Le samedi 16 janvier 2010 a eu lieu à la bibliothèque l’Heure Joyeuse, rue des Prêtres-St-Séverin à Paris, sous l’intitulé Petites empreintes et livres d’art : si les enfants se mettent à faire leurs livres, une passionnante journée d’étude.
En ouverture, Jean-Claude Utard, adjoint au chef du bureau des bibliothèques et de la lecture à la ville de Paris, explique que cette journée répond aux principes historiques de l’Heure joyeuse, l’accent étant mis sur l’enfant acteur, l’enfant créateur. Elle participe de cette volonté d’assurer une continuité entre praxis et théorie et s’inscrit dans la politique des bibliothèques de la ville. Jean-Claude Utard précise qu’en 2009 des ouvertures de nouvelles bibliothèques ont été réalisées (Chaptal et Quartier de la Réunion) et que le budget pour les acquisitions a été maintenu. Cette rencontre, ajoute-t-il, a longuement muri. C’est le résultat de contacts pris lors du Mai du livre d’art, d’un travail avec Catherine Binon, artiste plasticienne, une suite à l’exposition et aux ateliers de 2009 autour des empreintes, de la gravure et de la fabrication de livres par les enfants.
Les participants ont ensuite été conviés à entrer dans un moment d’art et de pensée en écoutant, lues par le comédien Greg Germain, les réponses d’Edouard Glissant à des questions comme : comment imaginez-vous une éducation de la différence ? Comment rendre compte de la créolisation ? Pensez-vous qu’un nouvel imaginaire passe par les enfants ? Nous retiendrons qu’il n’y a pas de règle pour cette éducation. La seule orientation est d’inviter à imaginer, à renouveler nos perceptions. Des éléments sont porteurs et déclencheurs d’imaginaire : les cartes, les déserts, les sommets de montagnes, les fleuves navigables ou non. Partons des florilèges sur ces espaces. D’autre part, enseignons les convergences plutôt que les différences. Les enfants sont plus ouverts que les adultes, confondent moins racines et enfermement. Leur imaginaire est inattendu, rebelle. Mais il n’y a pas de révolte incontrôlable, donc sans fruit. Facilitons la relation, l’art de la relation au « tout monde ».
Emmanuel Pernoud, historien de l’art, parle des mouvements d’avant-garde, de leur production, de leurs apports dans le rapport adulte/enfant. L’art enfantin a nourri l’art moderne et l’enfance devient la substance même de l’art. Pour lui, les représentations de l’enfant dans les arts et dans l’illustration permettent d’établir des parallèles. Livres pour enfants et œuvres d’art se répondent. Le jeu, dans ces deux supports peut être pédagogique mais aussi pure gratuité, associé à la création et même à la transgression. On peut trouver dans les illustrations un idéal d’enfance avec aussi des contre exemples qui s’adressent à l’enfant lecteur. En littérature, le personnage de Cosinus est à l’image de l’enfant, résistant. L’intervenant s’appuie sur les créations de Maurice Boutet de Monvel, illustrateur de livres pour enfants, sur des œuvres de Bonnard, Promenade des nourrices, de Picasso, de Félix Vallotton. Il rappelle la fantaisie des compositions de Claude Debussy et de Maurice Ravel où l’écart à la règle est dissonance mais aussi jeu.
Le jeu est source première des artistes. Pablo Picasso peint des jeux avec règles mais utilise aussi des assemblages hybrides, combine des matériaux. L’artiste d’avant-garde est entre le jeu et la création, explore les deux. Le jeu est visible chez Henri Matisse, Kasimir Malevitch, Max Ernst, Otto Dix, Alexander Calder, Philippe Garcia. L’enfance est tenue comme génie brut. Les réalisations de Jean Dubuffet ou du mouvement Cobra ont été comparées à celles des enfants mais ici les représentations des artistes sont feintes. Le dessin d’enfant a intéressé les artistes. Paul Klee avait conservé certains de ses propres dessins d’enfant – dont plusieurs sont intégrés, signés, dans le catalogue de son œuvre – puis ceux de son fils Félix. Matisse, Picasso, Miro, se penchèrent non moins, avec une attention admirative, sur les dessins de leurs enfants ; mais aussi, plus tard, les membres du groupe Cobra (en particulier Karel Appel) et Jean Dubuffet (en 1939/1940 déjà), constituèrent leurs propres collections. Selon Picasso, il ne faut pas imiter l’enfant mais faire comme lui : « Il m’a fallu, dit-il, toute une vie pour apprendre à dessiner comme un enfant. » Un livre : L’invention du dessin d’enfant en France, à l’aube des avant-gardes d’Emmanuel Pernoud chez Hazan (2003).
François Ruy Vidal revient sur sa carrière d’enseignant, d’auteur, d’éditeur. Il avait constaté combien l’illustration était descriptive, narrative et, pour lui, il fallait revenir à Gustave Doré, Granville, William Black, Jérôme Bosch, Breughel. Il plaide toujours pour que l’enfant puisse ne pas être conditionné et privé de prise de conscience. « L’enfant rappelle à l’homme ce qu’il a été ». En tant qu’éditeur, il a aidé les artistes à s’exprimer à l’intention des enfants sans s’expurger. Il va raconter ses ouvrages comme La courte Echelle et Les métamorphoses d’Alala. Il rappelle ses souvenirs et revient sur ses 20 ans, en 1951, sur ses trois fées marraines et marâtres. Françoise Dolto, Christiane Faure, Mathilde Leriche ont, toutes les trois, eu une influence sur son travail – Françoise Dolto ayant aussi « assassiné » son travail.
Claude Ponti, auteur-illustrateur, présente le projet Muz et invite à visiter le site (lemuz.org). C’est un musée virtuel qui a reçu l’aide de la région Ile de France, d’éditeurs comme L’Ecole des Loisirs, Gallimard, et qui a de nombreux parrains. On y circule par thème, technique, âge, sexe, origine des artistes, etc. Il se compose d’une collection principale et de collections particulières (pédagogie Freinet, Constellation, collection Germaine Tortel). On y trouve des travaux conduits par l’association La Source. On peut y exposer temporairement des projets. Les enfants du monde ont ainsi l’occasion de communiquer. Ce site est bien dans l’esprit de pédagogues comme Célestin Freinet, Arno Stern, Maria Montessori, qui envisagent l’enfant créateur et non artiste, et dans la volonté d’échanger en utilisant les moyens de communication de son époque.
Emmanuel Morin, plasticien, nous présente l’abbaye de Fontevraud et les projets artistiques conduits dans ce site prestigieux. Ils ont pour but de faire venir et de faire participer la population locale. Les artistes résidents ou invités montrent à leur manière les lieux. Les œuvres des enfants sont incorporées dans les expositions, conservées parfois dans différents espaces dont les écoles. Un projet a été conduit autour des écrits de Jacques Le Goff sur le Moyen Age. La série des « cahiers » commencée avec Paul Cox puis continuée avec François Place peuvent être acquis.
Beaucoup d’humour dans la communication de Roger Dadoun, philosophe et psychanalyste, qui emploie deux expressions qui vont de soi, et pourtant ! Enfant créateur, enfant héritier. L’enfance, la féminité sont liés, elles nous échappent. Comment le peuvent-elles, alors qu’elles sont si concrètes ? Il y a un refoulement originel. C’est l’homme qui fait ce travail de refoulement en sectorisant, en découpant, pour surmonter ce refoulement. Mais subsiste une volonté de connaître ce monde de l’enfance qui semble résister. L’enfant est à saisir comme ébauche et comme débauche. Ebauche est une image qui court dans tous les esprits. Lorsqu’il crée sa production est jugée incomplète par rapport à un modèle adulte parachevé. L’enfant pourrait être toutefois perçu comme l’ontogénèse récapitulant, reprenant le développement de l’espèce elle-même comme l’expose la loi de Haeckel. Ce serait une manière d’approcher l’enfant comme autocréateur et de voir dans ses productions une compétence originaire, une capacité à travers des signes. Pourquoi y-a-t-il refoulement ? L’espèce humaine est une espèce qui ne se supporte pas. L’être humain est « dénaturé » car il ne dispose pas des atouts des autres espèces, en plus il le sait. C’est un « pervers polymorphe ». Il y a eu castration, une schize, une coupure. L’homme ne se supportant pas lui-même projette sur la femme et l’enfant. L’enfant lui est « insupportable » alors qu’il peut être charmant, parce qu’il interroge. C’est une interrogation de l’espèce donc c’est insupportable. L’enfant avenir est porteur d’une contradiction. L’enfant héritier, totalement héritier, n’est plus lui-même, mais il ne peut pas ne pas résister. Alors l’adulte est dérouté. L’enfant vit une étape difficile. Il faut se projeter d’une façon anthropologique et se dire qu’il est notre, semblable. Le mot d’enfant que l’adulte relève c’est la permanence de l’enfance qu’il écoute. Savoir porter l’enfance en soi toute sa vie, c’est porter l’ancien de l’espèce humaine.
L’après-midi, la création et ses moyens d’expression sont abordés par plusieurs intervenants, enseignants, plasticiens, illustrateurs. Un lien est fait entre la capacité de dessiner et la capacité d’écrire. Plusieurs définitions de l’enfant artiste se superposent. L’accompagnement est catalyseur de l’expression. Le maître est là pour aider à choisir le langage le mieux adapté à une envie de dire, de communiquer. Chaque personne peut alors exprimer sa singularité. L’atelier artistique est un lieu de communication, un lieu d’expérimentation pour un travail sur soi et avec les autres.
Les interventions de cette journée ont témoigné d’une valeur accordée à l’enfance se traduisant particulièrement dans la considération dévolue par les adultes aux productions et expressions des enfants. Elles sont une invitation à poursuivre le voyage en se rendant sur différents sites comme celui de l’abbaye de Fontevraud ou de Muz, en allant voir les livres-maison de la maison d’édition Homecooking, en regardant autour de nous les productions des nombreux lieux associatifs ou institutionnels de pratique(s) artistique(s).
L’éducation nouvelle a souvent servi de référence, pour montrer comment ses préceptes sont repris. Les interventions nous renvoient aux travaux de Lévy Strauss et à ses propos : « Reste à savoir si c’est l’école qui a tort, ou une société qui perd chaque jour davantage le sens de sa fonction. En posant le problème de l’enfant créateur, nous nous trompons de sujet : car c’est nous-mêmes, devenus consommateurs effrénés, qui nous montrons de moins en moins capables de création. Angoissés par notre carence, nous guettons la venue de l’homme créateur. Et comme nous ne l’apercevons nulle part, nous nous tournons, en désespoir de cause, vers nos enfants. » (in Le regard éloigné, Plon, 1983 ; première publication dans La nouvelle revue des deux mondes en 1975).
Inspectrice d’académie et inspectrice pédagogique régionale vie scolaire honoraire, Anne Rabany s’intéresse à la littérature pour la jeunesse depuis son entrée dans l’enseignement. Elle a participé à différentes actions de promotion de la lecture : plans lecture de la ville de Paris et de l’académie de Créteil, développement des BCD, formation d’animateurs, tournées culturelles pour les centres de vacances de la CCAS/EDF, etc. Publications dans de nombreux périodiques (Textes et documents pour la classe, Ecole des parents, Monde de l’éducation …) Contributions à plusieurs ouvrages collectifs dont une étude sur « Les enfants terribles dans les albums » dans L’humour dans la littérature de jeunesse paru chez In Press en 2000. Anne Rabany intervient au niveau des masters 1 et 2 d’édition à Montauban (Université Toulouse II Le Mirail) ainsi qu’au Pôle Métiers du Livre de Saint Cloud (Université Paris X). Elle participe, au plan national, à l’activité quotidienne du CRILJ. Elle a rejoint le comité de rédaction de la revue Griffon.