Zaü à Moulins

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Zaü, les autres, l’ailleurs…

Une lumineuse exposition pour un généreux « faiseur d’images »

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    Le jeudi 6 juillet 2023, une chaleur presque tropicale s’était installée à Moulins sur Allier dans le Musée de l’illustration jeunesse (mij) pour le vernissage de l’exposition consacrée aux illustrations du dessinateur Zaü, nom artistique d’André Langevin. Cette température s’accordait parfaitement avec les horizons tropicaux d’une grande partie des albums présentés mais également avec la décoration africaine des salles. L’artiste, Alain Serres qui est son éditeur et co-auteur, et Emmanuelle Martinat-Dupré, responsable scientifique du musée et commissaire de l’exposition, ont guidé une assemblée d’heureux visiteurs dans la découverte des salles que le musée consacre cette année à l’univers graphique de ce « faiseur d’images ».

    L’exposition qui pourra être vue jusqu’au dimanche 19 novembre 2023 prend place à l’étage de l’Hôtel de Mora et rassemble de nombreux originaux ainsi que des travaux préparatoires et des vidéos qui permettent à tous d’apprécier les choix graphiques et thématiques d’un artiste particulièrement ouvert aux cultures du monde, inspiré par ses voyages et la diversité humaine.

    Réunissant les originaux de son fonds à des prêts externes, comme ceux du fonds patrimonial de l’Heure Joyeuse qui possède une belle collection d’archives de Zaü, le mij célèbre cette année la carrière d’un dessinateur de 80 ans qui a publié ces premiers albums à la fin des années soixante. Après avoir consacré des années de création à la publicité et à la presse, il a déployé une imposante bibliographie chez divers éditeurs jeunesse. L’exposition célèbre cette prolifique bibliographie à partir d’une sélection choisie parmi ses 120 albums. Cette consécration était logiquement attendue depuis le Grand Prix de l’illustration jeunesse qui lui a été décerné en 2011 pour Mandela, l’africain multicolore (Rue du Monde, 2010), album de l’auteur-éditeur Alain Serres avec lequel il a créé,  depuis 1997. presque 50 livres en collaboration

    Comme à son habitude, le mij a créé un écrin cohérent avec l’univers graphique de l’artiste : pour immerger le visiteur dans la création de Zaü, l’aménagement des salles prolonge les images des albums, notamment en agrandissant les traits de son pinceau qui soulignent et relient ainsi les originaux exposés.

    Cette scénographie met en évidence la prédilection de Zaü pour le dessin du mouvement, montrant la vitalité élégante des tracés à l’encre que le dessinateur travaille sur les fonds blancs des pages et certaines salles témoignent également des couleurs avec lesquels le dessinateur joue, souvent avec audace, reprenant des motifs textiles chatoyants ou jouant avec des aplats monochromes.

« Zaü ne veut jamais être trop rangé, trop propre, il faut que son image palpite de quelques décalages ou débordements parce que c’est toujours dans le mouvement que ses couleurs s’immiscent. » (Alain Serres, dans le catalogue de l’exposition)

    Ses illustrations, encres, acryliques ou pastels, mobilisent un imaginaire diurne, lumineux, où les paysages et horizons ouverts sont souvent montrés comme surexposés ou vibrants de chaleur. Les silhouettes des arbres ou des personnages se détachent ainsi sur les pages avec l’élégance d’une calligraphie qui évoque plus qu’elle ne décrit. Les choix muséographiques amplifient ainsi l’atmosphère visuelle vibrante, gaie et solaire, que Zaü privilégie et le visiteur comprend sa préférence pour les horizons lointains, antillais ou malgache, et très souvent africains. Janine Kotwika, complice de l’artiste depuis des années et spécialiste de l’album, se souvient dans le catalogue de l’exposition de son émotion face à ses illustrations exaltantes de l’Afrique et, pour reprendre l’expression de Janine Kotwica, « la sensualité des coloris » de ses pages de carnets.

    Mais les albums manifestent aussi l’importance centrale de ceux qui peuplent ses pays, humains et animaux : les originaux exposés mettent en évidence le regard, respectueux et tendre, que Zaü pose sur les habitants de ces « ailleurs ». Du côté du bestiaire, plusieurs espaces témoignent de son art magistral pour donner vie aux animaux saisis en mouvement dans leur milieu naturel.

« Pour lui aucun dessin n’a le droit de pétrifier un oiseau. Rien ni personne n’est une statue définitive, pas plus que nous ne sommes une couleur immuable » (Alain Serres, dans le catalogue de l’exposition)

    Et du côté de la galerie de personnages, les portraits d’une humanité diverse et souriante peuplent les salles du musée : une grande douceur est communiquée par ces visages qui occupent les pages des albums et disent l’importance de la rencontre de l’artiste avec les « autres ». Chaque portrait impose une présence forte et installe une empathie avec celui, visiteur ou lecteur, qu’il prend à témoin. Parmi les nombreux sourires, de pure joie ou de malice pour les enfants, on est frappé par la dignité et l’intensité de nombreux regards souvent frontaux qui invitent à la rencontre.

Extrait du catalogue  : planches préparatoires pour Mille dessins dans un encrier (Alain Serres, Rue du Monde, 2017)

    Cette représentation des personnages se place au service d’un propos engagé, ce qui s’avère une caractéristique dominante chez l’artiste : les livres s’adressent à un jeune lecteur citoyen du monde et ses dessins offrent une iconographie élégante pour un regard positif et bienveillant sur l’humanité. Plusieurs salles de l’exposition insistent ainsi sur les valeurs que sait défendre l’illustration de Zaü au côté des auteurs des textes des albums : défense des droits, antiracisme, mémoire historique, liberté et solidarité…

    L’exposition témoigne ainsi de la singularité d’un regard sur le monde, contemplatif et empathique, qui frappe par son humanité et la puissance de son interprétation graphique. Il faut souligner l’important dispositif de médiation que le mij déploie dans les salles pour faire découvrir l’iconographie de Zaü avec des activités différentes, de nombreux coins lectures, du matériel à manipuler et plusieurs vidéos.

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Quelques moments du vernissage

  • Alain Serres, au côté de Zaü, analyse pour l’auditoire l’album Mandela, l’africain multicolore commentant les choix graphiques de l’artiste en rapport avec le récit de la longue détention de Mandela : il fait remarquer la mise en page créant une atmosphère sombre et enclose de la cellule d’emprisonnement qui est reprise dans les 27 pages consacrées aux 27 années de prison du célèbre militant anti-apartheid.

  • Zaü présente l’album Te souviens-tu de Wei ? paru avec un texte de Gwenaelle Abolivier (HongFei, 2016) : ce récit rend hommage aux ouvriers chinois venus en France comme main-d’œuvre au moment de la Première guerre mondiale et très vite oubliés par l’Histoire, mais aujourd’hui leurs tombes sont au cimetière chinois de Nolette à Noyelle-sur-mer en Picardie. Les originaux sont exposés dans une salle dont les mots-clés sont mémoire, respect et liberté..

  • Au côté de Alain Serres, Emmanuelle Martinat-Dupré revient sur le best-seller de la maison d’édition, Une cuisine grande comme le monde (Rue du monde, 2000) qui a donné lieu par la suite à une version pour les plus petits. Ce carnet de voyage qui se double d’un carnet de recettes est une magistrale démonstration de l’art de la couleur de l’illustrateur.

  • Plusieurs originaux montrent le superbe bestiaire africain de Zaü pour lequel Alain Serres a écrit le texte de l’album L’enfant qui savait lire les animaux (Rue du monde, 2013).

  • Ces originaux font découvrir un album publié à L’Elan Vert en 2015 dans lequel Bernard Villiot adapte un conte scandinave sur l’entraide. Un nid pour l’hiver rompt un peu avec le style graphique habituel de Zaü qui opte ici pour des papiers découpés.

  • Un coin aménagé pour une invitation au dessin et pour la projection du film  Animaux à l’encre de Chine avec Zaü réalisée dans le cadre de la web série « 2 yeux, 10 doigts » (Bibliothèques de la ville de Paris, Bibliocité). D’autres films mis à disposition dans le musée permettent de voir le pinceau donner forme aux images, accompagné par le commentaire de Zaü. L’artiste explique que la vivacité de son trait, la rapidité de son exécution au pinceau viennent de la pratique du rough pour la publicité, mais si cette maitrise graphique pourrait laisser croire à une réalisation rapide des illustrations, les planches des livres font l’objet d’un travail préparatoire conséquent à partir d’une importante documentation et de nombreux essais.

  • Photogramme du film Zaü, réalisé par Joel Bonnard et Simon Barral-Baron, pour la société Titania, dont la vidéo est projetée au rez-de-chaussée du musée. Le film insiste sur l’importance des voyages et des croquis collectés à la source des dessins des albums.

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En guise de conclusion

    Au vu de la très imposante bibliographie de Zaü (plus de cent-vingt albums), on comprend les choix thématiques de cette exposition qui permet de comprendre plusieurs dimensions essentielles de la création de l’artiste. Espérons que les visiteurs de l’exposition, curieux de prolonger la découverte, liront ensuite d’autres titres.

    Je me permets, pour finir,  de suggérer deux petits albums absents de l’exposition dans lesquels la vibrante efficacité des images de Zaü se marie merveilleusement bien avec les haïkus : Le petit cul tout blanc du lièvre de Thierry Casals (Motus 2003) et Sous la lune poussent les haikus de Ryôkan (Rue du monde, 2010).

par Christine Plu – août  2023

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Christine Plu, docteur en littérature générale et comparée de l’université de Rennes 2, a enseigné à l’université de Cergy-Pontoise, Masters Education et formation et masters spécialisés en littérature de jeunesse. Son blog, La littérature de jeunesse avec ses images, est ici.

Merci à Christine Plu pour son texte et pour ses photographies.

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RESSOURCES COMPLÉMENTAIRES

. Zaü, les autres, l’ailleurs… Catalogue de l’exposition (Musée de l’illustration jeunesse, Les éditions Sekoya, 2023).

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A Moulins, derrière la porte des cabinets

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    L’avantage avec les biennales, c’est que l’on peut s’en souvenir longtemps et en parler pendant deux ans.

    Lors de la sixième Biennale des illustrateurs de Moulins, en septembre 2021, le document présentant les journées professionnelles annonçait plusieurs moments titrés Dans le cabinet de curiosités de… et Anne-Laure Cognet, présidente des Malcoiffées, annonça dès l’ouverture « un nouveau format de rencontre, en duo, qui permet d’interroger la bibliothèque et la tête de nos invités « . Tout un programme.

    Le terme de cabinet de curiosités est précis. Il fait référence aux collections riches et diversifiées des amateurs éclairés des XVème et XVIème siècles. Un ensemble hétéroclite d’objets naturels, artistiques ou scientifiques qui questionnait les connaissances du moment et enchantait le monde.

    Appréhender l’œuvre des illustrateurs et des illustratrices, des artistes, par leur intimité, par ce qui fait leur quotidien, par ce qui les a nourris dans l’enfance ou l’année dernière, discuter des goûts des uns et des autres afin de s’approcher de l’œuvre de l’auteur ou de l’autrice sont des entrées de médiation généralement très appréciées des amateurs qui sont alors à même de comprendre, de s’identifier. C’est une façon de relier les univers des artistes, de les rapprocher. Cette manière de faire, qui n’est pas nouvelle, suscite généralement un vif intérêt de la part des lecteurs. Peut-être un peu moins, a-t-il semblé, de la part des professionnels présents lors de ces journées moulinoises.

    Peut-être parce que le dispositif était neuf pour l’équipe de la Biennale, peut-être aussi parce que les illustrateurs interrogés n’étaient pas rompu à l’art de la converse, les deux premiers duos ne furent pas très probants. Difficile sans doute de se raconter autour d’un livre hier, d’un livre aujourd’hui, d’une musique, d’un film, d’un lieu ou d’un objet.

Des micro-trottoirs au sortir du premier jour  

    Michèle et Dominique, médiathècaires, témoignent : « C’est assez bateau, cela doit dépendre de l’animateur du débat. Difficile de rebondir, de faire des liens. Je suis assez déçue. Je suis pourtant, généralement, de l’avis que la connaissance de l’intimité des auteurs permet d’aller un peu plus loin dans la compréhension de l’œuvre. Que cela rend plus facile l’entrée dans un univers d’artiste. Mais cela doit dépendre des cas. »

    Magali exprime l’idée contraire : « C’est intéressant, même si c’est un peu trop comme un portrait chinois. C’est rapide certes, mais cela permet de mieux connaître. J’ai noté des choses qui m’ont vraiment intéressée. Les échanges entre les illustrateurs furent réels. C’est plus riche comme cela car un dialogue est permis. Les visuels qui furent projetés amenèrent aussi plus d’intimité, ce n’était pas juste une interview. »

    Agnès, Marie et Laure, toutes trois médiathècaires aguerries, sont plus réservées. Agnès : « Ce n’est pas très abouti comme démarche. Ça n’apporte pas beaucoup d’eau au moulin. Les réponses sont plus superposées que croisées. Je m’attendais à autre chose. Peut-être qu’en orientant différemment les questions, les réponses auraient eu un autre contenu. » Marie : « Je ne suis pas vraiment pour connaître l’intimité des gens, artiste ou non, mais des éclairages peuvent changer la donne. Il y a peu de choses à portée pour un néophyte. Je reste assez mitigée. » Laure : « C’est un portrait chinois amélioré et pas extraordinaire comme on aurait pu s’attendre d’un cabinet de curiosités. Fera-t-on la démarche personnelle d’aller voir les références énoncées par l’un et par l’autre ? Je suis un peu déçue, un peu sceptique. »

   Les neuf étudiantes en master Métiers du livre et de l’édition de l’université Blaise Cendrars de Clermont-Ferrand sont plus dans de nuance :

. « C’est intéressant. Ça permet des échanges, des interactions. Ils ont des références et des choses en commun. Ce ne sont pas vraiment ces choses-là que l’on demande en interview même si celles-ci influencent beaucoup. Leurs réponses ont apporté des informations sur la personnalité des illustrateurs, sur leurs goûts, sur ce qu’ils écoutent en travaillant. »

. « Un cabinet de curiosités, pour moi, réclame la vraie visite des ateliers des illustrateurs,  de leurs cadres de vie et de leurs univers plutôt que la projection d’un diaporama. »

. « Je m’attendais à connaitre les lieux de travail des illustrateurs, leurs univers, les objets qui les entourent, ce qu’ils ont dans la tête, leurs influences, plutôt que ce genre de portrait chinois. »

. « Je ne suis pas enthousiasmée par principe. Je comprends l’idée, mais cela ne marche pas vraiment. C’est un peu artificiel. La musique par exemple, il faudrait l’écouter ! Les références ne sont pas connues de tous. Pourtant, c’est une bonne entrée en matière. Je me suis prise au jeu et j’ai eu envie de crier la réponse, façon Jeu des 1000 euros, lorsque l’illustrateur cherchait un nom. »

. « Les cabinets de curiosités, j’adore, mais ici, je suis mitigée. Sur le papier, cela sonne bien, mais on reste sur sa faim. Peut-être qu’en introduction à quelque chose d’autre ? Je n’ai pas de religion sur la médiation. Faut-il ? Ne faut-il pas ? J’ai plus envie de retourner voir l’exposition avec quelques explications plutôt que de connaître l’intimité de l’auteur. D’autre part, c’est vrai, ce n’est pas facile de parler de soi de façon intelligente. Peut-être faudrait-il voir l’exposition en premier et suivre le duo dans son cabinet de curiosités ensuite. »

Puis, ce fut le deuxième jour

    Le second jour, les choses avaient mûries sans doute. Un autre animateur, plus à l’aise, présenta le duo comme “un exercice contraint avec les mêmes questions aux deux illustrateurs et des réponses très dissemblables. » Une façon, précisa-t-il, de rentrer dans l’imaginaire qui a fondé leur inspiration.

. Un livre hier ? 

    aNNe Herbauts, autrice et illustratrice, répond : « Je n’aime pas ce genre de questions, donc j’ai un peu détourné car je n’ai pas de mémoire. Et puis un seul titre ou quatre, c’est pareil ! À la fin de sa vie, on peut, peut-être, dire ce qui nous a marqué. Je vais aujourd’hui perturber la demande, la casser un peu. » Et aNNe nous montre quinze livres et albums qui lui plaisent toujours…

    Benjamin Chaud, auteur et illustrateur, répond à son tour : « Je pense à Victor Hugo, mais je ne l’ai pas lu. » Le ton est donné : adieu cabinet de curiosités, portraits chinois et autres questionnaires de Proust ! Il faut compter sur les artistes pour donner une image du monde qui leur ressemble.

    aNNe exhibe six pages de couvertures : « J’ai eu tous ces livres entre les mains. Et, enfant, j’étais baignée de mots. Mon père était botaniste et géologue et j’ai fait des stages d’ornithologie quand j’étais petite. La richesse du vocabulaire scientifique est juste mais pas forcément drôle : lapereaux, taillis, genêts. Aujourd’hui, on dit un petit lapin, un petit arbre. J’aime les vrais noms botaniques. J’ai lu Marcel Aymé à mon fils pour la fluidité des mots. On partage comptines et poésies, chansons aussi qui enrichissent le vocabulaire. La musicalité de la langue me réjouit. Quand j’écris, je mets en bouche les mots et je les goûte. Je bois la langue. »

    Benjamin ajoute : « C’est le catalogue de la Redoute que j’ai le plus lu. Nos souvenirs sont souvent fabriqués par les questions des journalistes. Moi, j’étais cet incapable. J’avais un poil dans la main. »

    « Ne pas oublier de parler de l’odeur des livres. » ajoute aNNe. Et Benjamin confirme : « J’aime les vieux livres de poche qui sentent le bateau. »

. Un livre aujourd’hui ?

    aNNe : « Mes livres de travail, des guides naturalistes. Pour être, parfois, un peu précise. Pour des images dessinées plus rêvées que réelles. » Benjamin : « Les livres que je lis pour moi et qui me tiennent les yeux ouverts le soir, des polars américains. Je lis beaucoup. Les seuls magasins que j’aime sont les librairies, j’aime les critiques et entendre parler les auteurs. »

. Une musique ?

    « Les oiseaux, Serge Reggiani, Jacques Brel, Georges Brassens, Barbara, mes parents, Jean-Sébastien Bach », répond aNNe. « De la musique hypnotique en boucle telle celle du groupe Stupeflip », répond Benjamin.

. Des films ?

    « Ceux de David Lynch, un réalisateur fondateur, culte, marquant », dit Benjamin qui précise : « Comme illustrateur, on fait décor, lumière, casting et costume, tous les métiers ». aNNe avoue tout : « Moi, j’ai été élevée dans une maison sans écran. Désormais, j’aime Artavazd Pelechian, Andreï Tarkovski, Abbas Kiarostani, Jean-Luc Godard et Hayao Miyazaki. »

. Un lieu ?

    « Je choisis un lieu extérieur, dit aNNe, un refuge ou la montagne qui est un refuge. A la montagne, le son vient du dedans. J’aime aussi les tableaux où l’on se met à l’intérieur. » La forêt, pour Benjamin, est le décor idéal : « Tout peut y être, en fonction de ce que tu plantes. J’ai grandi dans les Hautes-Alpes et, aujourd’hui, je vis dans le Vercors. »

. Une œuvre d’art où vivre ?

   aNNe répond : « Les œuvres font vibrer à l’intérieur, Ça touche, ça remplit l’âme. Ça ne fait pas toujours du bien. Jérôme Bosch, c’est très grand pour vivre dedans. Faut pas aller dedans. »

. Un objet ?

    « Un arbre, dit aNNe, avec l’envie d’un au-delà de l’objet. C’est ancré. C’est pour les oiseaux, le vent, le sol, les saisons. » Benjamin hésite : « Un fauteuil dans un salon de coiffure pour dames comme dans le morceau de raï du groupe Gwana Diffusion. Ou être réincarné dans un crayon, un carnet, un outil, avec l’envie, fort intéressante, d’être passif, d’être un réceptacle ».

. Un dessin regretté ?

   aNNe : « Je vis plus avec des remords qu’avec des regrets. Peut-être un dessin qui aurait blessé quelqu’un. » Benjamin ne regrette rien non plus : « J’ai juste envie d’avancer, avec plein d’idées et de projets. La nuit, l’attention est concentrée. Je m’oblige à noter le plus possible. L’idée est limpide et fragile, décantée, mais au réveil, on secoue la bouteille et tout devient trouble. Je n’ai pas de regrets. Rater, c’est bien, l’accident crée la forme ». aNNe poursuit : « C’est au problème, à l’obstacle, que tu avances le mieux. Je dessine avec l’autre main, m’oblige à m’accrocher. Mal dessiner, c’est être plus juste que le beau dessin. Je vais vers ce que les gens n’aiment pas chez moi, parce que c’est moi « .

. Un dessin jamais montré ?

    aNNe n’aime pas montrer de dessin avant qu’il soit fini. « C’est dans la tête, dit-elle, trop fragile pour même en parler. Je ne fais jamais de crayonnés propres. » Benjamin, lui, est capable de perdre quinze jours à ne rien faire pour ne pas figer les choses. ANNe dit ne pas se « ruer dedans ». Elle a en tête une liste de personnages à venir. Il lui suffit de prendre un mot dans le dictionnaire pour en faire un personnage. Benjamin prépare des romantiques, soixante-et-un classiques de la littérature revisités.

    La visite s’interrompt – pardon : les duos s’interrompent. Et je crois bien que les cabinets de curiosités m’ont finalement envouté.

par andy kraft – juin 2022

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Auteur, artiste, plasticien, andy kraft (sans majuscule) est à l’origine de nombreuses expositions personnelles, souvent scénographiées. Il est également adepte des installations participatives et on le rencontre régulièrement, à compter de 1995, à Lille et dans sa région, dans le bassin minier du Pas-de-Calais et, plus récemment, dans le Centre Val de Loire. Il arrive à andy kraft d’installer les personnages qu’il dessine sur une pierre, un panneau, une borne d’incendie, au centre d’une ville, devant le château de Chambord ou la gare des Aubrais. « Deux choses me passionnent dans la vie : couvrir le monde de petits dessins et rencontrer des gens. Je cherche toujours à concilier les deux dans mes projets. » Titulaire d’un CAPES et d’un DEA d’arts plastiques, il fut instituteur, professeur en collège et responsable du département (lillois) des pratiques culturelles des Centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active. Pour les mêmes CEMEA, il participe, pendant de nombreuses années, au dispositif des Centres de jeunes et de séjours des Festivals d’Avignon, Aurillac et Bourges. andy kraft propose régulièrement des ateliers d’écriture plastique pour les jeunes enfants, les adolescents, les adultes, les personnes âgées. Pendant la deuxième quinzaine de juillet 2019, il était « parti en livre » à la rencontre des habitants d’Épieds-en-Beauce, Ouzouer-le-Marché, Beaugency, Baule, Tavers, Cléry-Saint-André, avec l’association balgentienne Val de Lire et le camion à histoires  Roulebarak, proposant, aux petits comme aux grands, des lectures et encore des lectures, des mots et encore des mots. andy kraft a, en septembre 2021, bénéficié d’un « coup de pouce » du CRILJ lui permettant de visiter les neuf expositions et d’assister aux deux journées professionnelles de la sixième Biennale des illustrateurs de Moulins (Allier). Prochain rendez-vous, début juillet 2022, à Saint-Jean-de-Braye, dans le cadre du festival L’Embrayage, avec l’exposition d’une œuvre collective multi générationnelle composée de plus de 10 000 origamis et autres pliages de papiers sur le thème de la faune et de la flore.

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Coups de cœur moulinois

 

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    En septembre 2019, j’ai pu me rendre à la Biennale de Moulins pour la première fois, avec plaisir. Je remercie le CRILJ pour son Coup de pouce.

    Si je n’ai pas profité, autant que je l’espérais, des conférences et débats avec les illustrateurs, par contre j’ai eu beaucoup de plaisir dans la découverte de la ville, de son Centre national du costume de scène et de ses églises, dans la rencontre de personnes chaleureuses, dans la visite des expositions et autour de toutes les animations. Aussi, vous représenterai-je uniquement mes coups de cœur.

. Les Moulinettimages

    Pour leur première participation à la Biennale des illustrateurs, les étudiants de Jean Monet ont conçu deux grands moulins à images et à roulettes qui ont circulé dans les rues du centre-ville. Nous les avons rencontrés et avons admiré leur performance. Armée de pinceaux, encres diverses, tampons de la ville et imagination débordante, une étudiante a illustré pour nous la lecture d’un texte loufoque déclamé de façon magistrale pour notre grand plaisir.

. Les Magasinzins

    C’est en déambulant dans les rues de Moulins, passage d’Allier et rue de l’Horloge, que nous avons eu le plaisir d’y découvrir les réalisations des étudiants en illustration de l’École Estienne (Paris) assistés par la classe DMA du Lycée Jean Monnet (Yzeure).

    Sur les façades des magasins en déshérence du centre ville, ces étudiants illustrateurs ont encollé les vitrines avec des images et des mots qui créent d’éphémères magasins de marchandises invendables, des boutiques aux enseignes insolites telles « À la bonne rumeur « , où l’on vendra du on-dit et des bruits à faire courir et « Premiers pas depuis 1990 », le plus grand choix de pas de la région.  Et puis aussi l’enseigne d’un vendeur de courants d’air, « Au marchand de vent », sans oublier « Au roi de la bêtise » ou « le Palais du sourire » ou « La maison Bisou Bisou »…

    Sourires et bonne humeur étaient au rendez-vous dans ce monde qui se délite. Un grand bravo à tous ces jeunes artistes, illustrateurs en herbe. Un regard poétique et humoristique sur notre façon d’être et de consommer .

. Les Ecrimages d’ailleurs et d’ici

    C’est à la salle des fêtes que nous avons découvert ces récits et dessins évocateurs de vies de migrants en souffrance.

    Et nous laissons parler les bénévoles de l’association « Les malcoiffés » qui se sont tellement impliqués dans ce projet dont les réalisations nous ont profondément émues, au point de souhaiter voir ces petits livres ou albums imprimés pour être diffusés :

     « Entre l’ailleurs et l’ici : les frontières…

     Ceux-là les ont franchies, souvent au péril de leur vie, pour fuir la guerre, la persécution, un régime totalitaire, ou pour ne pas mourir de faim. Ils ont pour noms Gétoar, Abdusalam, Kais, Mohamed, Ahmed, Nasser, Jafar, Siddiqua, Ismaël, et sont Syriens, Albanais, Soudanais, Afghan, Guinéen, Ivoirien…

     Ces migrants « d’ici » ont été rencontrés ces dernières années par les bénévoles de notre association dans des circonstances diverses allant de l’engagement dans des associations humanitaires ou des services sociaux, au hasard d’un séjour à l’hôpital ou d’une exposition de peinture.

     Nous avons souhaité les associer à l’aventure de ce festival et leur avons proposé un travail mêlant écriture de texte et création d’illustration. Un patient travail, parfois collectif, souvent individuel, s’est engagé de janvier à l’été sous forme d’un accompagnement à l’écriture, au dessin et à la mise en page.

    Au final, de courts textes illustrés et mis en forme de maquettes de petits livres ou d’albums et qui font l’objet de cette exposition singulière au milieu de celles de nos artistes invités. Mots et dessins offerts comme des gestes premiers souvent chargés d’histoires douloureuses, prenant la forme du conte, du poème ou du texte philosophique ou sociologique, sensibles, pudiques et qui ne devraient pas manquer de toucher les visiteurs. »

    Quel travail ! Quelle réussite ! A faire connaître absolument.

par Monique Caribin –  octobre 2019

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Monique Caribin est retraitée de l’enseignement. Elle est, depuis plusieurs années, une adhérente active de la section régionale des Bouches-du-Rhône du CRILJ. Elle est notamment la référente de l’association pour le Prix des A’crocs, auprès du collège, des écoles primaires et élémentaires, de la crèche municipale et des services municipaux de la Fare les Oliviers où elle habite. Monique Caribin est l’une des quatre boursières ayant bénéficié d’un « coup de pouce » du CRILJ à l’occasion de la cinquième Biennale des illustrateurs de Moulins.

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photos : André Delobel

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Maître chat, l’éléphant et les groseilles à Moulins (2)

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Deuxième partir du verbatim de la rencontre, à Moulins, le samedi 28 septembre 2019, avec Blexbolex, Gilles Bachelet et Joanna Concejo, décrypté par Hélène Brunet, adhérente de la section régionale du CRILJ/Midi-Pyrénées.

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Blexbolex, j’aimerais que l’on parle de Nos vacances qui est un album sans texte qui raconte les vacances bousculées, pour le moins, d’une petite fille par un personnage encombrant un éléphant, tiens donc encore un personnage du bestiaire ! (rires par rapport à la projection) Ce sont de bons acteurs effectivement. Alors, tous tes livres ont plusieurs niveaux de lecture, on peut déjà parler des imagiers sur la manière dont tu les as construits, mais là peut être plus encore. Alors, avant de parler des références ou de la manière  dont les choses se sont empilées, est-ce que tu peux déjà raconter comment tu en es venu à cette forme narrative extrêmement particulière, hybride ?

Blexbolex – Je vais essayer. Je crois que c’était extrêmement difficile pour moi de faire quelque chose d’entièrement nouveau après avoir fait les imagiers. Comme le dernier imagier que j’ai fait, qui s’appelle Romance, c’était déjà sur la narration, j’essayais de constituer la narration par l’image ; c’était à peu près l’idée. Je ne sais plus ce que j’étais en train de raconter…

C’était un projet qui a mis combien de temps ? Comment ça commence ?

Blexbolex – Très longtemps… Comment ça commence, je vis de ça. Je suis amoureux d’une idée et là, en l’occurrence, c’était encore des personnages. J’ai fait une affiche où on voyait une petite fille avec une robe démodée en train de faire une sorte de révérence, entre la pirouette et la révérence. Pour équilibrer l’affiche, j’avais fait un minuscule éléphant. Et j’avais envie d’utiliser ces personnages dans une sorte d’histoire. Ce sont ces deux personnages qui m’ont donné l’idée de ce livre. Donc, là ce sont des personnages qui me mènent à un récit. J’essaye de copier ces anciens livres scolaires où les choses étaient présentées par planches comme ça, c’est une affinité avec la bande dessinée. Quand j’étais gamin, je regardais ces livres scolaire et j’imaginais tout le temps qu’ils étaient en train de me dire quelque chose que le maître ne disait pas. Alors, je regardais, je me distrayais et j’oubliais que j’étais dans une classe. Et je regardais ça, et j’essayais de comprendre l’espèce de message secret un peu bizarre que ces planches éducatives étaient en train de me dire. Donc, j’ai fait des essais de mise en page avec des personnages, etc. La narration est un peu rude, un peu difficile, ce qui fait que je me suis rapproché d’une forme plus proche de celle de la bande dessinée dans ce livre. Mais j’ai gardé cette idée de planche parce qu’à l’ouverture du livre, quand on tombe sur une double page, où la scène principale est racontée, et la narration est distribuée sous forme de vignette. J’ai été aidé par un autre livre de Richard McGuire et qui a à peu près ce genre de disposition mais dont la narration ne fonctionne pas de cette façon-là. Elle est par couche. Moi, j’avais envie de mettre vraiment de l’ordre dans une grammaire narrative sur ce dispositif de double page.

Le fait est que tu as des vignettes qui vont décomposer une action, revenir dans le temps, se projeter sur la page d’après. Le temps se lit dans cette décomposition d’images.

Blexbolex – Oui, ce qui m’intéressait, c’est d’être dans des pontages. On est dans une scène et il y a une petite scène qui se joue à côté et d’une petite image peut naître la double page suivante. Donc, c’est comme si on faisait des zooms et des dé-zooms à l’intérieur de ces différentes successions d’actions.

Alors, tu citais Richard Mcguirre qui fait un travail parallèle. Est-ce qu’il y a d’autres références sur ce livre-là ? Parce que pour Maître chat, on n’en a pas parlé, mais tu as mis plein de petites affiches sur les palissades. Elles pouvaient avoir été découpées depuis des timbres-poste, depuis toute une culture : soit constructiviste, soit bouts de papiers venus de l’Est. Enfin, je ne sais pas exactement. Et là, dans ce jeu des références, comment ça s’est construit pour Nos vacances ?

Blexbolex – Là, j’ai investi et une fois que j’ai ça, je pense à d’autres articulations, à d’autres scènes et là c’est plus du côté de la littérature. C’est un auteur japonais, c’est Kenji Miyazawa. Ce sont deux histoires qui sont venues nourrir mon récit ; c’est-à-dire que la partie qui se trouve dans le train vers la fin du livre, la scène de rêve vient d’une nouvelle de Miyazawa en tous cas pour le contexte. Après, pour le récit, c’est quelque chose de différent. Mais, sur le contexte, je me suis appuyé sur cette nouvelle. Elle s’appelle Traversée de la nuit, je crois. Et pour écrire la scène de la fête de village un peu bizarre, c’est encore une nouvelle de Kenji Miyazawa et ça s’appelle Place de Pollano. Mais ça s’est mélangé avec un souvenir personnel que j’ai pu reconstituer en moins de pages parce que je l’avais déjà vécue. Ce livre-là, c’est un mélange de souvenirs personnels et de nouvelles qui m’aident à poser la dramaturgie. Et après, c’est nourri de paysages que j’ai croisés soit en vacances, soit en d’autres occasions. C’est des chassés-croisés, c’est une sorte de collage aussi ce livre.

C’est une sorte de collage effectivement. Gilles, peut-être qu’on pourrait aborder maintenant le rôle de la mise en page. Dans tes livres, il y a une grande unité graphique, typographique même, souvent des blancs-tournants, souvent des couvertures construites un petit peu de la même manière. Est-ce que tu peux nous dire un mot de la relation que tu avais avec Patrick Couratin qui a été directeur artistique des éditions Harlin Quist ? J’imagine que c’est le moment où vous vous êtes rencontrés…

Gilles Bachelet – Absolument, oui.

Et Patrick Couratin, qui a été directeur artistique d’Okapi, qui a aussi commis plein d’albums au Seuil en tant que directeur artistique, est-ce que tu peux nous raconter un petit peu quelle était votre relation et comment il a influé au tout début tes albums, puisque le premier sur Le Singe à Buffon a été fait avec lui.

Gilles Bachelet – Moi, je ne suis pas graphiste, je n’ai pas de formation de graphiste. Donc pour moi c’était vraiment une aide d’avoir quelqu’un qui puisse avoir des choix typographiques, des choix de mise en page. En même temps, le système de narration que j’utilise, amène ça. Mais Patrick l’avait perçu. La présence du blanc, ça je pense que ça vient de lui. Les typographies qui sont pratiquement, enfin maintenant je change, j’ai un petit peu changé maintenant …

Oui, de temps en temps, les quelques exceptions.

Gilles Bachelet – C’est vrai que les premiers albums sont sur les mêmes typo ; ça c’est sous son influence bien sûr.

Est-ce que dans ces constructions d’albums vous échangiez ou est-ce que dans la narration les choses ont été très claires pour toi tout de suite ?

Gilles Bachelet – On a échangé, d’autant plus que j’ai squatté un coin de ses locaux pendant plusieurs années. Donc, on était à proximité l’un de l’autre, on déjeunait ensemble, etc. Donc, c’était une immersion permanente, un rapport assez privilégié qu’on peut avoir avec un éditeur que je ne pourrai jamais avoir avec quelqu’un d’autre.

C’est sûr ! Encore que tu peux venir t’installer au Seuil, trouver une petite place…

Gilles Bachelet – Je ne sais pas ; ce n’est pas le même genre de structure.

Ce n’est pas le même univers. Dans la manière dont tu construits tes histoires, est-ce que tu développes ce que tu retiens dans des carnets ? Comment les choses se construisent ? Je sais que tu as une très grosse activité sur Facebook. Pour moi, ça prend peut-être la suite de ton travail de presse parce qu’il y a quelque chose comme ça de la réaction dans l’instant, un jeu de ping-pong avec ce qui vient. Comment les choses se construisent ?

Gilles Bachelet – Je pars souvent de l’idée. Je ne suis pas un dessinateur sur le motif, je ne fais jamais de croquis ou de choses comme ça. Je commence à dessiner à partir du moment où j’ai une idée, plutôt de mémoire, avec de la documentation aussi. Donc, mes carnets de croquis ne sont que des carnets de recherche. Ce ne sont pas des croquis au sens strict du terme. Facebook, ça a été une découverte pour moi parce que a priori je n’avais rien qui m’amenait spécialement à m’intéresser aux réseaux sociaux. J’avais d’ailleurs une page Facebook dont je ne me suis pas occupé pendant des années. Un jour, j’ai mis un dessin et il y a eu une réaction tout de suite, et j’ai trouvé ça très stimulant cet échange immédiat. Donc, c’est devenu un petit laboratoire de travail avec beaucoup de perte de temps, évidemment. Mais, en même temps, c’est une espèce d’émulation, comme je suis un gros feignant… Cette motivation de faire un dessin pour le mettre sur Facebook, pour avoir des retours directement. Je me déculpabilise un peu en me disant qu’il y a des choses que j’ai faites sur Facebook qui sont devenues après des albums.

Dis-nous peut être comment la machine s’est inversée ?

Gilles Bachelet – Par exemple, le petit album Les coulisses du livre jeunesse qui est paru à l’Atelier du poisson soluble est à l’origine une série de dessins qui n’avait pas du tout l’intention d’être un album. C’était juste des dessins postés sur Facebook.

Tu vois cette continuité avec le dessin de presse, enfin dans le rythme.

Gilles Bachelet – Sûrement, mais, en même temps, je n’ai jamais fait de dessin de presse quotidienne. J’ai toujours fait de la presse magazine, donc je n’ai jamais été…

C’était pour Marie-Claire. C’est ça ?

Gilles Bachelet – Beaucoup de presse féminine, de la presse scientifique, de la presse économique, j’ai fait beaucoup de périodes différentes, et puis, beaucoup de presse jeunesse aussi, mais jamais dans ces délais de quotidien. Donc, ça c’est plutôt une nouveauté pour moi. Ce qui est assez drôle c’est que quand on se met comme ça, à mettre un dessin sur Facebook, on essaye d’en mettre un tous les jours, on se met une pression soi-même comme si on se faisait la commande soi-même. Et moi qui ai tout fait pour éviter la commande, en faisant de l’enseignement justement pour arrêter d’être tributaire des commandes de presse. Je recrée une espèce de commande artificielle.

Joanna, le lien avec l’imprimerie est encore un petit peu différent pour toi. Là, je parlais, on a dévié, de la mise en page du blanc tournant etc. Là, ce qui me frappe dans l’exposition, si je prends Une âme égarée par exemple dont on voit des originaux à Moulins ; c’est que tu aimes travailler sur des papiers qui ont déjà vécu, qui sont déjà là, recyclés en quelque sorte. Ceux d’Une âme égarée, c’est un cahier à carreaux, bouffé par l’acide, on peut dire ça, sur lequel tu as travaillé. Comment est-ce qu’on dessine sur ces matériaux qui ont l’air d’une très grande fragilité, d’une très grande précarité ?

Joanna Concejo – Il faut s’adapter à chaque fois. En général, les papiers que j’utilise sont vieux. Ils ne sont pas de bonne qualité. Donc, forcément, ils ne réagissent pas bien au temps qui passe. Concernant ces papiers à carreaux d’Une âme égarée, c’est ma fille qui m’a emmené ce cahier et quand j’ai eu le texte et quand j’ai enfin trouvé l’idée comment j’allais m’y prendre, j’ai dit : « C’est génial, il va me servir maintenant ! ». Mais, c’était affreux, en fait ! Déjà, je l’ai collé sur quelque chose de plus rigide parce que quand j’ai commencé le premier dessin, sans coller cette feuille sur autre chose. J’ai fait un trou. Alors, je me suis dit : « Bon, d’accord, il faut les coller et y aller doucement. » J’ai été obligée d’adapter le crayon à l’exigence de ce papier. A chaque fois, je m’adapte. Je les aime tellement que ça ne me dérange pas de m’adapter. Vraiment, je suis tête de mule, je me dis : « Même si je ne peux pas, je veux dessiner dessus ! » C’est beaucoup l’histoire de m’adapter, mais je suis faite comme ça moi, j’aime bien faire avec ce qu’il y a. C’est pour ça que j’aime bien le travail avec ces papiers. A la fin de ce livre-là, j’ai écrit dans mon carnet de croquis de recherche, le livre suivant sera fait sur du bon papier et sera simple ! (rires) Une promesse pour moi que je n’ai pas respectée…

Le livre suivant, c’est Ne le dit à personne, on est d’accord ?

Joanna Concejo – Oui, donc on va dire que ça va être encore le prochain.

C’est encore un livre à venir de travailler sur du papier neuf.

Joanna Concejo – Neuf, ou au moins, moins capricieux.

En tout cas, quand on regarde tes livres, il y a cette grande continuité qui est donnée par ces papiers usés, cornés. Il y a quelque chose comme ça d’une nostalgie des vieux papiers. Il y a aussi une grande cohérence d’un livre à l’autre.

Joanna Concejo – Oui, mais il existe des livres qui ont été faits sur du papier que j’ai acheté au magasin ! (rires) Un prince à la pâtisserie a été fait sur du papier neuf, de bonne qualité. Ça me plait assez car je ne suis pas en train d’alimenter l’usine de consommation. Je récupère les papiers. Non, ça ce n’est pas ma première pensée. Ma première pensée, c’est une affection particulière. Ils me plaisent ces papiers. Et puis, il n’y en a pas deux au monde qui soient pareils. C’est à chaque fois un exemplaire unique.

On ne peut pas éviter ce rapport à la chose imprimée. Ce serait difficile te concernant, surtout avec cette formation de sérigraphe. Tu as d’abord pratiqué le métier comme ça. Si je prends Nos vacances, on est effectivement sur un livre avec des codes particuliers de cette petite reliure collée comme un livre ancien, presqu’un livre scolaire dont on parlait tout à l’heure du côté un peu sali de Maître Chat.

Si j’en viens aux imagiers, est-ce que tu peux nous expliquer un peu comment ce travail de sérigraphie s’est mis en place parce que c’est très différent entre L’Imagier des gens avec Saisons et avec Romance. Est-ce qu’on peut rentrer un peu dans cette sérigraphie virtuelle puisque tout est fait sur ordinateur ?

Blexbolex – C’est compliqué. Oui, j’ai été imprimeur, donc, on s’habitue à la décomposition de l’image en couleurs simples. C’est à dire que pour pouvoir imprimer, en tout cas en sérigraphie, des images comme celles de L’Imagier des gens, on pense en trois formes bien distinctes : celle du bleu, celle du rouge et celle du jaune. Et, c’est assez instinctif. J’ai commencé à dessiner les personnages sur les couches sur Photoshop. Et, donc, j’ai dessiné la partie rouge et, après sur la couche de bleu, j’ai dessiné la partie bleue ; et puis, je revenais sur la couche de rouge pour corriger. Et, comme ça, peu à peu, je montais les personnages de cette façon-là. C’est comme si, sur l’ordinateur, je faisais le même travail que ce que je faisais sur les films auparavant quand je faisais de la sérigraphie traditionnelle. On employait une sorte de gouache opaque qui était marron et, sur la table lumineuse, c’était beaucoup plus mental car on était obligés de se dire ça c’est du rouge, ça c’est du bleu, ça c’est du jaune. Donc, on passait d’un film à l’autre ; on enlevait, on corrigeait ce qu’il y avait dessus. C’est exactement ce que j’ai fait sur l’ordinateur.

Et qui a été, ensuite, reproduit, enfin, imprimé.

Blexbolex – Oui, comme c’est du ton direct, c’est vraiment… On est très proche de la logique de l’estampe ; c’est-à-dire que là, ce sont des couleurs pures, ce n’est pas de la reproduction en quadrichromie.

Alors, avec Saisons et avec Romance, peux-tu nous raconter comment tu as repoussé le curseur un peu plus loin ?

Blexbolex – Avec Saisons, je voulais garder la même simplicité que L’Imagier des gens, c’est-à-dire utiliser trois couleurs. Sauf que là, j’avais un problème, je n’avais que trois couleurs pour quatre saisons. (rires) Ça commençait à devenir compliqué et je me suis dit : « Espèce d’idiot ! Tu as le blanc du papier ! C’est parfait pour l’hiver ! » Ce qui m’a permis de trouver mes dominantes. Donc, j’avais le vert pour l’été : la superposition du bleu et du jaune, etc, etc. Donc, je me suis donné des dominantes par saison. Et après, comme cela ne suffisait pas, parce qu’il fallait donner beaucoup plus d’ambiance. Pour L’Imagier des gens, on pouvait se le permettre parce que c’est un peu théorique, on va dire. Il peut se permettre d’être plat sur les aplats. (rires) Sur Saisons par contre, en couleurs pures, je dispose de sept tons, les trois couleurs principales et le vert, le violet, le orange même si on ne le voit pas très bien, le marron qui est la superposition des trois et le blanc du papier. Donc, huit couleurs, et ça ne me suffisait toujours pas pour expliquer des cieux clairs par exemple, pour mettre les teintes sur un fruit, etc. Donc, j’étais obligé de casser les couleurs et donc de mettre de la trame dedans, de la matière. C’est, en cassant les couleurs, que là, par contre, j’obtenais beaucoup beaucoup plus de teintes. Et, c’est pour ça que l’aspect visuel est très différent du précédent. Et, quant au dernier, Romance, là je me suis souvenu des albums imprimés que j’ai eu quand j’étais petit. Donc, puisque je suis parti pour tramer mes images, je vais reprendre une trame mécanique. Et ça m’a permis, également, d’imprimer ce livre en trois couleurs. Mais avec une gamme encore plus étendue que celle de Saisons. J’ai fait des essais avec des images beaucoup plus simples, on voyait des aplats, des zones, etc.  Mais je me  suis rendu compte que pour évoquer le conte, il fallait plus aller dans des petits tableaux, vraiment de la vignette. Et que le côté très théorique des aplats ne collait absolument pas à ce livre. Donc, j’ai vraiment fait des essais parce que j’ai vu le nombre de pages arriver. Je me suis dit, je ne vais pas y passer deux ans… Et puis, en fait, si ! C’est comme ça ! On joue, on perd ! (rires)

On joue, on gagne en tant que lecteur, merci ! Parce que là, le jeu est d’une complexité incroyable. Peut-être une dernière question, là on voit ce rapport à l’imprimerie, comment dire, cette histoire du livre imprimé qui se lit dans tes livres. Tu réponds aussi à des commandes, tu fais aussi un travail de presse. Est-ce que tu peux nous en dire un mot ? Est-ce que c’est juste ? Parce que là, on a vu quelques images. (projection) Est-ce que c’est vécu pour toi comme une interruption ? Ou est-ce une routine quotidienne ? Est-ce que c’est un laboratoire comme …

Blexbolex – Économiquement !

Oui, économiquement !

Blexbolex – Autant dire les choses.

Autant dire les choses …

Blexbolex – Après ça dépend de quoi il s’agit… Il y a des travaux d’illustration qui sont des interruptions qui sont très bien parce que les livres c’est un travail long et solitaire. Et les commandes, généralement, on a un calendrier, ce dont tu parlais tout à l’heure et ça met une certaine pression. Ça oblige l’illustrateur à résoudre des problèmes très rapidement. Donc, ça dépend de quoi il s’agit évidemment. Là, je parle plutôt pour la presse. Mais, pour une affiche, on peut disposer d’un temps un peu plus long, ce qui permet éventuellement de réfléchir ; ce qui n’est pas toujours une bonne chose d’ailleurs. Et j’aime bien en lisant un article, ou même en… j’aime bien avoir l’image très vite dans ma tête et passer à la réalisation, le plus rapidement possible. Il faut vraiment que la lecture de l’article produise tout de suite un instantané et j’essaye de faire un dessin le plus proche de l’image mentale sur ce travail d’illustration commercial.

Joanna, tu as toute une partie de ton travail qui ne finit pas dans un livre qui ne commence pas dans un livre dont on peut voir quelques planches ici à Moulins. Est-ce que justement ce sont des moments qui s’intercalent entre les livres ou est-ce que c’est tout le temps en continu ? Parce que ce qu’on peut voir, c’est qu’il y a une très grande proximité entre tes images hors les livres et celles des livres. Est-ce que ça vient en continu, est-ce que c’est un jeu de ping-pong ou est-ce qu’il y a des moments où tu fais un break dans les livres et tu dis : « Voilà, je fais une série pour moi indépendamment ? »

Joanna Concejo – Ça peut être très différent et ça peut être très irrégulier surtout. Ça peut être parfois aussi des commandes ou alors des réponses à quelque chose de précis, parfois ce sont des continuations de livres que j’ai fini, par exemple. Si j’ai encore quelques idées et que j’ai envie de les faire, il existe des images comme ça à la suite du Petit Chaperon rond rouge. Certaines images sont apparues après un livre qui s’appelle Un pas à la fois. Voilà ! Ce n’est pas beaucoup d’images ; ça peut être une, deux ou trois, puis je me dis, quand j’aurai le temps, j’en ferai d’autres et puis je ne le fais pas. Ça s’arrête parce que je commence le travail sur un autre livre.

Alors, il y a les images qui poursuivent le travail, et puis, il y a les images qui précèdent, Gilles est-ce que tu peux nous dire un mot du Casting qu’on va voir arriver bientôt ?

Gilles Bachelet – Le Casting, c’est un petit album qui vient de dessins sur Facebook et qui n’était pas prévu pour faire un album. Et quand on a pensé à faire ce coffret de l’intégrale des albums du chat, on avait pensé au départ faire un album bonus avec des croquis, des esquisses, des dessins qui n’avaient pas été utilisés etc. J’ai trouvé que ça faisait un peu fond de tiroir et je me suis dit que plutôt que faire ça autant faire une série complète et reprendre cette série que j’avais commencé sur Facebook. Je l’ai donc complétée avec le principe du casting. Les personnages de mes albums précédents vont se réunir, vont former un jury et vont faire passer un casting à toute une série de candidats pour choisir qui sera le personnage du prochain album.

Et tu vas t’y tenir ?

Gilles Bachelet – La suite est déjà dévoilée … On sait !

(applaudissements nourris)

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Hélène Brunet habite et travaille dans le Volvestre, territoire rurbain au sud de Toulouse. Elle est enseignante dans le 1er degré et a, cette année, une classe de cours préparatoire. Elle a toujours intégré la littérature de jeunesse dans sa pratique pédagogique et a réalisé plusieurs classes lecture à la Salle du Livre du CADP de Rieux Volvestre. Elle est depuis deux ans adhérente au CRILJ/Midi-Pyrénées où elle occupe le poste de trésorière adjointe. Elle s’est investi dans les projets menés par le CRILJ au plan national, notamment, en 2019, celui autour des représentations de la pauvreté en littérature de jeunesse. C’est une fidèle des rencontres avec les auteurs-illustrateurs qu’invite le CRILJ/Midi-Pyrénées Elle apporte son concours, en 2020 et 2021, au projet Habiter. Hélène Brunet est l’une des quatre boursières ayant bénéficié d’un « coup de pouce » du CRILJ à l’occasion de la cinquième Biennale des illustrateurs de Moulins.

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Photos : André Delobel

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Maître chat, l’éléphant et les groseilles à Moulins (1)

 

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Le samedi 28 septembre 2019, lors de la deuxième journée professionnelle de la cinquième Biennale des illustrateurs de Moulins (Allier), Anne-Laure Cognet, grande connaisseuse de la littérature de jeunesse en général et des albums en particulier, a interrogé Gilles Bachelet, Blexbolex et Joanna Concejo. Nous sommes heureux de pouvoir mettre en ligne, en deux fois, le verbatim intégral de cette rencontre décrypté par Hélène Brunet, adhérente de la section régionale du CRILJ/Midi-Pyrénées.

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Bonjour à toutes et à tous ! Nous sommes repartis pour une matinée, deuxième ronde de ces journées pro. Avec deux rencontres, une première, tout de suite immédiatement maintenant avec Gilles Bachelet, Blexbolex et Joanna Concejo et une seconde rencontre autour de l’œuvre de Roland Topor. Entre Joanna qui vit dans un forêt de traits, Blexbolex qui se débarrasse bien volontiers du trait et Gilles qui nous fait croire qu’un trait est d’une simplicité enfantine. On ne peut mesurer plus grand écart graphique que celui de nos trois invités. On se demande bien ce qui s’est passé dans la tête des organisateurs ? Vos livres sont extrêmement différents mais parfois les familles les plus éclectiques sont les plus soudées alors va-t-on savoir peut-être qu’au fur et à mesure de la discussion il y aura des passerelles et des petits ponts qui pourront se faire de l’un à l’autre de vos univers. Alors, peut-être avant toutes choses, je vais commencer par vous présenter, Joanna tu as fait les beaux-arts de Poznan en Pologne avant de t’installer en France en 1994 comme plasticienne. Et puis, en 2008, tu as commencé à publier des livres illustrés. Ce qui est très intéressant dans ta bibliographie, c’est que ta route croise celle d’éditeurs européens divers. Le premier était italien, puis après tu as publié beaucoup chez Notari en Suisse, chez Oslo en Espagne, en France au Rouergue et à l’atelier du poisson soluble, et puis, tout dernièrement, tu es revenue à la Pologne avec les éditions Format dont nous allons parler plusieurs fois aujourd’hui. Donc, en tout, tu as publié une quinzaine de livres illustrés, le plus souvent sur les textes des autres, mais pas tout le temps, de ça aussi on reparlera dans cette rencontre. Blexbolex, tu as fait les beaux-arts d’Angoulême puis tu as découvert la sérigraphie ; ce qui a fait que tu as rejoint les éditions Cornélius dès 1996 comme directeur de collection. Sur la scène jeunesse, tu as illustré plusieurs livres chez Thierry Magnier, au Seuil, chez Nathan, mais on peut quand même vraiment dire que ce qui a été la rampe de lancement absolue incontournable commence avec Albin Michel et avec L’Imagier des gens paru en 2008, couronné meilleur livre du monde, j’adore ce titre, je le trouve superbe, et puis, qui va être suivi de Saisons l’année d’après et de Romance faisant ainsi de ta trilogie des imagiers un marqueur assez exceptionnel. On a dû attendre quelques années avant de découvrir deux nouveaux albums ; je me cantonne à la scène jeunesse qui sont Nos vacances en 2017 et Maître Chat l’année dernière dont nous allons parler aujourd’hui. Et Gilles Bachelet.

Gilles, tu as fait les arts déco à Paris que tu as brièvement, enfin que tu as contourné de belle manière puis tu as publié tes premiers albums jeunesse chez Harlin Quist.

Gilles Bachelet –  Avec une petite participation car c’était déjà la fin des éditions Harlin Quist.

 Et puis de toutes façons, c’était un des principes d’Harlin Quist d’avoir des albums collectifs. On était vraiment dans ce grand tournant des années soixante-dix. Mais c’est suite à la naissance de ton fils que tu publies en 2002 Le singe à Buffon et là-aussi tout commence peut-être plus qu’avec les précédentes participations, tout commence pour toi en tant qu’illustrateur jeunesse et évidemment Mon chat le plus bête du monde en 2004 est un personnage qui va t’accompagner, te suivre. Elles sont collantes ces petites bêtes ! Voire même te poursuivre, puisque va sortir incessamment sous peu ce qu’on peut appeler un « track on »  de Mon chat le plus bête du monde  et qui s’intitule Le casting.

 Gilles Bachelet – Pour fêter les 15 ans du chat.

Voilà, on fête les 15 ans

Joanna Concejo – Il est encore vivant ?

Gilles Bachelet –  Non, celui-là, non.

Voilà pour cette petite présentation. Donc, devant le grand éclectisme de vos livres, je vais commencer cette rencontre par ce qui est peut-être un point commun en tous les cas ce qui peut être une accroche, on va dire ça comme ça, qui est que vous avez tous les trois commis un conte au moins un conte. Alors, commençons peut-être par Blexbolex puisque je l’ai là sous la main. Tu as publié Maître Chat et Maître Chat, pour être honnête, c’était véritablement une surprise à sa découverte parce qu’il  emprunte la ruse et le cynisme à son ancêtre le chat botté. Là-dessus, il est tout à fait conforme mais avec une verve très actuelle et une écriture très théâtrale qui vient rythmer comme ça ce petit objet. Donc, un chat jeté par la fenêtre par son maître découvre la liberté, rencontre un lapin d’une insondable bêtise et poltronnerie ; ce n’est pas le trait premier du lapin. Et alors que le chat envisage le hold-up d’une petite épicerie, il se fait attraper et retourne à son état de chat domestique. Alors commençons par le commencement, tu dédies ce livre à Charles, Michael et Joseph qui sont-ils donc ?

Blexbolex – Charles, c’est Charles Perrault évidemment. Michael Kouliakof, c’est Le maître et Marguerite et il y a un personnage particulièrement odieux mais très drôle qui est un démon qui a la forme d’un chat très volumineux et particulièrement odieux. Et le dernier, c’est Joseph Lada qui est un illustrateur tchèque et auquel la silhouette de mon chat doit beaucoup car il a créé et illustré un livre qui s’appelle le chat Mikes. Au contraire de mon personnage, c’est un chat d’une gentillesse extrême parce que trop naïf. Il ressemble vraiment beaucoup au personnage que j’ai dessiné il a des petites bottes rouges et une casquette donc je me suis amusé à faire un méchant Mikes.

Un méchant Mikes. Le fait est que ces personnages ce chat et ce lapin appartiennent à ton vocabulaire, ce sont des personnages que l’on retrouve ailleurs.

Blexbolex – Oui, ce sont mes personnages amusants que j’ai utilisé le chat et le lapin dans un album qui n’est pas destiné aux enfants qui s’appelle Hors zone ; c’est amusant de ramener ces créatures dans différents contextes sur différentes scènes comme des comédiens. C’est pour ça que j’ai mis ce livre sous forme de pièce de théâtre ; ce sont des comédiens que j’engage pour un temps.

Des intermittents ?

Blexbolex – C’est ça ! De quoi vivent-ils après ? … Je ne sais pas, ils sont chez Gilles ?

Très certainement ! Voilà ce sont des personnages mais le fait est qu’ils s’inscrivent en toi. Ils reviennent à d’autres moments comme un vocabulaire graphique mais ils s’inscrivent aussi dans cette histoire du livre longue. Notamment cette couverture où le chat fait révérence et, du coup, il fait référence. Est-ce que pour toi c’est important de s’inscrire dans cette tradition longue de la représentation, ici du Chat Botté ?

Blexbolex – Oui, bien sûr ! C’est un jeu de réponse culturelle et je tiens à leur rendre hommage c’est-à-dire que sans ces personnages, je n’ai pas de création pratiquement, je n’ai que la fantaisie de les réemployer, de les réinterpréter. Ces personnages pour moi sont essentiels, supérieurs. Par exemple, dans Romance, les personnages comme par exemple Pinocchio, sont des archétypes. Grâce à ces archétypes, je peux m’exprimer mais pour moi c’est ce qu’il y a de mieux dans l’expression de la littérature enfantine. Ça commence par des personnages pour moi pratiquement.

Gilles, est-ce que pour toi aussi ça commence par des personnages, toujours ?

Joanna Concejo – Ça  commence par des envies de dessin déjà. Après, c’est dépendant de chaque album, si vous parlez d’un album en particulier.

Là, ce qui m’interpellait, c’était toutes ces références aux personnages traditionnels.

Gilles Bachelet – Oui, j’en ai aussi dans Madame le Lapin Blanc. Je me réapproprie des personnages d’autres auteurs.

En l’occurrence Lewis Caroll ?

Gilles Bachelet – Qui appartiennent à Lewis Caroll. En inventant d’autres à-côtés, un petit mélange des deux. C’est une facilité pour moi car je n’avais pas particulièrement envie de dessiner Alice parce que je ne sais pas dessiner les petites filles donc j’ai dessiné des lapins. (rires)

Mais s’adosser au texte, s’adosser à cette culture, c’est important aussi ?

Blexbolex – Pardon, j’étais en train de penser au lapin blanc. S’adosser, c’est-à-dire… ? Non, ce sont des personnages qui me sont extrêmement sympathiques qui me donnent des envies de conter mais c’est parce qu’ils ont déjà un vécu littéraire culturel ; ce sont pour moi des personnages familiers.

 En tout cas, si j’en viens à ce Maître Chat et à la tradition dans laquelle il s’inscrit, c’est une tradition qui est assez bousculée dans le traitement que tu en fais, que tu lui proposes. Notamment, avec son décor de poubelles, ces objets qui trainent un petit peu à chaque page ces bouteilles, ça n’a rien à envier au Singe à Buffon, il y a un petit problème d’alcoolisme en commun entre les deux albums, avec cette trame noircie comme si l’imprimeur n’avait pas lésiné sur l’encre. Est-ce que cet objet du conte avait besoin d’être un peu patiné ?

Blexbolex – D’être un peu sali, oui ! De toutes façons, le personnage du chat est vraiment méchant. C’est parce qu’il échoue qu’il devient sympathique et donc j’avais envie de donner un arrière-plan relativement sordide à cette histoire qui est exprimé par les déchets, par les traces d’alcoolisme et le fait que l’univers urbain est en train de se construire à ce moment-là avec ses palissades etc. etc. Un univers pas fini, en construction, un peu sale. Là-dessus, je construis mon histoire avec un personnage qui échoue à être totalement méchant, et tant mieux pour lui, et tant mieux pour le lecteur !

Joana, tu as illustré deux contes, Les cygnes sauvages en 2011 et Le Petit Chaperon rouge en 2015. Je vais plutôt m’arrêter sur ce dernier parce que ce Petit Chaperon rouge propose une véritable gageure ; c’est-à-dire que tu as dans le même livre proposé les deux versions du conte : celle de Perrault et celle de Grimm à la queuleuleu. En faisant, par tes images, un lien qui t’est propre et en enchaînant, en donnant l’unité à ces deux textes. Est-ce-que tu peux nous raconter comment ça s’est passé ?

Joanna Concejo – Oui, je vais raconter parce que je m’explique toujours de ce projet.

C’est vrai ? On te demande de te justifier ?

Joanna Concejo – On me le demande mais je ne me  justifie pas moi-même. Je justifie les choix d’édition parce que ce livre n’a pas du tout été pensé comme ça. C’est l’édition française qui est comme ça. C’est l’unique version qui a les deux versions du texte. Ce n’est pas du tout mon choix. Donc, je suis obligée de m’expliquer de quelque chose que je n’ai pas décidé. Moi, j’ai dessiné uniquement pour la version des frères Grimm. Normalement, comme tout le monde, pour un seul texte ! Et l’éditeur, lorsqu’il a acheté les droits parce que le livre dans sa version première est coréen. Et bien, il a eu l’idée brillante de mettre les deux textes ensemble !

Ce qui fait que tu es enquiquinée à chaque fois ?

Joanna Concejo – Oui, j’arrive dans les classes et les enfants me disent : « Mais, tu as fait n’importe quoi ! ». (rires) Et moi, je suis entièrement d’accord ! Je leur dis : « C’est n’importe quoi, ce livre ! ». (rires) Ensuite, je leur explique pourquoi il est comme ça. Mais moi, je suis vraiment d’accord avec eux et, je prends la responsabilité de ce que je dis, je n’ai pas voulu ça, mais l’éditeur voulait tellement ça.

L’éditeur a tellement voulu cela qu’il a gagné ?

Joanna Concejo – Il a gagné et, du coup, moi, lorsque je raconte cet album, j’ignore les deux textes. Je tourne les images et je raconte ma version !

Le fait est que tu racontes une version du Petit Chaperon rouge qui t’appartient totalement. Ne serait-ce que parce qu’on n’a jamais vu le petit chaperon rouge et le loup faire une course en sac et que cette image est juste …

Joanna Concejo – Non, mais ce n’est pas forcément parce qu’on ne l’a jamais vu qu’ils ne l’ont pas fait ! (rires)

Absolument ! Joanna sait ça, elle ! Tu as une façon d’illustrer ce conte en partant vraiment sur des détails un peu sur la marge sur la bande. Est-ce que illustrer une scène convenue t’ennuie ? Comment les choses se passent pour toi, sur un texte fondateur que tout le monde connait ?

Joanna Concejo – Non, ça ne m’ennuie pas. Je ne me sentais pas dans quelque chose de convenu, non plus, pas du tout. Et moi, je sais ! Je « connais » exactement où ça s’est passé ! Je plaisante. Quand j’étais petite, j’étais persuadée que ça se passait dans le village de mes grands-parents parce que sinon, comment ma grand-mère aurait-elle été au courant ? (rires)

Très bien, voilà, il nous fallait la clé !

Joanna Concejo – Je demandais des précisions à ma grand-mère. Je lui demandais sur quel chemin, dans quelle forêt exactement, à quel endroit sur ce chemin a eu lieu la rencontre ?, où est la maison de la grand-mère ? Elle jouait le jeu, elle était très rigolote ! Ma grand-mère disait : « C’est là-bas, c’est cette forêt-là. » Donc, sur le coup, je n’imaginais pas tout de suite ce qu’ils pourraient faire ensemble ces deux-là. Mais, non, ce n’était pas un exercice de quelque chose de convenu qu’il faille faire ceci ou cela.

C’est le petit chaperon rouge de ton enfance ?

Joanna Concejo – Oui, exactement avec des lieux de mon enfance, avec presque ma vraie grand-mère, je dis presque parce qu’elle ne fumait pas. Dans le livre, elle fume donc c’est un peu ma grand-mère et ma mère ensemble. Je ne faisais que dessiner ce que j’ai toujours vu à cet endroit-là.

On a éclairci un mystère. En tous cas, les éditeurs font donc n’importe quoi ! Gilles, tout fout le camp chez ma mère l’oie, ça on le savait ! Avec Il n’y a pas d’autruche dans les contes de fées en 2008, c’est un de tes  premiers albums qui va attaquer frontalement ce patrimoine des contes. On peut dire qu’on accumule une série de scènes extrêmement drôles sur ces contes du répertoire mais dans l’ensemble tu as d’autres livres qui taquinent le conte de fées d’une manière ou d’une autre ; dont Le chevalier ventre de terre, par exemple, qui est l’histoire de cet escargot procrastinateur et vraiment beaucoup trop lent pour arriver à temps sur le champ de bataille et qui est présenté comme un conte de fées. Alors, ma première question : Est-ce qu’un conte de fées, pour toi, est un bon terrain de jeu ?

Gillles Bachelet –  Bien sûr, quand on aime pasticher les choses ! Moi, j’appelle ça jouer avec les affaires des autres, avec les jouets du copains.

Tu me prêtes ton personnage !

Gilles Bachelet – Il faut le faire avec des choses qui sont très connues, sinon ça ne marche pas. Partir d’archétypes, de clichés que tout le monde connait. Par exemple, Le Petit Chaperon rouge, il y en a je ne sais pas combien de milliers de versions ; c’est inépuisable ce qu’on peut faire avec ça. C’est donc l’occasion de faire intervenir les personnages.

De foncer dans le tas. Alors, si on parle des personnages, pour ces contes de fées, tu as quand même pris des animaux, comment dire, des animaux réputés difficiles à dessiner : une autruche et un escargot.

Gilles Bachelet – Ce n’est pas difficile, c’est un animal, pour un illustrateur, qui est du pain béni parce qu’il y a le contraste du noir et du blanc et il y a le contraste des parties toutes emplumées et des parties toutes nues. Et puis, ça a un air crétin quand même ! Il faut bien le dire. Moi, j’adore dessiner des autruches. C’est parti d’ailleurs de cette envie de dessiner des autruches.

C’est parti de ça. Tu t’es dit, qu’est-ce que je pourrais faire avec une autruche ?

Gilles Bachelet – C’est à peu près ça oui. (rires)

Alors, un des traits distinctifs, dans ta manière de dessiner parce que beaucoup de tes albums reposent sur ces animaux. Un des traits distinctifs, c’est de ne pas rendre ces animaux humains, de ne pas les anthropomorphiser, ne pas faire comme si ils étaient comme nous avec une expression ou quelque chose qui les rapproche de nos visages. Est-ce important pour toi de rester sur ce registre animal ? De garder cette étrangeté ?

Gilles Bachelet – C’est dépendant absolument de mes albums puisque dans Le lapin blanc, ils sont très anthropomorphisés. Ils sont habillés, ils ont des comportements vraiment humains. Donc, il y a toute une échelle de variation là-dessus.

 Je sais que Benjamin Rabier est quelqu’un d’important, il est dans un certain nombre de pages de tes albums. Comment envisages-tu le lien avec Benjamin Rabier ?

Gilles Bachelet – C’est une espèce d’affinité qui s’est faite comme ça. Elle vient d’un souvenir d’enfance que j’avais de Benjamin Rabier. Je me suis aperçu après, mais sans que ce soit une volonté délibérée de ma part que je reprenais un peu les mêmes systèmes narratifs, les mêmes systèmes de mise en page que Benjamin Rabier. Des séquences d’actions, puis des images plus fouillées avec des décors. C’est difficiles à dire pourquoi on peut avoir une affinité avec le trait de quelqu’un avec l’univers de quelqu’un.

En tous cas, à l’exposition si vous n’y êtes pas encore allés, vous allez y aller ! Il y a une planche absolument magnifique, un hommage à Benjamin Rabier avec un certain nombre de vaches-qui-rit ; en tous cas, le masque de la vache-qui-rit qui a été adopté par un certain nombre de personnages. Le grand jeu c’est de pouvoir reconnaître les personnages sous le masque. Cette planche a été faite à quelle occasion ?

Gilles Bachelet – Elle a été faite pour une exposition à Montreuil qui s’appelait Jubilo, si je me souviens bien. Il y a quelques années, ils avaient demandé à plusieurs illustrateurs. C’était parti du Château d’anniversaire de Claude Ponti. Il fait référence à toutes ses lectures d’enfance et on a demandé à plusieurs illustrateurs d’imaginer une fête en l’honneur de quelqu’un et dans laquelle il ferait figurer… (rires du public qui regarde la planche projetée) une fête en l’honneur de quelqu’un et dans laquelle il ferait figurer des personnages des lectures de leur enfance. Donc, j’ai choisi Benjamin Rabier puisque c’est pour moi une référence et j’ai fait figurer avec les masques de la vache-qui-rit. Puisque quand je vais dans une classe et que je leur parle de Benjamin Rabier, bien sûr les enfants ne connaissent pas le nom de Benjamin Rabier, et quand je leur dit que c’est lui qui a dessiné la Vache qui rit, bien sûr, ça leur dit quelque chose. Cet espèce d’emblème de la Vache qui rit, je l’ai mis comme masque à tous les personnages des lectures de mon enfance.

Alors, le fait est que dans tes livres, il y a un rapport avec l’érudition. Tu accumules tout.

Gilles Bachelet – Juste. Mais je reviens sur l’anthropomorphisme. C’est surtout dans les histoires d’amour que j’ai cherché à ne pas mettre de traits anthropomorphiques et à ne pas mettre des yeux …

Le Chevalier ventre à terre non plus. Ce sont des escargots. Ils sont habillés mais tu aurais pu leur dessiner de grands yeux à ces escargots et ce n’est pas le cas. L’autruche reste une autruche ; c’est pour ça que je trouve que l’habillement ne fait pas tout dans l’anthropomorphisme. Il y a aussi une manière de représenter le visage. Bref, fermons la parenthèse de ces animaux humains. Juste sur le jeu des références, vous avez une manière très différente de les aborder. Gilles, on peut dire que tu les accumules vraiment d’un livre à l’autre. Bon, alors, Champignon Bonaparte, c’était vraiment la référence à la peinture d’histoire. Mais dans Mon chat, tu glisses de nombreux tableaux de grands peintres modernes. Dans XOX et OXO – je me suis entrainée à dire ce titre – , il y a pas mal de références à l’art contemporain.

Gilles Bachelet – Dans XOX et OXO, c’est vraiment développé car il y a jusqu’à 27 références, par double-page, à des artistes.

C’est votre petit défi de toutes les retrouver ! Mais le fait est que toutes ces références à plusieurs niveaux permettent des jeux de lecture très différents. Est-ce que pour toi c’est ça un album réussi, c’est quelque chose où tu peux t’adresser à tout le monde en même temps ?

Gilles Bachelet – Ce que je cherche à faire, c’est que les références soient un jeu avec le lecteur, souvent beaucoup plus avec le lecteur adulte. Mais ce que je cherche, c’est que ça ne perturbe pas la lecture à un autre niveau de lecture. C’est-à-dire que les références, on les trouve ou on ne les trouve pas, ça n’a pas d’importance. Je veux que ça reste lisible pour un enfant. Champignon Bonaparte, par exemple, on n’a pas besoin de connaître l’histoire de Napoléon. C’est l’histoire d’un sale gosse qui embête tout le monde et qui va finir par se retrouver tout seul. On peut le lire à ce niveau de lecture-là. Après, si on connait l’histoire de Napoléon, on va trouver d’autres références. Ce que j’essaye de faire, c’est que les références ne perturbent pas la lecture.

Pour XOX et OXO, on part pour une planète fort lointaine avec des références à la science-fiction que tu n’avais pas encore réussi à placer ailleurs et tout ça pour arriver au bout du compte à un musée d’art contemporain interstellaire, on est d’accord ?

Gilles Bachelet – Oui.

C’était quand même un sacré détour. Joanna, dans tes albums, le jeu des références est peut-être plus un jeu de mémoire parce que tu glisses souvent des cartes postales.

Joanna Concejo – Quelques fois, j’ai mis des petites références.

Ah ! Oui, mais justement ces petites références, ces photos, ces petits bouts de papier, quel rôle joue ce que tu glisses dans le livre ? Parce que c’est très récurrent ces photos, ces documents et ces petits bouts de papier.

Joanna Concejo – Je sais très peu expliquer mes livres, mais c’est normal parce que j’ai lu dans un livre qui s’appelle La main qui pense que ça peut arriver à des gens de ne pas savoir trop ce qu’ils font lorsqu’ils font les livres. Moi, j’ai besoin du retour du public pour que les gens m’apprennent ce que j’ai fait et que je puisse ensuite en parler. Et maintenant, je me suis perdue. Ah, oui ! C’était la question des références. C’est un petit peu, légèrement obsessionnel. Je peins pour épuiser ce petit filon, je ne sais pas combien de temps ça va durer. Mais en tout cas, j’ai une affection particulière, j’ai vraiment une affection énorme pour ces vieilleries. On va dire pour ces vieux bouts de papier, pour ces vieilles cartes, pour ces personnes qui regardent des vieilles photos. Je ne sais pas, je suis encore très très attirée, je ne m’en explique pas. Et puis, moi, je n’ai pas besoin de m’en expliquer, pour quoi faire ? Je n’ai pas besoin de tout expliquer. Jusqu’au bout, lorsque je travaille, je le prends tel quel. Je ne le questionne pas en fait.

J’entends bien. Du coup, laissons de côté tous les petits bouts qui se promènent, certains font référence peut-être à tes archives personnelles et d’autres pas du tout. Laissons-les vivre leur vie dans ces livres-là. En revanche, tu as un rapport aux paysages à la  nature morte, à l’herbier qui est extrêmement fort. D’où vient en toi, cet ancrage dans ces paysages ? Est-ce que là encore tu vas me dire la forêt de ma grand-mère …

Joanna Concejo – Bien sûr, je vais le dire !

… mais est-ce qu’elles font références aussi à des peintures classiques, une culture apprise aux beaux-arts ? Enfin, voilà ! Comment les choses s’ancrent pour toi dans les livres ?

Joanna Concejo – C’est encore une fois quelque chose que je n’arrive pas trop à bien démêler. C’est assez emmêlé, mais, moi, ce fouillis me va. Donc, je ne cherche pas à savoir pourquoi. J’aime les paysages. Je pense que ça y est pour quelque chose, l’environnement dans lequel j’ai vécu jusque assez tard. J’ai quitté ma campagne chérie de manière un peu définitive, pas tout à fait, mais de manière un peu plus significative lorsque j’avais déjà vingt ans. Donc, ça faisait un bout de temps que je n’étais entourée que de paysages, de forêts, etc. De plus, j’ai une fascination pour la peinture. Venant d’où je viens, de la Pologne, nous avions, quand j’étais petite, une grande influence de l’Est. Ce n’est pas un scoop ce que je vous dit là. (rires) J’étais fascinée par des reproductions des peintures russes, sur les timbres, en minuscule. Je pouvais passer des heures sur les albums de timbres avec les reproductions de tableaux de paysages. J’adorais ça. J’avais l’impression de rentrer dedans. Si il y avait un chemin, et bien, j’avais vraiment l’impression d’aller sur ce chemin dans des timbres alors que c’était vraiment tout petit. C’était une fascination que j’avais et que j’ai encore quand quelque chose est petit. Surtout un paysage, ça me fascine. Je suis scotchée. Il y a certainement d’autres références que je ne connais pas, que j’ai laissées entrer en moi sans faire attention, ça s’est mélangé.

Alors, puisqu’on parle du minuscule. Je voudrais qu’on parle du livre qui vient de sortir, Ne le dis à personne, où tu racontes à deux voix avec ton mari Rafael, vos enfances respectives, un jeu de ping-pong entre vous deux. Vos textes rebondissants les uns sur les autres : toi ton enfance en Pologne, lui son enfance en France dans une famille d’origine espagnole et tes images font le lien entre vos deux textes. Le livre est extrêmement touchant, les textes sont très beaux. Quand toi tu te plains d’un manteau hideux, lui raconte des séances d’essayage de pantalon, évidemment pendant la meilleure émission télé. Enfin, voilà, c’est toutes ces petites choses de l’enfance que vous racontez l’un sur l’autre mais graphiquement le trait que tu fais c’est toi qui illustre l’ensemble du livre. C’est de vous représenter, j’imagine tous petits, tous minuscules, perdus sur cette page et souvent de diviser la page en deux. Comment as-tu voulu interpréter vos enfances ? Parce que là, c’est vraiment ce retour aux sources directement, frontalement.

Joanna Concejo – Je ne les ai que depuis hier. Heureusement, merci aux enfants que j’ai rencontrés, qui m’ont posé beaucoup de questions, qui m’ont obligée à penser sur la question. Alors, pourquoi minuscule, parce que comme je me suis servie pas mal de photos : des miennes et des siennes, souvent les photos de l’époque ne sont pas géantes. Elles sont assez petites. Les gens, sur ces photos-là, sont assez petits. Et moi, j’ai voulu garder cette mesure. Donc, si, sur une photo, j’étais toute petite, alors je la dessinais pareil, toute petite. Et maintenant, le contexte, c’est que je suis toute petite, perdue dans cette feuille très grande. Quand les enfants, hier, m’ont demandé pourquoi tu caches une partie des images, pourquoi on ne peut pas regarder derrière, on veut voir le visage de cette petite fille, on ne peut pas le voir ça, nous énerve. Moi, je n’avais pas d’explication. Mais j’en ai une, on va dire provisoire pour aujourd’hui … (rires)

C’est une bonne idée, merci.

Joanna Concejo – C’est provisoire parce qu’elle pourra peut-être encore évoluer changer. Je me suis  dit que c’est un peu comme avec les souvenirs, tout n’est pas net et tout n’est pas découvert. C’est plutôt qu’il y a une partie qui est tellement couverte qu’on n’arrive plus trop à voir. C’est vrai, il y a une petite frustration du fait de ne plus pouvoir arriver à tout voir clair, ou à découvrir ces parties cachées et c’est probablement sorti un peu tout seul dans le dessin ; le fait que celui qui regarde ait aussi la frustration : eh bien non, il ne verra pas le visage de cette petite fille qui est caché par une autre partie de l’image !

Parce qu’on n’a plus accès à ses souvenirs ?

Joanna Concejo – Pas la totalité en tous cas ! Enfin, moi, je suis comme ça, je ne sais pas vous ? Je sens que c’est un sentiment partagé.

(Moulins – septembre 2019)

 

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 Hélène Brunet habite et travaille dans le Volvestre, territoire rurbain au sud de Toulouse. Elle est enseignante dans le 1er degré et a, cette année, une classe de cours préparatoire. Elle a toujours intégré la littérature de jeunesse dans sa pratique pédagogique et a réalisé plusieurs classes lecture à la Salle du Livre du CADP de Rieux Volvestre. Elle est depuis deux ans adhérente au CRILJ/Midi-Pyrénées où elle occupe le poste de trésorière adjointe. Elle s’est investi dans les projets menés par le CRILJ au plan national, notamment, en 2019, celui autour des représentations de la pauvreté en littérature de jeunesse. C’est une fidèle des rencontres avec les auteurs-illustrateurs qu’invite le CRILJ/Midi-Pyrénées Elle apporte son concours, en 2020 et 2021, au projet Habiter. Hélène Brunet est l’une des quatre boursières ayant bénéficié d’un « coup de pouce » du CRILJ à l’occasion de la cinquième Biennale des illustrateurs de Moulins.

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photos : André Delobel

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Zoom sur Nikolaus Heidelbach

 

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Quelle  place accorder  aux  rêves ?

Quelle perception de l’univers de l’enfance ?

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Accompagné de sa traductrice, Nikolaus Heidelbach, auteur-illustrateur allemand talentueux et plein d’humour, nous prend par la main pour nous mener peu à peu dans son univers à la fois tendre et cruel, absurde et émouvant.

La rencontre

    La 5ème biennale des illustrateurs de Moulins démarre en toute beauté avec l’interview par Anne-Laure Cognet de Nikolaus Heidelbach, l’un des plus grands illustrateurs allemands en littérature jeunesse, peu connu cependant dans les pays francophones En effet, sur près de 30 livres parus en Allemagne, moins de la moitié sont traduits aujourd’hui en France et c’est grand dommage.

    Nikolaus Heidelbach nous embarque dans son univers singulier, très élaboré. mais fidèle en même temps  au regard de l’enfant face au monde et à sa dure réalité. Sans limite ni tabou.

    Nikolaus Heidelbach nous confie qu’il a toujours été un très grand lecteur, entouré d’une grande bibliothèque bien fournie et que, parfois s’opère en lui un déclic que lui-même ne s’explique pas, et qui le pousse à dessiner, souvent du matin au soir. Auteur d’une version des Contes des frères Grimm, il s’amuse à dessiner le moindre détail du texte, y compris une virgule. Par exemple, dans un conte, le roi décide de comprendre pourquoi les gens disparaissent autour d’un lac, et quand il s’y rend, au moment où son chien renifle près de ce lac, une main sort de l’eau, et le chien disparaît. Avant sa disparition, une virgule apparaît…

    Travailleur acharné et exigeant, il confie également qu’il passe beaucoup de temps à observer les chefs d’œuvre de grands artistes pour s’en inspirer par la suite dans le fourmillement de détails de ses illustrations.

    Ainsi, il dit « voler » les traits et l’humour du dessinateur allemand Bernard Loriot ; ou bien remplir son vide érotique grâce aux dessins de Jean-Marc Reiser. Il avoue avoir subi les influences de l’américain Edward Gorey – qui a publié plus d’une centaine de livres surréalistes et qui a été primé à Bologne pour ses illustrations, en 1974 pour Le Petit Chaperon Rouge de Grimm, et en 1977 pour Théophile a rétréci, sur un texte de Florence Parry Heide – pour illustrer sous forme d’abécédaires non moins « extra-ordinaires », 26 façons possibles de mourir pour un enfant avec  Que font les petits garçons aujourd’hui ?  et Que font les petites filles aujourd’hui ?

    Sortis en 1994, en voici la suite vingt ans après, dans une maison d’édition qui lui va bien, les éditions Les Grandes Personnes, dans un format à l’italienne. Les personnages sont toujours aussi émouvants et drôles, les situations décalées, les univers dérangeants au regard des adultes et loin du politiquement correct. Par exemple, en mettant en scène des filles créatives, surprenantes et courageuses, il prend le contre-pied des stéréotypes féminins.

    Aussi, avec L’enfant-phoque, plongé dans cet univers de créatures marines inspiré des légendes de selkies*, il a souhaité mettre en avant sa fascination pour l’art de conter et traiter du sujet de la mort du personnage de la mère dans le regard – dont on ne voit presque jamais les yeux – du jeune garçon, sans drame.

    Pour finir, Nikolaus Heidelbach met en lumière son album, récemment sorti en Allemagne, Alma et sa grand-mère au Musée, bientôt traduit  en français, qu’il considère comme un autoportrait.le groupe passe sans aucun regard devant un portrait filmé avec les portables… dans chaque tableau se cache la grand-mère…  L’illustrateur nous guide de manière astucieuse et amusante au travers des 16 chefs-d’œuvre religieux du musée et ne fait pas qu’impliquer Alma dans une conversation fascinante sur l’art.

L’exposition

     Située sous les ors du salon d’honneur de l’Hôtel de Ville, elle vient confirmer à nos yeux la réelle finesse de son univers à travers les originaux de ses albums : Les contes d’Andersen, l’intégralité des planches de Que font les petites filles aujourd’hui ? et de Que font les petits garçons aujourd’hui ?. Gouaches, encres et crayons nous montrent ainsi autant d’images d’un univers surréaliste et dérangeant d’un auteur et illustrateur qui semble « avoir rejoint le complot des enfants contre la vie ennuyeuse des adultes ».

(janvier 2020)

* Les selkies sont des créatures imaginaires issues principalement du folklore des Shetland, en Écosse. Elles y sont décrites comme de superbes jeunes filles (ou assez exceptionnellement comme de beaux jeunes hommes) qui revêtent une peau de phoque, dans le but de se changer en cet animal marin et de plonger dans la mer.

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Né en 1955 à Lahnstein, Nikolaus Heidelbach a étudié la littérature et la civilisation allemande, l’histoire de l’art et les arts du spectacle. Artiste indépendant, écrivain et illustrateur, il vit aujourd’hui à Cologne. C’est l’un des talents les plus originaux d’Allemagne, à l’univers surréaliste et dérangeant. Il a reçu le Grand Prix de la foire du livre de jeunesse de Bologne en 1996 pour Au Théâtre des filles, paru en France au Sourire qui mord. En 2000, il est récompensé pour l’ensemble de son œuvre par le Prix spécial de la littérature jeunesse allemande.

Bibliographie complète et commentée de Nikolaus Heidelbach ici.

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Bibliothécaire, Rose-Marie Sagnes, est, depuis 2017, directrice de la médiathèque de Nailloux (Haute-Garonne). Depuis l’adhésion de sa structure au CRILJ, elle multiplie les partenariats avec la section : rencontres avec des auteurs, chroniques de nouveautés, autres actions. « La médiathèque est ouverte au public 30 heures par semaine. Mais nous avons quand même remarqué que les gens rentrent tard. Ce n’est pas toujours facile pour les usagers de ramener les documents empruntés en temps et en heure. » Voilà pourquoi, une boîte de retour a pris place devant la médiathèque qui permet aux usagers de l’Escal, 2, rue Erik Satie, de rendre les documents qu’ils ont empruntés sans passer par l’accueil. Rose-Marie Sagnes est l’une des quatre boursières ayant bénéficié d’un  « coup de pouce » du CRILJ à l’occasion de la cinquième Biennale des illustrateurs de Moulins.

Adrien Parlange à Moulins

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Trouver sa place et transformer le livre, le personnage et le lecteur

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Adrien Parlange est un jeune créateur d’albums et d’illustrations pour la presse, d’abord graphiste puis formé aux Arts décoratifs de Strasbourg et au Royal College of art de Londres.

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    Dans le cadre des journées professionnelles de la Biennale de Moulins, les artistes invité-es sont intervenu-es en table ronde, à l’exception de Nikolaus Heidelbach. La logique de ces entretiens croisés ne reposait pas nécessairement sur les points communs qui pouvaient réunir les univers de ces artistes. Le dispositif a  été très riche dans le cas d’Adrien Parlange, accompagné pour l’entretien de la graphiste Fanette Mellier. Cette dernière apparaissait un peu à part dans la liste des illustrateurs-trices, même si elle a publié pour les plus jeunes chez MeMo et les éditions du Livre, en tant que graphiste spécialiste de la typographie, ou encore créatrice pour des institutions d’art contemporain.

    Les échanges sur l’objet-livre, sa matérialité, et la place du « regardeur » ont été nourris par les spécificités de ces deux créateurs de texte, d’images, voire d’installations pour Fanette Mellier. Par ailleurs, le dernier album d’Adrien Parlange venait à peine de sortir au moment de la Biennale, éclairant le reste de ses productions de manière stimulante.

    Les livres d’Adrien Parlange nous rappellent qu’un album jeunesse n’est pas réductible à l’impression d’un texte accompagné d’illustrations. L’album affirme chez lui une capacité à être un objet d’expérimentations des formes et du rapport à celui qui le lit et le regarde. Le jeu avec entre texte et image, avec la forme du livre, son champ et son hors-champ, conduit à une participation multiple de la part du lecteur.

    Dès son premier album, Parade, un imagier, les lettres des mots et l’image s’influencent mutuellement au gré de transformations (le mot « table » qui perd des lettres lorsque la table dessinée perd des pieds…).

    Dans certains albums, un objet s’ajoute au livre : le plus connu, Le Ruban, comporte un signet jaune accroché en bas du livre, comme un trait que le lecteur dessinerait lui-même pour compléter les scènes de cet imagier (la langue d’un serpent, le fil d’un funambule…). Dans L’enfant-chasseur et La jeune fille et la mer, une feuille d’acétate reproduit le profil de l’enfant, et l’aplat transparent de couleur, posé sur l’image, révèle un animal ou un objet, faisant avancer l’histoire et les rencontres initiatiques.

    D’apparence plus classique, La Chambre du lion, et son dernier album, Le Grand serpent, sont liés par la technique de la linogravure. Tous deux défient la lecture linéaire. Le premier représente un même décor, la fameuse chambre, et introduit une multitude de personnages, ainsi que des micro-actions non décrites par le texte, le regard du lecteur se déplaçant de manière autonome dans la page.

     Le grand serpent attire immédiatement le regard, avec en couverture ce motif ondulant et blanc du corps reptilien. Le livre exposé à la galerie des Bourbons se déroule comme un grand leporello, les pages liées par ce corps-ligne. Tout commence dans la chambre d’un petit garçon, qui soulève son oreiller et y découvre la queue de l’animal. Il suit cette ligne conductrice, à travers des paysages d’abord urbains puis de plus en plus sauvages et nocturnes, comme dans un rêve, jusqu’à la grotte du serpent. Le lecteur tourne les pages, dans un mouvement en avant, entraîné à la suite du personnage, jusqu’à une rupture lors du face-à-face final. Cette rupture est typographique. Le serpent, la tête bloquée dans sa grotte, ne voit rien du monde, qui pourtant le touche et qu’il sent physiquement. Jusque là, son corps a été au centre des pages, un long trait épais et blanc, comme un espace vide à remplir symboliquement. Le garçon lui décrit sa place dans les scènes qu’il vient de traverser, en une double-page calligraphique, où seul le texte est présent, mais en une ondulation mimant le corps du serpent, qui n’est plus une ligne vide. Le garçon lui raconte sa place au milieu des humains, des animaux et de la nature, remarquable et pourtant non « perturbatrice » pour les personnages et les éléments. Au contraire, l’animal se découvre comme figure protectrice (qui « réunit », « abrite », « recueille » nous dit le texte…). Le lecteur se retrouve à la place du serpent, et la description de l’enfant le pousse à retourner en arrière et à s’arrêter sur chaque page, en raccordant le texte et l’image : on n’avait pas remarqué ce petit œuf posé sur la queue du serpent, tombé du nid, ou cette souris cachée des chouettes . Des histoires particulières se tissent rétrospectivement, mises en mots.  Dernière énigme typographique, les double-pages de couverture tracées d’un motif de croix. Ce signe très simple et plutôt froid trouve un très beau sens (figuratif et sensuel) à la fin de l’album : c’est en effet le geste que fera le petit garçon sur la peau du serpent, une fois reparti dans le monde, comme signe de reconnaissance entre eux. Le livre commence par un pincement et un cri, et finit par un poème et une caresse.

    Au-delà de la page, c’est le tout le hors-champ qui est pris en compte par Adrien Parlange, et offert au lecteur, exploré par son geste ou par son imagination. Dans Le Grand serpent, c’est en partie le sujet du récit, avec ce corps qui n’en finit pas, et le regard aveugle du serpent complété par le texte et le geste du lecteur qui retourne en arrière. Dans La Chambre du lion, la page de gauche où se trouve le texte suggère également la place du lion par la description de bruits de pas inquiétants qui se rapprochent, tandis que l’image à droite montre les personnages et animaux se cachant. L’apparition du lion sur cette page de gauche en devient un événement, mais contrebalancé par le fait qu’il se révèle aussi craintif que les autres personnages, chacun se cachant des autres, aveugle comme le serpent du dernier album, et imaginant ce qu’il se passe hors de sa cachette.

    Cette admiration pour les formes du livre va de pair avec la force des récits proposés, même dans l’imagier Le Ruban, qui crée une montée en puissance jusqu’à l’évocation du voyage. Ces albums nous entraînent dans des récits initiatiques, où les personnages cherchent leur place, que ce soit à travers le motif de la chambre ou celui plus large de paysages traversés dans Le grand serpent, avec cette simple ligne qui interagit avec les scènes représentées.

    Ces récits ne sont rendus que plus forts et mystérieux par les expérimentations de la forme, aussi surprenantes.

    On en revient au regard croisé avec Fanette Mellier, qui affirme la capacité du livre à être un espace de transformation. Transformation, chez Adrien Parlange, graphique, plastique, et initiatique.

par Anouk Gouzerh – septembre 2019

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Anouk Gouzerh a obtenu, en 2015, à l’université Paris-Diderot, un Master « lettres, arts et pensée contemporaine » avec un travail de recherche sur la mise en scène de la parole et du silence au cinéma. Elle est, depuis 2018, salarié de Val de lire, association organisatrice notamment du Salon du livre jeunesse de Beaugency (Loiret). Elle est également  médiatrice culturelle pour l’association Valimage qui réunit photographes et vidéastes amateurs bénévoles de la région balgentienne et dont l’objectif premier est la promotion de l’image sous toutes ses formes. Anouk Gouzerh est l’une des quatre boursières ayant bénéficié d’un « coup de pouce » du CRILJ à l’occasion de la cinquième Biennale des illustrateurs de Moulins.

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Photos : André Delobel

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Bibliographie des livres mentionnés : 

… Chez Albin Michel jeunesse :

. Le grand serpent, 2019

. La Jeune fille et la mer, 2017

. Le Ruban, 2016

. L’enfant chasseur, 2015

.  La Chambre du lion, 2014

… Chez Thierry Magnier :

. Parade, 2009, collection Tête de lard,

Philippe UG à Moulins

 

Les pop-up de Philippe Hug, c’est rock and roll

« Philippe UG, qui expose ses pop-up à la salle des fêtes de Moulins, a mené une visite-rencontre-punchy, hier, à laquelle une trentaine de personnes ont participé. L’homme a entrepris de déconstruire l’image de « Bohème rêveuse bouts de ficelle » qu’on pourrait avoir du métier d’illustrateur. Après cette visite, on imagine bien plus un travail devant un ordinateur, des coups de fil à des usines et des petites mains qui assemblent les pièces de papier à la main en Chine. Car là est bien la réalité de la production du livre, notamment du pop-up, qui est semi-industrialisée. « Pour arriver à une telle finesse de réalisation, il faut des machines ! » Comment Philippe UG crée-t-il donc ses livres ? « Je travaille essentiellement à l’ordinateur, après avoir créé une « maquette sale » faite avec tout ce que je trouve, pour faire un brouillon rapide. Il faut que la main arrive à suivre la cervelle ! Je travaille ensuite avec un logiciel vectoriel. Avec cet outil, je peux tout faire, par exemple, l’œil d’un oiseau, ses plumes, son bec ». La maquette créée par l’artiste est ensuite améliorée par un ingénieur papier (pour le cas de Philippe UG, c’est lui-même, sinon, c’est souvent un certain Bernard Duisit), avant d’être envoyée à l’éditeur et à l’imprimeur. « C’est là que les problèmes commencent. Car c’est trop gros, et du coup, c’est trop cher. Il faut que le livre soit ensuite vendu moins de 20,00 euros. On coupe, on réduit et on glisse des dessins à la place des découpages de papier en trop. On vous l’avait dit : ça casse le mythe. »

( par Marjorie Ansion – La Montagne – 1ier octobre 2017 )

 

(photographies : Françoise Lagarde et André Delobel)

 

Né en 1958, Philippe Huger dit UG, diplômé de l’École d’arts appliqués Duperré, est graphiste, illustrateur, sérigraphe, imprimeur, professeur de dessin, dessinateur de presse, ingénieur papier et éditeur. C’est en réalisant des décors pour Les Galeries Lafayette qu’il songea à passer de l’illustration proprement dite à la réalisation de pop-up. C’est ainsi que, reconnu désormais pour ses livres animés destinés à la jeunesse, principalement publiés aux éditions Les Grandes Personnes – Drôle d’oiseau (2011), Big Bang Pop (2012) Les robots n’aiment pas l’eau (2013), Le jardin des papillons et Vasarely (2014), Les Shadoks et Lutins des Bois (2015), La princesse Flore et son poney et Tout au fond (2016),  Corolles (à paraitre fin 2018) – Philip UG fut, dès les années 1990, précurseur dans le pop-up d’artiste artisanal en sérigraphie, très apprécié des collectionneurs. Selon Le Figaroscope, Philippe UG « puise ses sources d’inspiration dans la BD alternative, la culture rock, le jeu vidéo, les robots. Les influences d’UG sont à chercher du côté de la mouvance underground. Ses pop-up reflètent, par leur thématique et le traitement de l’image, les atmosphères urbaines et un univers résolument contemporain. » Philippe UG expose très souvent ses pop-ups géants, ses maquettes, ses jouets de papier et ses décors. « Je suis le seul créateur de livres animés à réaliser des expositions. Des auteurs de livres pop-up, il y en a d’autres mais qui restent dans le format livre. Moi, je fais des grands formats notamment parce que j’ai fait du pop-up pour des décors. Donc on a fait souvent appel à moi. »

 

 

 

Serge Bloch à Moulins

 

Illustrateur, c’est un très beau métier

« Je ne me sens pas qu’illustrateur et je ne m’intéresse pas qu’à la jeunesse. Ce qui m’intéresse, c’est le dessin sous tous ses aspects. Illustrateur, c’est un très beau métier, j’illustre souvent des textes. Mais je fais aussi des dessin de presse. Le mot illustrateur est un peu plus étroit. A Moulins, j’expose donc des dessins de presse, d’édition, de communication et de petites sculptures. J’ai commencé ma carrière par là, à la fin des années 1970. Un moment assez génial, tous les groupes de presse, les éditeurs se développaient énormément, Gallimard jeunesse, Nathan, Bayard. À l’époque, c’était sympa et facile de trouver du boulot. J’ai été directeur artistique à Bayard presse pendant longtemps. Ce qui me plaît, c’est de tisser une communication avec l’enfant. Je ne suis pas un professeur, plutôt un amuseur. Dans « Max et Lili », Dominique de Saint-Mars donne le côté sérieux dans les scénarios. J’apporte un peu d’humour pour un résultat ludo-éducatif, dans la lignée de Bayard. J’aurais pu me contenter de faire « Max et Lili », vu le succès de la série. Mais ça m’a donné envie de créer « SamSam », d’aller vers la fantaisie, moi qui avais assez donné dans le quotidien. Avec ce personnage, j’ai aussi un projet de long-métrage, qui sortira dans deux ans et de cinquante épisodes pour la télé. Je suis ce projet de très près. J’aime travailler en équipe, cela me rappelle mes débuts chez Bayard. Ce n’est pas toujours facile de partager son travail mais pour développer, faire vivre ses personnages, il faut l’accepter. Cela ne me dérange pas d’être légèrement trahi, si le résultat est mieux. Gamin, j’ai aimé le dessin avec Hergé, Goscinny, aussi, son génie de l’humour et le trait de Sempé. Je suis très influencé par lui et par des dessinateurs américains comme Steinberg. Il y a aussi Tomi Ungerer, autre invité de la manifestation. Nous sommes tous deux alsaciens. Chez les plus jeunes, j’aime bien Philippe Petit-Roulet, Pascal Lemaître et beaucoup d’autres qui ne sont pas connus. Aujourd’hui, tout le monde veut devenir dessinateur. Ce n’était pas le cas quand j’étais jeune. »

( Serge Bloch – La Montagne – 25 septembre 2017 )

(photographies : André Delobel)

 

Né à Colmar en 1956, Serge Bloch fréquente l’atelier d’illustration de Claude Lapointe à l’École supérieure des arts décoratifs de Strasbourg, puis commence à travailler pour la presse enfantine. Il fut rédacteur en chef visuel du journal Astrapi. Vivant entre Paris et New York, Serge Bloch se partage entre illustration pour enfants (les 90 titres de la série « Max et Lili », SamSam créé pour Pomme d’Api, de nombreux ouvrages chez divers éditeurs), dessin de presse (pour The Washington Post, The Wall Street Journal, The New York Times, The Boston Globe, The Los Angeles Times, etc), travaux publicitaires (Coca Cola, Hermes, RATP, Samsung, Mondial Assistance, etc), cinéma d’animation et expositions. Il a reçu, en 2005, la médaille d’or de la Society of Illustrators, le prix Baobab du Salon du livre et de la presse jeunesse, en 2006, pour Moi j’attends de Davide Cali (Éditions Sarbacane), un Bologna Ragazzi Award de la Foire du livre de jeunesse de Bologne 2007 pour ses illustrations de L’encyclopédie des cancres, des rebelles et autres génies de Jean-Bernard Pouy (Gallimard Jeunesse). En septembre 2016, il a publié, chez Bayard, Bible, les récits fondateurs avec un texte de Frédéric Boyer, publication suivie de l’exposition Il était plusieurs fois… montré au Cent Quatre à Paris, à la Chartreuse de Villeneuve lez Avignon et à Cracovie. En 2017, il illustre Georges et son ombre de Davide Cali (Sarbacane). Serge Bloch est un adepte du trait « simplifié ». « Il m’arrive encore que des directeurs artistiques me demandent si ce que je viens de leur proposer est la version définitive. D’autant qu’en général, c’est moins bien si j’en viens à retoucher mes images. »

 

Albertine à Moulins

 

 

 

Une illustratrice croque les Moulinois

« Sacha et Emma regardent d’un air attentif la longue fresque de 7,50 mètres à l’Hôtel de ville. Ces deux pitchounes ont compris, quelques secondes plus tard, que leur propre portrait se dessinait au fur et à mesure sur la fresque, devant leurs yeux curieux et émerveillés. Munie de trois feutres, l’artiste suisse Albertine a réalisé une fresque de Moulinois. Peu de temps lui ont suffi pour représenter, fidèlement, les attitudes des passants. « Les traits rouge et bleu représentent ce que j’observe et ce que les personnes me confient. C’est souvent très court, comme : « J’ai 8 ans » ou « Je suis professeur de mathématiques ». Quant au stylo noir, il représente mon imaginaire. Par exemple, à côté d’un monsieur, j’ai dessiné une Vénus ». Impossible pour les passants de ne pas s’arrêter regarder les mystérieux personnages représentés, allant de « Monsieur Inconnu » à l’érudit moulinois André Recoules, qui ont eu, eux aussi, la curiosité de s’arrêter devant cette imposante fresque en papier, avant de s’y retrouver dessiné. »

( par Marjorie Ansion – La Montagne – 1ier octobre 2017 )

( photographies : André Delobel et Françoise Lagarde )

 

Albertine est née en 1967 à Dardagny en Suisse. Elle a suivi les cours de l’Ecole des Arts décoratifs de Genève et ceux de l’Ecole supérieure d’Art Visuel de Genève. En 1990, elle commence ses activités professionnelles et artistiques (sérigraphie, illustration) et, en 1991, travaille en tant qu’illustratrice de presse (L’Hebdo, Le nouveau Quotidien, Femina, Bilan, etc). Elle dessine, selon les jours, avec un Rotring, une plume à bec, des mélanges de couleurs sur une assiette blanche. Elle dessine sur des grandes feuilles ou dans des petits carnets. Elle dessine, c’est une nécessité. Elle aime la solitude, les comédies musicales des années 1950, Saul Steinberg, les fringues particulières, la beauté de Mary Pickford, les visites des musées et des cimetières. « Le dessin est un champ d’expérimentation inépuisable. Ainsi, un dessin ne doit jamais ressembler aux précédents, il s’efforce cependant de tous les contenir. » Depuis 1996, elle enseigne l’illustration et la sérigraphie à la Haute Ecole d’art et de design à Genève. Elle aime collaborer avec l’auteur Germano Zullo avec qui elle a reçu le Prix Sorcières 2011 pour Les oiseaux. « Ensemble, nous faisons un jeu sérieux. Le jeu de raconter des histoires. » Autres prix : la Pomme d’Or de Bratislava 1999 pour Marta et la bicyclette, le Prix jeunesse et médias 2009 pour La Rumeur de Venise, le New-York Times Best Award, en 2012, à nouveau pour Les oiseaux, et le prix Bologna ragazzi de la foire internationale du livre de Bologne pour Mon tout petit. « Je suis de plus en plus dans l’autocensure. Le durcissement moral de la société actuelle parvient à prendre possession de ma conscience, et je me pose des questions que je ne me posais pas il y a dix ans. Suis-je libre de montrer cela ? Quel est mon intérêt à le faire ? On en vient à anticiper les craintes et les fantasmes des autres, et il n’y a rien de pire. On pense que le dessin est quelque chose de simple, d’aléatoire, alors que c’est une réflexion, un regard, dix brouillons, trois propositions, deux retouches. C’est douze heures par jour à se bousiller le dos, un engagement total du corps et de la conscience. Il faut se bagarrer pour cette liberté de l’image, pour qu’un dessin puisse continuer d’être perçu par le plus de gens possible, qui peuvent l’interpréter comme ils veulent. Je crois à la multitude des lectures. »