Le rôle de la fiction dans le développement de l’enfant

L’enfant, la fiction et l’école

Pour l’enfant comme pour l’adulte, la fréquentation du monde des fictions est primordiale, tant pour son équilibre psychique que pour la construction de son identité culturelle. Et les éducateurs que nous sommes sont en droit de se demander si la place que l’école réserve aux histoires et le statut qu’elle leur reconnaît sont à la mesure des enjeux.

Les histoires racontées – ou lues – les contes, les légendes sont présentes dans nos classes, chacun le sait, notamment à l’école maternelle ; mais on n’a pas l’impression que cette présence de la fiction reflète un intérêt profond pour l’imaginaire ; d’ailleurs les enseignants qui organisent des activités de création verbale et de construction de récits sont encore rares.

Tout se passe comme si l’attrait que la fiction exerce sur l’enfant servait uniquement de motivation à la pratique d’autres activités : activités manuelles, graphiques, motrices, ludiques… organisées à l’école maternelle à partir d’un conte ; apprentissage et entraînement à la lecture à l’école primaire dans des pages de romans.

On pourrait multiplier les exemples qui montreraient que notre système éducatif, fidèle en cela à la tradition philosophique occidentale, a eu depuis un siècle une attitude de méfiance, voire d’hostilité à l’égard de l’imaginaire et de la fiction.

Tout le monde s’accorde pour considérer que l’objectif essentiel de l’éducation est l’émergence et la construction de la pensée rationnelle. Mais faut-il pour autant, au nom de la connaissance scientifique et raisonnée, nier l’existence d’une autre connaissance subjective et imagée ?

Sur ce point capital, l’apport de Gaston Bachelard est particulièrement éclairant. Pour lui en effet, les concepts rationnels et les créations imaginaires se développent sur deux axes divergents de notre pensée, mais sont complémentaires et constituent en définitive « l’unité de notre vie psychique ».

Et si « l’esprit scientifique doit sans cesse lutter contre les images, contre les analogies, contre les métaphores » (Bachelard, Formation de l’esprit scientifique), de même l’homme de sciences « doit oublier son savoir, rompre avec toutes ses habitudes de recherches philosophiques, s’il veut étudier les problèmes posés par l’imagination poétique » (Bachelard – Poétique de l’espace).

Mais c’est bien le même homme qui rêve et qui pense alternativement, qui parcourt tour à tour, mais sans jamais les confondre, les deux axes de la vie spirituelle ; rationalité en animus, rêverie en anima, Bachelard reprend et développe l’analyse que fait Jung de la dualité profonde – masculin et féminin – de notre psychisme et en montre la richesse :

« Il faut connaître la bonne conscience du travail alterné des images et des concepts, deux bonnes consciences qui seraient celle du plein jour et celle qui accepte le côté nocturne de l’âme ». (Bachelard – Poétique de la rêverie).

Retenons de la pensée du philosophe que l’imaginaire et le rationnel sont aussi nécessaires l’un que l’autre à notre équilibre psychique.

L’action éducative peut donc – sans craindre de sacrifier à l’infantile – avoir un projet ambitieux dans le domaine de l’imaginaire, notamment par la fréquentation du monde de la fiction (aussi bien par la découverte des œuvres existantes que par la pratique des activités de création).

Ce projet ambitieux de l’école est d’autant plus nécessaire que l’importance de la fiction dans notre vie quotidienne a diminué au cours de ce siècle en particulier, de même que son statut social s’est considérablement dévalorisé ; et cette double évolution qui est particulièrement nette au niveau de l’enfance, se manifeste notamment par la perte d’influence de la pensée mythique, la désacralisation de notre société et le dépérissement de la tradition orale.

Il ne s’agit pas de le regretter ou de s’en féliciter, mais de constater que les moments où nos enfants peuvent rencontrer et apprendre à aimer les héros mythiques sont devenus rares ; et que plus rares encore sont les occasions où ces fictions sont présentées comme des choses sérieuses…

Parallèlement à cette évolution – comme un espace de communication ne reste jamais vide – l’environnement des enfants se voit envahi par une inflation de sous-produits médiatiques qui se caractérisent par une écriture infantilisante, une structure stéréotypée à l’extrême et un simplisme manichéen consternant.

On peut affirmer que sur ce plan notre société a considérablement régressé, et que l’héritage mythologique qu’elle transmet à ses enfants est d’une grande pauvreté par rapport à ce que peut connaître un petit africain, ou ce qu’a pu vivre un petit provençal du début du siècle.

Bettelheim souligne ce danger à propos des versions filmées des contes de fées :

« De nos jours les enfants sont gravement lésés (…). La plupart d’entre eux, en effet, n’abordent les contes que sous une forme embellie et simplifiée qui affaiblit leur signification et les prive de leur portée profonde. Je veux parler des versions présentées par les films et les spectacles télévisés qui font des contes de fées des spectacles dénués de sens ».

Dans ces conditions il est évident que le rôle de l’école pour l’initiation des enfants au monde des récits et des mythes est capital ; car, si l’école n’ouvre pas largement les portes de la fiction, si elle ne favorise pas cette fréquentation, si elle n’aborde pas avec le sérieux et la gravité nécessaires ces histoires, nul ne le fera à sa place, et les « Petit Poucet » qui passent par nos classes ne vivront « qu’une moitié de vie », selon le mot de B. Duborgel.

Fréquenter le monde de la fiction

Fréquenter le monde de la fiction c’est donc un objectif essentiel de l’éducation, dès le plus jeune âge et tout au long de la scolarité (au-delà aussi, bien entendu).

Quelles en sont les voies et les moyens ? On en relèvera trois, qui ne sont pas originales, mais qui prendront dans ce contexte toute leur cohérence.

– La découverte de la fiction par le récit oral d’abord, puis progressivement (et de plus en plus) par la lecture.

– La création d’histoires par l’improvisation orale d’abord puis par la conquête progressive de l’écriture (au sens plein du terme).

– L’immersion dans le monde de l’imaginaire où l’enfant vit pleinement la fiction par la rêverie et le jeu ; de la rêverie secrète et fugitive au jeu libre, puis au jeu organisé et collectif, pour aborder enfin la mise en scène et le jeu dramatique.

Il s’agit de trois manières de pénétrer le monde de la fiction qui trouvent dans le psychisme de l’enfant cohérence et complémentarité ; et qui se nourrissent l’une de l’autre comme elles se nourrissent de l’expérience du monde réel.

Découvrir une fiction, c’est prendre connaissance d’une situation vécue, par la lecture, l’écoute ou le spectacle ; c’est un voyage hors de l’instant présent et une puissante incitation à la rêverie pendant et après le récit.

Et cette rêverie qu’un inconnu nous a transmise, il nous arrive de nous y reconnaître, de la croire nôtre, et parfois de la prolonger :

« Si nous recevons vraiment les images des poètes, elles nous apparaissent comme des documents de rêverie naturelle. A peine reçues, voilà que nous imaginons que nous aurions pu les rêver… Nous lisions et voilà que nous rêvons » (Bachelard – Poétique de la rêverie).

Car vivre une histoire, c’est aussi découvrir le besoin d’inventer, de créer à son tour, de bâtir soi-même un monde. Bachelard, encore, en porte témoignage :

« Personne ne sait qu’en lisant nous revivons nos tentations d’être poète. Tout lecteur un peu passionné de lecture, nourrit et refoule, par la lecture, un désir d’être écrivain. Quand la page lue est trop belle, la modestie refoule ce désir. Mais le désir renaît » (Poétique de l’espace).

Cette interaction entre l’imaginaire d’un autre dont nous savourons la substance, et nos rêveries secrètes qui prennent forme lentement nous entraîne dans des voyages exaltants où se mêlent au plus profond nos élans intimes et la résurgence des personnages fictifs qui sont nos compagnons de rêve.

Empruntons au Sartre des Mots une des plus belles illustrations de cette puissance créatrice et assimilatrice de l’imaginaire. Se retournant vers son passé, l’écrivain montre dans ces pages consacrées à ses rêveries d’enfant, comment l’imagination se développe sur un fond complexe où interfèrent trois facteurs :

– d’abord les préoccupations, les désirs ou les angoisses de l’enfant,

– ensuite le monde des personnages de fiction qui lui sont familiers (et le monde du cinéma muet),

– enfin l’environnement immédiat qui façonne son état d’esprit : ainsi les sentiments de crainte, de morosité ou de gaieté se succèdent au rythme du jeu des sonorités et des lumières.

Sous cette triple influence, l’enfant lance sa rêverie, et avance dans le récit qui se noue, se dénoue, rebondit…

Sartre réussit dans ces pages à nous faire sentir le lien ambigu et mystérieux entre la perception du réel et la création imaginaire ; entre les élans de l’enfant et les échos que lui renvoient ses héros familiers ; entre la volonté qui mène le jeu et l’affectivité qui se laisse entraîner par l’atmosphère…

Tous les enfants vivent cela, et bien des adultes aussi ; tous les enfants connaissent le bonheur de la vie rêvée !

Le rôle de l’école n’est-il pas dans ce domaine de s’efforcer de donner à chaque enfant les aliments de ses rêveries et les occasions de les vivre ?

( texte paru dans le n° 70 – juin 2001 – du bulletin du CRILJ )

 

Inspectrice d’académie et inspectrice pédagogique régionale vie scolaire honoraire, Anne Rabany s’intéresse à la littérature pour la jeunesse depuis son entrée dans l’enseignement. Elle a participé à différentes actions de promotion de la lecture : Plans lecture de la Ville de Paris et de l’académie de Créteil, développement des BCD, formation d’animateurs, tournées culturelles pour les centres de vacances de la CCAS/EDF. Publications dans de nombreux périodiques (Textes et documents pour la classe, Ecole des parents, Monde de l’éducation…). Contributions à plusieurs ouvrages collectifs dont une étude sur “Les enfants terribles dans les albums” dans L’Humour dans la littérature de jeunesse parue chez In Press en 2000. Anne Rabany intervient au niveau des masters 1 et 2 d’édition à Montauban (université Toulouse-II – Le Mirail) ainsi qu’au Pôle Métiers du Livre de Saint-Cloud (université Paris-X). Elle participe, au plan national, à l’activité du CRILJ et a rejoint le comité de rédaction de la revue Griffon.

Si le temps m’était conté : le temps qui passe, le souvenir, la mémoire

    L’album comme le roman est un art du temps. Il ne se borne pas à présenter au lecteur une temporalité uniquement liée à la succession des évènements qui forment l’intrigue. Les temps internes à la fiction entre en conflit d’ordre et de durée avec la narration qui leur sert de véhicule. Laissons de côté les temps externes : le temps de l’écrivain, le temps du lecteur, le temps historique pour nous attacher à quelques dimensions des temps internes : le temps de la fiction, le temps de la narration, le temps de la lecture. La présence du temps et son passage sont souvent suggérés par les changements atmosphériques, les modifications apportées par une saison, une action humaine (Dans Au petit bonheur, le peintre achève l’enseigne de page en page). La transformation des lieux est plus ou moins suggérée, de même le vieillissement des personnages (Tour de Manège). La datation s’effectue parfois par rapport à un évènement historique fortement appuyé dans les illustrations (Rose blanche, L’étoile d’Erika, Le temps des cerises).

    L’auteur peut faire le choix d’une indétermination du temps, commencer par il était une fois sans pour autant écrire un conte. Dans Les Trois Clés d’or de Prague, Peter Sis joue avec cette indétermination. L’album se situe initialement par rapport au futur du narrateur. Il commence par une lettre venant de New York, adressée à Madeleine qui n’est encore qu’une « petite fille joufflue » : elle ne sera en mesure de comprendre le sens de la lettre et de l’album qu’au « XXIème siècle ». L’histoire proprement dite commence également comme une lettre : « Madeleine ». Au lieu de choisir un déplacement temporel, le narrateur choisit un déplacement spatial : il se trouve soudain transporté à Prague, en montgolfière. Il reconnaît la ville de son enfance et, au présent de l’indicatif, évoque ses souvenirs. Il n’y a pas, à proprement parler, d’histoire chronologique… tout au plus un prétexte à visiter la ville : il s’agit en effet de retrouver les trois clés – liées à des contes d’enfance – qui ouvriront les trois serrures de sa maison natale. La dernière page propose un raccourci temporel. Dans la maison, on discerne le fantôme des parents, la mère à la cuisine, le père lisant son journal. Le texte dit : « J’entends ma mère (…) le dîner est servi ». Comme si le passé lointain se nouait avec le présent où Madeleine est une petite fille …

    Chaque auteur/illustrateur a sa façon de rendre sensible le déroulement du temps, y compris en exploitant la matérialité du livre : album tout en longueur (Moi, j’attends), lecture dans un sens puis dans l’autre, quatrième de couverture qui invite à poursuivre le récit, à le reprendre en boucle. En ce qui concerne la gestion du temps dans les histoires des albums, il faut s’attacher aux deux aspects que sont l’ordre et le rythme des actions dans le récit pour montrer comment ils sont rendus visuellement. Dans la très grande majorité des albums, le récit se déroule de manière linéaire et les illustrations se suivent donc chronologiquement. Mais il existe bien des albums avec des flash-back. Il est alors intéressant de remarquer comment ces retours en arrière sont exprimés graphiquement. Dans une image, le rythme peut être exprimé grâce à certaines techniques de dessin qui sont aptes à donner un sentiment de plus ou moins grande vitesse : le style plus ou moins nerveux du trait, la plus ou moins grande netteté du motif, l’utilisation ou non de la perspective ou encore l’usage de techniques couramment utilisées dans les bandes dessinées (traînées de vitesse, effets stroboscopiques). S’agissant d’une succession d’images, il existe différentes techniques bien connues de la bande dessinée qui permettent de rendre la vitesse des actions qui s’enchaînent. Ainsi l’album est une initiation au temps, à travers texte et image.

    Le projet esthétique n’impose aucune limitation aux figures du temps qu’il cherche à objectiver au moyen de signes graphiques ou chromatiques et sous une forme accessible au regard. En revanche le calendrier, forme prise par quelques albums (Bientôt Noël), ou présent en partie dans les illustrations institue une image publique et utile du temps. Il semble totalement voué aux temps cadres puisqu’il s’applique à la mesure collective de la durée et à la prévision des intempéries. Ces deux modalités de la représentation se chargent, par contre, de donner une vue concrète et même figurative d’un objet que l’on présente généralement comme une notion abstraite ou un concept flou.

    Mais les albums présentent aussi l’idée de temps en rendant plus facile à l’enfant la compréhension de ce concept abstrait ; l’histoire favorisant l’étayage de la réflexion. Les livres de jeunesse proposent une mise en forme d’un monde et la fiction, en donnant une image du monde, donne un modèle pour penser ce dernier. Michel Piquemal dans la préface à son livre Les philo-fables parle du texte comme « un support narratif » pour « dialoguer avec l’enfant » car écrit-il : « il est difficile d’appréhender par exemple les concepts de liberté et de justice de manière abstraite. Mais il est plus facile de le faire à partir de l’apologue de Diogène et les lentilles ou de la célèbre fable de La Fontaine, Le loup et le chien, ou bien encore à travers le personnage mythique d’Antigone chez Sophocle. Ces récits nous posent de vraies questions. Pour le concept de temps il nous vient rapidement en mémoire Le lièvre et la tortue, mais aussi des reprises de ce thème dans des albums. Temps, argent, conception du bonheur sont ainsi associés dans Le voyage d’Henry.

    Bien des albums illustrent l’idée de durée, de cycle, de rythme,  parce qu’ils fonctionnent avec une structure comme la randonnée par exemple, des rythmes comme dans les comptines. D’autres, destinés à des enfants plus âgés ouvrent sur une vision du temps qui passe inexorable, sur la force du souvenir.

    Misto tempo est sans doute l’album incontournable par rapport au temps, parce qu’il en présente toutes les facettes. Il illustre parfaitement cette difficulté à penser le temps, le désir de l’Homme qui a toujours cherché à l’arrêter (suspendre son vol ; prendre des vacances). On pourra noter que Misto Tempo ne vieillit pas : il ne peut s’arrêter, il ne peut donc pas mourir ( « longue vie Misto Tempo ; il ne connaît pas le poids des ans » ). Les hommes essaient depuis des siècles de mesurer le temps. Misto tempo est là depuis toujours, aux côtés de la Lune et du Soleil, marchant comme un funambule sur les fuseaux horaires, ne se laissant ni suspendre, ni arrêter, ni ralentir, ni étirer… Il loge dans le balancier d’une grosse horloge, il est l’ami des pendules, des montres, des coqs et même du coucou qui sort de sa boîte. L’album file les expressions relatives au temps : celles comprenant le mot temps (remonter à la nuit des temps, être dans l’air du temps, faire quelque chose en deux temps trois mouvements, venir en un rien de temps…) et celles dans lesquelles le mot temps est absent (aller bon an mal an ; les lendemains qui chantent ; partir aux aurores ; vivre à la petite semaine ; depuis des lustres ; ce n’est pas demain la veille…). Le récit débute à une heure et se termine à vingt-quatre heures et ainsi la boucle est bouclée. C’est le renouvellement de cette mesure qui permet au temps de poursuivre son chemin. Le temps a traversé tous les âges (« il a connu tous les rois ») et il concerne toute la planète (l’homme noir, le Tibétain).

    Exister dans le temps, c’est être soumis à cette loi du devenir qui est par nature paradoxale : une succession, un changement. Le temps est la manière même dont nous percevons le changement. Le temps est lié à notre condition humaine, à notre finitude.

    Avec l’expérience de l’attente, le temps est tantôt ce qui semble  se dilater, se contracter. Nous percevons la continuité et l’épaisseur quasi-matérielle d’une durée. C’est ce que Serge Bloch nous fait ressentir lorsqu’il figure dans Moi, j’attends,  l’étirement de l’attente et du temps qui passe. Le lecteur suit le bout de fil rouge, le fil de la vie, dans des pages ou l’attente est à la fois pleine de tristesse et d’espoir. L’attente, la difficulté    de se représenter le temps qui passe, l’oubli, le chagrin se trouvent mêlés dans Je t’aime tous les jours. Le temps qui passe est noté par les saisons. Ainsi dans Lundi  de Anne Herbauts un pingouin a deux amis, Théière et Deux-Mains qui viennent le distraire de son attente du jour suivant. Ensemble, ils jouent du piano, passent du bon temps, le printemps, l’été, l’automne. Mais l’hiver arrive avec son souffle glacé et un mauvais présage. Sous le relief de la neige, le pingouin s’efface peu à peu jusqu’à disparaître. Mort, son souvenir s’imprimera en creux dans les pages pour rester tout près des lieux et des êtres aimés.

    Dans Feng, fils du vent de Thierry Dedieu, le jeune asiatique, cherche auprès de son maître, le secret du cerf-volant le plus stable, le plus maniable, le plus véloce. Il acquiert peu à peu un savoir-faire qui lui vaut des honneurs. Mais il sent que son art n’égale pas encore celui de son maître. Il doit encore chercher, redouble d’efforts mais rien n’y fait. Ses cerfs-volants caressent les nuages mais ne volent jamais au-dessus des cieux jusqu’au matin où l’âme du maître défunt quitte le monastère emportant avec elle une des extrémités de la corde du dévidoir. Le récit illustre le fait qu’il faut une vie pour apprendre, pour faire et parfaire. L’expérience humaine s’inscrit dans la durée. Les gens pressés ne peuvent trouver le bonheur

    Les évènements de la vie se succèdent sans toujours pouvoir être décryptés. Il y a ce que l’on voit et ce que l’on ne voit pas. Ce qui est proche et ce qui est loin. Ce qui est vraisemblable, ce qui est rêvé. Les éléments et les souvenirs s’entremêlent. Dans Le chemin bleu, Anne Brouillard propose un travail de la mémoire, de l’envie au désespoir, du rêve aux aspirations déçues. Par une succession de va-et-vient, elle invite son lecteur à suivre ce cheminement, ce parcours de vie. Le temps est la pulsation même du vivant. L’impossibilité de revenir en arrière rend possible le projet. C’est l’avenir qui permet de donner un sens au passé. Le temps est ce qui mesure l’homme et ce que l’homme forge à sa mesure. Le temps est disparition du passé et inexistence de l’avenir. Mais l’existence humaine fait de cette loi, la trame d’une vie. C’est cette conception que nous retrouvons dans Longtemps de Claude Clément et Jame’s Prunier.

    La mémoire n’est pas seulement conservation du passé, elle est aussi ce qui fait se rejoindre en nous une multiplicité de sensations et c’est bien ce que l’on retrouve dans bien des ouvrages de Béatrice Poncelet comme Chaise et Café. Le temps altère les choses, la vision du texte s’altère. Dans Les Cubes, on peut savourer un très beau travail sur le souvenir et la mémoire. L’enfance qui n’est plus, se trouve dans le temps passé, qui n’est plus; mais quand l’auteur l’évoque et la raconte, il regarde son image dans le temps présent car elle est encore dans sa mémoire. Le livre est aussi un bel hommage à la mère, à toutes les mères. Car ici les cubes, ces  « dessins de côté » sont comme d’instants d’une seule et même histoire : celle où s’installe la vieillesse, celle où on se remémore les instants joyeux de la vie, celle où l’on fait véritablement, de manière intime, acte de mémoire. L’individu appartient au temps et, à cette horreur qui le saisit, il y reconnaît son pire ennemi. Avec Chez elle ou chez elle, la relation entre souvenir et mémoire est posée tout à la fin. La petite fille se demande ce qu’elle retiendra volontairement, et ce qui lui reviendra malgré elle de cette enfance qui la faisait aller chez lui, chez Elle, chez elle, chez eux.

    Le thème de la vie qui constitue la meilleure objectivation du temps vécu (time of live) est connoté par les images de la vieillesse et de la mort. Bien des albums abordent cette question du cycle de vie. Trois éléments importants sont souvent présents pour permettre aux personnages de dépasser leur peine : la participation du défunt au cycle de la vie ; la transmission. Ainsi, dans Reviens Grand-mère, Bessie grandit, a une fille qui a les yeux verts et les taches de rousseur de son arrière-grand-mère et apprivoise les oiseaux comme elle.  « C’est comme si Grand-mère n’était jamais partie ». De même,  dans Ce changement-là, le père taille les haies du jardin que le grand-père entretenait. Et les enfants dans Au revoir Grand-Père vont nourrir ses poules. Le message qu’une vieille femme sur le point de mourir à un jeune Indien dans Croissant de lune chante le récit de sa vie après lui avoir enseigné son savoir-faire. Lorsqu’il comprend qu’il ne la reverra pas, il se sent triste mais calme et plein d’espoir. Dans Où est parti Baltus ?, la transmission est symbolisée par la petite valise de prestidigitation que Baltus offre au narrateur et qui lui permettra d’apprendre des tours de magie à son frère. La fillette de Grand-Père est mort écrit à son grand-père pour lui dire au revoir. Elle évoque son souvenir, sachant qu’il restera toute sa vie dans son cœur. Enfin, elle lui écrit pour lui raconter son rêve, où elle s’est envolée comme un oiseau jusqu’à son nid. Dans Au revoir Grand-Père,  les moments de tendresse et de complicité entre les enfants et leur grand-père reviennent en mémoire aux enfants, qui croient entendre sa voix dans le murmure du vent, tandis qu’un air d’accordéon leur rappelle qu’il est toujours vivant dans leur mémoire. L’enterrement est aussi une occasion de venir dire au revoir pour les enfants et de se souvenir des bons moments passés ensemble. Ils ont cueilli des fleurs du jardin, puis vont nourrir les poules, façon de prolonger les gestes et la mémoire du grand-père tout en rendant hommage au travail qu’il accomplissait. Quand le vent murmure, ils croient entendre la voix de leur grand-père, et communiquent avec lui par delà la mort. Lorsqu’ils entendent un air d’accordéon ils comprennent qu’il sera toujours vivant dans leur mémoire.

    Qu’il s’agisse de garder le souvenir ou de le retrouver, la mémoire est opposé à l’oubli, synonyme de perte et de destruction, mais aussi parfois de libération. A l’ambivalence de l’oubli, correspond celle de la mémoire. Survalorisée, elle est le signe de puissance intellectuelle. Mais elle est aussi poids, lourd à porter pour ceux qui s’enfermeraient dans leurs souvenirs et ne peuvent plus envisager l’avenir Le propre des durées individuelles est qu’elles possèdent un contenu différent pour chaque conscience.

   tempo

Anne Rabany est membre du CRILJ depuis 1975. Elle a trouvé auprès de cette association les ressources et les accompagnements nécessaires à différents projets qui ont jalonné sa carrière : pour la mise en place des BCD, la formation des personnels lorsqu’elle était Inspectrice départementale puis directrice d’Ecole normale, pour l’animation et le suivi des Centre de Documentation et d’Information des collèges et des lycées en tant qu’Inspectrice d’Académie, Inspectrice Pédagogique Régionale Etablissement et Vie Scolaire et, actuellement, pour préparer des cours en tant qu’enseignante au Pôle du livre de l’Université de Paris X.

Une collection : Ceux qui ont dit non

      Publiée chez Actes sud junior, dirigée par Murielle Szac, la collection « Ceux qui ont dit non » regroupe des « romans historiques destinée à éveiller l’esprit de résistance en offrant des récits de vie de figures fortes qui ont eu un jour le courage de se révolter pour faire triompher la liberté ou la justice. » Chaque roman est complété par un dossier documentaire et un dossier photos.

     Le projet est clair. Il s’agit de redonner aux jeunes des raisons de croire en la politique,  de lutter contre la morosité ambiante. C’est une invitation à s’engager, à se battre pour des causes justes. Les auteurs évitent le documentaire et un genre littéraire qui mettrait en avant le caractère de sainteté du personnage dont on raconte la vie. Les hommes et femmes choisis sont des exemples mais ne sont pas présentés comme des héros.

     Les adolescents sont effectivement capables de s’indigner et de se révolter. Ils trouveront dans chaque ouvrage des ressources documentaires et des adresses pour rejoindre des associations militantes. Ils pourront se demander pourquoi l’on peut avoir des raisons de caractériser la liberté comme « le pouvoir de dire non ». Il est certain que cette collection peut participer à lutter contre la perte de culture philosophique et politique de nos contemporains, l’évanescence de leur mémoire qui les conduit à nier leur propre histoire, le passé glorieux de la conquête des libertés et de l’égalité. Nombre d’adolescents clairvoyants sur les enjeux de société veulent exercer leur citoyenneté, refuser les discriminations et l’humiliation.

     Dans ces ouvrages, les questions abordées comme les discriminations ne peuvent qu’avoir des échos tant l’actualité politique est riche en heurts et malheurs dont quelques uns ont leurs racines dans l’histoire. Nous vivons dans une société que l’on ne peut pas traiter d’une manière neutre. Le paysage politique s’éloigne de l’Etat de droit. Les principaux contre-pouvoirs sont canalisés et les principaux pouvoirs sont sous la décision d’un seul. La crise de la démocratie représentative est à la mesure de la crise de confiance à l’égard des institutions et des politiques. La contestation de l’efficacité de l’égalité formelle en est une des causes. Or l’inflation législative pour corriger les inégalités, les mesures de discrimination positive pour combler les injures historiques et les discriminations présentes ne suffisent pas à apaiser le sentiment de ne pas être entouré, écouté. Nous sommes dans un moment peu favorable à l’intégration. Il en résulte une menace sur les libertés fondamentales. Une logique carcérale rentre dans notre société ouverte, dans sa gestion avec la présence de caméras, l’usage des pointages, une gestion par la peur. Mais il existe des espaces d’action, de liberté, d’initiative même si on ressent une certaine impuissance et cette collection « Ceux qui ont dit non » donne des ouvertures.

     Une réflexion du Président de la République a récemment étonné mais il fallait y repérer une traçabilité libérale théorisée par le philosophe économiste Hayek ou par le  philosophe écossais, Adam Smith considéré comme un des fondateurs de l’économie politique moderne, mais aussi du libéralisme économique et même du néolibéralisme. Ces propos nous invitaient à constater qu’une société égalitaire ne favorise pas la croissance, la motivation, le développement économique et social. Fallait-il en conclure qu’il est bon de poursuivre vers une société inégalitaire ? Bien sûr que non. Où met-on le curseur ? A quel moment va-t-on considérer que les inégalités sont inacceptables ? Plusieurs ouvrages abordent ces questions d’égalité en différenciant équité et égalité et en montrant les leviers d’une évolution pour une société plus juste avec des citoyens impliqués dans la vie, mobilisés sur des valeurs et sur l’intérêt général.

     Prenons encore quelques exemples pour montrer comment ces ouvrages sont d’actualité quand ils abordent la question des minorités. Nous vivons une période où     se pose la question de la mesure de la diversité. Puisque ceux qui mesurent les discriminations et qui agissent au quotidien contre elles depuis de nombreuses années affirment disposer des moyens de mesure adéquats, puisqu’ils les mettent en œuvre d’ores et déjà de manière consensuelle, pourquoi cherche-t-on à toute force à imposer ces étranges instruments de mesure des minorités  visibles ?

     En dehors des résonnances sociales et politiques la collection conduit à s’interroger sur la manière de faire passer l’histoire dans les romans historiques. Pourquoi dire l’histoire ? Un homme, une œuvre, un genre littéraire ne surgissent jamais ex nihilo, ils sont au contraire toujours préparés, conditionnés par un certain contexte historico-culturel. (Cette idée est développée par Georges Lukacs dans Théorie du roman). On peut s’interroger sur le regain d’un intérêt pour le genre. L’actualité est un fabuleux prétexte pour les éditeurs de rééditer quelques titres (procès Papon), d’en proposer de nouveaux. Il semblerait que la raison pour laquelle il est édité peu d’ouvrages sur les conflits contemporains est justement qu’ils relatent un fait de l’actualité : le sujet est encore trop sensible. Il est sans doute ardu de créer de la fiction sur un passé proche. Mais on voit bien comment une collection comme « Ceux qui ont dit non » dépasse ces craintes. Mais l’histoire contemporaine dépayse. Sa fausse familiarité oblige à identifier et à expliciter les différences, l’enchaînement des causes et des conséquences qui se sont succédées jusqu’à présent. En cela l’histoire contemporaine est particulièrement formatrice d’un esprit rationnel et scientifique. Elle donne à saisir la complexité croissante de nos sociétés, leur diversité emportées par ce mouvement désordonné de la mondialisation des biens et la circulation des personnes. Elle aide à comprendre que le métissage des peuples est une réalité observable. Dans le même temps l’adolescent doit faire un travail inconscient considérable pour essayer de donner un sens à la transmission entre ce qui l’a précédé et ce qu’il aura à son tour à donner.

     Dans le roman historique en général et dans cette collection en particulier, au-delà de ce passé restitué, de ces lieux revisités, c’est à une autre rencontre que nous convient les auteurs, une rencontre avec la mémoire individuelle et collective, enfouie, oubliée, puis ressurgie, ressuscitée, c’est là que peut-être tous ces romans prennent sens : écrire pour se souvenir, interpeller le passé pour comprendre le présent, aider les lecteurs à réfléchir, à se questionner, donc à se construire dans un monde complexe dont ils ont le devoir d’assumer ce qu’il est, pour pouvoir agir et participer, en citoyens responsables, à son amélioration.

     Le droit à la différence, le respect de l’autre, la tolérance, les injustices, les souffrances, la quête des racines, la recherche ou l’affirmation de son identité culturelle sont autant de thèmes, de questions abordées par les auteurs de romans historiques, et autour desquels ils invitent les lecteurs à réfléchir.

     Murielle Szac directrice de collection répond à certaines questions comme : quelles sont les fonctions de l’histoire dans la culture des jeunes ? Quelle est la place accordée à la mémoire, au devoir de mémoire ? (voir l’entretien sur le site Ricochet)

     La relation perturbée à l’histoire est l’une des conclusions majeures d’une recherche menée sous l’égide de la commission européenne en 2002/2004 (dans le cadre d’un projet Connect) sur la citoyenneté européenne. On sait que cette relation perturbée à l’histoire, l’ignorance d’un patrimoine culturel est politique, engendre le mépris de soi et des autres, qui est inévitablement source de violence. On ne construit pas une identité collective ou individuelle, en effaçant le passé ; on ne consolide, ni ne développe la démocratie en ignorant le combat pour les libertés ou les périodes de régression qui l’ont jalonnée.

Liste des ouvrages :

 . Isabelle COLLOMBAT – Chico Mendes : Non à la déforestation

. Frédéric PLOQUIN – Hubert Beuve-Méry : Non à la désinformation

. Véronique TADJO – Nelson Mandela : Non à l’apartheid

. Bruno DOUCEY – Federico Garcia Lorca : Non au franquisme

. Rachel HAUSFATER – Mordechaï Anielewicz : Non au désespoir

. Caroline GLORION – Gabriel Mouesca : Non à la violence carcérale

. Gérard DHOTEL – Louise Michel : Non à l’exploitation

. Didier DAENINCKX – Jean Jaurès : Non à la guerre

. Elsa SOLAL – Olympe de Gouges : Non à la discrimination des femmes

. Chantal PORTILLO – Gandhi : Non à la violence

. Jessie MAGANA – Général de Bollardière : Non à la torture

. Maria POBLETE – Simone Veil : Non aux avortements clandestins

. Caroline GLORION – Joseph Wresinski : Non à la misère

. Gérard DHOTEL – Victor Schoelcher : Non à l’esclavage

. Bruno DOUCEY – Victor Jara : Non à la dictature

. NIMROD – Rosa Parks : Non à la discrimination raciale

. Murielle SZAC – Victor Hugo : Non à la peine de mort

. Maria POBLETE – Lucie Aubrac : Non au nazisme

racisme

Anne Rabany est membre du CRILJ depuis 1975. Elle a trouvé auprès de cette association les ressources et les accompagnements nécessaires à différents projets qui ont jalonné sa carrière : pour la mise en place des BCD, la formation des personnels lorsqu’elle était Inspectrice départementale puis directrice d’Ecole normale, pour l’animation et le suivi des Centre de Documentation et d’Information des collèges et des lycées en tant qu’Inspectrice d’Académie, Inspectrice Pédagogique Régionale Etablissement et Vie Scolaire et, actuellement, pour préparer des cours en tant qu’enseignante au Pôle du livre de l’Université de Paris X.

Les albums sans texte sont de grands bavards

    Le samedi 20 mars 2010, à l’occasion de son assemblée générale annuel, le Centre de Recherche et d’Information sur la Littérature pour la Jeunesse, associé à la bibliothèque l’Heure Joyeuse, avait invité Sophie Van der Linden, auteure de Lire l’album, rédactrice en chef de la revue Hors Cadre[s], pour une conférence à propos des albums sans texte. Intitulé exact : Albums sans texte : la preuve par l’image.

   En introduction, Hélène Gourraud, bibliothécaire à l’Heure Joyeuse, présentera brièvement l’exposition  Les albums sans texte : quand les images nous racontent des histoires dont elle est maître d’œuvre, introduction ou prolongement idéal à la conférence. L’exposition qui rassemble des ouvrages récents et des albums du fonds ancien de la bibliothèque, propose au visiteur, outre un bref historique, un essai de typologie pouvant aider le jeune (ou moins jeune) lecteur à se repérer dans le genre. Sont ainsi distingués : les albums narratifs où l’intérêt porté au récit est manifeste, les albums pour imaginer où une place importante est laissée à la subjectivité du lecteur, les albums cinématographiques qui s’appuient d’évidence sur les codes du langage filmique, et les albums-jeux qui jouent avec les formes cachées, les découpages, les cachettes et les masques.

    « Le livre sans texte est un objet fascinant dont on ne fait pas aisément le tour. » Une fois constaté que des créateurs s’intéressent à ce type d’ouvrages selon des approches stylistiques variées, il reste encore beaucoup à échanger et à confronter car ces livres ne sont, semble-t-il, faciles ni pour les éditeurs, ni pour les libraires, ni pour les médiateurs. La lecture qu’ils requièrent, dénotative, demande une attention accrue et, à condition de prendre son temps, certains albums sans texte autorisent des lectures multiples, assez souvent complexes. « Albums sans texte pour non lecteurs est une équation qui ne fonctionne pas. »

    Peut-on tenter un historique ? On trouve les premiers albums sans texte dès 1860, chez des éditeurs comme Staël et Hachette. Citons également, le titre est explicite, Les 30 histoires sans paroles à raconter par les petits, chez Nathan, et Histoires en images, collection d’albums publiée dès les années 30 à l’Atelier du Père Castor. Se développe, à la fin des années soixante, un type d’album sans texte qui abandonne l’idée que ces livres sont d’abord faits pour faire parler. Les Aventures d’une petite bulle rouge, album publié à l’Ecole des Loisirs en 1968 et qui abandonne la narration univoque est, à cet égard, devenu un classique. Dans les années qui suivent, des éditeurs comme Harlin Quist et François Ruy-Vidal amplifient cette voie, rompant avec la pédagogie pour s’adresser à l’imaginaire et ouvrir à la polysémie. En 1990, les éditions Epigones publient Sara (A travers la ville) et, en 2004, les éditions Autrement crée la collection « Histoires sans paroles » qui accueille les propositions d’illustrateurs aux styles fortement diversifiés.

Pas si facile

    Sophie Van der Linden a souhaité battre en brèche l’idée que l’on peut parler sans fin sur les livres narratifs sans texte. Non, dit-elle, car il y a un propos qui est tenu par l’auteur-illustrateur. Il n’est pas question, au titre du droit du lecteur, d’interpréter l’œuvre abusivement. Il faut un propos, il faut une narration, un enchaînement lisible pour qu’un album sans texte fonctionne. Les « livres ratés » sont, dans ce genre particulier, ceux qui proposent un trop grand foisonnement de détails, ceux pour lesquels il n’y a pas de lien entre une image et la suivante.

    Il peut paraître plus aisé de « regarder » un album sans texte avec des tout petits que de lui « lire » une histoire illustrée. Autre idée fausse. Certes, les enfants ne se heurteront pas aux formulations de la langue écrite – pas de vocabulaire inhabituel, pas de phrases longues ou complexes – mais, en réalité, lire des images est aussi sinon plus difficile. De nombreux codes qui nous paraissent, à nous adultes, aller de soi, doivent en réalité être construits par les enfants. Ainsi, l’album sans texte exige des jeunes lecteurs qu’ils parviennent à établir des liens entre les images, les choix, allusifs ou non, de l’auteur qui les a ordonnées, l’obligeant à imaginer un enchaînement le plus souvent causal et lié aux motivations des personnages. Risque d’erreur, plaisir de comprendre, l’album sans texte est ici objet d’apprentissage.

Quelques noms, quelques titres

    Parmi les auteurs-illustrateurs qui se sont particulièrement intéressés à l’album sans texte, Iela Mari, déjà citée, abordable par les plus petits, Peter Spier et Mitsumasa Anno pour les plus grands, et puis Sara, magistralement, et Anne Brouillard, dont les ouvrages, parfois au-delà de leur évidence première, sont plus complexes à déchiffrer. Quand le lecteur y parvient – et les enfants y parviennent plus souvent qu’on ne l’imagine – l’émotion est au rendez-vous.

    Quelques ouvrages sans texte qui méritent la lecture des enfants comme celle des adutes : Volcan de Sara (Eolune), La course au renard de Géraldine Alibeu (Autrement), La course au gâteau de Thé Tjong Khing (Autrement), Balade de Betty Bone (Le Sorbier), Zoom de Istvan Banuai (Circonflexe) et le très cinématographique Loup Noir d’Antoine Guillopé (Duculot-Casterman). Ne pas oublier les livres de Bruno Munari ou d’Olivier Douzou.

    Deux auteurs ont retenu plus longtemps que d’autres l’attention de la conférencière :

– l’américain David Wiesner dont Chute libre (Circonflexe), Mardi (Flammation), Les trois cochons (Circonflexe) sont particuliérement jubilatoires. Succès populaire aux Etats-Unis, succès d’estime en France.

– la belge Anne Brouillard dont l’album L’orage (Grandir) ouvre, lecture après lecture, des perspectives renouvellées. « Dans cet album, on entre dans l’image comme dans la maison et c’est l’illustratice qui, plaçant les repères, guide notre regard. »

Mais encore

    Pour étayer son exposé, Sophie Van der Linden se place en lectrice experte. Plusieurs participants ont, pour compléter l’analyse, souhaité échanger à propos des pratiques de lecture d’images à l’école et dans les bibliothèques. Synthèse possible de la discussion : il faut faire confiance aux enfants, leur présenter des albums sans texte en toute simplicité, prévoir sans doute une progression – attention à bien choisir les  premiers titres à regarder ensemble – et, plus particulièrement à l’école, ne pas hésiter à nourrir, habilement, les libres propos des enfants d’un peu de « grammaire de l’image » et à  donner aux jeunes lecteurs les mots qu’il faut pour mieux dire les choses.

    A signaler, pour finir ici, le numéro 3 de la revue Hors Cadre[s] consacré aux albums sans texte. En vente dans les bonnes librairies et à l’adresse de l’Atelier du Poisson Soluble, 35 boulevard Carnot, Le Puy-en-Velay. Prix du numéro : 12,00 euros.

gerda muller

Inspectrice d’académie et inspectrice pédagogique régionale vie scolaire honoraire,  Anne Rabany s’intéresse à la littérature pour la jeunesse depuis son entrée dans l’enseignement.  Elle a participé à différentes actions de promotion de la lecture : plans lecture de la ville de Paris et de l’académie de Créteil, développement des BCD, formation d’animateurs, tournées culturelles pour les centres de vacances de la CCAS/EDF, etc. Publications dans de nombreux périodiques (Textes et documents pour la classe, Ecole des parents, Monde de l’éducation …) Contributions à plusieurs ouvrages collectifs dont une étude sur « Les enfants terribles dans les albums » dans L’humour dans la littérature de jeunesse paru chez In Press en 2000. Anne Rabany intervient au niveau des masters 1 et 2 d’édition à Montauban (Université Toulouse II Le Mirail) ainsi qu’au Pôle Métiers du Livre de Saint Cloud (Université Paris X). Elle participe, au plan national, à l’activité quotidienne du CRILJ. Elle a rejoint le comité de rédaction de la revue Griffon.

Quand les enfants font des livres

Le samedi 16 janvier 2010 a eu lieu à la bibliothèque l’Heure Joyeuse, rue des Prêtres-St-Séverin à Paris, sous l’intitulé Petites empreintes et livres d’art : si les enfants se mettent à faire leurs livres, une passionnante journée d’étude.

     En ouverture, Jean-Claude Utard, adjoint au chef du bureau des bibliothèques et de la lecture à la ville de Paris, explique que cette journée répond aux principes historiques de l’Heure joyeuse, l’accent étant mis sur l’enfant acteur, l’enfant créateur. Elle participe de cette volonté d’assurer une continuité entre praxis et théorie et s’inscrit dans la politique des bibliothèques de la ville. Jean-Claude Utard précise qu’en 2009 des ouvertures de nouvelles bibliothèques ont été réalisées (Chaptal et Quartier de la Réunion) et que le budget pour les acquisitions a été maintenu. Cette rencontre, ajoute-t-il, a longuement muri. C’est le résultat de contacts pris lors du Mai du livre d’art, d’un travail avec Catherine Binon, artiste plasticienne, une suite à l’exposition et aux ateliers de 2009 autour des empreintes, de la gravure et de la fabrication de livres par les enfants.

    Les participants ont ensuite été conviés à entrer dans un moment d’art et de pensée en écoutant, lues par le comédien Greg Germain, les réponses d’Edouard Glissant à des questions comme : comment imaginez-vous une éducation de la différence ? Comment rendre compte de la créolisation ? Pensez-vous qu’un nouvel imaginaire passe par les enfants ? Nous retiendrons qu’il n’y a pas de règle pour cette éducation. La seule orientation est d’inviter à imaginer, à renouveler nos perceptions. Des éléments sont porteurs et déclencheurs d’imaginaire : les cartes, les déserts, les sommets de montagnes, les fleuves navigables ou non. Partons des florilèges sur ces espaces. D’autre part, enseignons les convergences plutôt que les différences. Les enfants sont plus ouverts que les adultes, confondent moins racines et enfermement. Leur imaginaire est inattendu, rebelle. Mais il n’y a pas de révolte incontrôlable, donc sans fruit. Facilitons la relation, l’art de la relation au « tout monde ».

    Emmanuel Pernoud, historien de l’art, parle des mouvements d’avant-garde, de leur production, de leurs apports dans le rapport adulte/enfant. L’art enfantin a nourri l’art moderne et l’enfance devient la substance même de l’art. Pour lui, les représentations de l’enfant dans les arts et dans l’illustration permettent d’établir des parallèles. Livres pour enfants et œuvres d’art se répondent. Le jeu, dans ces deux supports peut être pédagogique mais aussi pure gratuité, associé à la création et même à la transgression. On peut trouver dans les illustrations un idéal d’enfance avec aussi des contre exemples qui s’adressent à l’enfant lecteur. En littérature, le  personnage de Cosinus est à l’image de l’enfant, résistant. L’intervenant s’appuie sur les créations de Maurice Boutet de Monvel, illustrateur de livres pour enfants, sur des œuvres de Bonnard, Promenade des nourrices, de Picasso, de Félix Vallotton. Il rappelle la fantaisie des compositions de Claude Debussy et de Maurice Ravel où l’écart à la règle est dissonance mais aussi jeu.

    Le jeu est source première des artistes. Pablo Picasso peint des jeux avec règles mais utilise aussi des assemblages hybrides, combine des matériaux. L’artiste d’avant-garde est entre le jeu et la création, explore les deux. Le jeu est visible chez Henri Matisse, Kasimir Malevitch, Max Ernst, Otto Dix, Alexander Calder, Philippe Garcia. L’enfance est tenue comme génie brut. Les réalisations de Jean Dubuffet ou du mouvement Cobra ont été comparées à celles des enfants mais ici les représentations des artistes sont feintes. Le dessin d’enfant a intéressé les artistes. Paul Klee avait conservé certains de ses propres dessins d’enfant – dont plusieurs sont intégrés, signés, dans le catalogue de son œuvre – puis ceux de son fils Félix. Matisse, Picasso, Miro, se penchèrent non moins, avec une attention admirative, sur les dessins de leurs enfants ; mais aussi, plus tard, les membres du groupe Cobra (en particulier Karel Appel) et Jean Dubuffet (en 1939/1940 déjà), constituèrent leurs propres collections. Selon Picasso, il ne faut pas imiter l’enfant mais faire comme lui : « Il m’a fallu, dit-il, toute une vie pour apprendre à dessiner comme un enfant. » Un livre : L’invention du dessin d’enfant en France, à l’aube des avant-gardes d’Emmanuel Pernoud chez Hazan (2003).

    François Ruy Vidal revient sur sa carrière d’enseignant, d’auteur, d’éditeur. Il avait constaté combien l’illustration était descriptive, narrative et, pour lui, il fallait revenir à Gustave Doré, Granville, William Black, Jérôme Bosch, Breughel. Il plaide toujours  pour que l’enfant puisse ne pas être conditionné et privé de prise de conscience. « L’enfant rappelle à l’homme ce qu’il a été ». En tant qu’éditeur, il a aidé les artistes à s’exprimer à l’intention des enfants sans s’expurger. Il va raconter ses ouvrages comme La courte Echelle et Les métamorphoses d’Alala. Il rappelle ses souvenirs et revient sur ses 20 ans, en 1951, sur ses trois fées marraines et marâtres. Françoise Dolto, Christiane Faure, Mathilde Leriche ont, toutes les trois, eu une influence sur son travail – Françoise Dolto ayant aussi « assassiné » son travail.  

    Claude Ponti, auteur-illustrateur, présente le projet Muz et invite à visiter le site (lemuz.org). C’est un musée virtuel qui a reçu l’aide de la région Ile de France, d’éditeurs comme L’Ecole des Loisirs, Gallimard, et qui a de nombreux parrains. On y circule par thème, technique, âge, sexe, origine des artistes, etc. Il se compose d’une collection principale et de collections particulières (pédagogie Freinet, Constellation, collection Germaine Tortel). On y trouve des travaux conduits par l’association La Source. On peut y exposer temporairement des projets. Les enfants du monde ont ainsi l’occasion de communiquer. Ce site est bien dans l’esprit de pédagogues comme Célestin Freinet, Arno Stern, Maria Montessori, qui envisagent l’enfant créateur et non artiste, et dans la volonté d’échanger en utilisant les moyens de communication de son époque.

     Emmanuel Morin, plasticien, nous présente l’abbaye de Fontevraud et les projets artistiques conduits dans ce site prestigieux. Ils ont pour but de faire venir et de faire participer la population locale. Les artistes résidents ou invités montrent à leur manière les lieux. Les œuvres des enfants sont incorporées dans les expositions, conservées parfois dans différents espaces dont les écoles. Un projet a été  conduit autour des écrits de Jacques Le Goff sur le Moyen Age. La série des « cahiers » commencée avec Paul Cox puis continuée avec François Place peuvent être acquis.

     Beaucoup d’humour dans la communication de Roger Dadoun, philosophe et psychanalyste, qui emploie deux expressions qui vont de soi, et pourtant ! Enfant créateur, enfant héritier. L’enfance, la féminité sont liés, elles nous échappent. Comment le peuvent-elles,  alors qu’elles sont si concrètes ? Il y a un refoulement originel. C’est l’homme qui fait ce travail de refoulement en sectorisant, en découpant,  pour surmonter ce refoulement. Mais subsiste une volonté de connaître ce monde de l’enfance qui semble résister. L’enfant est à saisir comme ébauche et comme débauche. Ebauche est une image qui court dans tous les esprits. Lorsqu’il crée sa production est jugée incomplète par rapport à un modèle adulte parachevé. L’enfant pourrait être toutefois perçu comme l’ontogénèse récapitulant, reprenant le développement de l’espèce elle-même comme l’expose la loi de Haeckel. Ce serait une manière d’approcher l’enfant comme autocréateur et de voir dans  ses productions une compétence originaire, une capacité à travers des signes. Pourquoi y-a-t-il refoulement ? L’espèce humaine est une espèce qui ne se supporte pas. L’être humain est « dénaturé » car il ne dispose pas des atouts des autres espèces, en plus il le sait. C’est un « pervers polymorphe ». Il y a eu castration, une schize, une coupure. L’homme ne se supportant pas lui-même projette sur la femme et l’enfant. L’enfant lui est « insupportable » alors qu’il peut être charmant, parce qu’il interroge. C’est une interrogation de l’espèce donc c’est insupportable. L’enfant avenir est porteur d’une contradiction. L’enfant héritier, totalement héritier, n’est plus lui-même, mais il ne peut pas ne pas résister. Alors l’adulte est dérouté. L’enfant vit une étape difficile. Il faut se projeter d’une façon anthropologique et se dire qu’il est notre, semblable. Le mot d’enfant que l’adulte relève c’est la permanence de l’enfance qu’il écoute. Savoir porter l’enfance en soi toute sa vie, c’est porter l’ancien de l’espèce humaine.

     L’après-midi, la création et ses moyens d’expression sont abordés par plusieurs  intervenants, enseignants, plasticiens, illustrateurs. Un lien est fait entre la capacité de dessiner et la capacité d’écrire. Plusieurs définitions de l’enfant artiste se superposent. L’accompagnement est catalyseur de l’expression. Le maître est là pour aider à choisir le langage le mieux adapté à une envie de dire, de communiquer. Chaque personne peut  alors exprimer sa singularité. L’atelier artistique est un lieu de communication, un lieu d’expérimentation pour un travail sur soi et avec les autres.

     Les interventions de cette journée ont témoigné d’une valeur accordée à l’enfance se traduisant particulièrement dans la considération dévolue par les adultes aux productions et expressions des enfants. Elles sont une invitation à poursuivre le voyage en se rendant sur différents sites comme celui de l’abbaye de Fontevraud ou de Muz, en allant voir les livres-maison de la maison d’édition Homecooking, en regardant autour de nous les productions des nombreux lieux associatifs ou institutionnels de pratique(s) artistique(s).

    L’éducation nouvelle a souvent servi de référence, pour montrer comment ses préceptes sont repris. Les interventions nous renvoient aux travaux de Lévy Strauss et à ses propos : « Reste à savoir si c’est l’école qui a tort, ou une société qui perd chaque jour davantage le sens de sa fonction. En posant le problème de l’enfant créateur, nous nous trompons de sujet : car c’est nous-mêmes, devenus consommateurs effrénés, qui nous montrons de moins en moins capables de création. Angoissés par notre carence, nous guettons la venue de l’homme créateur. Et comme nous ne l’apercevons nulle part, nous nous tournons, en désespoir de cause, vers nos enfants. » (in Le regard éloigné, Plon, 1983 ; première publication dans La nouvelle revue des deux mondes en 1975).  art enfantin

Inspectrice d’académie et inspectrice pédagogique régionale vie scolaire honoraire,  Anne Rabany s’intéresse à la littérature pour la jeunesse depuis son entrée dans l’enseignement.  Elle a participé à différentes actions de promotion de la lecture : plans lecture de la ville de Paris et de l’académie de Créteil, développement des BCD, formation d’animateurs, tournées culturelles pour les centres de vacances de la CCAS/EDF, etc. Publications dans de nombreux périodiques (Textes et documents pour la classe, Ecole des parents, Monde de l’éducation …) Contributions à plusieurs ouvrages collectifs dont une étude sur « Les enfants terribles dans les albums » dans L’humour dans la littérature de jeunesse paru chez In Press en 2000. Anne Rabany intervient au niveau des masters 1 et 2 d’édition à Montauban (Université Toulouse II Le Mirail) ainsi qu’au Pôle Métiers du Livre de Saint Cloud (Université Paris X). Elle participe, au plan national, à l’activité quotidienne du CRILJ. Elle a rejoint le comité de rédaction de la revue Griffon.

 

 

 

 

Italie che festa !

Forte présence de la littérature pour la jeunesse italienne au récent Salon du Livre et de la Presse Jeunese en Seine-Saint-Denis. Les acteurs du pays invité cette année ont assuré, pendant les six jours de la manifestation, une présence continue : librairie, expositions, ateliers, rencontres, débats, dédicaces, café littéraire, salade de pâtes et tiramisu. Au rendez-vous de 10 heures du lundi 30 novembre participaient Antonio Monace, coordinateur du groupe jeunesse de l’Association des Editeurs Italiens et Hélène Wadowski, présidente du groupe jeunesse du Syndicat National de l’Edition. Fabio Gambaro modérait et Anne Rabany prenait des notes à la volée.

      En Italie comme en France, on constate que les filles lisent plus que les garçons. De 6 à 10 ans on compte 51,8 % de lecteurs et entre 11 et 14 ans 68%. Ces constats peuvent s’expliquer par le fait que la lecture est une activité solitaire qui demande une « collaboration lecteur/auteur ». Par ailleurs l’imaginaire est sans doute une dimension plus féminine. Il n’y a pas de concurrence entre les livres et les jeux. Les lecteurs qui lisent beaucoup jouent et regardent internet. Par contre l’inverse n’est pas vrai.

     En France, les livres d’éveil petite enfance, c’est-à-dire pour les moins de huit ans, permettent d’atteindre 39% du chiffre d’affaire. Le documentaire représente 11% et le roman 50%. Il y a 20 ans un grand lecteur lisait plus de cinquante livres par an. On considère aujourd’hui bon lecteur celui qui lit 20 livres par an. Le nombre de lecteurs a toutefois augmenté. 62% des filles lisent plus d’un livre par an et 58% des garçons lisent un livre par an. Le temps passé à lire a changé. Il y a les journaux, les écrans, les activités d’écriture pour les échanges en ligne.

Les structures publique et les aides

    En Italie, les éditeurs ont, depuis 2009, un « Centre du Livre » et l’état finance l’édition à raison de 1,5 millions d’euros.

    Les bibliothèques scolaires et publiques achètent en France pour 75 millions d’euros, mais pour l’Italie, ce n’est que 15 millions d’euros. La France dispose d’un bon réseau de bibliothèques, de CDI et de BCD.

     Pour le correspondant italien, la lecture est une vertu civile en France mais une vertu domestique en Italie.

Les librairies

      En 1972 s’est ouverte en Italie la première librairie spécialisée et le mouvement s’est accéléré en 1990. Des librairies se sont crées avec souvent une personne venant du monde de l’édition. Il y a des compétences en ce qui concerne le livre, un peu moins en ce qui concerne les lecteurs.

     En France plusieurs réseaux témoignent de l’activité des libraires : le réseau Sorcière, la FNAC, Eveil et Jeux, les librairies Chantelivre, d’autres, plus petites, indépendantes. Dans ces lieux, plus de la moitié du chiffre d’affaire provient de vente de nouveautés, ce qui montre l’importance du  travail militant.

Données sur la situation en Italie et en France

 

Italie

 

France

 

   Chiffre d’affaire : 150 millions.

   Chiffre d’affaire : 320 millions. (selon SNE)

 2000 nouveautés pour 4000 titres annuels.

5000 nouveautés pour 12000 titres annuels. La littérature pour la jeunesse c’est de 11% à 16% de l’édition globale. 205 millions d’exemplaires produits, 90 millions vendus.

Dépense moyenne par enfant en livres : 11 euros par an.

Dépense moyenne  par enfant en livres : 27 euros par an.

   Tirage moyen : 1900 exemplaires.

   Tirage entre 6000 à 8000 exemplaires.

179 maisons dont les 12 plus grandes représentent  la moitié des livres publiés. Les éditeurs possèdent plus de la moitié des 200 librairies.

120 maisons. Beaucoup de très petites publiant un ou deux titres par an.

Les exportation sont en croissance, de 300 à 1000 titres entre 1980 et 2009 1300 titres par an proviennent désormais de l’étranger. L’Italie traduit 100 titres par an venant de France.

Le nombre de traductions dépend du secteur et le roman est le secteur qui comporte le plus de traductions. La France traduit 45 titres par an venant de l’Italie.

   Une spécificité italienne : les illustrateurs.

Le nord de l’Europe est marqué par le roman, c’est très net en Allemagne où l’idée de première lecture a disparu. La France développe une politique d’illustrateurs.

Editeurs « jeunesse » en Italie

     Les grands : Mondadori, Einaudi Ragazzi, Fabbri, De Agostini Ragazzi, Salani, Giunti, Motta juniot. Mondadori, Bompiani, Feltrinelli, Giunti, Salani, Laterza, Rizzoli, Mauri Spagnol prennent plus de deux tiers du marché et sont à la fois éditeurs et distributeurs.

     Ils possèdent plus de la moitié des 2000 librairies.

     D’autres qui ont su s’approprier des espaces créatifs et commerciaux intéressants, dont les plus importantes sont Arka, Art’è, Babalibri, Nord-Sud, Il Castoro, Fatatrac, Editoriale Scienze.

     De plus petits tels que Città Aperta, Edizioni Corsare, e/o, MC, Nuove Edizioni Romane, Orecchio Acerbo, Sinnos, Editions du Dromedaire, Zoolibri. En Italie comme en France les petits éditeurs se multiplient.

    Plus petits encore, indépendants et créatifs : Topipittori, Orecchio Acerbo, Zoolibri, Lapis, Interlogos, Babalibri. 

Les auteurs actuels très diffusés

     Les auteurs italiens se vendent bien et certains illustrateurs sont connus ou, pour se faire connaîtren travaillent à l’étranger. Quelques noms : Elisabetta Dami, Bianca Pitzorno, Andrea Molesini, Domenica Luciani, Emanuela De Ros, Giovanni Rodari, Francesco D’adamo, Angela Nanetti, Beatrice Masini, Luciano Comida

 Foires et prix

     Des librairies motivées, Giannino Stoppani à Bologne, Libri liberi à Florence, Fiaccadori à Parme, organisent le festival Minimondi avec l’association Hamelin.

     Ne pas oublier la Foire de Bologne et les prestigieux « Bologna Ragazzi Award ».

 

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Anne Rabany est membre du CRILJ depuis 1975. Elle a trouvé auprès de cette association les ressources et les accompagnements nécessaires à différents projets qui ont jalonné sa carrière : pour la mise en place des Bibliothèques Centres Documentaires, la formation des personnels lorsqu’elle était Inspectrice départementale puis directrice d’Ecole normale, pour l’animation et le suivi des Centres de Documentation et d’Information des collèges et des lycées en tant qu’Inspectrice d’Académie, Inspectrice Pédagogique Régionale Etablissement et Vie Scolaire et, actuellement, pour préparer des cours en tant qu’enseignante au Pôle du livre de l’Université de Paris X.

 

 

Filles intrépides et garçons tendres

    C’est sous ce beau titre que furent organisées par l’Institut suédois, Livres au trésor et l’Institut suédois du livre pour enfants, le jeudi 10 et vendredi 11 septembre 2009, à l’Institut suédois de Paris, deux journées d’études au programme particulièrement riche et dont les lectures offertes par les auteurs, traducteurs et comédiens du projet Labo07 ne furent pas la moins éclairante des propositions.

    Ces journées ont été ouvertes par monsieur l’Ambassadeur de Suède en France qui, rappelant que son pays assurait actuellement la Présidence de l’Union Européenne, précisa dans son intervention que la Suède se préoccupe depuis fort longtemps de la question de l’égalité masculin/féminin. Il évoqua plusieurs projets de recherche et posa d’emblée la problématique qui traversera les interventions à venir : comment peut-on travailler pour l’égalité dans le domaine de la culture sans faire de cette dernière un usage instrumental.

     Les relations d’égalité entres hommes et femmes ont évolué, mais comment ce changement se reflète-t-il dans la culture destinée aux enfants ? Alors, poupée ou camion ? Ou les deux ? Quel créateur réalisera un jouet hybride poupée-camion à la manière de Claude Ponti ? Les éditeurs sont-ils soucieux d’équilibrer les genres masculin et féminin ? Les stéréotypes dans les livres pour enfants marquent-ils les lecteurs au point de déterminer et de figer leurs comportements ? Que sait-on sur la réception des ouvrages ?

    Plusieurs articles de presse publiés cet été dans Libération et dans Le Monde sont évoqués par Véronique Soulé comme constituant un bon état de la question et témoignant de l’intérêt porté à un sujet comme le masculin et le féminin. Souvenons-nous aussi de Simone de Beauvoir parlant en 1949 des contes et des légendes comme valorisant le rôle masculin. Peut-on (doit-on) aujourd’hui encore remettre en cause la représentation des sexes dans la culture pour la jeunesse ? Que nous donne à voir les objets, livres, pièces de théâtre, films dans et de l’organisation sociale ?

    Sylvie Cromer, sociologue, rappelle le travail de militants et le programme Attention albums ! Elle précise le corpus de la recherche de 1996 : 537 albums de fiction et la quasi-totalité des nouveautés produites en France au cours de l’année 1994, étudiés pour y déceler les représentations des sexes (cf les brochures Quels modèles pour les filles ? et Que voient les enfants dans les livres d’images ?) Depuis, d’autres études ont été menées concernant la variable sexe des personnages : un travail sur la liste 2002 de l’Education nationale (128 ouvrages pour les 8/11 ans), des enquêtes portant sur la presse d’éveil avec l’étude de 505 revues en 2004, sur les spectacles pour enfants en 2006/2007 et, en partenariat avec l’Unesco, sur les manuels scolaires. Nous disposons aussi des résultats des analyses de contenu de Pierre Bruno concernant la presse des jeunes, publiés dans Le Français aujourd’hui n° 163 de décembre 2008.

    Martine Court, professeur en sciences sociales, communique ses résultats de recherche sur les représentations du corps féminin dans la presse féminine pour enfants à travers une comparaison des revues Witch et Julie. Elle constate des discours et des modèles variables d’une revue à l’autre qu’elle croise avec les caractéristiques sociologiques du lectorat. Elle note l’injonction à être soignée et pas seulement jolie, l’invitation à apprendre à consommer et à recycler. Elle pointe un discours sur la surveillance du poids. Pour le sport, elle note une valorisation ambigüe de la pratique. Si les deux revues répondent différemment à des questions comme quels sports pratiquer quand on est fille, se dessine, dans l’une comme dans l’autre, une représentation fortement stéréotypée du rapport des filles à la pratique sportive.

    Marie Lallouet, éditrice chez Bayard, vient, à sa manière, compléter cette intervention en argumentant sur les critères de choix de l’éditeur qui sont d’abord originalité et  qualité plutôt que sexe de l’auteur ou des héros. La presse, forme ramassée, ne pousse pas à la caricature mais à l’épure. Des traits à peine suggérés dans le texte peuvent être accentués dans les images. Elle donne l’exemple de Ariol, bande dessinée d’Emmanuel Guibert et Marc Boutavant publiée dans J’aime lire et exprime son souhait de placer deux autres BD dans la revue pour ne pas montrer uniquement des figures extrêmes, une pimbêche jolie mais pas très futée et une fille moche et intelligente.

    L’état de la recherche en France apparaît aux intervenants peu étoffée, comme s’il y avait des résistances à étudier cette question du sexe. Toutefois un regain d’intérêt existe depuis 1990 car, dans la « vraie » vie, les inégalités persistent : manque d’une réelle diversification professionnelle, persistence d’actes violents et sexistes, déficit de parité chez les élus aux différents échelons de la représentativité. Cette recherche sur les sexes dans les albums est portée par des personnes comme Brigitte  Smadja (Le Temps des filles), Hélène Montarde (L’image des personnages féminins dans la littérature de jeunesse française contemporaine de 1975 à 1995). En 2002, plusieurs articles sont parus dans la revue Population que publie l’Institut National d’Etudes Démographiques.

    En Suisse, libraires et bibliothécaires sont à l’origine du mouvement « la-belle » qui signale les albums attentifs aux potentiels féminins.

    Revues et magazines, albums et romans diffusent des stéréotypes, y compris sous l’angle du masculin et du féminin. Pas d’ouvrages, disent certains, pour  contrebalancer. D’autres notent une évolution sensible sans toutefois s’appuyer sur une quelconque étude statistique de la production française. En littérature de jeunesse, suite aux stigmatisations et recommandations adressées aux éditeurs, nombre de stéréotypes ont été éliminés. Peut-on (doit-on) être plus virulent ? La crainte d’être accusé de vouloir attenter à la liberté de création plutôt qu’une croyance à une différence naturelle des sexes freine les évolutions : la représentation du masculin et du féminin a certes changé mais pas autant qu’on pourrait le penser sur le plan de l’égalité et une dichotomie persiste.

    Que constate-t-on ? Que la catégorie masculin/féminin est mieux présente que d’autres marques comme la couleur de la peau ou la nationalité, mais que le masculin est toujours hégémonique et le féminin toujours minoritaire. Que le féminin est présenté comme un particulier et le masculin comme un neutre. Que, d’un côté, on sur-ajoute au féminin des attributs tels que bijoux, nattes, chapeaux et sacs et qu’on attribue aux filles des prénoms très féminins et que, d’un autre côté, on institutionnalise un sujet masculin neutre qui n’abolit pas la domination. Manière de faire, d’écrire et d’illustrer, qui empêche de penser les inégalités et laisse se perpétuer un ordre sexué inégalitaire.

    Qu’en est-t-il en Suède, 9 millions d’habitants, où l’on publie 1800 titres jeunesse par an ? Plusieurs recherches entre 1960 et 1970 portent sur les femmes dans la littérature. En 1967, s’est tenu un séminaire sur le rôle sexué (Uppsala) et il existe une anthologie sur ce sujet. Des études pluri et inter-disciplinaires portent sur la grammaire sociale. Un secrétariat pour la recherche sur le genre a été créé. Le projet de recherche « Challenging Gender » travaille les thèmes égalité et citoyenneté, violence, genre et santé, normalisation dans les institutions. Des études existent sur les filles scoutes et sur les livres de jeunes filles. On constate ainsi que ce genre n’est pas homogène et qu’il existe dans les récits des filles expansives, aventureuses et d’autres ayant des caractères différents. Au moment du 100ième anniversaire du mouvement scout (2007) l’accent a été mis sur les garçons. Quarante chercheurs travaillent en liaison avec la Finlande et les Etats-Unis, dans le cadre du projet « Flick Forsk international Network for Girlhood Studies ». Certaines maisons d’édition mettent en avant une spécificité garçon/fille quand d’autres, au contraire, montrent les alternatives possibles.

    Les chercheurs suédois s’intéressent au sexe des auteurs qui écrivent pour les jeunes enfants et pour les adolescents. Leurs travaux concernent aussi l’écriture et plus particulièrement le récit à la première personne, l’hétéro-focalisation, la narration croisée. Peut-on parler d’une écriture féminine, d’une écriture masculine ? Que se passe-t-il quand un auteur homme choisit un personnage féminin comme narrateur ou une écrivaine un personnage masculin ? Bien des exemples sont donnés par Jan Hanson,  chercheur et directeur de l’Institut du livre pour enfants, pour illustrer le fait que le personnage peut perdre en crédibilité ou le texte se teinter de voyeurisme (Le garçon qui guérit le sommeil, Jeune fille déguisée, Trois Nanas, Un petit trou dans l’obscurité, Le chant du Rossignol). Mais il existe des réussites certaines plus particulièrement du côté des écrivaines. Toutefois, il est possible qu’un type d’écriture soit justement ce qui éloigne les garçons de la lecture.

    Ingemar Gens, sociologue, revient sur l’éducation des filles et relève que celles-ci sont d’abord éduquées pour écouter le désir des autres. Il résume ainsi les contrastes : côté féminin, l’obéissance, l’intimité, les relations en tête à tête, la capacité à exprimer des sentiments et des expériences, à éviter des conflits, à accepter la dépendance. Côté masculin, l’activité, la compétition, la performance, la non féminité, la violence physique, la propension à éviter l’intimité et le contact physique. Comment faire alors en matière d’éducation des filles ? Quelles sont les influences de la crèche et de la maternelle ? Des expériences conduites dans deux crèches suédoises ont proposé un traitement plus égalitaire et les résultats obtenus sont significatifs.

    Comme l’influence des médias est souvent jugée négative, des chercheurs suédois ont étudié un corpus de 121 émissions pour enfants à la télévision sur les deux chaînes du service public, prenant comme variable le sexe des personnages et des professions présentés ainsi que le sexe des animateurs. Analysant le journal pour les 8/13 ans et le programme « jeunes consommateurs », ils ont constaté une dominante des personnages masculins. D’autres travaux ont porté sur des œuvres patrimoniales bien connues pour savoir comment elles sont interprétées par les enfants d’aujourd’hui. C’est le cas pour Ronya fille de brigand et de Mio d’Astrid Lindgreen. Où se trouve le père chez cette auteure ? Il est peu ou pas visible et les mères sont des symboles de la dépendance de l’enfant. Quant au best-seller Fifi Brindacier, il questionne les rapports relationnels enfant/adulte et non le rapport féminin/masculin. Dans Ronya fille de brigand, la force psychologique des femmes est mise en avant et la force physique des hommes plutôt ridiculisée. Mio, lui, est un enfant en manque d’un père affectueux, d’un modèle sexué.

    Quelles mises en pespective après ces deux journées ?

    Les stéréotypes sont dénoncés fortement,  présentés sous leurs mauvais jours, venant renforcer l’éducation qui est déjà marquée par des différences d’attente et de comportement quand il s’agit de s’adresser à un enfant fille ou à un enfant garçon. Le refus des stéréotypes part de l’idée qu’une forte identification au personnage a des incidences sur le lecteur, le façonne, même si elle lui permet aussi de se maintenir en lecture longue, de savourer le texte et d’éprouver par procuration toute une gamme de sentiments.

    A contrario, l’enfant est capable aussi de dépasser l’empreinte, d’être ou de ne pas vouloir être comme ce personnage de papier. Le lecteur met des images sur les mots mais il les prend dans le réel. Il change de position de lecteur, passant du lecteur lisant au lecteur lectant et au lecteur lu, (pour reprendre les termes de Vincent Jouve qui, dans L’effet personnage, distingue dans le sujet une part passive, le lu et une part active, le lisant, le premier renvoyant à l’investissement pulsionnel, le second à l’affectif). L’enfant collabore avec l’auteur et il n’est pas inactif.

    L’interaction texte-lecteur fait de la lecture un vécu qui s’organise autour des personnages, avec des effets de persuasion, de séduction, de tentation. C’est l’imitation de personnages reçus comme exemplaires qui fait de la lecture un vécu. Mais, à l’origine, il y a le désir, car lire est d’abord une promesse de plaisir. La jouissance comme fait est incontournable et c’est elle qui fonde et autorise l’aventure du sujet. Le lecteur avec le texte comme support produit une figure, donnant ainsi une partie de lui-même. Les personnages l’aident à se désengager, à se libérer et cette prise de distance est  principalement due aux émotions. Quant aux stéréotypes, grâce à leur clarté, leur évidence, ils sont plus faciles à remettre en cause, du fait justement de cette caractéristique.

    Les éditeurs, qui ont à vendre, ne peuvent pas ne pas tenir compte des lecteurs qu’ils souhaitent atteindre et de la diversité des attentes. Tous ne le font pas de la même manière et, à côté de ceux qui semblent n’avoir comme horizon indépassable que celui de la demande, il y a ceux qui ont choisi de privilégier une politique d’offre. Aussi, assez souvent, au sein d’un même catalogue, cohabitent des ouvrages relevant plutôt de l’une ou plutôt de l’autre de ces deux logiques. La qualité littéraire, premier critère mis en avant pour justifier tel ou tel choix éditorial, doit-elle rester prioritaire ? Contentons-nous d’imaginer que les études sur le genre dont il fut question pendant ces journées  inciteront les responsables éditoriaux à croiser dans leurs collections qualité des textes et des images et équilibre des sexes.

petites filles

Anne Rabany est membre du CRILJ depuis 1975. Elle a trouvé auprès de cette association les ressources et les accompagnements nécessaires à différents projets qui ont jalonné sa carrière : pour la mise en place des BCD, la formation des personnels lorsqu’elle était Inspectrice départementale puis directrice d’Ecole normale, pour l’animation et le suivi des Centres de Documentation et d’Information des collèges et des lycées, en tant qu’Inspectrice d’Académie, Inspectrice Pédagogique Régionale Etablissement et Vie Scolaire et, actuellement, pour préparer des cours en tant qu’enseignante au Pôle du livre de l’Université Paris X.

Le vice de la lecture

        Quarante années de discours et de vécus autour de la lecture et de la lecture littéraire et seulement maintenant la découverte d’un court ouvrage Le vice de la lecture publié aux Editions du sonneur dans La petite collection. Ce texte est paru en 1903 dans une revue littéraire américaine. La romancière Edith Wharton (1862 1937) « dénonce l’obligation sociale de la lecture, nuisible à la littérature et fatale à l’écrivain. »

     L’auteure nous dresse le portrait du lecteur mécanique qui semble envisager la littérature comme un funiculaire à bord duquel on ne peut embarquer qu’en courant à toutes jambes. A côté se trouve le lecteur-né se promenant avec indolence en diligences et autres chaises de poste, vaguement au fait des nouveaux moyens de locomotion.

     Ces trente pages constituent un condensé autour de mots utilisés bien après et qui ont faire causer et écrire : lecture plaisir, lecture devoir, trois positions de lecture : lecteur lisant, lecteur lectant, lecteur lu, le médiateur du pouvoir lire, du vouloir lire et du aimer lire, etc.

    C’est ainsi que le lecteur mécanique œuvre systématiquement contre le meilleur de la littérature. A l’évidence, c’est à l’écrivain qu’il est le plus nuisible. La large avenue qui mène à l’approbation du lecteur mécanique est si facile à suivre et si grouillante de compagnons de voyages prospères que plus d’un jeune pèlerin y a été attiré par le seul besoin de camaraderie ; et ce n’est peut-être qu’à la fin du voyage, quand il rejoint le Palais des platitudes et s’assoit devant un festin de louanges sans discernement, avec les plumitifs qu’il a le plus méprisés, se servant sans gêne aucune,  du plat préparé en son honneur, que ses pensées se tournent avec envie vers cet autre côté – le droit chemin menant aux « happy few ». 

le-vice-de-la-lecture

    Edith Wharton valorise le lecteur né car il se place dans un processus créatif. L’image des personnages est un mixte entre les données objectives du texte et l’apport subjectif du lecteur, mais chaque récit construit aussi son destinataire et son mode de réception des personnages. Celui qui exprime le désir du texte et celui qui le produit doivent dialoguer. Le lecteur est, le plus souvent, un lecteur virtuel qui va s’incarner. Le texte ne pouvant pas tout décrire laisse des imprécisions, des blancs voulus par l’auteur ou créés par le décalage entre l’univers fictionnel et la réalité. Le lecteur pallie l’incomplétude du texte et réalise une re-création.  L’interaction texte-lecteur fait de la lecture un vécu qui s’organise autour des personnages, avec des effets de persuasion, de séduction, de tentation. C’est l’imitation de personnages reçus comme exemplaires qui fait de la lecture un vécu. Mais à l’origine il y a le désir,  car lire est d’abord une promesse de plaisir. La jouissance comme fait  est incontournable et c’est elle qui fonde et autorise l’aventure du sujet.

    Lire n’est pas une vertu. mais bien lire est un art. Edith Wharton insiste sur un lien indestructible entre le roman et le personnage ; qui attente au second ne peut que porter atteinte au premier. La carharsis ne peut se passer du personnage. C’est une énigme, et c’est un fait : nous avons besoin de projection, de tranfert, d’identification. Pour que la fiction opère, nous avons besoin de croire à l’existence d’un personnage en qui se résument et ce concentrent les actions qu’organise la fable. C’est pour cela que le lecteur-né en lisant, se livre, s’oublie ; se compare ; s’absorbe, s’absout. Sur le modèle et à l’image du personnage, il devient autre.

      Le lecteur mécanique demande plutôt une littérature prémâchée, a une incapacité à distinguer les moyens de la fin, fourvoie la critique, produit une créature à son image, le critique mécanique. Le lecteur-né peut souhaiter ou ne pas souhaiter entendre ce que les critiques ont à dire d’un livre ; mais s’il se préoccupe de critique, il n’en attend qu’une digne de ce nom-une analyse de sujet et de style. Edith Wharton insiste sur le fait qu’à côté des péripéties, il y a le maniement du sujet et le choix des moyens employés pour produire tel ou tel effet.

    Les plus grands livres jamais écrits valent pour chaque lecture par ce qu’il peut en retirer. Les meilleurs livres sont ceux desquels les meilleurs lecteurs ont su extraire le plus grande somme de réflexions, de traces en mémoire.


Anne Rabany est membre du CRILJ depuis 1975. Elle a trouvé auprès de cette association les ressources et les accompagnements nécessaires à différents projets qui ont jalonné sa carrière : pour la mise en place des BCD, la formation des personnels lorsqu’elle était Inspectrice départementale puis directrice d’Ecole normale, pour l’animation et le suivi des Centres de Documentation et d’Information des collèges et des lycées, en tant qu’Inspectrice d’Académie, Inspectrice Pédagogique Régionale Etablissement et Vie Scolaire et, actuellement, pour préparer des cours en tant qu’enseignante au Pôle du livre de l’Université de Paris X.