Retour sur colloque

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   Vraiment un colloque d’une rare excellence qui s’est tenu à la médiathèque Marguerite Yourcenar, ces vendredi et samedi, et je me sens très privilégiée d’avoir pu y assister presque en entier :

   La mémoire dans la littérature jeunesse, avec tout ce que le concept de mémoire implique :

– mémoire personnelle avec le discours d’ouverture, extrêmement poignant, de Mickaël Brun-Arnaud à propos de son livre Mémoires de la forêt,

– mémoire des histoires avec une heure de conférence contée absolument happante, en compagnie de Muriel Bloch,

– mémoire collective avec une intervention qui a serré toutes les gorges : La Shoah dans les albums jeunesse avec Eléonore Hamaide et Christophe Meunier,

– une table ronde d’une gravité et d’une lumière inoubliables avec Yaël Hassan, Rachel Hausfater et Rolande Causse sur l’écriture de la Shoah pour les enfants,

– mémoires numériques avec le travail fascinant de Vincianne D’Anna sur les parallèles entre bibliothèque familiale et Booktok,

– trous de mémoire de la traduction, avec Anne Schneider,

– table ronde pleine de questions piquantes sur la recontextualisation (ou non) des œuvres anciennes qui ont mal vieilli, en compagnie de Marie Lallouet, Carine Picaud et Monique Malfait-Dohet,

– personnages littéraires qui se souviennent, ou non, qu’ils sont des personnages littéraires, avec Graziella Deleuze,

– les nombreuses et rocambolesques amnésies des héros de romans ado, avec Soizic Jouin,

– et j’en passe – pardon – mais les absents ne sont pas… oubliés.

    De mon côté j’ai présenté un petit projet de recherche en cours sur les livres d’activités pour enfants de type capsule temporelle, avec une photo de mon pote Marcel et sa fameuse capsule temporelle à tremper dans le thé.

    Énormes remerciements au CRILJ pour l’organisation de ce colloque dont les actes seront bientôt disponibles.

Clémentine Beauvais – 15 octobre 2023

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Clémentine Beauvais est enseignante-chercheuse dans le département d’éducation de l’université de York (Grande Bretagne). Elle est également autrice et traductrice de livres jeunesse et elle mène de nombreux ateliers d’écriture et de traduction. Son dernier livre, Écrire comme une abeille : de la lecture à l’écriture (Gallimard, 2023), s’intéresse à l’écriture du livre pour enfants à partir d’une approche analytique de la lecture des textes. Son dernier roman jeunesse, Les Facétieuses, a été publié, en 2022, par les éditions Sarbacane. Clémentine Beauvais est l’actuelle marraine des Petits champions de la lecture.

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Zaü à Moulins

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Zaü, les autres, l’ailleurs…

Une lumineuse exposition pour un généreux « faiseur d’images »

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    Le jeudi 6 juillet 2023, une chaleur presque tropicale s’était installée à Moulins sur Allier dans le Musée de l’illustration jeunesse (mij) pour le vernissage de l’exposition consacrée aux illustrations du dessinateur Zaü, nom artistique d’André Langevin. Cette température s’accordait parfaitement avec les horizons tropicaux d’une grande partie des albums présentés mais également avec la décoration africaine des salles. L’artiste, Alain Serres qui est son éditeur et co-auteur, et Emmanuelle Martinat-Dupré, responsable scientifique du musée et commissaire de l’exposition, ont guidé une assemblée d’heureux visiteurs dans la découverte des salles que le musée consacre cette année à l’univers graphique de ce « faiseur d’images ».

    L’exposition qui pourra être vue jusqu’au dimanche 19 novembre 2023 prend place à l’étage de l’Hôtel de Mora et rassemble de nombreux originaux ainsi que des travaux préparatoires et des vidéos qui permettent à tous d’apprécier les choix graphiques et thématiques d’un artiste particulièrement ouvert aux cultures du monde, inspiré par ses voyages et la diversité humaine.

    Réunissant les originaux de son fonds à des prêts externes, comme ceux du fonds patrimonial de l’Heure Joyeuse qui possède une belle collection d’archives de Zaü, le mij célèbre cette année la carrière d’un dessinateur de 80 ans qui a publié ces premiers albums à la fin des années soixante. Après avoir consacré des années de création à la publicité et à la presse, il a déployé une imposante bibliographie chez divers éditeurs jeunesse. L’exposition célèbre cette prolifique bibliographie à partir d’une sélection choisie parmi ses 120 albums. Cette consécration était logiquement attendue depuis le Grand Prix de l’illustration jeunesse qui lui a été décerné en 2011 pour Mandela, l’africain multicolore (Rue du Monde, 2010), album de l’auteur-éditeur Alain Serres avec lequel il a créé,  depuis 1997. presque 50 livres en collaboration

    Comme à son habitude, le mij a créé un écrin cohérent avec l’univers graphique de l’artiste : pour immerger le visiteur dans la création de Zaü, l’aménagement des salles prolonge les images des albums, notamment en agrandissant les traits de son pinceau qui soulignent et relient ainsi les originaux exposés.

    Cette scénographie met en évidence la prédilection de Zaü pour le dessin du mouvement, montrant la vitalité élégante des tracés à l’encre que le dessinateur travaille sur les fonds blancs des pages et certaines salles témoignent également des couleurs avec lesquels le dessinateur joue, souvent avec audace, reprenant des motifs textiles chatoyants ou jouant avec des aplats monochromes.

« Zaü ne veut jamais être trop rangé, trop propre, il faut que son image palpite de quelques décalages ou débordements parce que c’est toujours dans le mouvement que ses couleurs s’immiscent. » (Alain Serres, dans le catalogue de l’exposition)

    Ses illustrations, encres, acryliques ou pastels, mobilisent un imaginaire diurne, lumineux, où les paysages et horizons ouverts sont souvent montrés comme surexposés ou vibrants de chaleur. Les silhouettes des arbres ou des personnages se détachent ainsi sur les pages avec l’élégance d’une calligraphie qui évoque plus qu’elle ne décrit. Les choix muséographiques amplifient ainsi l’atmosphère visuelle vibrante, gaie et solaire, que Zaü privilégie et le visiteur comprend sa préférence pour les horizons lointains, antillais ou malgache, et très souvent africains. Janine Kotwika, complice de l’artiste depuis des années et spécialiste de l’album, se souvient dans le catalogue de l’exposition de son émotion face à ses illustrations exaltantes de l’Afrique et, pour reprendre l’expression de Janine Kotwica, « la sensualité des coloris » de ses pages de carnets.

    Mais les albums manifestent aussi l’importance centrale de ceux qui peuplent ses pays, humains et animaux : les originaux exposés mettent en évidence le regard, respectueux et tendre, que Zaü pose sur les habitants de ces « ailleurs ». Du côté du bestiaire, plusieurs espaces témoignent de son art magistral pour donner vie aux animaux saisis en mouvement dans leur milieu naturel.

« Pour lui aucun dessin n’a le droit de pétrifier un oiseau. Rien ni personne n’est une statue définitive, pas plus que nous ne sommes une couleur immuable » (Alain Serres, dans le catalogue de l’exposition)

    Et du côté de la galerie de personnages, les portraits d’une humanité diverse et souriante peuplent les salles du musée : une grande douceur est communiquée par ces visages qui occupent les pages des albums et disent l’importance de la rencontre de l’artiste avec les « autres ». Chaque portrait impose une présence forte et installe une empathie avec celui, visiteur ou lecteur, qu’il prend à témoin. Parmi les nombreux sourires, de pure joie ou de malice pour les enfants, on est frappé par la dignité et l’intensité de nombreux regards souvent frontaux qui invitent à la rencontre.

Extrait du catalogue  : planches préparatoires pour Mille dessins dans un encrier (Alain Serres, Rue du Monde, 2017)

    Cette représentation des personnages se place au service d’un propos engagé, ce qui s’avère une caractéristique dominante chez l’artiste : les livres s’adressent à un jeune lecteur citoyen du monde et ses dessins offrent une iconographie élégante pour un regard positif et bienveillant sur l’humanité. Plusieurs salles de l’exposition insistent ainsi sur les valeurs que sait défendre l’illustration de Zaü au côté des auteurs des textes des albums : défense des droits, antiracisme, mémoire historique, liberté et solidarité…

    L’exposition témoigne ainsi de la singularité d’un regard sur le monde, contemplatif et empathique, qui frappe par son humanité et la puissance de son interprétation graphique. Il faut souligner l’important dispositif de médiation que le mij déploie dans les salles pour faire découvrir l’iconographie de Zaü avec des activités différentes, de nombreux coins lectures, du matériel à manipuler et plusieurs vidéos.

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Quelques moments du vernissage

  • Alain Serres, au côté de Zaü, analyse pour l’auditoire l’album Mandela, l’africain multicolore commentant les choix graphiques de l’artiste en rapport avec le récit de la longue détention de Mandela : il fait remarquer la mise en page créant une atmosphère sombre et enclose de la cellule d’emprisonnement qui est reprise dans les 27 pages consacrées aux 27 années de prison du célèbre militant anti-apartheid.

  • Zaü présente l’album Te souviens-tu de Wei ? paru avec un texte de Gwenaelle Abolivier (HongFei, 2016) : ce récit rend hommage aux ouvriers chinois venus en France comme main-d’œuvre au moment de la Première guerre mondiale et très vite oubliés par l’Histoire, mais aujourd’hui leurs tombes sont au cimetière chinois de Nolette à Noyelle-sur-mer en Picardie. Les originaux sont exposés dans une salle dont les mots-clés sont mémoire, respect et liberté..

  • Au côté de Alain Serres, Emmanuelle Martinat-Dupré revient sur le best-seller de la maison d’édition, Une cuisine grande comme le monde (Rue du monde, 2000) qui a donné lieu par la suite à une version pour les plus petits. Ce carnet de voyage qui se double d’un carnet de recettes est une magistrale démonstration de l’art de la couleur de l’illustrateur.

  • Plusieurs originaux montrent le superbe bestiaire africain de Zaü pour lequel Alain Serres a écrit le texte de l’album L’enfant qui savait lire les animaux (Rue du monde, 2013).

  • Ces originaux font découvrir un album publié à L’Elan Vert en 2015 dans lequel Bernard Villiot adapte un conte scandinave sur l’entraide. Un nid pour l’hiver rompt un peu avec le style graphique habituel de Zaü qui opte ici pour des papiers découpés.

  • Un coin aménagé pour une invitation au dessin et pour la projection du film  Animaux à l’encre de Chine avec Zaü réalisée dans le cadre de la web série « 2 yeux, 10 doigts » (Bibliothèques de la ville de Paris, Bibliocité). D’autres films mis à disposition dans le musée permettent de voir le pinceau donner forme aux images, accompagné par le commentaire de Zaü. L’artiste explique que la vivacité de son trait, la rapidité de son exécution au pinceau viennent de la pratique du rough pour la publicité, mais si cette maitrise graphique pourrait laisser croire à une réalisation rapide des illustrations, les planches des livres font l’objet d’un travail préparatoire conséquent à partir d’une importante documentation et de nombreux essais.

  • Photogramme du film Zaü, réalisé par Joel Bonnard et Simon Barral-Baron, pour la société Titania, dont la vidéo est projetée au rez-de-chaussée du musée. Le film insiste sur l’importance des voyages et des croquis collectés à la source des dessins des albums.

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En guise de conclusion

    Au vu de la très imposante bibliographie de Zaü (plus de cent-vingt albums), on comprend les choix thématiques de cette exposition qui permet de comprendre plusieurs dimensions essentielles de la création de l’artiste. Espérons que les visiteurs de l’exposition, curieux de prolonger la découverte, liront ensuite d’autres titres.

    Je me permets, pour finir,  de suggérer deux petits albums absents de l’exposition dans lesquels la vibrante efficacité des images de Zaü se marie merveilleusement bien avec les haïkus : Le petit cul tout blanc du lièvre de Thierry Casals (Motus 2003) et Sous la lune poussent les haikus de Ryôkan (Rue du monde, 2010).

par Christine Plu – août  2023

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Christine Plu, docteur en littérature générale et comparée de l’université de Rennes 2, a enseigné à l’université de Cergy-Pontoise, Masters Education et formation et masters spécialisés en littérature de jeunesse. Son blog, La littérature de jeunesse avec ses images, est ici.

Merci à Christine Plu pour son texte et pour ses photographies.

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RESSOURCES COMPLÉMENTAIRES

. Zaü, les autres, l’ailleurs… Catalogue de l’exposition (Musée de l’illustration jeunesse, Les éditions Sekoya, 2023).

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Hommage à Sara

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C’était il y a plus de trente ans. À l’occasion de la première édition américaine de A travers la ville (Épigone, 1990), sur le rabat de la jaquette de l’ouvrage qui parait chez Orchard Books (Across the town, 1991), une dédicace adressée par Sara à quatre élèves de ma classe de cours préparatoire qui lui avaient écrit pour lui faire part de leurs réflexions.  (A.D.)

Éternelle Sara

En hommage à Sara, autrice-illustratrice de littérature jeunesse, partie le 5 août 2023.

    Il y a longtemps que nous n’avions pas vu Sara. Notre dernière rencontre avec la créatrice remonte à l’été 2019, alors que Charlène Lai, une journaliste taiwanaise de passage en France, souhaitait l’interviewer. Chaleureusement et pleine d’élégance, Sara nous a ouvert la porte de son petit appartement-atelier aux Sables-d’Olonne et, pour l’occasion, nous a offert une démonstration de sa technique de prédilection : le papier déchiré. Au travers d’un geste mille fois répété et perfectionné – une règle à l’appui sur une feuille de papier qu’elle faisait tourner – une pomme a émergé prête à être croquée. C’était de la pure magie, doublée de la fraîcheur de l’enfance éternelle.

    Ce jour-là, il faisait grand soleil et très chaud, plus de 30°C. À peine étions-nous sortis de la voiture au lieu du rendez-vous que nous vîmes Sara paraître au coin de la rue, venue nous accueillir là, les pieds dans de petits souliers couleur argentée. Son allure légère faisait penser à une dame marchant avec plaisir sous le ciel d’une journée d’un printemps perpétuel, à 22°C.

Tout comme cette douceur constante de la température qui paraissait entourer Sara, son âge ne semblait pas connaître de mouvement depuis notre première rencontre en 2013, lorsque nous l’avions sollicitée pour illustrer Un bon fermier, un poème de Su Dongpo du 11e siècle. Ce texte très simplement descriptif d’une agriculture respectueuse de la nature – nos contemporains diraient « bio » – est étonnamment intemporel. Qui, alors, mieux que Sara pour l’illustrer, elle dont l’art visuel et narratif vibre, splendide et serein, sans jamais passer de mode ? Cet album fut également publié en langue chinoise à Taiwan.

    Cette première collaboration en appela une deuxième sur L’Invité arrive, un poème de Du Fu du 8e siècle publié aux éditions HongFei en 2014. Sa scénarisation par Sara est aussi saisissante que le texte est court, dense et universel. Entre l’hôte et l’invité, entre le quotidien et l’exceptionnel, entre la simplicité des moyens et la cordialité des intentions, tout cela étant présent au texte, Sara a créé un espace de fluidité où les sentiments circulent sans entrave et sans cesse, à l’instar de ces vers vieux de douze siècles et qui vivent encore.

    Aujourd’hui, Sara nous laisse seuls, de cette solitude lucide et lumineuse aux yeux grands ouverts qu’elle donnait à voir dans l’image créée pour notre album collectif « Dix ans tout juste » paru en 2017.

    Aujourd’hui, « l’invitée » est partie. Elle laisse un vide aussi incommensurable que son humanité. Mais un vide d’où jaillit déjà une vie nouvelle.

par Chun-Liang Yeh et Loïc Jacob –  mardi 8 août 2023

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Loïc Jacob et Chun-Liang Yeh ont créé les éditions HongFei Cultures en octobre 2007. La maison est,  depuis janvier 2013, installée à Amboise, en région Centre-Val de Loire.  Le catalogue des éditions HongFei compte 130 titres et la maison limite volontairement le nombre annuel de nouveaux titres à une dizaine, principalement des albums illustrés destinés aux lecteurs de 0 à 12 ans, mais aussi des carnets de voyages pour tout public à partir de 13 ans.

Pour la route

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Disons à nos enfants qu’ils arrivent sur terre quasiment au début d’une histoire et non pas à sa fin désenchantée. Ils en sont encore aux tout premiers chapitres d’une longue et fabuleuse épopée dont ils seront, non pas les rouages muets, mais au contraire, les inévitables auteurs.

Il faut qu’ils sachent que, ô merveille, ils ont une œuvre, faite de mille œuvres, à accomplir, ensemble, avec leurs enfants et avec les enfants de leurs enfants.

Disons-le, haut et fort, car, beaucoup d’entre eux ont entendu le contraire, et je crois, moi, que cela les désespère.

Quel plus riche héritage pouvons-nous léguer à nos enfants que la joie de savoir que la genèse n’est pas encore terminée et qu’elle leur appartient.

Extrait des vœux offerts, en décembre 2013, aux lecteurs de Médiapart par Ariane Mnouchkine, metteuse en scène, fondatrice du Théâtre du Soleil.   (version complète en ligne)

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Le Théâtre du Soleil et sa marionnette, une allégorie de la Justice, manifestent, à Paris, le mercredi 12 octobre 2022, contre la réforme des retraites. (photo non créditée)

Forcément politique

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   L’ouvrage que signe Christian Bruel, L’aventure politique du livre jeunesse (La fabrique, 2022), aura rassemblé, au-delà même des professionnels de la profession, un lectorat conséquent. Ne s’en étonneront que ceux qui estiment (encore) que la littérature jeunesse est une littérature neutre et que politique est un grand méchant mot. Le quatrième de couverture – que nous reproduisons ci-après – annonce d’emblée que quelques vérités vont être rétablies et il invite sans ambages à réactiver l’esprit de résistance dont la littérature pour la jeunesse de notre époque a, elle aussi, plus que jamais besoin.  (A.D.)

« Si elle se donne souvent comme paisible et consensuelle, l’offre de lecture adressée aux enfants et aux jeunes est toujours politique, qu’elle conforte l’ordre des choses ou qu’elle lui résiste. En partageant nombre de ses lectures jubilatoires, admiratives ou circonspectes, Christian Bruel souligne tant la fécondité luxuriante d’une production créative à la marge, que l’inlassable travail des idéologies s’agissant de la famille, de l’école, du genre, de la sexualité, de l’économie, des discriminations, de l’esthétique, de la compétition, de l’écologie et de l’avenir. Entre le relevé commenté des frilosités sociales, des évitements manifestes et des conformismes rentables, se glissent des propositions pour une autre formation littéraire des destinataires… et aussi une mère célibataire épanouie, une mare collectivisée par ses canards, des enfants solidaires résistant à « ceux qui décident », un chien libertaire se disant conservateur, l’indispensable travail du texte et ses articulations nouvelles avec  les images, quelques masculinités moins hégémoniques, des filles rebelles plus nombreuses, et de possibles mondes entrevus. »

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Grandes questions (1)

     Cet essai, très attendu dans le champ de la littérature jeunesse, plaira à celles et ceux qui accordent aux lectures juvéniles d’autres fonctions qu’une vague distraction (même s’il est beaucoup question de jubilation dans ces pages). Si le créateur visionnaire d’Histoire de Julie qui avait une ombre de garçon (2), Christian Bruel, y défend « bec et ongles » les productions pour la jeunesse, celles qui émerveillent et qui informent, il en attend d’autres fonctions : qu’elles dévoilent le présent, qu’elles révoltent et qu’elles projettent les enfants et les adolescents dans l’imagination d’un « futur désirable ». Qu’elles « arment leur volonté d’agir ». Contre les pratiques éditoriales infantilisantes et lénifiantes (découpage en tranches d’âges, représentations sociales tronquées et stéréotypées, manque d’inventivité dans les formes et contrôle des thèmes), l’essayiste se prononce en faveur d’objets culturels polysémiques nécessitant une « qualification scripturale littéraire et idéologique » acquise dès le plus jeune âge, à la croisée de la famille, de l’école, de la bibliothèque, du centre de loisirs, du club ou de l’association, dans le droit fil de l’éducation populaire. Il se dégage de ces pages des convictions « chevillées au corps » qu’une longue expérience dans le champ de la littérature de jeunesse a permis de roder : deux fois éditeur (3), Christian Bruel est toujours auteur, formateur, membre du conseil d’administration de l’Agence quand les livres relient, vice-président du Centre de promotion du livre de jeunesse, partenaire de nombreux acteurs du livre et de la lecture et de leurs événements. Sur plusieurs fronts, un œil sur la production et la réception, l’autre sur l’état du monde, il ne se préoccupe pas de « faire le départ entre ce qui serait littéraire et ce qui ne le serait pas » mais considère la lecture (toutes ses formes) comme un mode de partage des facultés de repenser le monde (il a d’ailleurs publié, avec Katy Couprie, « un genre » d’utopie sociale (4)). Pour lui, les livres doivent, très tôt, contribuer à l’éducation de « sujets politiques, créatifs, plus enclins à infléchir la demande qu’à consommer l’offre, des sujets se mêlant de ce dont on tend à les écarter. » D’où sa sympathie pour ces microclimats de lecture où des professionnels de la culture et de l’éducation, des parents, des citoyens tiennent à bout de bras des espaces de rencontres et d’échanges autour des livres et des magazines. Se méfiant comme de la peste d’une culture qui ferait l’économie des rapports sociaux de production, il porte le fer contre les discours analgésiques en faveur d’une culture universelle : « Comment vouloir partager la culture quand l’humanité ne jouit pas des mêmes droits et que les richesses, fruits du travail du plus grand nombre, sont confisquées par une extrême minorité ? ». S’il privilégie les albums (fictions, documentaires) c’est que la coprésence sur un même support de deux langages (le texte et l’image) offre des opportunités infinies à l’interprétation, la « négociation publique de sens », pour reprendre l’expression de Jérome Bruner (5).

    Il faut l’entendre lire l’histoire la plus innocente, Poule rousse par exemple, pour comprendre à quel point la lecture peut être créative pour peu qu’on s’intéresse aux « inflexions conjointes du texte et des images », aux « capillarités », aux « entrelacs » – tout un vocabulaire révélateur de la jouissance de l’exégète. Dès l’introduction, le ton est donné : ce livre n’est pas un énième plaidoyer en faveur des « bons livres », une suite de prescriptions éclairées, mais un manifeste en faveur des manières de lire et des raisons d’agir : « Voir, et voir comme voient les myopes jusque dans les pores des choses », écrivait Flaubert (6). Aux lecteurs et aux lectrices de faire « leur miel » non pas à partir d’une sélection éclairée (production restreinte) mais « avec l’offre telle qu’elle se présente » et telle qu’elle est contrainte : « L’hyperconcentration des médias et des entreprises culturelles entre les mains de quelques milliardaires notoirement philanthropes ayant fait fortune dans le bâtiment, le luxe, les armes et la téléphonie non seulement participe d’un nivellement des imaginaires et des savoirs mais asservit le bien public qu’est l’information et fragilise la démocratie en permettant toutes les accointances et les opérations concertées entre les pouvoirs en place et les oligarchies de fait ». Si les formes privées de la lecture sont protégées, c’est du côté des interactions sociales et de leur réinvestissement que se place majoritairement cet essai : « Un futur désirable ne saurait être imaginé sans la contribution au commun, volontaire et à sa mesure, de chaque génération. Et ce dès le chemin. » 

    Dès l’introduction, dense et offensive, l’auteur lève de sacrés lièvres sans les porter en triomphe : pour que les « jeunes lectures durent toujours », elles doivent étayer toutes les façons de grandir (7) et narrativiser toutes les expériences. Le compte est loin d’être bon même si des pas ont été franchis : on n’en est plus (ou presque) à la transmission verticale ni à la persuasion brutale (le statut de l’enfant a changé), on ne croit plus au grand soir et aux lendemains qui chantent (mais à des luttes créatives, respectueuses des équilibres humains et physiques). Ce qui reste à faire est cependant colossal : l’augmentation du nombre de lecteurs ne se fera pas sur le modèle de la pratique « d’une minorité qui, tout à la fois, grâce à elle, domine, s’identifie, et se distingue » mais en faisant en sorte « que s’inventent de nouveaux lecteurs et de nouveaux écrits » (8). C’est cette politique de lecture qui se cherche à travers cette aventure du livre jeunesse et qui anime le combat de Christian Bruel dans le champ de l’édition, de la création, de la formation et du débat politique.

Des hauts et des bas (9)

     Le ton de cet ouvrage est tout en variations : l’inflexibilité côtoie l’ouverture, l’analyse est bordée d’emballements, la logique fraye avec les digressions. L’auteur est non seulement un lecteur érudit mais un brillant orateur habitué à passer en un éclair de l’analogie à l’ellipse, de la fascination au rejet, de la gravité à l’ironie. De là des associations qui rompent la démonstration, des phrases laissées en suspens réservées aux lecteurs avertis, des sauts à travers les époques, des irritations, des enthousiasmes, des doutes et quelques nuances à la radicalité. Le vocabulaire témoigne de la diversité des champs disciplinaires convoqués (linguistique, littérature, politique, psychanalyse, psychologie, sociologie) : des termes surannés (benoîtement, nonobstant) aux expressions latines (ad patres), des locutions (Au diable !) aux jurons (Morbleu !), du répertoire technique de l’imprimerie aux convictions idéologiques, l’orateur n’est jamais loin de l’écrivain : « provere, docere, flectere » (prouver, charmer, fléchir). Dans l’espoir de faire connaître « les lignes de force de l’ensemble de la production », un nombre important de livres sont présentés (10) qui renseignent sur les hauts et les bas d’un répertoire tant romanesque que documentaire, poétique que théâtral ou encore journalistique. La culture de l’auteur sur ce sujet est ébouriffante, peut-être intimidante pour un lecteur néophyte plongé dans un dédale de références plus ou moins actuelles. Ce livre est incarné et sa lecture demande un effort mais c’est en surmontant la difficulté qu’on atteint les étoiles, pour paraphraser ici Alberto Manguel (11). La construction de l’ouvrage, tout en tuilage, apporte toutefois de l’aide (12).  Le lecteur cahoté peut être repris plus loin par le développement d’un sujet esquissé en amont, souvent sous un autre angle et, pour les domaines moins développés, faute de place, l’auteur renvoie à des travaux plus documentés (pour le théâtre ou la chasse par exemple).  On peut, sans dommage pour la compréhension, sauter quelques présentations de livres, y revenir plus tard et, si comme c’est parfois le cas, des titres ne sont plus édités, se rendre en bibliothèque : l’un des atouts de cet ouvrage, et ce n’est pas le moindre, c’est de mettre en valeur les réseaux de lecture publique et leur dynamisme persistant malgré la réduction constante des crédits de fonctionnement et des temps de formation.

Précautions d’usage (13)

     Président du groupe jeunesse du Syndicat national de l’édition (élu en 1992, réélu en 1995), Christian Bruel a eu à défendre l’imprimé (ses coûts de production, sa présence dans le tissu social) et le statut des auteurs et autrices, leur liberté d’expression. Filtres, freins, faux-semblants, tout concourt à protéger les jeunes lecteurs des sujets qui divisent.  A côté des dispositifs officiels de surveillance (loi du 16 juillet 1949 encadrant les productions pour la jeunesse) et des obstacles structurels (hyperconcentration des médias, raréfaction des points de vente), les pressions de la vox populi sont, de loin, les plus efficaces. Bien documenté, tout le passage sur la censure est aussi inquiétant qu’édifiant. Des groupes s’organisent autour des maisons d’édition (sensivity readers) pour faire retirer d’un catalogue un auteur à la biographie trouble ou bien un livre au contenu inconvenant « au risque de faire peu de cas du contexte, de l’humour, du second degré, ou des discours rapportés, et tout simplement des gouffres séparant ce qui est dit et montré dans une création de ce qui, dans la vraie vie, pourrait être revendiqué ou encouragé par les artistes. » Les droits d’achat et de vente à l’étranger privilégient certains modèles sociaux en occultent d’autres empêchant le jeune public de « roder son rapport au monde » d’en questionner les évidences comme les opacités : « Il nous faudrait admettre le trouble, cette nécessaire condition du sens et l’évidence double qu’il n’y a pas une mais des lectures et qu’une lecture garantie sans risque n’a pas de sens. » (14) Ayant lui-même dû batailler (et bataillant encore) contre les censeurs lorsqu’il était éditeur, Christian Bruel sait de quoi il parle et pourquoi il défend ardemment les livres qui nourrissent la réflexion sur les sujets les plus intimes (le corps, le genre) comme les plus collectifs (l’autorité, la compétition, la production et le partage des richesses, la défense du bien commun). Il rend hommage aux documentaires qui, contre vents et marées, informent respectueusement les enfants sur des questions auxquelles les jeunes lecteurs ont déjà commencé à répondre depuis le plus jeune âge : « Avant d’être lu par personne, le livre non littéraire a toujours déjà été lu par tous, et c’est cette lecture préalable qui en assure sa ferme existence » (15). Ses analyses, associées à des exemples, sont le plus souvent implacables. S’il reconnaît des avancées chez les éditeurs les plus classiques et des maladresses du côté de l’avant-garde, il déplore le manque de subversion d’une édition que sa bonne santé économique pourrait conduire à davantage d’audaces (tant sur le fond que sur la forme). Un chapitre échappe aux regrets : celui qui évoque la presse « rebelle », son souffle, ses chaos, ses enchantements et ses déboires.

Premières nouvelles  (16)

     Il était un temps (fin du XIXème siècle) où l’on n’y allait pas avec le dos de la cuillère. Les choses étaient dites sans ménagement et les enfants envisagés selon leur genre et leur condition sociale (Tu seras ouvrière, 1887 / Petit Pierre sera socialiste, 1913). A côté d’une presse confessionnelle qui cherchait à récupérer « les âmes » que l’école laïque lui avait retirées et d’une presse commerciale peu scrupuleuse, vivait une presse socialiste bien déterminée à former les futurs révolutionnaires : « C’est sur l’esprit des enfants que nous devons prendre notre revanche, et la révolution, nous devons la préparer avec des gamins de 7 ans« , « Changer quoi ? TOUT. » (17) Christian Bruel se régale de passer en revue les héros de cette presse antimilitariste, pro-syndicale et internationaliste : pas des « rejetons princiers » vivant des « aventures au-delà des mers » comme dans la presse bon marché, mais des jeunes, ouvriers ou paysans, évoluant à l’atelier ou dans les champs et s’exprimant dans une langue populaire et truculente. Il se réjouit de montrer combien, parmi les intentions clairement affichées (alors qu’elles sont aujourd’hui diluées), figurait la volonté de mobiliser la jeunesse autour des questions de justice sociale, de féminisme, d’antiracisme, de solidarité. Pas question d’information « objective », il fallait choisir son camp, ni de fiction distractive, dissipatrice de la force contestataire. On sent le penchant de l’auteur pour cette entreprise émancipatrice même s’il en pointe les naïvetés et les caricatures, les formes plus ou moins dissimulées d’embrigadement. Avançant dans le temps, il montre comment le souffle de cette presse a cherché à perdurer ou à renaître, notamment après mai 68. L’exemple de Virgule est éclairant à ce sujet. Héritier de Francs-Jeux, ce magazine a tenté, à travers ses nombreuses rubriques, d’interagir avec les lecteurs et les lectrices à propos de sujets d’actualité plutôt brûlants : l’antisémitisme, les châtiments corporels, le chômage, la guerre d’Algérie, l’Islam, le racisme, le sexisme, etc). À la place de rédacteur en chef, drôle et parfois féroce, se trouvait Pierre-Elie Ferrier (autrement connu sous le nom de Pef), qui sera remercié quand le journal sera vendu aux éditions Nathan.

    « La complète disparition des publications jeunesse sur papier un tant soit peu engagées a bien sûr à voir avec les difficultés générales de la presse mais surtout avec l’évidente réticence d’une large part du tissu social à considérer les enfants et les jeunes comme étant les destinataires légitimes de productions originales s’agissant du social et du politique. » À aussi à voir avec notre propre négligence ou lâcheté : combien sommes-nous à avoir soutenu Virgule mais aussi Griffon succédant à Trousse-Livres ? (18) Chacun dans notre bulle nous protégeons nos « boutiques » chancelantes, engloutis que nous sommes par les demandes de subventions quand notre plus grande richesse est dans l’intelligence collective, l’alliance.

    Quand il évoque la presse jeunesse actuelle, Christian Bruel montre sa bonne santé (290 publications lues par 9 millions de personnes âgées de 1 à 18 ans). Plus stable que le livre grâce à la permanence de ses rubriques, plus souple car plus réactive à l’actualité, elle a perdu en engagement social et politique mais gagné en respectabilité auprès des parents dont les opinions et les croyances sont préservées : à côté de fictions plaisantes, de jeux et de blagues, des dossiers bien ficelés offrent aux enfants et aux adolescents des « gisements de références pérennes » à la neutralité rassurante même lorsqu’ils abordent des sujets clivants (politique, religion, sexualité). L’auteur s’interroge sur cette dérive documentaire ou scolaire qui éloigne les nouveaux périodiques du temps où la presse jeunesse « était une voix avant d’être un écho » et pose la question de la lecture comme source d’émancipation quand l’information se borne, par exemple, à présenter le fonctionnement institutionnel s’interdisant « tout abord critique du dispositif, de son histoire, des phénomènes sociaux, des mécanismes de la domination, de la confiscation du pouvoir délégué, de ce qui fonde les rapports de force et les positions personnelles. » Raison pour laquelle, il ne manque pas tout au long de ce livre, de louer l’engagement d’acteurs divers dans les associations, les bibliothèques, à l’école, dans les centres de loisirs, les villages et les villes. Il a veillé à n’oublier personne et la dispersion des noms tout au long des pages rend bien compte de l’émiettement des forces sur le terrain. Les BCD mais aussi les Villes-lecture (19) avaient cette ambition d’inscrire l’éducation des enfants au cœur des rapports sociaux (leurs tensions) mais les programmes scolaires de 2002, pourtant audacieux, ont préféré se concentrer sur la possibilité des livres de réunir les enfants de toutes conditions à travers une culture commune : « L’aspiration à l’universalité neutre de l’enseignement public épousait enfin une production dont l’expansion continue se faisait au prix d’un calibrage anhistorique et apolitique ». Pour qu’un autre monde soit possible, ce livre demande autre chose à la littérature qu’une réconciliation des imaginaires.

Pour un autre merveilleux (20)

     L’aventure politique du livre jeunesse est un livre qui secoue les consciences, recense les forces en présence, récapitule les luttes passées et réactive l’esprit de résistance. Le développement de la lecture (et de l’écriture) est au cœur de communautés agissantes où chacun/chacune y gagne en « estime de soi, en intelligence sensible et sociale du proche et du lointain ». Il faut des formateurs, incarnés, positionnés, interlocuteurs d’une jeunesse ni idéalisée, ni stigmatisée mais prise dans la diversité de ses conditions d’existence et de ses ambitions. Il faut des aides à la création (à travers des bourses ou des conservatoires) pour élargir l’origine sociale des auteurs : « Il ne s’agit pas de revenir à de vieilles lunes ouvriéristes, mais seulement de contrarier l’idéologie tenace du don et d’ouvrir au plus grand nombre la chance, le pouvoir et la responsabilité d’émouvoir et de renseigner l’immense reste du monde. » Ce livre, au beau titre, nous invite à la plus passionnante des aventures : l’exploration de nos utopies, de leurs failles invisibles à leurs promesses oubliées. Aujourd’hui, comme à d’autres époques, pour des raisons qu’aiguise la situation climatique, la littérature et la presse sont des armes pour comprendre et agir, ici et maintenant. Ce qui reste à inventer « excède les possibles déjà repérés, écrit Jean-Luc Nancy et implique d’ « ouvrir des chantiers sur les lieux-même du désarroi et de l’impuissance. » (21) On peut considérer le livre de Christian Bruel comme une pierre apportée à cette construction qui, pour se concrétiser n’aura jamais autant eu besoin d’imaginaire et de détermination, d’auteurs et d’éditeurs, de lecteurs : « Beaucoup d’auteurs et d’autrices, en admettant qu’ils et elles le veuillent, hésitent à oser les lignes de force d’une projection temporelle prenant à bras-le-corps un futur perfectible et accessible. Il s’agit d’aborder l’inconnu, de trouver une forme éloignée de la prophétie et suffisamment assurée d’elle-même. Cet inconnu-là demeure étrangement inquiétant tant sa cohérence et sa crédibilité rendent indispensable le dévoilement des matrices économiques et idéelles présentes et à venir. S’arrêter en chemin, préférer les utopies inverses, les utopies du pire, les dérives totalitaires, les reconstructions post-apocalyptiques chaotiques et les luttes localisées pour la survie de l’espèce humaine, est doublement tentant. L’adrénaline y gagne ce que perd la prospective politique à ce refus d’obstacle et le lectorat, tenu dès la petite enfance à l’écart de tout creuset ayant l’impossible comme but, se trouve conforté dans un impensable de rapports sociaux et humains autrement exaltants. » C’est à cet enthousiasme, subjectif et collectif, que nous convie ce livre aussi lucide que courageux.

par Yvanne Chenouf

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1. La grande question, Wolf Erlbruch, Être, 2003 (réédité par Thierry Magnier en 2012)

2. Christian Bruel, Anne Bozellec, Anne Galland, Le Sourire qui mord, 1976 (réédité par Thierry Magnier en 2014)

3. Le Sourire qui mord, de 1975 à 1995, puis Être éditions, de 1997 à 2012

4. D’ici là, un genre d’utopie, Christian Bruel, Katy Couprie, Thierry Magnier, 2016

5. Pourquoi nous racontons-nous des histoires ?, Jérome Bruner, Retz, 2010

6. Correspondance, La Pléiade, 1980, I, 29

7. Voir « L’imaginef des Savanturiers », contribution de l’auteur à la conception d’un espace pour la jeunesse à la Bibliothèque de France  : Actes de Lecture n° 37 mars 1992 (https://www.lecture.org/revues_livres/actes_lectures/AL/AL37/AL37P56.pdf)

8. « Pouvoir, savoir et promotion collective », Jean Foucambert, Les Actes de Lecture n° 22, juin 1988 http://www.lecture.org/revues_livres/actes_lectures/AL/AL22/AL22P59.pdf

9. Des hauts et des bas, Nicole Claveloux, Le Sourire qui Mord, 1988

10. Plus de 300 titres de titres de livres et près de 100 titres de presse jeunesse.

11. Pinocchio & Robinson, Alberto Manguel, trad. Christine Le Bœuf et Charlotte Melançon, L’escampette, 2005

12. La similitude de certains sous-titres (en italiques) avec les titres de livres (en italiques mais décalés) gêne de même que les intertitres isolés en fin de page quand le paragraphe commence page suivante.

13. Précautions d’usage, Charles Brutini, Philippe Weisbecker, Être, 1998

14. « Quand la politique s’en mêle », Revue des livres pour enfants n° 114, décembre 2016,.

15. L’Espace littéraire, Gallimard, 1995, p. 258

16. Premières nouvelles, Christian Bruel, PEF, éd. Le Sourire qui mord, 1989

17. Jeune Camarade (avril 1925), Antirouille (années 1970).

18. Voir les articles produits à ce sujet sur www.afl.org

19. La revue Trousse-Livres a été créé en 1976 par Manuelle Damamme

20. Manifeste pour un autre merveilleux, collectif dont faisait partie Christian Bruel ; texte paru en 1976 dans les colonnes de Libération.

21. Que faire ?, Jean-Luc Nancy, Galilée, 2016

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Yvanne Chenouf, enseignante et chercheuse, a travaillé à l’Institut national de la recherche pédagogique dans l’équipe de Jean Foucambert ; elle fut présidente de l’Association française pour la lecture (AFL) ; conférencière infatigable, adepte des « lectures expertes », elle a publié de nombreux articles et ouvrages personnels et collectifs à propos de lecture et de livres pour la jeunesse dont Lire Claude Ponti encore et encore (Etre, 2006), et Aux petits enfants les grands livres (AFL, 2007) ; elle est à l’origine d’une collection de films réalisés par Jean-Christophe Ribot qui donnent à voir des élèves de tout niveau aux prises avec des ouvrages signés Rascal et Stéphane Girel, François Place, Claude Ponti, Philippe Corentin, Jacques Roubaud. Quoique désormais en retraite, Yvanne Chenouf répond toujours volontiers aux sollicitations qui lui sont faites, encore et encore.

Gtand merci à Yvanne Chenouf pour nous avoir confié son texte.

 

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Réécrire, adapter, dessiner.

Marguerite Yourcenar, Jean Giono, animés et mangas : Les Enfants de cinéma ont, le mardi 22 novembre 2023, croisé le film d’animation et la littérature de jeunesse lors d’une rencontre foisonnante organisée à Paris avec le Centre de recherche et d’information sur la littérature pour la jeunesse et l’Office central de la coopération à l’école.

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    Devant l’assistance, il lit une lettre que lui a adressée Marguerite Yourcenar. Georges Lemoine a près de 90 ans, les mains qui tremblent légèrement mais pas la voix. Celui qui a illustré les textes de Marguerite Yourcenar, Claude Roy, Jean-Marie Gustave Le Clézio et Henri Bosco confie avoir passé quinze jours à rassembler des documents pour ce colloque. Ce 22 novembre à Paris, Les Enfants de cinéma, le Centre de recherche et d’information sur la littérature de jeunesse (CRILJ) et l’Office central de la coopération à l’école (OCCE) se rencontrent en effet sur le thème Écritures d’encre et de lumière : cinéma d’animation et littérature de jeunesse.

    La matinée est consacrée à Comment Wang-Fô fut sauvé, une des deux nouvelles évoquant l’Extrême-Orient dans Les Nouvelles orientales. Dans la lettre que lit Georges Lemoine, Marguerite Yourcenar lui explique une image qu’elle a en tête : le peintre Wang-Fô et son assistant Ling sur une barque, quittant le monde des hommes. Mais l’éditeur sera-t-il d’accord pour cette représentation ? Pourront-ils intégrer plusieurs illustrations ? Georges Lemoine se lève pour montrer un original de la série Wang-Fô. Il se fait ensuite aider pour présenter différents ouvrages dont il a réalisé la couverture, notamment la dernière : un bel alphabécédaire de Michel Leiris, publié chez Michael Seksik.

Se réécrire soi-même

    Le visage de Wang-Fô a été plusieurs fois représenté, notamment dans le très beau court-métrage d’animation réalisé par René Laloux en 1987 sur des dessins de Caza. Si La Planète sauvage est le film le plus connu du cinéaste décédé en 2004, Comment Wang-Fö fut sauvé (15 minutes) était son préféré. Il manifeste un jeu de miroirs : sur ordre de l’empereur cruel, le vieux peintre doit terminer une œuvre de jeunesse montrant une mer sur laquelle il ajoute la barque qui va l’emmener dans l’autre monde avec son assistant (d’où l’image qu’avait en tête Marguerite Yourcenar). René Laloux avait découvert tôt cette nouvelle et avait eu envie de l’adapter. « Cela aurait dû être, en quelque sorte, son premier film », explique Xavier Kawa-Topor. Le délégué général de la Nef Animation, plateforme professionnelle sur l’écriture et le cinéma d’animation, file une démonstration sur le thème de la métalepse : un personnage sortant du tableau, comme dans La Bergère et le ramoneur, de Paul Grimault, ou Le Tableau, de Jean-François Laguionie, ou encore La Rose pourpre du Caire, de Woody Allen.

    « Le chariot qui emporte des prisonniers et les flashbacks ne sont pas dans le texte de Yourcenar qui est chronologique, analyse Xavier Kawa-Topor. La scène a été restructurée par René Laloux pour créer un suspens, une angoisse sur le sort des prisonniers. Le cinéaste joue sur la lenteur comme élément de suspens. » Le texte est écrit à la première personne : c’est le disciple Ling qui parle et qui va être décapité par l’empereur cruel, sa tête ensanglantée roulera au pied de son maître. Le narrateur du début est donc un personnage mort : « Le film fait entendre un récit post mortem d’une profonde gravité », poursuit Xavier Kawa-Topor. Dans le film, l’art permet de dépasser la condition humaine et la cruauté des hommes, mais l’homme est transcendé par la beauté de l’art qui lui montre la réalité plus belle qu’elle ne l’est. « Tu m’as menti, vieil homme ! », assène l’empereur tyrannique au peintre dans un monologue d’anthologie que le cinéaste a conservé en quasi-intégralité. Il a juste rajouté à la fin un « peut-être » qui sonne comme sa marque personnelle. Et qui modifie quand même légèrement le sens du texte de Marguerite Yourcenar.

    La nouvelle a été réécrite par l’autrice qui s’est adaptée elle-même pour la jeunesse. Le modèle le plus connu en la matière est Michel Tournier dont l’exemple phare reste Vendredi ou les Limbes du pacifique, devenu Vendredi ou la Vie sauvage pour les plus jeunes lecteurs. « Marguerite Yourcenar comprime son texte, éclaire Christine Plu, docteure en littérature générale et comparée de l’université de Rennes 2. Elle maintient la trame mais retire 50 % du texte, notamment des descriptions. Elle réécrit des passages pour améliorer le texte, perfectionner son style. Elle conserve de la complexité et maintient un lexique soutenu. Elle est dans une recherche de qualité et ajoute des passages didactiques en quête de l’adhésion du lecteur. « La version réduite a été perçue comme d’une qualité épurée, distillée, plus concise, plus limpide, pouvant être lue en troisième et en seconde. Le questionnement philosophique est préservé, la violence est atténuée et les méditations sont retirées », résume la chercheuse en renvoyant à l’étude publiée par Sandra L. Beckett aux Presses de l’Université de Montréal, De grands romanciers écrivent pour les enfants (1997). La dimension artistique est sublimée : c’est la vision de l’artiste qui manque à l’empereur.

    « Il y a une part de réécriture par l’illustration, souligne-t-elle. George Lemoine s’est livré à un véritable travail d’interprétation. » Georges Lemoine intervient :  « Ce visage de Wang-Fô est tiré d’une photo de Claude Roy qui lisait et traduisait le chinois. Il a photographié un homme sublime dont je me suis inspiré. » Il en profite pour confier, avec un peu d’amertume, que ses éditeurs ont ensuite utilisé ses planches pour différentes éditions sans le consulter.

     Comment ce conte peut être lu en privilégiant le sujet lecteur ? poursuit Christine Plu en évoquant une séquence pour les classes de troisième intitulée Peindre et écrire : les mots, les images dans Comment Wang-Fô fut sauvé. Elle renvoie enfin aux travaux de la chercheuse Sylviane Ahr, D’une lecture empirique à une lecture subjective argumentée  en concluant « implication et distanciation sont conciliables ».

Planter des arbres

    Écologiste militant de la première heure, le peintre, réalisateur et illustrateur Frédéric Back a découvert L’Homme qui plantait des arbres dans Le Sauvage, journal d’écologie politique fondé en 1973. Répondant à une commande autour des héros du quotidien, Jean Giono a inventé un personnage de planteur d’arbres, Elzéard Bouffier. Frédéric Back a pris ce texte pour un portrait : l’exemple de cet homme était important, il fallait lui donner du retentissement. Il a donc entrepris de l’adapter en court métrage d’animation, explique Xavier Kawa-Topor. « La découverte de la supercherie est une catastrophe pour lui. Une question éthique se joue… »

    En faisant un travail de recherche, Frédéric Back a trouvé d’autres modèles ressemblant à Elzéard Bouffier. Faire ce film avait donc un sens : il voulait montrer qu’on pouvait changer le visage d’une région par la force d’un engagement. Le succès de Crac ! (1981) lui permet de faire ce film en 1987. Il veut une adaptation fidèle. Il a pris le parti d’une voix off qui restitue le texte de Giono à 99,9 %. « Un seul paragraphe manque, souligne Xavier Kawa-Topor : celui où Giono situe géographiquement l’histoire. En enlevant ce paragraphe, il atténue le faux et universalise davantage l’histoire… »

    Dans la salle de l’hôtel particulier où se tient la rencontre, le film de quinze minutes est projeté. Les traits de crayon bruissent sur l’écran comme du vent dans des feuilles. Frédéric Back dessinait au crayon de cire. « Dans le film, commente Xavier Kawa-Topor, les sons de la matérialité, du vent, des pas contrastent avec la voix off. »  Les personnages ne parlent pas, Elzéard Bouffier devient même muet. « C’est un parti pris très fort. Il y a dans l’esthétique de Frédéric Back une idée de peinture en mouvement, dans la continuité de Wang-Fô. Il montre un paysage détruit par l’activité de l’homme, des images de la guerre. » Avant que les collines pelées ne se transforment en paradis de verdure et de chants d’oiseaux, la voix de Philippe Noiret aura eu le temps de dérouler l’intégralité du texte.

Du dessin abrégé à Candy

    Frédéric Back a fait l’objet d’une exposition au Japon, ce qui permet aux intervenants de la rencontre une transition vers la troisième partie de la journée consacrée au cinéma d’animation japonais. Maître de conférences associé à l’université des arts de Tokyo, spécialiste des films d’animation japonais et traducteur, Ilan Nguyen affirme qu’il est impossible de dresser un panorama local. Le Japon est en effet un des plus grands producteurs de films d’animation : entre vingt et quarante-cinq longs métrages par an, sans compter les vidéos et la télévision… « Impossible d’être exhaustif pour un individu », tranche-t-il. Même situation en bande dessinée. « On est condamné à une sorte de choix : des observateurs s’organisent pour documenter le secteur, et il faut s’appuyer sur les travaux des observateurs japonais », conseille-t-il.

    Au Japon, pays de catastrophes naturelles, retrouver des films relèvent de l’archéologie. « Les Japonais partent du principe que, à priori, les choses vont se perdre et par chance se conserver, explique Ilan Nguyen. La cinémathèque japonaise avait publié une statistique : le pourcentage de films préservés tournait autour de 4 % jusqu’en 1923. Chaque année, des films ressurgissent dans des greniers, des hangars, ce qui permet d’identifier des auteurs. « En 2006, un collectionneur a retrouvé des films d’animation de 1917 : Namukura Gatana, Le Sabre émoussé, réalisé par Jun’ichi Kôuchi. Ce court-métrage comique de deux minutes, considéré comme le plus ancien dessin animé japonais à ce jour, présente un samouraï qui fait l’acquisition d’un sabre. Mais il ne parvient pas à maîtriser l’arme qui lui joue des tours et se retourne contre lui. Ilan Nguyen diffuse des extraits du film : la salle rit. Ce personnage comique est à la fois dépaysant, familier, impressionnant de modernité alors que les techniques utilisées ont plus de cent ans.

    Autre particularité japonaise : le film jouet, une tradition grand public visant à rendre accessible aux familles, et notamment aux enfants, des mini-bobines de 35 millimètres avec des petites caméras. Selon Ilan Nguyen, il existe un marché amateur et ludique du film jouet avec des versions abrégées de certains films.

    Ilan Nguyen passe ensuite en revue les noms de certains pionniers du cinéma d’animation, Yamamoto, Murata, Oishi, Ofuji, Masaoka… Forts de leurs expériences arts graphiques, en satire et en caricature, laquelle distille une trace de burlesque dans le dessin et l’animation. Le chercheur projette alors à l’écran des saynètes datant des années 1930 particulièrement drôles et modernes. Noburo Ofuji serait un des premiers à avoir été identifié en Europe avec Le Vaisseau fantôme, un film datant de 1956. Dans les années 1930, Kenzô Masaoka a forgé le terme de « dessin en mouvement » : dooga, ce qui lui vaut le surnom de père du dessin animé.

    Ilan Nguyen avance dans le temps et évoque la création de studio comme Tôei, Ghibli, Mushi, et en faisant le lien avec le manga : Dragon ball, Albator, Les Chevaliers du zodiaque : tous ces films ont été produits par Tôei à partir de BD. Il mentionne Ozamu Tezuka et son invention d’une grammaire graphique en trois images : par exemple, un visage avec les yeux fermés, les yeux entrouverts, puis les yeux ouverts. Un tableau qui permet des combinaisons multiples et de rationnaliser la production de dessin de manière à tenir des délais de réalisation infernaux.

    Voici quelques années Xavier Kawa-Topo a organisé un colloque dans l’idée de convertir les jeunes amateurs d’animation japonaise au « vrai cinéma », relate-t-il sur le ton de l’anecdote. Il a pris contact avec le rédacteur en chef d’AnimeLand, qui lui a rétorqué qu’il n’y connaissait rien. « Il m’a confié un sac Tati rempli de cassettes VHS pirates avec tout Miyazaki, tout Takahata…, se souvient le délégué général de la Nef. J’ai mis Nausicaa dans le lecteur… J’avais l’impression de découvrir la chapelle Sixtine de l’animation. « Au colloque, ce sont les cinéphiles qui, ravalant leur dédain, ont pris une leçon de cinéma du côté de l’animation japonaise. « Il reste beaucoup de travail, remarque-t-il. On est passé d’une forme de rejet systématique à un accueil béat. »

    Difficile d’avoir une connaissance objective des contextes de réalisation et d’aller puiser aux sources, à moins de parler japonais. Le générique de Candy, projetté ensuite, ne laisse planer aucun doute : même musique, mêmes dessins, il n’y a que les paroles qui changent. Mais sa reconnaissance immédiate, comme celle de Goldorak, Albator, Capitaine Flam, Rémi sans famille, témoigne de l’imprégnation des enfants des années 1980. De quoi préparer le terrain à l’actuelle mangamania.

par Ingrid Merckx, rédactrice en chef de L’École des lettres

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Les captations des interventions de la rencontre du 22 novembre 2022 sont accessibles sur la chaîne YouTube des Enfants de cinéma. C’est ici. En ligne, outre l’ouverture de la rencontre par Katell Deimat-Tison et Nadine Boyals (OCCE), Ginet Dislaire (Les Enfants de cinéma) et Françoise Lagarde (CRILJ), les cinq interventions de cette journée :

 –  Qu’est-ce qu’une lecture littéraire de Comment Wang-Fô  fut sauvé ? – par Christine Plu, enseignante à l’université de Cergy-Pontoise en masters « Éducation et formation » et masters spécialisées en littérature de jeunesse.

– Adaptation littéraire et court métrage d’animation à propos de Comment Wang-Fô fut sauvé – par Xavier Kawa-Topor, délégué général de la NEF Animation.

Illustrer Comment Wang-Fô fut sauvé ? – par Georges Lemoine, illustrateur de Marguerite Yourcenar.

 –  Adaptation littéraire et court métrage d’animation à propos de L’homme qui plantait des arbres  par Xavier Kawa-Topor, délégué général de la NEF Animation.

 Liens entre manga et films d’animation japonais – par Ilan Ngùuyen, maître de conférences associé à l’Université des Arts de Tôkyô, spécialiste des films d’animation japonais et traducteur.

Merci à Ingrid Merckx pour son article et pour son autorisation de publication

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Le site de l’Office central de la coopération à l’école est ici.

Le site de l’association Les Enfants de cinéma est ici.

Le site de L’École des lettres est ici.

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BONUS

Pour voir le film de René Laloux, cliquer ici.

Pour voir le film de Frédéric Back, cliquer là.

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Une librairie dédiée à l’image

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L’ouverture à Orléans d’une librairie faisant la part belle aux livres d’images ne pouvait laisser le CRILJ indifférent. En décembre 2022, nous avons proposé à Bénédicte Coutin d’être notre relais et celui du Salon du livre et de la presse jeunesse en Seine Saint-Denis en accueillant l’exposition Désirs de monde. Six albums remarquables ont ainsi pu être mis à l’honneur dans les vitrines du magasin. Leina et le Seigneur des Amanites de Myriam Darmon, Nicolas Digard et Julia Sarda a même, un peu plus tard, à l’occasion des Nuits de la lecture, bénéficié d’une mise en voix théâtralisée par les comédiennes Sophie Jude et Delphine Chuillot. Sur les murs de l’atelier, des planches originales et des tirages d’art de Clémence Pollet en place jusqu’au samedi 11 mars.

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A Orléans, la librairie Jaune Citron pétille

    Ouverte depuis juin 2022, la librairie Jaune Citron a trouvé sa place et son public dans la rue des Carmes. Le dynamisme de sa fondatrice Bénédicte Coutin et son amour des beaux livres et des BD ainsi que ses ateliers, le tout pour enfants et adultes semblent être les clés de son succès.

    Il faut être sacrément culotté pour ouvrir une librairie à Orléans en ces temps numériques. Un contexte qui n’a pas effrayé Bénédicte Coutin. Elle a en effet créé en juin 2022 la librairie Jaune Citron à l’angle des rues des Carmes et Henri Roy. Elle mise aussi sur un créneau particulier, à savoir les beaux livres et les BD, pour tous publics. Elle privilégie aussi les petites maisons d’éditions, locales ou non.

    Bénédicte n’hésite pas non plus à ouvrir sa porte aux artistes locaux pour des ateliers, des expositions ou encore la vente d’objets divers comme des livres en tissus, des puzzles et des jeux. Avec aussi des ateliers d’arts plastiques pour enfants et adultes très appréciés comme en témoigne l’enthousiasme de cette maman : « Je trouve ça super, car cela permet de sortir les enfants de la maison et de leur faire découvrir des univers créatifs différents de ce qu’ils font à l’école »

Un grand détour par le musée des Beaux-Arts

    Il faut dire que notre future libraire ne partait pas de zéro. Après des études de graphisme et d’illustration à l’IAV d’Orléans (ancêtre de l’actuelle ESAD). Elle suit une première formation de libraire. Mais après un détour par des librairies et des maisons d’éditions parisiennes, ses pas la conduisent finalement au musée des Beaux-arts d’Orléans. Durant 24 ans elle y sera médiatrice culturelle, chargée de l’accueil du jeune public et de l’animation des ateliers d’arts plastiques.

Une bibliothèque nomade avant la librairie

    Des années durant lesquelles elle n’oublie pas son envie de librairie. Elle saute une première fois le pas en créant une BNE, Bibliothèque Nomade Expérimentale, sous la forme d’une petite maison à roulettes. Durant les cinq années qui précèdent l’ouverture de sa librairie, en parallèle de son travail au musée des Beaux-Arts, Bénédicte partage sa passion de la lecture à voix haute en vagabondant entre écoles, médiathèques et festivals. Et ça marche.

    Enfin, un beau jour, Bénédicte couche sur le papier son envie de librairie. Le secret de la réussite d’une idée c’est aussi de savoir s’entourer. Ce qu’elle fait en 2019 en frappant à la porte de CICLIC, l’agence régionale du Centre pour le livre, l’image et la culture numérique. Elle sollicite aussi le service commerce de la mairie d’Orléans qui lui indique la disponibilité du local.

     Mais il faut des sous. Pour en trouver Bénédicte lance en janvier 2022 une campagne de financement participatif via la plateforme Ulule : « Ça a été un vrai succès. Je suis passée d’un projet individuel à un projet collectif parce qu’en l’espace de 45 jours, j’ai réussi à collecter près de 10 000 euros. Ça aussi ça porte. Et tous ces gens qui se sont impliqués dans la collecte ont porté le projet au départ et encore aujourd’hui puisqu’ils sont devenus mes premiers clients. » D’ailleurs, il y a un panneau dans la librairie où tous les noms sont inscrits.

    Et puis, il y a ce nom Jaune Citron : « On me demande souvent d’où ça vient. En fait, il y a un proverbe que j’aime beaucoup : “Si la vie t’offre des citrons, fais-en de la limonade”. C’est une phrase qui m’a souvent accompagnée avec cette idée que si on met un peu de sucre, les choses pétillent à nouveau. Et pour moi le livre ça a toujours été ça, un peu une sucrerie. Dans les moments difficiles, je prends un livre, une tasse de thé et puis ça repart ! Le citron, c’est pétillant, vivifiant, ça réveille les papilles et l’esprit et la couleur jaune plaît beaucoup. »

Un accueil chaleureux

    Dans le quartier des Carmes, la façade bleu turquoise de la librairie, et son intérieur intégralement jaune ne passent pas inaperçus. Au sein d’un quartier en pleine métamorphose, Bénédicte Coutin a très vite trouvé sa place, appréciant le « côté populaire » et la « mixité au sein du quartier ».

    L’accueil bienveillant des commerçants a également contribué à cette intégration. Lesquels ont récemment, à l’initiative du restaurant Mix, formé un collectif sous le nom de Station Carmes afin de créer des pôles d’attraction ainsi que de renforcer les liens entre chaque commerce. L’enthousiasme des commerçants, récents mais aussi anciens vis-à-vis de cette proposition, devrait favoriser l’éclosion d’un événement qui verra le jour au printemps prochain.

par Sophie Deschamps et Timothé Beuret – jeudi 19 janvier 2023

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Grand merci à Magcentre pour son autorisation de mise en ligne.

https://www.magcentre.fr

Adhésion 2023

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Conversation de saison

– L’année 2023 est déjà bien entamée.

– Tu l’as dit.

– T’as présenté tes vœux à tout le monde ?

– J’ai lu qu’on avait jusqu’à fin janvier.

– Tant que ça ?

– Je crois bien. Pour la cotisation, c’est encore plus.

– Quelle cotisation ?

– La cotisation annuelle au CRILJ.

– Tu as raison, mais il ne faudra quand même pas tarder.

– Le document est en ligne sur ce site et c’est très pratique.

– Je fais tout de suite, sinon je vais oublier.

– Très bonne idée.

– Dis, l’image qui est juste en-dessous, c’est de l’ironie ?

– Un peu quand même, je pense.

– Quoique, finalement, par les temps qui courent …

– En tout cas, cette cotisation 2023, moi, je la règle.

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Le bulletin d’adhésion 2023 est téléchargeable ici.

 

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Montreuil en 2022

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Quand on vient pour la première fois, adulte ou enfant, au Salon du livre et de la presse jeunesse en Seine-Saint-Denis, on peut éprouver un sentiment de trop-plein, se perdre dans les propositions et ne pas savoir, comme on dit aujourd’hui, se poser. En fait, si la profusion étourdit, la possibilité pour les visiteurs de bonne volonté de vivre leurs propres micro-événements va transformer la simple déambulation en moments heureux : un livre qu’on ne connaissait pas, une rencontre inopinée, une dédicace super belle, quelques phrases échangées avec un auteur pas intimidant du tout, une lecture ou un atelier. Sur le stand du CRILJ, ce sont surtout des médiateurs qui s’approchent et s’arrêtent. Ils questionnent, feuillettent, achètent. Des étudiants, surtout des filles, nous entretiennent de leur prochain mémoire, licence ou master. Nous les encourageons et, assez souvent, promettons de les aider dans leurs premières recherches. Il y a aussi ceux qui – soutien appréciable – adhèrent à l’association et ceux qui nous assurent, promis-juré, qu’ils s’inscriront à notre prochain colloque. Ce sera avant Montreuil 2023.

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Désirs de mondes

     La thématique du trente-huitième Salon du livre et la presse jeunesse en Seine Saint-Denis aura tenu ses promesses dans tous les sens du terme.

    L’édition 2022 s’est achevée sur une fréquentation digne des plus grands crus : 1 600 autrices et auteurs, illustratrices et illustrateurs présents à Montreuil, ont fait le bonheur des 180 000 visiteurs qui, six jours durant, sont venus à leur rencontre.

    Des dizaines de milliers d’enfants et d’adolescents débordants d’énergie, curieux et enthousiastes, ont apporté à la palette des émotions vécues au Salon, toutes les nuances de leurs désirs de mondes plus doux à vivre, de mondes qui portent les rêves de leur génération, les couleurs et les espoirs de leur insatiable imaginaire.

    Petits et grands ainsi conviés au grand festin de la littérature jeunesse se sont régalés des centaines de rencontres au programme tandis que pour sa troisième saison, la Télé du Salon, enrichie de nouveaux formats, diffusait chaque jour débats et créations originales. Ce nouveau média du Salon, né des contraintes du confinement, fait désormais partie de sa chatoyante panoplie. Il participe, avec les 500 partenaires-relais du Salon sur l’ensemble du territoire national, au rayonnement amplifié que l’événement offre, à quelques encablures des fêtes, à la littérature jeunesse, à ses créateurs comme à tous les acteurs de la chaîne du livre qui la font vivre.

    Les 450 maisons d’édition présentes comme la multiplication des formats et possibilités de rencontres professionnelles, y compris en amont du Salon, ont apporté à la saveur de ce cru décidément tonique.

   Il faut ajouter à la singulière façon dont toutes ces énergies se sont mobilisées pour aboutir à une trente-huitième édition si réussie, une très belle récolte de Pépites et la remarquable Grande Ourse de ce millésime 2022, Marc Boutavant.

    Dans notre galaxie de la littérature jeunesse, tous ces désirs de mondes ont manifestement concouru à un bel alignement de planète

    Retrouvez la trente-neuvième édition du Salon du livre et la presse jeunesse en Seine-Saint-Denis du mercredi 29 novembre au lundi 4 décembre 2023.

( communiqué de presse des organisateurs du Salon – lundi 5 décembre 2022 )

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Disparition de Philippe Corentin

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Philippe Corentin : des gâteaux, des amis, des jeux et des livres. 

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« Et dis, papa, pourquoi moi je n’ai pas de livres de Corentin ? »  (N’oublie pas de te laver les dents ! – école des loisirs, 2009 )       

       Philippe Corentin est décédé le 7 novembre dernier. On gardera de lui l’image qu’il aimait afficher: celle d’un humoriste : « Moi je fais des Mickeys, c’est tout ! Je suis un gribouilleur. Un génial gribouilleur, c’est vrai, mais je ne suis qu’un rigolo ! » (1). Ses personnages se chargeaient même de sa publicité : « C’est un livre de Corentin. C’est trop drôle » répond la petite fille à son père qui lui demande ce qu’elle lit (2).  Et quand le dessinateur s’accordait quelque talent c’était pour l’écorner : « Il dessine des souris. Regarde comme elles sont mignonnes » s’émerveille Pipioli ; « Tu as vu les oreilles qu’il nous fait. Elles sont trop grandes. » réplique Pistache (3). Preuve qu’on a bien à faire à un « faiseur de Mickeys » ! Pourquoi ce mélange de fanfaronnade et de déni ? Pour devancer les critiques ? Se garder des louanges ? L’homme qui maugréait était avant tout un pudique qui ne se prêtait pas aux conventions et sabordait le jeu éditorial (rares signatures publiques, aucun colloque et très peu d’entretiens). En solitaire, il fignolait une vision d’enfance simple et immuable, ainsi résumée par Tête à claques : « … et pourquoi il n’y a jamais de tarte aux carottes et pourquoi je n’ai pas de copains et puis pourquoi on ne joue jamais au loup et en plus j’ai même pas de livres pour lire hein dis papa pourquoi j’en aurais pas moi aussi un livre avec des images et tout et tout… ? » (4). Des tartes végétariennes pour un carnivore, des amis mammifères pour un sanguinaire, des jeux cruels pour un loupiot mais des livres avec des images pour les petits !

    Les gâteaux sont faits maison, par des mères attentives aux goûts des convives : une tarte aux moucherons pour la chauve-souris, un gâteau de papier en feuilles de Cendrillon pour les souriceaux, un gâteau aux noix pour Zigomar, une tarte aux cerises pour Pipioli, deux autres tartes (aux pommes pour le garçon, aux mille-pattes pour le monstre), une religieuse au chocolat après un kouglof pour Bouboule, une tarte aux carottes pour Têtes à claques, une tartine de confiture pour les mouches. (5) « Un racontage de bouche » (6) écrit Serge Martin pour évoquer l’esprit rabelaisien de l’œuvre.

    L’amitié c’est l’altérité : Pipioli le souriceau a pour copains des oiseaux (un merle, une hirondelle) et une grenouille, Loustic s’entiche d’une princesse nommée Baignoire, Biplan le moucheron traîne avec un moustique (les autres sont des pédezouilles), le monstre et l’enfant partagent leur lit, Bouboule et Baballesont unis à vie, le louveteau s’émancipe avec des lapins et un cochon (7) : « un mélange d’espèces et de règnes » poursuit Serge Martin citant Florence Gaïotti (8). L’amitié est absolue: Pipioli aurait pu trouver mieux qu’un merle sédentaire pour migrer mais il a foi en la parole de Zigomar, Biplan l’asocial ne lâche pas Moustique qui ne lui est pourtant d’aucun recours et ceux qui se détestent (le chat et le chien (9)) ne se quittent pas.

   Le champ des jeux est large et les plaisirs homogènes. Faire l’avion (au-dessus de la maison ou en Afrique), faire des parties de boules de neige ou de confiture, faire la course ou faire des blagues, faire le loup et qu’importe la peur pourvu qu’il y ait l’ivresse. Dans les images, des jouets abandonnés révèlent d’autres jeux tout aussi traditionnels  mais bien plus calmes : ballon, corde à sauter, crayons de couleur, pelotes de laine, poupée, petite voiture, trompette, etc. Le seul qui ne sait pas jouer (Biplan le rabat-joie) compte sur l’amitié pour fuir la mélancolie : « Je ne sais pas quoi faire. Qu’est-ce que je peux faire ? »

    A la gourmandise, l’amitié et les jeux, Philippe Corentin ajoute la lecture. Gages de découverte et de réflexion, les livres structurent les personnalités en friches. Dans Mademoiselle Tout à l’envers, ils sont en hauteur et comme la chauve-souris est seule à voler « en haut », c’est sans doute là qu’elle puise les histoires de vampires qui troublent le sommeil de ses cousins. Dans Patatras !, ils sont au-dessus de la baignoire (pas loin des WC) et sur les tables de chevet dans Les Deux goinfres et dans Papa ! deux livres sont ouverts : l’un avant l’arrivée du magnétoscope (Le Père Noël et les fourmis), l’autre évité par Biplan à qui sa mère répète pourtant « Joue ! Lis ! Bouge ! Remue-toi ! » ! Dans Pipioli la terreur, c’est toute une bibliothèque qui sert de terrain de jeu et de potager : on fait des gâteaux avec des pages de Cendrillon (la suave) et des salades avec des feuilles de Pinocchio (le menteur). On lit aussi du Corentin au terrier (Mademoiselle Sauve-qui-peut dont l’image intérieure semble être de Grégoire Solotareff) et au salon où, dans une mise en abyme, la fillette résume ce qu’elle est en train de vivre : « L’histoire d’un petit crocodile qui veut manger une petite fille » (10). Enfin, c’est à une lecture métafictionnelle que nous convie la grand-mère de Mademoiselle Sauve-qui-peut lorsqu’elle dit : « C’est la fin de l’histoire et puis de toute façon c’est la dernière page ». Les histoires irriguent la vie. Face au loup, Mademoiselle Sauve-qui-peut s’insurge : « Non, mais, dis donc le loup, tu crois que je ne sais pas faire la différence entre un loup et une mamie ? (…) Il me croit aussi bête que le Petit Chaperon rouge ou quoi ? ». Comme elles sont drôles les histoires de Corentin, pas moroses comme l’aimeraient Baballe et Bouboule :

« – Ha, ha !… Vous allez voir, elle est très, très drôle … C’est l’histoire de l’arbre qui n’aimait pas les vaches…

– Ah non ! On lui dit à papa. Pas celle-là, papa !

  Papa, il est gentil mais il ne nous raconte que des histoires rigolotes. C’est pas rigolo… C’est toujours pareil… Finalement… Ça fait rire et puis c’est tout.

– Nous, on veut une histoire triste, une qui fait pleurer, avec des gros sanglots et tout… ».

  Vexé le père s’en va, emportant son livre (L’Arbre en bois). C’est alors que la table de chevet saute sur le lit :

– Hé ! … ho ! Moi je vous en raconte une d’histoire d’arbre, si vous voulez…

– De quoi elle se mêle, celle-là ? grogne Baballe, réveillé en sursaut.

  Baballe, c’est mon chien.  » Celle-là « , c’est la table de chevet, là, dans le coin, avec sa lampe sur la tête…

– Alors, je vous la raconte ou pas ? Qu’elle fait.

– Qu’est-ce que ça raconte ?

– C’est mon histoire à moi et je vous préviens que pour être triste, elle l’est, et pas qu’un peu ! Vous n’allez pas être déçus !

– Vas-y, raconte ! Qu’on lui dit, à la table. » (11)

   Un vrai mélo : pollution, déforestation, exportation, industrialisation et voilà un bel arbre (en bois) rétrogradé en vulgaire table de chevet dans la chambre d’un enfant et d’un chien « tristounets » : « Déjà ce n’est pas drôle de faire la table mais quand, en plus, on n’entend même plus d’histoires drôles, ça non ! Donc, je m’en vais… « Et tous les meubles, toute la déco de la suivre. « Quelle histoire !… » dit Bouboule effondré tandis que l’auteur s’explique: « Dans tous mes livres j’essaie de faire rire les enfants. Une histoire doit être faite non pour les endormir mais pour les réveiller et devrait d’ailleurs leur être lue le matin. Et pour les réveiller il faut les chatouiller avec des histoires qui les font rire. » (12). Les chatouiller ? Corentin est pourtant peu « tactile » : un seul baiser (13), aucun « Je t’aime » et encore moins de câlin (sauf celui du monstre à la fin de Papa !). On l’a dit, l’homme est pudique et son rire est sa marque de tendresse. Avec ça, il ré-enchante le monde désenchanté, sans fatuité.

     Premier album à l’école des loisirs : une chauve-souris orpheline est hébergée chez les souris, sa « famille ». Aussitôt un conflit de valeurs s’engage entre granivores et insectivores, diurnes et nocturnes. Où est le vrai monde ? Puis c’est au statut des animaux domestiques d’être débattu dans Le Chien qui voulait être chat : pénibilité du travail et tentation de l’oisiveté (en 1989 !). Suit la domination d’un ogre anonyme qui s’adjuge les ressources et réduit son voisinage à la misère (L’Ogrionne, 1990 !) puis la course au pouvoir (Le Roi et le roi), la boulimie (Les Deux goinfres), l’agnosie (Zigomar n’aime pas les légumes), la production industrielle et ses dégâts sur la nature (L’Arbre en bois, en 1999 !). Enfin, les tabous : pourquoi ne pas manger l’autre (N’oublie pas de te laver les dents !) ? Les thèmes sont graves, encore d’actualité et les fins peu optimistes : mademoiselle Tout à l’envers et son équipage finit dans le ruisseau, Zigomar atterrit au Pôle Nord au lieu de l’Afrique, Pipioli n’a plus de goût (« jeunème passa sepppabon ! ») et au lieu d’être artiste, il est arpète et modèle de l’auteur (14). Les loups ne sont pas mieux lotis (sauf celui de Patatras !) : l’un est abandonné dans l’eau glacée d’un puits, l’autre revient bredouille de la chasse et doit se contenter d’un Noël végétarien, un autre déclare forfait contre l’escargot et le dernier boit du bouillon près du feu de mère-grand (15).  Les insectes s’enlisent : Biplan dans l’ennui et le père mouche dans ses rêves de grandeur (16). Le chien ne sera jamais chat et le chat perdra son fauteuil, l’ogre sera la risée des crocodiles (17). Trop longtemps méprisés, les gâteaux, les végétaux (mondes parallèles) se vengent : boxe, caramélisation en haut du mât, écorchage à vif, piqûres de châtaigne.

    Sur les couvertures figurent deux envols périlleux (avec Zigomar), un risque de naufrage (les deux goinfres), deux chutes (loup, Père Noël), deux séquestrations (par l’auteur et l’ogre), un cri d’effroi, une querelle. On hurle, on fait la gueule sur treize couvertures contre sept où des sourires s’étalent, plutôt niais. L’époque est rude : elle fait fi de l’imaginaire (oubli du Père Noël), elle ne respecte ni les espèces animales ni le règne végétal, elle laisse les puissants affamer les plus faibles (L’Ogrionne). La vie n’est pas douce, raison de plus pour survivre avec des gâteaux, des amis, des jeux, des livres et du rire. N’en déplaise à Bouboule ça ne fait pas rire et puis c’est tout : ça fait rire et puis c’est TOUT.

    Avant de publier pour la jeunesse, Philippe Corentin a fait du dessin de presse et de la publicité (L’Enragé, Elle, L’Expansion, Le Jardin des modes, Lui, Marie-Claire, Play Boy, Vogue…). Il a conçu des affiches (18), illustré des guides (19) et des romans (Hatier, Gallimard). Dans une époque aussi créative que contestataire, il a vécu les crises, politiques (guerres d’Algérie, d’Indochine, du Vietnam…) et socio-économiques (Trente Glorieuses, surconsommation, baby-boom, industrialisation, urbanisation, exode rural, féminisme, révoltes étudiantes, nouveau statut de l’enfant). C’est en illustrant un conte d’Eugène Ionesco (20), des romans, des recueils (21) qu’il est entré dans un secteur en pleine expansion : « J’ai trouvé ce travail d’illustrateur très ingrat. J’avais l’impression d’être un tâcheron, un tâcheron de génie, mais un tâcheron. C’est à ce moment-là que j’ai décidé de faire à l’avenir les dessins et le texte. » (22). Il a alors signé son premier album chez Hachette (23). Quand il entre à l’école des loisirs, à plus de cinquante ans, il sait l’irréversibilité du temps et l’impatience de la jeunesse. Il enroule alors les plaisirs de la vie dans le charme des illusions : aux enfants d’apprendre à succomber sans se trahir. « Tiens, tu ne veux pas plutôt faire le baby-sitter ? » propose le père cochon à Tête à Claques. « Il faut garder des lapereaux dont les parents sont sortis. Vas-y à ma place. C’est facile : tu leur racontes des histoires, tu joues avec… et même tu peux les manger si tu veux. C’est bon le lapin. ». Ah ! le piège des histoires ! Trop naïf pour résister à la brutalité des pères (une gifle, une queue broyée, une oreille tirée), le louveteau est sauvé par ceux qu’il devait manger. Il ouvre alors les yeux et affine son désir. Au début de l’album, il réclamait un dessert « pour lui tout seul », à la fin il veut la vie des autres avec les autres.

     L’œuvre s’ouvre sur un art de vivre tressé de BD, de cinéma, de contes, de dessins animés, de fables, de magazines, de peinture, de littérature. Godard, Perrault, Tex Avery, La Fontaine, Victor Hugo, Benjamin Rabier protègent des jours gris (le « lundi » de Zigomar n’aime pas les légumes). Et tandis qu’il aime la sieste, l’auteur valorise le travail, la belle façon d’être ensemble. On voit un facteur, un mineur, un docteur, des bûcherons, on s’affaire à la maison (jardinage, cuisine), on traverse l’atelier de l’auteur (Pipioli la terreur) : table, outils (crayons, gomme, taille-crayons, cutter, punaises, pinceaux, tubes de peinture) et, sur trois post-it, la vie d’artiste : s’approvisionner (acheter Sienne 10 flacons), prendre des décisions (trouver un titre : Pipioli chez Corentin), se faire payer (demander du blé à Arthur), remplir des obligations (dentiste/impôts), négocier avec l’employeur (revoir contrat, 10% est barré, remplacé par 12%), soigner son public (dédicace).

    L’homme pudique habite ses livres au plus près des enfants. Sa disparition en a choqué plus d’un, plus d’une. Quoi ? Pas de nouvelle histoire idiote de loups idiots ? Plus de nouveau départ dans l’azur ? Pas d’inquiétude. L’auteur a prévu tellement de chausse-trappes que toute relecture est un embarquement inédit. Et puis, il reste cette voix, inoubliable : vaguement inquiète (« Qu’est-ce qu’il a ? Qu’est-ce qu’il dit ? »), drôlement autoritaire (« Au lit, on lit ! »), présente, si présente (« Oh ! l’autre ! »). Et ce nez, ce gros nez ! Mais c’est lui, mais c’est bien sûr ! C’est Corentin qui veille au grain : lire en jouant, en se régalant, en s’aimant ! Oups ! Il est parti ! Normal : c’est sa liberté qu’il chérissait par-dessus tout. Pas d’adieu alors, monsieur Corentin, mais tout de même : Faim.

par Yvanne Chenouf – novembre 2022

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(1) Zigomar et zigotos (L’Afrique de Zigomar ; Patatras ! ; Papa ! ; Tête à claques ; N’oublie pas de te laver les dents !), L’école des loisirs, 2012

(2) N ’oublie pas de te laver les dents !

(3)  Pipioli la terreur

(4) Tête à claques

(5) Mademoiselle Tout à l’envers, Pipioli la terreur, Zigomar n’aime pas les légumes, Papa !,Tête à claques, ZZZZ… zzzz….

(6) « A table avec Corentin », Serge Martin, Revue des Livres Pour Enfants n° 266 {en ligne}

(7) L’Afrique de Zigomar, L’Ogrionne, Biplan le rabat-joie, Papa !, Les Deux goinfres, Tête à claques

(8) Florence Gaiotti, Expériences de la parole dans la littérature de jeunesse contemporaine, Presses Universitaires de Rennes, 2009. p. 160.

(9) Machin Chouette

(10) Tête à claques, N’oublie pas de te laver les dents !

11) L’Arbre en bois

(12)  » Tête à tête avec Philippe Corentin « , La Revue des livres pour enfants, n° 80, avril 2008, p. 51 (http://Lajoieparleslivres.bnf.fr )

(13) Mademoiselle Sauve-qui-peut étreint sa grand-mère avant de refuser son invitation à dîner : on ne s’assoit pas à la table du loup.

(14) L’Afrique de Zigomar, Zigomar n’aime pas les légumes, Pipioli la terreur

(15) Patatras !,Plouf !,L’Ogrionne, Le Roi et le roi, Mademoiselle Sauve-qui-peut

(16) Biplan le rabat-joie, ZZZZ… zzzz….

 (17) Le Chien qui voulait être chat, Machin chouette, L’Ogre, le loup, la petite fille et le gâteau

(18) Affiche de l’exposition Cité Ciné à La Villette, dans les années 1980

(19) Guide SAS, Gérard de Villiers, Hachette, 1989

(20) Conte n° 3 pour enfants de moins de trois ans, Texte de Eugène Ionesco, éd. Jean-Pierre Delarge, 1976

(21) Ah ! Si j’étais un monstre, Marie-Raymond Farré, Hachette, 1979, 365 devinettes énigmes et menteries, Muriel Bloch, Hatier, 1990

(22) « Tête à tête avec Philippe Corentin », déjà cité

(23) Les Avatars d’un chercheur de querelle, 1981, coll. Gobelune. Dans l’album, on peut lire : « Je te gobe car tu es devenu une mouche.« 

   

Yvanne Chenouf, enseignante et chercheuse, a travaillé à l’Institut national de la recherche pédagogique dans l’équipe de Jean Foucambert ; elle fut présidente de l’Association française pour la lecture (AFL) ; conférencière infatigable, adepte des « lectures expertes », elle a publié de nombreux articles et ouvrages personnels et collectifs à propos de lecture et de livres pour la jeunesse dont Lire Claude Ponti encore et encore (Être, 2006), et Aux petits enfants les grands livres (AFL, 2007) ; elle est à l’origine d’une collection de films réalisés par Jean-Christophe Ribot qui donnent à voir des élèves de tout niveau aux prises avec des ouvrages signés Rascal et Stéphane Girel, François Place, Claude Ponti, Philippe Corentin, Jacques Roubaud. Quoique désormais en retraite, Yvanne Chenouf répond toujours volontiers aux sollicitations qui lui sont faites, encore et encore.