d’Algérie. La vidéo a existé, mais n’est pas disponible d’occasion sur Price Minister, et déjà une file d’acheteurs potentiels –à laquelle je ne me joins pas- s’est constituée. Enfants de qui, ceux qui attendent déjà ? Envie de chercher d’abord les critiques suscitées par la projection du film à Cannes, puis sa sortie en salles. D’écouter l’émission du Masque et la Plume qui l’avait évoqué : duel Charensol/Bory sur le sujet ? Qu’est-ce qu’ils pouvaient bien écrire ou dire, les critiques, à propos d’un film qui montrait la vie sur l’île ouvrière ?

 ( in Atelier 62 – Le temps qu’il fait – 2008 )

  clamart 1

Née à Céaucé, dans l’Orne, en 1955, Martine Sonnet quitte la maison natale six mois plus tard pour cause d’exode rural et grandit à la Cité de la Plaine à Clamart. Scolarité secondaire à Meudon, études d’histoire à Jussieu. Publication, en 1987, de L’éducation des filles au temps des Lumières, issu de sa thèse de 3ième cycle. « L’ouvrage est bien reçu, mais sur le plan carrière j’ai tout faux : mon refus obstiné de passer l’agrégation me ferme de fait les portes des universités et le Centre National de la Recherche Scientifique recrute ces années-là sur les doigts d’une seule main ; de plus, la spécialisation en histoire des femmes reste suspecte. » Songeant de plus en plus souvent à s’installer épicière à la campagne, Martine Sonnet est, en 1995, recrutée par le CNRS comme bibliographe pendant huit ans puis chargée d’une mission de recherche ministérielle en sciences humaines. Elle travaille actuellement à l’Institut d’Histoire Moderne et Contemporaine. Dans Atelier 62 que les éditions Le temps qu’il fait publie en 2008, Martine Sonnet mêle souvenirs recueillis et données chiffrées pour retracer le passé professionnel de son père et des ouvriers forgerons de Renault à Billancourt. Merci à elle pour nous avoir permis la mise en ligne du chapitre 20 et rendez-vous, pour en savoir plus, sur L’employée aux écritures.

Mathilde Leriche

     Ma première rencontre avec Mathilde Leriche date d’octobre 1949. En stage rue Boutebrie, j’avais poussé la porte de la bibliothèque et, assise au bureau, il y avait une dame souriante qui discutait avec vivacité d’un livre avec deux jeunes lecteurs. Fascinée, j’écoutais le dialogue savoureux d’égal à égal entre trois personnes. Dans ce lieu régnait un air de liberté, de tolérance et de respect des jeunes. La bibliothèque rêvée.

     La mixité et l’accès direct aux rayons étaient à la base du fonctionnement. Pendant trois mois, on apprenait là le métier de bibliothécaire pour la jeunesse avec Mathilde Leriche et Margurite Gruny. Mathilde trouvait naturel de faire profiter les stagiaires de ses compétences, de partager avec elles son expérience du métier et, en plus, de leur apporter ses propres richesses intellectuelles et humaines. Chez elle, l’intelligence des textes, la tolérance envers les autres, le respect des jeunes allaient de pair avec un humour constant. La fête était toujours présente quand elle racontait ou lisait à haute voix et les regards éblouis des jeunes qui entraient dans cette littérature, dite mineure, et qu’elle admirait tant, sont restés fortement gravé dans mon souvenir comme le charme de sa voix. Les lettres de ses anciens lecteurs à l’annonce de sa mort témoignent du souvenir de ces années-là. Et elle, toute sa vie, a gardé la mémoire de ses jeunes lecteurs disparus pendant la guerre. Elle en parlait souvent.

     Mathilde Leriche a été la fondatrice, la sécrétaire et la cheville ouvrière du Prix Jeunesse, de sa création en 1934 jusqu’à sa disparition en 1972, avec deux interruptions, la guerre et le changement d’éditeur. Ce prix, créé par Michel Bourrelier, propagandiste des méthodes actives, a été le premier prix pour la littérature décernée sur manuscrit. Il symbolisait le renouveau de cette littérature et a permis la découverte de nouveaux et jeunes talents. Il va apporter aux enfants des textes qui parlent de leur vie quotidienne, de leurs préoccupation du moment, d’aventures contemporaines ou historiques, sans oublier les contes.

     On retrouve le travail rigoureux de Mathilde Leriche, en liaison avec Michel Bourrelier, dans le choix et l’amélioration du manuscrit primé. Ces travaux se sont prolongés dans son rôle de directrice des collections « Primevère », « Marjolaine », puis « Les heures enchantées » et, enfin, la si jolie collection « L’alouette » illustrée par de grands noms comme Françoise Estachy, Gerda Muller, Pierre Noël, Pierre Belvès ou Romain Simon. La diversité des auteurs primés va de Marie Colmont à Nicole Vidal en passant par Colette Vivier, Alice Piguet, René Guillot, Pierre Gamarra ou Pierre Pelot. Le jury, complètement indépendant, permettait à des écrivains, membres ou nom de l’Académie Française, des poètes, des critiques, des bibliothécaires, des enseignants, un éditeur et, plus tard, des hommes de radio, de se retrouver. Les délibérations étaient sereines, parfois houleuses, quelquefois « bavardes » et Mathilde, discrètement, ramenait la troupe « au boulot ». Après les délibérations, la récréation du repas. Les membres du jury étaient souvent du genre joyeux et Mathilde n’était pas la dernière à alimenter le brouhaha par des mimiques malicieuses et des réparties percutantes.

     Je ne peux évoquer notre amitié sans parler des rencontres où nous nous racontions des histoires, où nous nous entretenions de nos joies et de nos peines, de nos enfants. Et là, elle était la femme libre, souvent anti-conformiste, un brin anarchiste, avec toujours son goût pour la vie, son amour des jeunes et son humour.

     Pendant quelques vacances, nous nous sommes retrouvées en Auvergne. Elle en aimait la diversité des paysages aux dômes arrondis, aux vallées étroites et verdoyantes. Elle marchait avec allégresse, par les chemins, admirant l’herbe des prés et les animaux, les bruits d’oiseaux, les ruisseaux ondulants et la joie des bains de pieds, la visite des vieilles pierres, surtout les églises romanes, qui devenait savoureuses car l’humour ne la quittait jamais.

     Nous avons en mémoire tout son travail fait avec tant de lucidité : cours, conférences, articles de revue, conseils à tous, bénévolat dans des associations autour du livre et de la presse pour la jeunesse et la lecture pour tous. Fondatrice du CRILJ avec Natha Caputo, elle en a suivi le parcours avec sympathie, parfois amusée.

     Et nous avons tous en mémoire le pique-nique qui s’est déroulé rue de Chateaudun, il y a peu d’années, où elle nous avait enchanté par ses dires et une certaine chanson grivoise – ô combien – du début du siècle.

     Un regret : que toutes ces activités aient freiné son œuvre de création personnelle.

     Mathilde, merci pour tout ce que vous nous avez donné.

( texte paru dans le n° 67 – avril 2000 – du bulletin du CRILJ )

mathilde leriche

Proche des mouvements d’éducation nouvelle, Mathilde Leriche sera, dès 1924, avec Marguerite Gruny, l’assistante de Claire Huchet, première directrice de la bibliothèque de L’Heure Joyeuse. Elle participera en 1937 à la création de l’Association pour le Développement de la Lecture Publique et sera, en 1967, la première présidente du CRILJ ancienne manière. Elle écrira pendant de longues années des critiques de livres pour enfants pour la revue des CEMEA Vers l’éducation nouvelle. Auteur, une fois retraite prise, de quelques albums pour enfants, elle avait publié, en 1937, avec Marguerite Gruny, le guide de lecture Beaux livres, belles histoires. Elle fut une conteuse remarquable.

   

Brigitte Richter

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       Brigitte Richter nous a quitté à la fin de 1991. Elle avait 48 ans.

     Directrice de la médiathèque municipale Louis Aragon au Mans de 1984 à 1991 après avoir dirigé la Bibliothèque Centrale de Prêt de la Sarthe de 1968 à 1984, elle avait littéralement créé et donné vie à ses deux institutions.

     Cette amie de longue date avait en effet, en même temps qu’une compétence aiguë des pratiques de bibliothécotomie moderne, un sens extrêmement ouvert de la lecture publique. Tant sur le plan de la distribution des livres dans les campagnes que sur celui de la création de dépôts vivants dans les petites villes et bourgades du département, elle avait lors de son passage à la BDP fait pénétrer le livre et la lecture partout. Et surtout elle veillait avec une vigilance de tous les instants à l’animation et au développement de la section « jeunesse ».

    Créant de toutes pièces la moderne médiathèque municipale du Mans, elle avait conçu un système original de présentation au public des différentes sections de l’établissement et d’exposition des docuents rares ou récents. Là encore elle apporta un soin tout particulier à la section « jeunesse », organisant des expositions et des rencontres avec des écrivains et des illustrateurs.

     Il faut dire que cette bibliothécaire moderne, auteur d’un magistral Précis de Bibliothéconomie, participait à des séances d’animation et de présentation de livres pour les jeunes. Remarquable pédagogue, elle enseignait aux Universités du Mans et de Paris formant des bibliothécaires avec compétence et passion.

     C’est que Brigitte ne se contentait pas d’être une bibliothécaire, une enseignante, une animatrice, elle portait en elle le démon de la poésie. Auteur d’un remarquable recueil Le cœur gouverné (éditions Saint-Germain-des Près, 1974), elle exalte en même temps que l’amour une espèce de méditation sur le temps. « Il fait jour chaque matin. Je t’offre la durée. » écrit-elle et cela résonne amèrement aujourd’hui.

     Et puis, elle écrivit et publia des poèmes plus particulièrement destinés aux enfants dont Le jardinier des bêtes (éditions Corps Puce. 1980), délicieux textes remplis de rêves. Ainsi : « Le hérisson se couche en rond comme une pelote de soleil. »

     Brigitte adorait conter et ses histoires pour les jeunes ont le charme rempli d’humour des vieux contes écrits pour des enfants d’aujourd’hui.

    Ses recueils sont en partie publiés : La Fugue de Grand père Médéric (éditions Magnard, 1984), L’arbre à chats (éditions de la Queue du chat, 1987), La vie compliquée de Marie Chicotte (éditions Magnard, 1989), Moi Benoît Largeliet fils de ma mère (éditions Magnard, 1991). Et il reste beaucoup de poèmes et de textes inédits à paraître.

     C’est avec des êtres comme Brigitte que la lecture en général et la lecture des jeunes en particulier peuvent devenir une réalité qui assure aux hommes une survie culturelle plus que jamais nécessaire. Elle a montré que dans ce domaine la conjonction d’un professionnalisme solide et d’un imaginaire généreux et sans cesse en marche est indispensable.

     Je n’oublierai jamais son regard rempli de songes exprimant une vie intérieure originale où l’esprit rejoignait la « raison ardente ».

     Brigitte, reçois mon affectueuse tendresse et celle de tous tes amis du CRILJ : « Nous ne connaitrons pas nos limites car l’éternité nous a pris dans sa foulée ».

 ( texte paru dans le n° 44 – mars 1992 – du bulletin du CRILJ )

   richter

Née en 1943 à Charlieu (Loire), Brigitte Richter écrit son premier récit à neuf ans. Elle continuera à écrire sa vie durant mais, à quelques exceptions près, seuls ses contes et ses romans pour enfants auront une diffusion commerciale. Conteuse, elle participa à de nombreuses animations dans les écoles, les collèges et les veillées festives. Photographe, elle aima travailler avec des plasticiens. Elle régala, dit-on, ses amis de plats inédits où « son talent créateur faisait merveille ». Brigitte Richter fut directrice de la bibliothèque de prêt de la Sarthe puis de la bibliothèque municipale du Mans. Elle fit connaître ses expériences dans des rapports, des articles et un Précis de bibliothéconomie qui a eu cinq éditions de 1976 à 1992.