Les lectures d’Audrey

 

S’immerger dans la nature

    Petit frère et Grand frère se dirigent vers la mer, ils traversent la forêt puis retrouvent Shu sur la plage.

    C’est une immersion dans la nature que nous offrent l’autrice Marie Sellier et l’illustratrice Catherine Louis. Une nature vivante qui éveille tous les sens, une nature enveloppante et libératrice, à l’image d’une cabane qui serait à la fois refuge et ouverture sur le monde : « La forêt est une hutte, une cabane géante, une cathédrale de bois et de feuilles qui filtre la lumière et les bruits. »

   Les illustrations en papier découpé, aux couleurs noires, grises et blanches apportent cette délicatesse, cette sensation de douceur, soulignées par un ou plusieurs détails en rouge. Les chaussures de Petit Frère, le chapeau de Shu, le bec de l’oiseau… ainsi mis en valeur en rouge révèlent l’intensité du moment présent et la joie certaine de Petit Frère.

    Le monde qui l’entoure n’est que mouvement et courbe : les arbres, les buissons, les vagues, les oiseaux. Ils représentent l’infini, la continuité et accompagnent l’imaginaire de Petit Frère. Les images à fond perdu élargissent l’horizon. Le·la lecteur·rice est invité-e à avancer, à suivre les traces de pas dans le sable, à voler sur le dos de l’oiseau et ainsi à tourner la page avec engouement. L’écriture de Marie Sellier contribue à ce dynamisme, elle est comme le corps en mouvement : « Il fait l’étoile, il fait le soleil, il fait le croissant de lune ».

    Nature et personnages interagissent. Petit Frère a les bras tendus comme les branches, il se tient en équilibre sur une main, les corps des trois personnages ondulent, s’enlacent et font écho au vent que l’on devine dans les buissons et à la mer remuante. Shu que l’on découvre sur la plage en même temps que Petit Frère et Grand Frère, ressemble à une danseuse. Face à elle, des ronds dans l’eau créés par les ricochets qu’elle fait. L’illustration semble s’animer. Les ombres (et par déduction la lumière) sont très présentes, mais aussi les empreintes, les traces du bâton dans le sable. Les nuances de gris et de noir soulignent ces marques éphémères avec intensité.

    Chaque page détient une petite gravure disposée différemment sur la page. Le·la lecteur·rice comprend que ce détail se retrouve sur la page suivante, il lui permet d’anticiper et de savourer la surprise.

    Petit Frère, se sentant délaissé par Grand Frère et Shu, amoureux l’un de l’autre, commence à s’inventer des histoires, nourries par ce qu’il ressent et ce qui l’entoure. Les éléments deviennent poésie : « Vu d’en haut, la plage est une corne de gazelle, la forêt une armée de petits démons verts, et le toit de la maison, là-bas, un minuscule chapeau pointu ». Très subtilement, l’autrice fait entrer le·la lecteur-trice dans l’intériorité de Petit Frère. Il·elle partage ses rêves et ses sensations.

    D’une immensité, d’une vue du ciel, l’illustratrice marque une rupture et donne à voir la simplicité, un détail. Trois plumes et le lecteur comprend que le personnage bascule dans le sommeil, les mots restent suspendus : « Le ciel est si grand, si grand, et si blanc, si blanc, comme un lit infini… »

    Texte et images dialoguent finement tout au long des pages. Ils rendent perceptibles le rapport au temps, la part imaginaire, le basculement dans le sommeil. Les émotions exprimées se font l’écho des expériences du lecteur ou de la lectrice.

    Les deux dernières illustrations représentent les vagues comme un chemin à poursuivre, sereinement, intensément, seul ou à plusieurs, comme des lignes à remplir de mots. Notre propre histoire à inventer et à vivre…

(Audrey Gaillard – 2020)

. Les mots sont des oiseaux, Marie Sellier, Catherine Louis,  HongFei, 2020, 14,50 euros.

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UN CONTE ÉNIGMATIQUE

      L’Enfant-Phoque de Nikolaus Heidelbach, auteur et illustrateur allemand, est l’histoire d’une famille modeste, dont la vie paraît bien ordinaire. En apparence seulement, car l’histoire qui nous est contée est au contraire poétique et merveilleuse, inspirée de la légende de la femme phoque (indication donnée par la citation en page de titre « Sur terre, je suis une créature humaine ; sous la mer, je suis une selkie » de David Thomson).   L’auteur organise un cadre très structuré dans lequel va évoluer une histoire singulière, celle d’un petit garçon que nous découvrons sur la couverture, habillé d’un short rouge, face à l’immensité et la profondeur de la mer.

    L’enfant vit au bord de la mer, avec sa maman et son papa. Le père est pêcheur, il s’absente souvent, laissant à la mère le soin de s’occuper de l’enfant et des tâches ménagères. En son absence, se noue une relation complice entre l’enfant et la mère autour de créatures et légendes marines qui viennent nourrir l’imaginaire de l’enfant et révèlent une part secrète de la mère.

    L’auteur joue sur cette opposition entre monde réel et monde imaginaire. Les illustrations carrées qui accompagnent le début du récit sont cadrées, avec une large marge. Cette composition paginale, avec le texte en légende, se répète et forme une organisation stricte, décrivant un univers proche modeste, une maison sans fantaisie. Les axes horizontaux que l’on retrouve à l’intérieur de la maison : carrelage, table, étagère renforce cette sobriété et donne l’impression d’un monde figé, rigide. Les doubles-pages mettant en scène les créatures aquatiques issues des histoires racontées par la maman sont en totale opposition : elles occupent une plus large partie de la page, elles sont sans bord, les couleurs sont plus variées, tons chauds et tons froids s’entremêlent pour exprimer la diversité des émotions générées par les créatures : drôles, inquiétantes, douces, terrifiantes. Les détails foisonnent. Les yeux des créatures leur donnent une forte présence. Ces représentations témoignent de la faculté de l’enfant à entrer dans l’imaginaire et à le pousser à l’extrême. La longue énumération des noms des créatures est suspendue, invitant le lecteur à s’attarder, à observer, à faire circuler le regard, à suivre le mouvement ondulant des créatures et à tourner la page. Le personnage est absorbé par les paroles de sa maman qui s’accompagnent d’un geste de la main, ce qui montre son engagement total lorsqu’elle raconte ses histoires. Une complicité se dégage. D’un lieu anodin (la cuisine), s’échappent les créatures marines, à commencer par le poisson qui sort du cadre, elles envahissent les pensées de l’enfant jusque dans son sommeil. Contrairement aux autres illustrations dont le point de vue est externe, ici, il s’agit bien d’être à l’intérieur de la tête de l’enfant. C’est une explosion de l’imaginaire, l’auteur joue avec la langue et invente des mots pour nommer ces créatures, le langage y est beaucoup plus riche et fantaisiste que dans la langue ordinaire. Le merveilleux prend fin avec le retour aux images cadrées. L’enfant est dans son lit. On retrouve les couleurs sombres du réel, l’horizontalité du lit et de l’outil fixé au mur pour exprimer une certaine tristesse du quotidien et son cours prévisible. L’auteur ancre avec beaucoup de réalisme les personnages dans leur quotidien pour mieux en échapper et faire la part belle au merveilleux.

    Cette mise en parallèle des deux mondes constitue le cœur de l’histoire puisque le lecteur va comprendre petit à petit que la maman vient d’ailleurs : elle est une maman-phoque et elle appartient à ce monde sous-marin fantasmé par l’enfant.

    La page de titre représente l’enfant à l’envers, il peut s’agir simplement d’une représentation du plongeon dans l’eau, mais cette image peut aussi laisser présager le renversement majeur qui va advenir dans la vie de l’enfant.

    L’auteur choisit dès la première double-page de mettre l’accent sur l’enfant : à travers quatre séquences temporelles, l’enfant nage, joue avec le poisson et dessine une courbe qui se prolonge à la page suivante dans un bond hors de l’eau, reproduisant à nouveau une courbe tel le mouvement des vagues. Tant que l’enfant est sous l’eau, les illustrations sont sans bord ce qui souligne sa liberté, l’immensité de l’océan. Le texte insiste sur les compétences innées de l’enfant à savoir nager, le ton de l’enfant est énergique. La page suivante est également marquée par une courbe dessinée par le rivage, insistant, par un plan large, sur un contexte paisible… L’entrée dans l’album est confortable, avec un rapport texte, image harmonieux. Un bien-être et une cohérence se dégagent de ces premières pages : l’enfant semble à sa place, joyeux, entouré de ses parents.

   Mais la double-page suivante, lorsque l’on s’y attarde, marque plusieurs indices de malaise : les axes horizontaux déjà évoqués précédemment donnent l’impression que les deux images pourraient se coller l’une à l’autre. Or, il s’agit, il me semble, de deux séquences temporelles distinctes, sur la page de droite, la mère essuie l’enfant qui revient de la baignade et si l’on tourne la page, on constate qu’ils poursuivent la soirée ensemble, en l’absence du père, comme nous l’indique le texte. Les affaires de l’enfant, le peignoir posé sur le dessus de la chaise et ses lunettes de plongée, nous confortent dans cette idée. Le lecteur découvre donc cette double-page (père à gauche, mère et l’enfant à droite) comme s’il s’agissait d’une scène quotidienne où enfant et parents sont réunis, or, les deux illustrations représentent deux temps différents soulignant une difficulté à communiquer, à vivre ensemble, à se comprendre.

     La posture de la mère est courbée, elle tranche avec les axes horizontaux, cette position peut être un signe de fatigue ou de résignation mais on peut y voir aussi un écho aux courbes précédentes liées à l’univers aquatique.

   Le texte précise « Maman s’occupait de la maison et du jardin », l’auteur choisit de ne pas répéter ce que dit le texte et détaille une scène de la vie quotidienne pour représenter cette généralité. Ce choix apporte de la subtilité au quotidien et permet d’en ressentir des émotions. Le lecteur perçoit plus finement grâce aux illustrations les habitudes de la famille, il commence à comprendre ce que ne dit pas le texte : la tristesse de la maman, sa soumission, son manque d’épanouissement. Le narrateur étant l’enfant, sa vision est limitée. Les illustrations élargissent les connaissances du lecteur, ces écarts entre texte et illustrations incitent le lecteur à construire ses propres perceptions et sollicitent ses émotions.

     L’illustration où la maman est munie d’un seau, brosse et torchon procède de la même façon : le texte généralise, l’illustration détaille. « Maman faisait toujours ça. Chaque semaine, elle nettoyait une pièce… » La maman est dans l’obscurité de la remise, toujours vêtue d’une robe sombre, les cheveux plaqués, le visage triste. L’enfermement est exprimé de manière très forte, accentué par un plan rapproché. La vie est profondément douloureuse pour cette femme. L’axe oblique symbolisé par le balai laisse-t-il présager son départ ? Traduit-il ses pensées, son incapacité à s’adapter à ce monde, à s’épanouir, traduit-il sa fuite imminente ? Son envie de fuir ? Cette image est en opposition avec celle de l’enfant et sa mère sur la plage, la vue est plus éloignée offrant une certaine liberté, la mère est en avant, la posture est affirmée, les cheveux volent au vent. De toute évidence, elle est plus épanouie à l’extérieur.

    L’enfant va découvrir une peau de phoque cachée par son père, il est persuadé que son père est un phoque, il veut partager cette découverte avec sa mère. Après avoir été représentée de profil et de dos, la mère est de face, tandis que l’enfant est de dos. Cette illustration représente un moment crucial dans l’histoire et l’on comprend, par l’importance accordée à la mère, qu’elle détient la vérité. C’est ici la dernière fois qu’elle est représentée, ce sera leur dernière nuit ensemble. L’enfant partage cette découverte sérieuse sous forme de devinette avec sa mère. Le dialogue est en vis-à-vis de l’illustration sans bord, sans fond. L’accent est mis sur les personnages et bien sûr sur leurs postures qui ressemblent à celles des phoques, elles donnent la clé de l‘énigme : c’est à elle qu’appartient la peau de phoque. Le lecteur est en capacité de le comprendre, mais l’enfant, lui, l’ignore, ce qui accroit l’empathie du lecteur à l’égard du personnage.

    L’univers de cet album est imprégné de mystère. Les dégradés de couleurs, dans l’illustration du bateau de nuit par exemple, expriment cet aspect mystérieux et la subtilité des émotions provoquées par l’histoire. Les ombres sont très présentes et contribuent à créer une ambiance obscure, à rendre cette histoire très énigmatique qui nécessitera plusieurs relectures. L’auteur fait le choix des ellipses, des non-dits, des indices subtils. Cela témoigne d’une grande confiance accordée au lecteur et d’une connaissance précise de ses capacités.

     En donnant la parole au garçon, l’auteur place le lecteur au plus près de ses émotions. Il met en valeurs ce qui compose le développement psychique de l’enfant : ses besoins affectifs, ses besoins de jouer, de communiquer, son immersion dans le présent mais aussi sa capacité à inventer, à créer. Les repères temporels également sont essentiels à l’enfant, ils sont nombreux dans le récit de l’enfant « Un jour », « Une fois papa revenu de la pêche », « Un soir »… Ils rythment la vie de l’enfant et constituent un cadre sécurisant.

    À travers la lecture à haute voix, la voix du personnage se fait entendre, le lecteur découvre en même temps que le personnage raconte. La performance de lecture à haute voix participe du déroulement de l’histoire. Les textes en légende plus ou moins longs accompagnent la perception de l’enfant et rendent compte de l’importance qu’il accorde à ce qu’il vit. Le texte est court lorsqu’il s’agit des habitudes, de décrire l’ordinaire, mais les phrases s’allongent et se suspendent lorsqu’il s’agit d’échapper à la réalité, nous l’avons déjà évoqué précédemment. Elles se succèdent avec une certaine lenteur lorsque l’enfant observe son père revenir avec une peau de phoque dans la nuit. La vue surplombante proposée par l’image ajoute à la gravité du moment, à l’aspect mystérieux. Que se sont-ils dit pendant cette soirée ? Que cache-t-il ? Les repères temporels se précisent, se resserrent à partir de cette scène, on passe de l’emploi de l’article indéfini, à l’emploi de « Le matin », « Après le dîner », « Le lendemain matin ». Le texte est aussi plus long lorsqu’il s’agit de raconter la légende des humains phoques. C’est un temps où l’enfant chemine, construit sa pensée, assemble ses connaissances pour en tirer des conclusions. La lecture à haute voix offerte au jeune lecteur doit accompagner ce questionnement de l’enfant.

    Le long dialogue avec la maman, sous forme de devinette, à un moment déterminant de l’histoire, retarde ce qui va advenir, démontre également que le jeu est un biais pour entendre des choses très sérieuses. La phrase suivante tombe comme un couperet « Le lendemain matin, maman avait disparu ». L’angle de vue à hauteur de l’enfant implique directement le lecteur, lui-même bouleversé par cette disparition. Une certaine précipitation s’entend dans les phrases suivantes jusqu’à ce point culminant « La peau avait disparu ! ». À cet instant, le lecteur comprend qu’il s’agit d’un récit rétrospectif et que du temps s’est écoulé depuis le départ de la maman. Le narrateur emploie le présent  » Maintenant, c’est l’été. Je vis seul avec papa. » Le texte est en avance sur l’image qui reste comme figée sur ce moment douloureux et qui dégage une émotion forte : le père prend son enfant dans les bras, les yeux fermés. Les deux corps s’entrelacent très tendrement, c’est le temps du réconfort.  C’est aussi le temps de mettre l’accent sur le père,  sa relation avec l’enfant et aussi son rôle dans l’histoire.  C’est lui qui cachait la peau pour garder sa femme près de lui. Le mystère persiste pour le lecteur et oblige à chercher des indices dans les pages précédentes : cachait-il la peau de pièce en pièce afin que jamais en faisant le ménage elle ne la retrouve ? Ou au contraire l’a-t-il placée sous le canapé dans le but qu’elle la retrouve un jour ? Les deux hypothèses sont possibles selon moi.

     Les saisons inévitablement continuent de tourner, le temps a des effets sur les personnages, le temps console. La dernière double-page place au cœur de l’image de droite l’enfant, bras croisés, toujours vêtu de son short rouge (couleur primaire qui  ajoute à l’insouciance de l’enfance). Cette vue élargie resitue l’enfant dans son cadre spatio-temporel et l’image devient contemplative. Les deux images sont composées des deux-tiers par l’océan, soulignant son immensité, mais aussi sa profondeur et le mystère qui s’en dégage, par le dégradé de couleurs bleues, de plus en plus foncé et l’opacité rendue par la peinture à la gouache. La part de mystère restera entière pour l’enfant. « Je crois que maman ne reviendra pas ». Cette part importante accordée à l’océan souligne aussi cette absence considérable de la maman.

     En s’éloignant du personnage, l’auteur lui donne la possibilité de se projeter dans l’avenir » Lorsque je serai grand, je serai marin. Ou phoque « et en même temps permet au lecteur de prendre du recul, d’être rassuré lui aussi, de prendre conscience de l’immensité et de la diversité du monde pour revenir à lui-même.

      Nikolaus Heidelbach excelle dans l’art de la composition des images et dans la relation texte et image. Il utilise toutes les potentialités de l’album pour créer des effets, donner du rythme et convoquer les émotions du jeune lecteur dont il connaît très bien les compétences. Lui accordant une grande confiance, il aborde ici avec gravité et poésie un sujet très sensible. Il n’hésite pas à entremêler réalisme et merveilleux pour donner encore plus de puissance à son sujet. Cette femme-phoque part, quitte ce monde trop étriqué pour elle, malgré tout l’amour qu’elle a pour son fils et qu’elle continue de lui témoigner : « De temps à autre, je trouve deux maquereaux frais posés sur un gros caillou ». La quatrième de couverture illustre cette trouvaille, le caillou ressemble étrangement à une tête de phoque, clin d’œil complice à destination du lecteur… Elle lui a donné le meilleur d’elle-même à travers les histoires qu’elle lui racontait, elles font désormais partie de lui, elles l’accompagneront toujours. L’auteur ne se prive pas d’exploiter tous les espaces de l’album, jusque dans les pages de garde. La première représente les fonds marins : coraux et plantes aquatiques ondulent, sur la dernière : l’image est occupée par les phoques. Un climat de sérénité envahit le lecteur, chaque chose semble être à sa place… L’émotion vive et l’émerveillement qui m’avaient traversée lors de la première lecture de cet album n’ont cessé de s’amplifier au fil de mon analyse, en en constatant toutes les subtilités et les richesses.

(Audrey Gaillard – 2017)

L’enfant phoque, par Nikolaus Heidelbach, 2011, Les Grandes Personnes, 36 pages, 13,50 euros.

 

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UN IMAGIER INÉPUISABLE

     La structure de l’imagier Saisons de Blexbolex paraît traditionnelle : une image, un mot. La première page annonce simplement Des saisons. Pour chaque saison, une double page et le nom inscrit en haut de la page : Un printemps, Un été, Un automne, Un hiver. Très souvent dans l’imagier pour enfants, il est écrit la maison, le bébé, parfois le mot sans article. L’utilisation particulière de l’article indéfini instaure d’emblée une originalité : le mot n’est pas prisonnier de la représentation choisie par l’auteur/illustrateur. Blexbolex compose des propositions, le lecteur dispose et constitue sa représentation à partir de ce qu’il est et de ses connaissances.

     Rapidement un premier mot inhabituel : Une débâcle. L’image aide le jeune lecteur à comprendre ce que peut bien être une débâcle, mais aussi l’enchaînement subtil des images : le mot qui précède est Un patin, le suivant Un torrent.

     Se dessinent comme cela des successions d’actions ou de faits (exprimés essentiellement par des noms communs et non par des adjectifs ou des verbes) ex : Une cueillette / Une blessure ; Une baignade / Un coup de soleil ; Une sécheresse / Un incendie.

     Ce travail de cause à effet, d’association d’idées constitue un support complexe et riche pour l’enfant et l’invite à développer ses capacités d’analyse, à acquérir les notions de temps : Une graine / Une pousse ; Une bourrasque / un plaisir (plaisir de marcher dans les feuilles mortes tombées suite à une bourrasque) ; Un pique nique / des déchets.

    Le temps est matérialisé par le temps de la pliure de la page ou le temps de tourner la page.

    Multiplier les points de vue, étoffer les représentations possibles, jouer sur les doubles sens… l’intérêt de l’imagier n’est donc pas seulement de développer le vocabulaire de l’enfant et de « montrer » son quotidien.

     Même si l’on devine le souci d’utiliser la richesse de la langue française, d’élargir les connaissances : Une décoration / Une contemplation ; Une exubérance (ici, l’abondance de la végétation ; Une précipitation (un bateau dans la tempête de la mer) / Une cohue (une foule de personnages) etc.

     Le jeune lecteur entre dans le langage, il en perçoit les nuances, comprend les sens multiples pour un même mot. Les mots liés à la thématique des saisons prennent sens, Un départ (en été, le départ en vacances) ; Une bataille (de neige en hiver) ; Un rassemblement (d’oiseaux à l’automne).

     Les images jouent de cette complexité. Par exemple Un retard : trois arbres, deux seulement sont feuillus, le troisième est donc en retard, et aussi un garçon avançant en bas à gauche, cela implique que d’autres enfants sont en avance (en dehors de l’image ?). Quelques pages plus loin, Un entêtement : les mêmes arbres, les deux premiers sont dénués de feuilles, celui qui ne poussait pas précédemment est rouge vif et le même petit garçon avance en sens inverse, en bas à gauche.

     Les croisements sont multiples, les niveaux de lecture sont nombreux. L’image Une liberté, représente une femme seule marchant pieds nus en été. Une beauté, un bien-être et une sérénité sont suggérés. L’image mise en parallèle est Une solitude, un enfant jouant, seul, sur un banc. Ce qui est suggéré là c’est un ennui, un abandon…

    L’association des deux pages inévitablement induit des questions, des réflexions. Quelle différence entre ces êtres pourtant tous deux seuls ?

     La force et la sensibilité de cet imagier reposent justement dans la présence des hommes, des femmes, des enfants : comment occupent-ils la page, autrement dit comment traversent-ils les saisons ? Comment les gestes, les émotions sont-ils engendrés par les paysages, les conditions météorologiques (exemple : Une tristesse est représentée par un paysage d’hiver, Une inquiétude est imagée par un homme qui se demande quand la pluie va finir par tomber). Les personnages sont au cœur des rythmes des saisons et vivent les cycles avec toutes les variations d’intensité. Les champs lexicaux de l’eau (Un torrent, Une grêle, Une flaque, Une ondée, Une averse, Une inondation, Une soif, Une précipitation) et du vent (Une bourrasque, Une brise, Une tornade, Une bise, Un blizzard) reflètent ces changements.

     Blexbolex utilise tous les possibles de l’album : pages pleines, pages vides, images cadrées ou non, zoom avant (Des lucioles / Un vœu), zoom arrière (Un nid, Un feuillage).

Il accorde des doubles pages aux mots suivants : Une ivresse, Des pompiers, Un horizon, Une avalanche, Une sieste, Un carnaval, Une exubérance, Un élagage, Un sommeil, Un crépuscule. Pas de logique systématique dans la construction de l’imagier, ces doubles-pages ne ferment pas la saison par exemple ou n’appartiennent pas à la même famille de mots.

    Cet album interroge les saisons, questionne les gens et leur façon d’occuper le temps, il fouille dans la culture commune, dans l’intimité. Il incite à tourner les pages, revenir, recommencer, répéter. Inépuisable de sous-entendus, de découvertes et de mystères.

     Blexbolex, illustrateur de livres pour la jeunesse, sérigraphe, a créé en 2008 un premier imagier L’imagier des gens (Albin Michel), pour lequel il a reçu «  le prix du plus beau livre du monde » à la foire du livre de Leipzig en Allemagne.

(Audrey Gaillard – 2010)

Saisons, par Blexbolex, Albin Michel Jeunesse, 2009, 176 pages, 18,00 euros

 

  

Titulaire d’un DEUG de lettres modernes (2000), Audrey Gaillard fut,  de 2000 à 2002, vendeuse à l’espace jeunesse de la librairie Labbé de Blois. De 2002 à 2010, elle occupera divers emplois dans l’animation et le péri-scolaire, à Beaugency puis à Tavers. Grande lectrice, elle rejoint l’association balgentienne Val de lire comme chargée de mission.  Elle organise, dans ce cadre associatif, un salon du livre pour les enfants et les adolescents,, des formations à la littérature de jeunesse, des ateliers d’écriture, des actions de prévention de l’illettrisme, des moments de lectures à haute voix. Elle a, notamment pour le CRILJ, rédigé des notes de lecture et publié en 2014, aux éditions publie.net, le recueil de nouvelles Ventre vide. En 2021, elle publie, aux éditions du Seuil, le roman Justaucorps. Elle est actuellement, à Beaugency, directrice de la librairie Le Chat qui dort.

 

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