Vivons livres !

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La campagne de soutien à la librairie indépendante Vivons livres ! imaginée par l’école des loisirs, c’est en ce mois de septembre 2020. A votre disposition, dans les librairies, d’une part, un joli livre dans lequel soixante auteurs, autrices, illustrateurs et illustratrices de la maison rendent hommage aux libraires en mots et en dessins et dans lequel on ne s’étonnera pas de trouver notamment des contributions de Claude Ponti, Anne Herbauts, Flore Vesco, Anaïs Vaugelade, Kitty Crowther, Grégoire Solorareff, Jean-François Chabas ou Susie Morgenstern, et, d’autre part, une série de six affiches mettant en scène un malicieux écureuil dessiné par Olivier Tallec.

« Dans la période de grandes difficultés sanitaires et d’incertitudes économiques totalement inédite que nous traversons, répondre aux besoins profonds de culture et de lecture est essentiel. Face aux mutations et aux incertitudes de notre société, notre conviction d’éditeur indépendant, mais aussi de libraire, est que notre rôle est d’aider chacun à mieux comprendre, par la lecture, les enjeux actuels, de contribuer à développer l’esprit critique, mais aussi de montrer le beau car le monde du langage reste le meilleur » (Louis Delas, directeur général de l’école des loisirs).

Voici quatre textes extraits du recueil, avec l’autorisation de leurs auteurs et celle de l’éditeur.

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Cinquante ans de voyages

     Ma maison regorge de livres. J’en fais parfois des tas, par taille, des constructions improbables.

    C’est une foule bienveillante et qui, toujours, m’interpelle. Lorsque j’ai déménagé récemment, du Loiret vers la côte belge, le très aimable transporteur a ri en voyant autant de caisses alignées, incrédule, cinquante ans de voyages entre les lignes. Et pourtant, en ce confinement, ce qui me manque le plus, c’est de ne pas pouvoir entrer dans une (vraie) librairie pour en trouver au moins un autre.

    Mes ami·e·s libraires le savent : en principe, je ne sors jamais sans un livre, car sinon j’ai l’impression d’un acte manqué. Je peux explorer longtemps : il y a forcément un recueil ou un roman qui va m’étonner, me faire un clin d’œil ou provoquer un battement de cœur entre deux pages. J’aime ouvrir un livre, en lire seulement un soupçon de mots, quelques bribes, puis, si ça me plaît, l’emporter comme un secret, puis filer au café pour m’en nourrir tout de suite. Sans librairie, je me sentirais souvent lettre morte. C’est mon addiction.

    Dans chaque ville où j’ai vécu, j’ai aussi trouvé la ou le libraire qui finit par si bien connaître vos chemins qu’il vous y précède et, les yeux pétillants, vous sort d’une pile, en un geste de magicienne ou de prestidigitateur, ce petit rectangle inconnu qui va ensemencer dans l’heure votre imaginaire. Ma maison regorge de livres, mais un autre m’attend, bien caché, flamboyant sur une étagère, ou dans la main qui se tend. Comme il se doit, mon déconfinement commencera en tournant une nouvelle page.

(Carl Norac)

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Libraireté chérie

     Je me demande souvent pourquoi j’achète autant de livres. Deux, trois par semaine. Et parfois plus. Bien plus, en tout cas, que je ne peux en lire.

    Il faudrait peut-être que je vois un psy…

    Mais finalement, ce ne sera pas nécessaire. Le 17 mars dernier, à midi tapant, j’ai la réponse à ma question : si j’ai stocké tous ces livres comme un animal engrange des provisions pour l’hiver, c’était bien sûr pour résister au confinement. Pour tenir jusqu’à la fin (en espérant qu’elle arrive un jour). C’était une question de vie ou de mort, car lorsqu’on souffre, comme moi et pas mal d’autres, d’une addiction sévère aux bouquins et aux librairies, comment survivre à six, huit ou dix semaines de manque ?

    Bien sûr, j’ai une liseuse. Mais ce n’est un pseudo-livre sans âme, ni encre, ni papier, de la glaciale électronique, un substitut tout juste bon à se soulager du poids des livres le temps d’un voyage. Mais qui oserait encore parler de voyage en ces temps où nous nous claquemurons ?

    Pendant des mois et des années, j’ai donc fait des réserves de livres sans savoir pourquoi. Rien de plus, au final, qu’un réflexe animal dicté par la peur du manque et la trouille vertigineuse de n’avoir plus rien à lire. C’est l’instinct qui parlait en moi, l’instinct du lecteur ou, plutôt, du liseur.

     Ce n’est pas tout à fait la même chose.

    Le lecteur est assez plan-plan, il aime son confort, revient à ses auteurs et ne fait confiance qu’à sa librairie chérie. Le liseur est d’une trempe plus aventureuse. Où qu’il se trouve, il explore, butine et papillonne. À l’image des marins, le liseur a une librairie dans chaque ville. Disons qu’il est plusieurs fois fidèle aux nombreuses librairies qu’il a croisées au cours de sa vie et qu’il n’hésitera jamais à pousser la porte d’une belle inconnue pour en humer le parfum et lancer un coup d’œil avide en direction de ses tables et rayonnages chargés de livres.

    Ce que le liseur aime plus que tout, c’est fouiner, fureter, fouiller, farfouiller et s’interroger : qu’est-ce que je vais bien dénicher aujourd’hui ?

    Car tout bon liseur a un devoir à respecter : ne pas ressortir les mains vides.

    Question de la libraire :

– Vous souhaitez un renseignement ?

– Non, non… merci. Je flâne.

    Déjà explorateur, un bon liseur se double d’un flâneur. Voilà qu’une couverture attire son attention. Livre inconnu. Titre inconnu. Auteur inconnu. Et l’impression soudaine que ce livre-là a été écrit pour lui. L’attirance est réciproque : manifestement, ce livre n’attend qu’une chose : que le lecteur s’en saisisse. Après tout, les librairies sont là pour ça, non ?… Pour rencontrer des histoires et les mille façons de les raconter.

    Le liseur s’empare du livre, en caresse la couverture, le retourne, le feuillette… Saisit quelques phrases piochées au hasard… Coup d’œil vers la libraire occupée avec un client.  Attente. Nouveau feuilletage… Ah ! La voilà disponible.

– Celui-là, vous pouvez m’en parler ? Vous l’avez lu ?…

    Sourire complice de la libraire.

– Celui-là ? Voilà quinze jours que je le conseille à mes clients et aucun ne me l’a encore jeté à la figure !

    Mais qui est-il donc, « celui-là » ?

    Mille réponses possibles. Bien entendu, votre « celui-là » ne sera pas le mien.

    En ce qui me concerne, ce pourrait être… Tour d’horizon, Kathleen Jamie, par exemple. Un bouquin au physique plutôt ingrat : couverture verdâtre et titre blanchâtre.

    Mais dès les premières phrases, embarquement garanti : cap sur les Hébrides et quelques îlots atlantiques à peu près inaccessibles, peuplés d’oiseaux de mer et semés d’ermitages abandonnés. Coup de foudre. Voilà le liseur transporté, dans tous les sens du terme, par l’écriture savoureuse d’une auteure écossaise dont il ne connaissait pas même l’existence une seconde plus tôt.

    Sans en être tout à fait sûr, je crois bien avoir débusqué ce livre à Montbard, dans l’une de mes librairies bien-aimées : À fleur de mots.

    Dans une vie antérieure, Véronique, la libraire, travaillait à l’ONF. Je fais partie des dinosaures qui ont fait du latin du collège jusqu’au lycée : vous me pardonnerez d’étaler les maigres restes de ces lointaines études. « Livre » et « librairie » viennent tous deux du latin liber qui signifie tout à la fois l’écorce d’un arbre et le livre. En français, le mot « liber » désigne toujours une partie de l’écorce des arbres qui « a longtemps servi de support à l’écriture », m’apprend le vénérable dictionnaire de l’Académie française.

    Et voilà ! Le tour est joué ! « Ma » libraire est tout naturellement passée des arbres aux livres et du liber à la librairie, suivie en cela par son mari, lui aussi ancien garde forestier qui, à peine à la retraite, s’est aussitôt réinventé une nouvelle vie de libraire.

    À fleur de mots n’est pas ma seule bien-aimée. Loin de là… Il y a aussi cette librairie BD de Dijon, nichée au fond d’un passage introuvable et dont le libraire semble avoir tout lu depuis la création du monde, ou encore la minuscule librairie française de Bucarest, qui résiste vaille que vaille à l’invasion des tours de verre, et puis encore celle de Royan… Et celle de La Chaise-Dieu… Et celle de Dole… Et celle de… et tant d’autres !

    À quoi tient donc l’attirance pour telle ou telle librairie ?

    Comme tous les charmes, celui-ci reste inexplicable. C’est affaire de passion, de liseurs et de libraires. Le résultat d’une alchimie secrète entre un lieu, une façon d’accueillir, un goût de lire, un certain ordre, ou un certain désordre, un agencement de l’espace, une façon de mettre les livres en valeur…

    La fusion reste imprévisible et mystérieuse. L’amour ne se décrète pas.

  Pour ma part, j’ai un faible pour les librairies légèrement « bordéliques », voire un peu plus. Si l’on n’y trouve pas le livre que l’on cherche, on finit toujours par dégotter celui qu’on ne cherchait pas, ce qui est encore mieux ! D’ailleurs, c’est bien simple, je ne cherche aucun livre particulier en entrant dans une librairie.

    Je reçois depuis hier quelques mails de librairies annonçant qu’elles ouvrent un service drive. C’est mieux que rien, mais il y manquera le principal : le plaisir de fouiller et d’explorer.

    Alors vivement la fin (du confinement) !

    Et ce jour-là, c’est promis, même masqués, gantés, et ivres de gel hydroalcoolique, nous autres, lectrices, lecteurs, liserons, liseronnes, liseuses et liseurs, nous retrouverons « nos » librairies.

    Et notre libraireté chérie.

(Xavier-Laurent Petit)

Pousser la porte

     J’avais douze ans. Tous les jours, sur le chemin de l’école, je passais devant une librairie. Et tous les jours, je m’attardais quelques minutes devant la vitrine remplie de livres dont les titres m’intriguaient : Alice et le Fantôme, Le grand combat, Mon bel oranger ou Le premier cercle, et d’autres que j’ai oubliés. Je brûlais de l’envie de pousser la porte et de fouiner parmi tous ces livres, mais je n’avais pas un sou vaillant. Alors, je décidai de grappiller la moindre pièce de monnaie qui me restait des commissions… j’accumulai le plus de pièces que je pus, jusqu’à obtenir une somme rondelette à mes yeux. Maintenant, je pouvais pousser la porte de la librairie.

    La libraire était maigre, âgée et avait un air pincé qui m’intimida. Je me glissai entre les rayons, aussi discrètement que possible, pour passer inaperçu. J’étais le seul  » client « . Je tremblais en saisissant les livres. Tous me tentaient, même ceux auxquels je ne comprenais rien. Tous les livres sentaient bon. Je finis par me décider pour un petit livre mince, le moins cher, un petit poche, Le nègre du Narcisse de Joseph Conrad, et j’allai vers la caisse en serrant les fesses.

    Je tendis le petit livre à la libraire. Elle le prit, le retourna, regarda sur une liste qu’elle avait près d’elle et m’annonça une somme. Je sortis la poignée de pièces de monnaie de ma poche et la déposai sur le banc de caisse. Du bout de l’index, elle sépara les différents centimes, fit le total et me dit :  » Il n’y a pas assez, mon garçon. « Je sentis un grand frisson me traverser. J’avais presque envie de pleurer. La libraire repoussa toutes les pièces de monnaie vers moi et marmonna : « Aujourd’hui, je te fais cadeau du livre. Pour cette fois. »  Et elle eut un tout petit sourire malicieux. Serrant mon bien contre la poitrine, je sortis de la librairie en vitesse, craignant que la libraire ne se ravise.

    Je possède encore ce livre, il est au fond d’un carton.

(Francesco Pittau)

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Libre air

     Je connais L’Oiseau lire depuis sa sortie de l’œuf à Évreux, en 1993.

    L’Oiseau lire m’a prise sous son aile, je lui ai donné à picorer mes images et je lui ai piqué quelques plumes pour écrire mes textes.

    J’y ai exposé au long de toutes ces années les originaux de chaque nouvel album en rencontrant un public curieux, fidèle et enthousiaste.

    À L’Oiseau lire, je trouve un libre air, un air de liberté indispensable à mes poumons, une aire libre où s’épanouissent par centaines des livres à dévorer des yeux et du cœur… Tout un éventail de mondes à rencontrer, à connaître, à déguster.

    Dans les trésors choisis par Annie et Gwen, le livre à offrir qui tombe pile, les surprises et les émotions cachées là, au cœur des pages, et que ces passeurs me font découvrir.

    Les vitrines à thèmes avec les changements de couleurs appréciés : on passe du jaune soyeux au bleu rêve, au blanc banquise…

    L’attention portée aux « beaux livres », ceux qui nous font grandir, respirer plus large, espérer, en poésie, en albums, en bandes dessinées, en romans…

    Les auteurs et les illustrateurs rencontrés, et tout ce travail régulièrement entrepris auprès des scolaires, les prix littéraires. Et ce salon du livre annuel qui me fait jubiler !

     L’Oiseau lire ne peut pas disparaître, ma vie à Évreux serait remise en question : je sais bien que, sans le travail des libraires jeunesse, une bonne partie de mes albums passerait inaperçue.

    Je crois que la mue de 2019 est pleine de promesses, L’Oiseau lire se construit un nouveau nid, je rêve aux couleurs ravivées de ce nouveau plumage et j’attends la réouverture prochaine. Bonjour Célia !

(Martine Bourre)

Des colonies éducatives ? Chiche !

La proposition faite par le ministre de l’éducation nationale de « colonies éducatives » destinées aux élèves qui ont rencontré des difficultés scolaires pendant le confinement mérite réflexion, si tant est, bien entendu, que le calendrier et les modalités du déconfinement en permettent l’organisation. A ce jour, rien n’est moins sûr.

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    Notons tout d’abord que le nom n’est pas forcément approprié : les séjours collectifs de vacances, avec ou sans nuitées, sont tous dotés fort heureusement d’un projet éducatif et les enfants qui les fréquentent y apprennent beaucoup. Le ministre veut donc parler de séjours collectifs durant les vacances qui seraient en partie consacrés à des activités scolaires ou en lien direct avec la scolarité. Dans les débats légitimes que suscite ce projet, on entend ces questions : ne va-t-on pas priver ces enfants, souvent issus des milieux populaires, d’une ou deux semaines de repos bien mérité ? Ne va-t-on pas stigmatiser ces enfants ? Poser ces questions est méconnaître les conditions de vie des pauvres.

    Les pauvres partent rarement ou pas du tout en vacances. Pour beaucoup de leurs enfants, la journée de fin d’été organisée par des associations solidaires est parfois la seule échappée vers d’autres horizons. Les colonies de vacances qui ont accueilli en masse ces enfants après la deuxième guerre mondiale jusque dans les années 1970-1980 sont aujourd’hui en grande difficulté. Avec la baisse continue des financements publics, 30 à 40 % d’entre elles ont disparu dans les quinze dernières années. Une majorité de parents ne peut plus assumer le prix des séjours.

    Pourtant, des « colonies éducatives » existent et se portent bien. Elles sont essentiellement fréquentées par les enfants des classes moyennes et favorisées qui se voient proposer, pendant un séjour de quelques jours à la montagne ou à la mer, des maths et du tennis, ou du français et du cheval, ou de l’anglais et de la natation, etc.

     Mais le coût de ces séjours n’est pas à la portée du budget des pauvres. La consultation des sites des organismes qui proposent de tels séjours, montre en effet que leur coût est de 700 euros à 1300 euros pour une dizaine de jours, le plus souvent sans le transport. Avant la crise sanitaire, certains de ces sites, souvent privés et lucratifs, affichaient déjà complet pour cet été 2020.

    Certaines familles peuvent payer ces « colonies éducatives » pour leurs enfants. Pourquoi l’État ne les paierait-il pas pour les enfants des milieux populaires ?

    L’idée de « colonies éducatives » proposées par l’État aux enfants qui ont rencontré de graves difficultés pendant le confinement peut donc se concevoir. Mais cette réponse à la discontinuité pédagogique dont ont souffert les élèves pendant le confinement ne peut être que construite par les acteurs de terrain, associations et collectivités, en conjuguant le savoir-faire de l’accompagnement à la scolarité, de l’école ouverte, des séjours éducatifs et des accueils collectifs de mineurs, et en lien avec les familles. Pour cela, plusieurs conditions doivent impérativement être remplies :

– que les organisations et mouvements d’éducation populaire dont c’est la vocation historique soient associés à l’initiative dès le début du processus ;

– que le projet soit réellement éducatif avec des apports culturels, sportifs, et qu’il ne soit pas uniquement centré sur du soutien scolaire ;

– que l’encadrement (enseignants volontaires, éducateurs) soit, sur chaque site retenu, partie prenante du projet de « colonie éducative » ;

– que la gratuité (séjour et transport), décidée sur des critères sociaux, soit assurée aux familles les plus démunies. L’argent consacré inutilement au SNU trouverait là une utilisation répondant pleinement aux impératifs du moment.

par Jean-Paul Delahaye  (avril  2020)

 

Merci à Jean-Paul Delahaye dont le texte peut être retrouvé ici, sur le site de Médiapart qui héberge le blog de son auteur.

 

Jean-Paul Delahaye débute sa carrière, en collège, comme professeur d’histoire-géographie ; inspecteur départemental de l’Éducation nationale en 1982, il est chargé de mission auprès du recteur d’Amiens pour le premier degré et pour les questions relatives à l’illettrisme, contribuant à l’élaboration d’un premier plan régional ; il est, en tant qu’inspecteur d’académie, nommé chargé de mission auprès du groupe permanent de lutte contre l’illettrisme ; directeur de l’École normale des Ardennes de 1986 à 1990, il participe à sa transformation en IUFM ; inspecteur d’académie et directeur des services départementaux de l’éducation dans plusieurs départements, dont la Seine-Saint-Denis, de 1991 à 2001, inspecteur général de l’Éducation nationale en 2001, chargé de mission au cabinet de Jack Lang, de mars 2001 à avril 2002, pour les questions de violences, de ZEP et de lutte contre l’exclusion et la grande pauvreté ; conseiller spécial de Vincent Peillon à compter de mai 2012, directeur général de l’enseignement scolaire (DGESCO) en novembre de la même année, démissionnaire en avril 2014 ; Jean-Paul Delahaye est signataire du rapport Grande pauvreté et réussite scolaire : le choix de la solidarité pour la réussite de tous qu’il remet, en 2015, à Najat Vallaud-Belkacem ; docteur en sciences de l’éducation, il enseigna à l’université  René Descartes – Paris V ; il est membre associé auprès du conseil d’administration de la Ligue de l’enseignement.

 

 

From Saint-Malo

 

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Tu étais confiné-e j’ai dessiné .

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« Je suis née un lendemain de Noël à Saint-Malo, entre la bûche et les cadeaux. Chanceuse, je grandis dans la péninsule bretonne, territoire des crêpes au beurre – salé, ça vous étonne ? Dès l’enfance, je découvre que mes crayons seront de fidèles compagnons pour raconter sans la voix des histoires au goût de chocolat. De gribouillis en griffonnages, Je suis devenue une grande personne, un peu dans les nuages Les crayons, je collectionne. J’ai choisi de continuer à dessiner l’enfance, comme une évidence, à fabriquer des images hautes en couleurs pour les enfants rêveurs. » Prix Jeunes Talents, au festival Quai des Bulles, en 2016. Ouvrages publiés : Petit yogi (Larousse, 2019) avec Nadège Lanvin, Le livre animé des chevaliers et Le livre animé des pharaons, avec Sophie Dussaussois  (Tourbillon, 2019 et 2020). Portfolio ici.

 

Grand merci à Vanessa Robidou qui nous offre cette image.

 

 

 

  

    

 

Un été de déconfiture

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Après ce printemps de confinement, s’annonce un été de déconfiture

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Cinq questions-clés et cinq bulles d’air urgentes pour réanimer l’édition jeunesse indépendante en danger.a

    La situation est violente pour le maillon fragile de la chaîne du livre que nous sommes. Les chiffres laissent à penser que Rue du monde s’achemine vers une baisse de 30 à 40 % des ventes de livres sur 2020, comme la plupart de nos confrères. Les libraires et les éditeurs indépendants des grands groupes ne tenaient déjà qu’à un fil ! Pour les auteurs et les illustrateurs, travailleurs solitaires qui ne vivent souvent que grâce à des animations dans les classes, annulées, des salons, déprogrammés, et bien des projets éditoriaux, désormais repoussés… c’est quasiment le désert. Période très rude enfin pour les imprimeurs que nous faisons travailler (pour ne pas fabriquer à 10 000 kilomètres de chez nous) ; leurs machines, elles aussi, ont dû se taire.

    Pourtant, ces frêles maillons de la chaîne du livre indépendant constituent bien la force de l’édition française, tout particulièrement en littérature jeunesse. Elle offre une fabuleuse vitrine de talents. Un fourmillement d’audaces et de diversités qui fait rêver les créateurs du monde entier même si notre pays la méconnaît gravement. Comment allons-nous sauver cette source d’inventions en mots et en images ?

    Sous l’impact de la lourde boule de virus que nos petites maisons prennent en pleine arcade, les interrogations se bousculent pour éviter la démolition :

  1. Les recettes d’avril sont à zéro et le chômage partiel ne nous a toujours pas été payé pour le mois de mars. Sans recette durant deux mois, probablement plus, comment va-t-on financer les prochains projets pourtant indispensables au retour des yeux curieux dans les librairies.
  1. Avec tous les doutes sur un redémarrage des ventes « comme avant », comment les petits éditeurs vont-ils réussir à ne pas supprimer d’emploi dans leurs équipes de 3 ou 4 salariés.
  1. Comment poursuivre nos efforts pour maintenir, dans nos stocks et notre catalogue, les titres du fonds à faibles ventes annuelles (qui ne sont pas forcément les moins bons…), malgré les surcoûts que cela entraîne chaque année.
  1. Comment les petits éditeurs vont-ils avoir assez de trésorerie pour régler les droits d’auteur 2019, parvenir à payer chacune de leurs factures, ne pas cesser de communiquer pour faire connaître leurs productions, ne pas se replier sur eux-mêmes ?
  1. Comment le réseau des libraires va-t-il non seulement sortir indemne mais parvenir à se densifier ? Nous avons besoin qu’il s’étoffe dans bien des territoires, pour se rapprocher des lecteurs potentiels…

    Je pourrais en écrire des pages. Ce sont nos angoisses de chaque jour et de chaque nuit. Mais je veux surtout resserrer mes pensées autour de quelques espoirs. Voici donc des propositions. Elles visent à réanimer d’urgence l’édition jeunesse indépendante en grandes difficultés, au-delà des aides de circonstances ou des aimables propositions de crédits des banques. Et si nous saisissions la vague pour rêver plus haut les années à venir ?

     Cinq propositions de bulles d’air :

  1. Nous avons besoin d’un vaste plan public d’acquisition de livres. Des enveloppes exceptionnelles allouées par les régions aux lycées pour acheter des livres récents ; et par les Conseils départementaux, aux CDI des collèges et aux Bibliothèques départementales qui irriguent les territoires.
  1. Au plus près des enfants, les maires ont les clés des bibliothèques municipales et des écoles. Il faut notamment que cesse cette érosion régulière qui ronge chaque année les budgets d’acquisitions et d’animation dans de plus en plus de médiathèques. Les élus locaux ont un rôle décisif à jouer pour que, dans leur commune, la lecture soit une fête qui n’exclut personne. C’est une des missions majeures du service public parce qu’elle fonde la démocratie.
  1. Parallèlement, les ministères de la culture et de l’éducation doivent décider de dotations exceptionnelles pour que les écoles du pays deviennent véritablement des écoles du livre et de la lecture. C’est l’occasion de redonner des moyens aux BCD ( bibliothèques d’écoles) qui s’essoufflent dans trop d’écoles maternelles et élémentaires. Les listes conseils ne suffisent plus ! Il faut des livres, en nombre, des formations et des moyens humains pour les faire vivre. Ce serait une action-ricochet qui contribuerait aussi à relancer toute la chaîne du livre, des auteurs aux libraires, des imprimeurs aux petits éditeurs.
  1. Parce que rien ne remplace un vrai livre que l’on possède, il faut que des chèques-lire arrivent massivement dans les familles qui en ont besoin. Ils permettraient à beaucoup de découvrir le chemin de la librairie. Il faut que les CAF, mais aussi les comités d’entreprise, les élus territoriaux, offrent régulièrement des livres, pour marquer les événements de la vie de l’enfant. Des cadeaux symboles souvent porteurs de sens sur le vivre ensemble, les enjeux planétaires ou tout simplement du bonheur de devenir, un jour, un adulte lecteur.
  1. N’est-ce pas enfin le moment de prendre des mesures techniques attendues depuis longtemps comme des tarifs postaux pour les livres alignés sur ceux de la presse ou comme ces encouragements financiers qui accompagneraient les éditeurs faisant le choix d’imprimer en France à un coût bien supérieur aux devis venus de Chine ou de Malaisie ? La sortie envisagée de cette crise historique ne pourrait-elle pas être l’occasion de mettre la barre haut pour une ambition culturelle exigeante et justement partagée ? Pour davantage de respect de la planète par le monde de l’édition ? Sur la remise en question des volumes astronomiques de production des grands groupes de l’édition ? Pour pouvoir survivre, les petites maisons, dont le faible nombre de titres publiés est balayé par l’ouragan croissant des parutions, doivent en effet parvenir à mieux vendre chacun de leurs titres sinon bon nombre d’entre elles disparaîtront, asphyxiées. Chacun de ces éditeurs a pourtant une place unique dans le paysage de l’enfance de notre pays.

  

    Chez Rue du monde, nous essayons, par exemple, d’apporter du neuf sur le rapport au monde naturel, sur une citoyenneté fraternelle, une éducation à la liberté, à l’art, au rêve et à la poésie comme autant de moyens pour mieux réussir ensemble nos vies. Nous avons décidé de réagir à la crise en faisant ces quelques propositions. Et, pour la première fois en bientôt 25 ans, nous allons aussi lancer un appel à tous ceux qui sont  attachés à l’identité originale que nous avons construite en quelque 500 livres : familles, enseignants, libraires, bibliothécaires, associations, réseaux solidaires… leur soutien va être la clé de nos prochains mois. »

par Alain Serres  (lundi 4 mai 2020)

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Alain Serres est né à Biarritz en 1956. D’abord enseignant en école maternelle, son premier album, Pain, beurre et chocolat, est publié à La Farandole en 1992. Auteur de nombreux ouvrages chez de nombreux éditeurs (Nathan, Gallimard, Albin Michel, Syros, Cheyne, etc), il a réalisé avec Pef, pour Canal J et France 3, « Les Pastagums », série d’animation diffusée en 1994. En 1997, il crée par souscription les éditions Rue du monde afin de présenter aux enfants « des livres qui leur permettent d’interroger et imaginer le monde ». Premier ouvrage : Le Grand Livre des droits de l’enfant., toujours au catalogue. Alain Serres rencontre volontiers ses jeunes lecteurs pour parler de ses livres ou animer des ateliers d’écriture et il est souvent partie prenante de rencontres et de formations au cours desquelles il explique aux médiateurs du livre que si sa « maison porte des engagements, elle n’oublie jamais l’art et la littérature, en développant des vibrations artistiques et littéraires, non des slogans. »

 

Nettoyage de printemps

 

Quand Susie Morgenstern fête son anniversaire, le mercredi 18 mars 2020, toute seule dans sa maison niçoise, elle est, comme tout un chacun, confinée depuis 24 heures. Voici, comme un flash-back, la lettre qu’elle avait  envoyée à ses petits enfants. Manière, pour nous, de commencer, à l’ombre d’une amie, à nous déconfiner.                    

Chers Yona, Noam, Emma et Sacha …

    Vous le savez déjà : je ne suis pas une fée du ménage. Je suis disciplinée pour certaines choses et pas pour d’autres. Mais, je voudrais profiter de cette période de confinement à Nice pour faire le grand nettoyage de printemps sachant que je ne suis pas douée.

    Je vais vraiment m’appliquer. D’abord, j’écris quelques lignes pour me donner du courage et puis promis, j’y vais. Et oui, je préfère écrire une histoire que de faire le tri dans mes affaires. Me voilà prête. J’ouvre un tiroir, la boîte de Pandore, une jungle de machins et de trucs que la consommation frénétique de ma jeunesse a fait s’accumuler. Je regarde, consternée, mais je ne touche à rien ! Est-ce que j’ai vraiment besoin de quatre louches, trois couteaux à pain, six paires de ciseaux, cinq agrafeuses et des collections infinies de pacotille ?

    Je ne referme pas le tiroir, mais je m’enfuis devant mon écran. Tout sauf ça. La mauvaise conscience me pousse à y retourner et à contempler la scène du crime. Je garde tout, au cas où l’un de vous en aurait besoin le jour où vous vous installerez en ménage. (Il y a une louche pour chacun d’entre vous !)

    Je prépare mon déjeuner.

    Le tiroir me nargue. Après la sieste, peut-être …

    Au lit, je ne me permets pas plus de cinq pages de relecture de Virginia Woolf, Une chambre à soi . Au compte gouttes pour savourer.  Et comme chaque fois que je lis un chef d’œuvre, j’espère que vous le lirez aussi. Que vous lirez tout court !

    Je retourne au travail. Je parcours mes messages. On me demande un article. Autant commencer tout de suite. Mais le tiroir est ouvert comme la bouche béante d’un monstre. Je remarque un chocolat qui aurait pu être là depuis l’antiquité.

    Je le mange. Et puis d’un coup décisif et déterminé, je vide le tiroir pour former une montagne sur la table de la salle à manger. Il y a un vieux cahier et des stylos. Je m’assois pour les essayer et je retrouve le plaisir d’écrire sur du papier. Je pense à tous mes manuscrits écrits à la main avec nostalgie.

   Mes yeux tombent sur un paquet de ballons de toutes les couleurs, un stock suffisant pour une future fête gigantesque. J’en gonfle un. Puis, un à un, je les gonfle tous. C’est un effort considérable, mais je ne peux pas m’arrêter. Les ballons remplissent la maison de légèreté, d’espoir, de folie. Un à un je les envoie par la fenêtre, mon message de gratitude et d’admiration au personnel soignant. Je les connais bien après ma longue maladie, ces anges sur terre, nos héros. Chaque ballon dit « I love you ! »

    Comme les ballons sont appropriés ! Aujourd’hui c’est mon anniversaire: j’ai 75 ans ! Happy birthday to me !

    Mes ballons expédiés, je fixe le contenu du tiroir, je fais les cent pas et d’un geste définitif et concluant, je remets toute la pagaille à sa place. Dans un mois peut-être ?

    Entre temps, ne serait-il pas urgent et important de vider le tiroir du bric à brac qui se trouve dans ma tête ?

    Mes chéris, savez-vous combien je vous aime ?

    Votre Bubie,

    Susie.

(mars 2020)

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Merci à Susie Morgenstern qui nous offre cette lettre en ligne également sur le site de France-Inter. C’est ici.

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Susie Morgenstern par elle-même :

« Je suis un écrivain de jeunesse. Est-ce que ça veut dire que je ne vieillirai pas ? Souvent on me demande pourquoi j’écris pour les enfants plutôt que pour les vieux et je réponds :  « J’écris pour tout le monde ! » C’est simple : quand j’ai une idée, d’habitude ça se passe dans l’enfance ou l’adolescence. Si un jour j’ai une idée pour les vieux, j’écrirai un roman pour eux (je l’ai déjà fait). C’est vraiment la même chose, même papier, même crayon et un, deux, trois, partez. »   […]  J’ai eu ce que l’on peut appeler une enfance heureuse. Il y avait un seul problème : ma famille était tellement bruyante et chacun devait absolument donner son avis sur tout et tout de suite, que je ne pouvais jamais placer un mot. J’ai découvert que le seul moyen pour moi de parler était d’écrire. Ca tombait bien parce que j’adorais ça. Je m’enfermais des heures entières pour « parler » à mes cahiers. A l’école on m’appelait « Susie Shakespeare » et je pleurais parce qu’il n’était pas très beau. Au lycée, j’étais rédactrice en chef du journal de mon lycée, à Belleville, dans le New Jersey. C’était très prestigieux. Je n’ai jamais cessé d’écrire pour moi tout en  poursuivant mes études à la Rutgers University, à l’Hebrew University de Jérusalem puis à la faculté de lettres de Nice. […] Le miracle de ma vie a été de tomber amoureuse d’un mathématicien français barbu, Jacques Morgenstern. Et puis mes enfants aidant, j’ai été très inspirée pour débuter ma carrière en tant qu’auteur/illustrateur. Rapidement, mes textes se sont allongés, mes livres grandissaient avec mes enfants. Tout m’intéresse, mais surtout l’amour, les gens, les rencontres, la famille, et les livres.  J’aime espionner la vie de tous les jours et essayer de construire mes histoires autour de ce monde réel. […] Vous trouverez plein de choses sur  mon site  dont la liste de tous mes livres, des photos inédites, certains projets en cours et toutes les nouveautés me concernant. »

 

Ce risque fou

 

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     Quatre mois. 118 jours.

    Voilà le temps que nous avons passé, confinés. Ensemble, toute la famille réunie à nouveau, mes frères, ma petite sœur, mes parents, un de mes oncles et son copain. Ensemble pour manger, trois repas par jour, pour cuisiner, boire, rire, pleurer, faire des puzzles, chanter, s’engueuler. Ensemble, mais seuls.

    Chacun dans sa bulle, ses peurs, le nez dans le bol de céréales, chacun dans ses musiques, ses insomnies.

    Les premiers temps, ça allait à peu près, je tenais le coup, je leur remontais le moral. Et puis il y  a eu un jour, le 43ème, où je n’ai pas réussi à sortir de ma nuit. Le flou, l’incertain, l’avenir sous les masques, ce temps infini, gluant, qui semblait s’étirer encore, encore, encore, tout ça m’a cloué au lit. Je me suis confiné dans le confinement, et j’ai passé le reste du temps dans ma chambre. Ma mère m’apportait à manger, on parlait peu, même les mots me semblaient de trop.

    J’ai beaucoup lu.

Dans la forêt, Un homme qui dort, Contagion, L’appel de la forêt, La peste, Cent ans de solitude, Les heures souterraines, Paul à la maison. 

    Que des trucs bien choisis.

    On nous a annoncé la fin du confinement, mais il était progressif, et ça restait dangereux. Alors, on a continué à sortir peu, toujours avec des gants et des masques, toujours à quatre mètres des autres. En juillet,  les restaurants et les bars n’avaient pas le droit de rouvrir, ni les cinémas. Les festivals, les vide-greniers, les concerts, tout ça était interdit. Un matin, mon père a dit : « Alors on fait une fête ! Ici, dans le jardin ! »

    Et ils se sont tous lancés dans l’organisation d’un barbecue géant, avec les potes qu’on n’avait pas vus depuis si longtemps. Il faudrait, bien sûr, respecter des règles strictes : distanciation, masques, gants. Les personnes âgées, les fragiles, les enrhumés ne seraient pas invités. Moi, j’ai dit que je ne viendrais pas, que je resterais dans mon antre. C’est quand j’ai entendu les premiers rires, la petite foule, les voix mêlées, un aboiement, que j’ai décidé de ressortir. J’ai ouvert la porte, fait mes premiers pas, pieds nus sur le parquet doux, puis dans l’herbe toute sèche. J’avais envie d’embrasser tout le monde, mais il ne fallait pas. J’ai senti le poids de ces semaines de solitude s’envoler, d’un coup. C’était comme m’envoler un peu, aussi. De la légèreté, presque brutale. Bizarre. Certains ont trop bu, d’autres ont dansé tard. Moi, je me suis allongé sous le grand arbre du jardin, l’acacia aux longues branches. Je voyais les étoiles à travers les feuilles, en essayant, comme d’habitude, de retrouver leurs noms. La voix de ma mère m’arrivait, par bribes. Un discours. A deux heures du matin, mais quelle bonne idée. J’ai tendu l’oreille. J’étais prêt à me moquer, je la connais : après  trois verres d’alcool, elle raconte n’importe quoi, elle ricane pour rien et s’égare dans ses propres phrases. J’avais déjà le sourire aux lèvres, déjà envie de rire. Je l’imaginais titubante, un verre à la main et les larmes aux yeux.

   Et puis, elle a dit ça :

   « Merci d’être là, tous. Après des mois sans se voir, sans avoir le droit de se toucher, après des mois où la plus belle preuve d’amour c’était se tenir loin les uns des autres, changer de trottoir, se laver les mains, s’exclure, après ces quatre mois secs, vous êtes là. Certains ont perdu des proches et n’ont pas pu les enterrer dignement, d’autres ont été malades et vont mieux, d’autres sont ruinés, doivent s’inventer un autre métier, une autre vie. Beaucoup ont peur de ce nouveau monde derrière des masques, de ce nouveau monde où résister, c’est obéir, où être solidaires c’est se tenir loin. Où s’embrasser c’est prendre un risque fou, où pour s’occuper des autres, il faut les isoler. Beaucoup ont peur, oui. Peut-être que nous avons tous peur, même, sans oser le dire. Et que c’est pour la cacher, cette trouille, qu’on a ri si fort, ce soir, qu’on a dansé, bu, mangé, ri encore, qu’on s’est lâché. Pour la conjurer. Nos masques ne  cachent pas nos yeux : et nos yeux disent l’amour, l’amitié, l’envie d’être à nouveau libre, serrés et vibrants. Nous sommes là, effrayés, dans le flou, fragiles, forts, fragiles, forts. Et debout. »

    Et debout.

    Alors, je me suis levé et j’ai pris ce risque fou : j’ai marché vers elle et je l’ai embrassée.

par Séverine Vidal – mai 2020

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Merci à Séverine Vidal qui nous offre ce texte, également en ligne sur le site Le monde d’après initié, à Arras, par l’association Colères du présent. C’est ici.

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Après avoir été professeure des écoles, Séverine Vidal se consacre, depuis la rentrée 2011, à l’écriture à temps plein. Son premier livre à destination de la jeunesse, Philo mène la danse, est paru en mars 2010 aux éditions Talents Hauts. Elle écrit beaucoup : des romans pour adolescents et jeunes adultes (Sarbacane, Robert Laffont, Nathan), des albums (Gallimard, Sarbacane, Milan, La Joie de lire, Mango), des bandes dessinées (Delcourt, Marabout, Les Enfants rouges), des séries (« Tiago, baby sitter des animaux » chez Magnard, « Prune » et « La tribu » chez Frimousse) Elle aime animer des ateliers d’écriture dans les écoles, les collèges et les lycées, les centres sociaux et les centres d’alphabétisation. Ses ouvrages sont souvent sélectionnés ou récompensés. Quelqu’un qu’on aime (Sarbacane, 2015) a reçu sept prix et La drôle d’évasion (Sarbacane, 2015) quinze. Parmi ses ouvrages récents : Soleil glacé (Robert Laffond, 2020), Le manteau, illustré par Louis Thomas (Gallimard, 2020), Le petit secret, illustré par Clémence Monnet (éditions des Éléphants, 2020), Des vacances bien pourries (Milan, 2019), Voyage de poche, illustré par Florian Pigé (Alice, 2019), Le jour où j’ai sauvé un fantôme (Auzou, 2018), Magic Félix, avec des dessins de Kim Consigny (Jungle, 2018). Nombreuses traductions. Séverine Vidal est, chez Mango, directrice de la collection « Les Romans dessinés ». En ligne, à la demande de France Inter, écrit avec Sophie Aram et lu avec elle pour la collection de postcast « Une histoire… et Oli », le conte Les papiers d’Omar qui parle d’amitié, de solidarité et de l’accueil fait aux migrants. 

De la pauvreté

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L’en faut, des pauvres, c’est nécessaire

Dans L’hiver, premier poème du recueil Les soliloques du pauvre, publié à compte d’auteur en 1895 et au Mercure de France en 1897, Jean-Rictus, anarchiste et poète, qui doit à quelques comédiens, diseurs et chanteurs de conserver aujourd’hui encore une forme de notoriété, commence, en quelques phrases bien senties, par stigmatiser les bourgeois parisiens organisateurs de bals de charité et les élus de la République habiles en discours de saison. Puis, le poète écrit d’autres strophes à propos des artistes avant de s’imaginer prenant la parole à son tour.  

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                  […]

     Contemplons les Artisses,

     Peint’s, poèt’s ou écrivains,

     Car ceuss qui font des sujets trisses

     Nag’nt dans la gloire et les bons vins !

     Pour euss, les Pauvr’s, c’est eun’ bath chose,

     Un filon, eun’ mine à boulots ;

     Ça s’ met en dram’s, en vers, en prose,

     Et ça fait fair’ de chouett’s tableaux !

     Oui, j’ai r’marqué, mais j’ai p’têt’ tort,

     Qu’ les ceuss qui s’ font « nos interprètes »

     En geignant su’ not’ triste sort

     S’arr’tir’nt tous après fortun’ faite !

                […]

     T’nez Jean Rich’pin

     En plaignant les « Gueux » fit fortune.

     F’ra rien chaud quand j’ bouffrai d’son pain

     Ou qu’y m’ laiss’ra l’taper d’eun’ thune.

     Ben pis Mirbeau et pis Zola

     Y z’ont « plaint les Pauvres » dans des livres,

     Aussi, c’ que ça les aide à vivre

     De l’une à l’aute Saint-Nicolas !

              […]

     Ben en peintur’, gn’y a z’un troupeau

     De peintr’s qui gagn’nt la forte somme

     À nous peind’ pus tocs que nous sommes :

     Les poux aussi viv’nt de not’ peau !

     Allez ! tout c’ mond’ là s’ fait pas d’ bile,

     C’est des bons typ’s, des rigolos,

     Qui pinc’nt eun’ lyre à crocodiles

     Faite ed’ nos trip’s et d’ nos boïaux !

     L’en faut, des Pauvr’s, c’est nécessaire,

     Afin qu’ tout un chacun s’exerce,

     Car si y gn’aurait pus d’ misère

     Ça pourrait ben ruiner l’Commerce.

     J’en ai ma claqu’, moi, à la fin,

     Des « P’tits carnets » et des chroniques

     Qu’on r’trouv’ dans les poch’s ironiques

     Des gas qui s’laiss’nt mourir de faim !

     J’en ai soupé de n’pas briffer

     Et d’êt’ de ceuss’ assez ‘pantoufles’

     Pour infuser dans la mistoufle

     Quand… gn’a des moyens d’s’arrbiffer.

               […]

     Eh donc ! tout seul, j’ lèv’mon drapeau ;

     Va falloir tâcher d’êt’sincère

     En disant l’vrai coup d’la Misère,

     Au moins, j’aurai payé d’ma peau !

                 […]

     Au lieu de plaind’ les Purotains

     J’ m’en vas m’foute à les engueuler,

     Ou mieux les fair’ débagouler,

     Histoir’ d’embêter les Rupins.

     Oh ! ça n’s’ra pas comm’ les vidés

     Qui, bien nourris, parl’nt de nos loques,

     Ah ! faut qu’ j’écriv’ mes « Soliloques » ;

     Moi aussi, j’en ai des Idées !

     Je veux pus êt’ des Écrasés,

     D’la Mufflerie contemporaine ;

     J’ vas dir’ les maux, les pleurs, les haines

     D’ ceuss’ qui s’appell’nt « Civilisés » !

     Et au milieu d’leur balthasar

     J’vas surgir, moi (comm’ par hasard).

              [..]

     Et qu’on m’tue ou qu’j’aille en prison,

     J’m’en fous, j’n’connais pus d’contraintes :

     J’ suis l’Homme Modern’, qui pouss’ sa plainte,

     Et vous savez ben qu’j’ai raison !

(édition de poche : Les soliloques du pauvre et autres poèmes, Le Diable Vauvert, 2009)

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Gabriel Randon de Saint-Amand, qui prit le pseudonyme de Jehan Rictus puis de Jehan-Rictus (avec un tiret), est né à Boulogne-sur-Mer en 1867 et mort à Paris en 1933. Les textes qu’il composa dans la langue du peuple de Paris sont principalement réunis dans Les Soliloques du pauvre  (1895 puis 1897), ouvrage qui donne la parole à un sans-logis contraint d’errer dans la capitale et dans Le Cœur populaire (1914) où s’expriment ouvriers, prostituées, cambrioleurs et enfants battus : « Nous, on est les pauv’s tits fan-fans, les p’tits flaupés, les p’tits foutus à qui qu’on flanqu’ sur le tutu, les ceuss’ qu’on cuit, les ceuss’ qu’on bat, les p’tits bibis, les p’tits bonshommes, qu’a pas d’bécots ni d’suc’s de pomme, mais qu’a l’jus d’triqu’ pour sirop d’gomme et qui pass’nt de beigne à tabac. »  La vérité oblige à dire que l’image de « poète des pauvres » accolée à Jehan-Rictus lorsqu’en quête de notoriété, il disait ses textes dans les cabarets montmartrois, découle d’une posture littéraire qui le servit puis l’encombra. L’écrivain, que le sort des plus démunis préoccupa et qui connut lui-même la précarité, cultivera sciemment sa faubourienne manière d’écrire. Dans Fil de fer, roman qu’il publie chez Louis Michaud en 1906, il évoque son enfance « à la Poil de carotte ».  En 1931, il enregistre, chez Polydor, sur trois disques 78 tours, cinq de ses poèmes dont Les petites baraques que Claude Antonini reprend, en 1993, dans le CD Claude Antonini chante et dit Jehan-Rictus. Le rappeur Virus déclame L’hiver  dans un CD publié par Le Diable Vauvert en 2017.

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    Le Centre de recherche et d’information sur la littérature pour la jeunesse qui, en 2018 et 2019, s’est intéressé à la question des représentations de la pauvreté dans les livres écrits et publiés à destination des enfants et des jeunes, et à celle des conséquences sur ces enfants, sur ces jeunes et sur leurs familles des situations de misère et de précarité, met à disposition de tous un ensemble conséquent de documents :

– il a réalisé une brochure La pauvreté dans la littérature pour la jeunesse : fictions et réalités susceptible de sensibiliser les médiateurs du livre et de les aider à concevoir des animations s’adressant prioritairement aux jeunes lecteurs.

– il a mis en place un colloque pluridisciplinaire rassemblant chercheurs, journalistes, auteurs et illustrateurs, enseignants, bibliothécaires, médiateurs et responsables d’associations et le numéro 10 des « Cahiers du CRILJ », La pauvreté à l’œuvre dans la littérature pour la jeunesse, restitue l’ensemble des interventions des deux journées.

– il a demandé à Muriel Tiberghien, critique et administratrice du CRILJ, d’établir une bibliographie détaillée traitant du thème de la précarité et de la pauvreté dans la littérature pour la jeunesse, à partir de l’ensemble des livres publiés en France depuis 1970.

    La brochure et le numéro 10 des « Cahiers » sont en vente en page boutique. C’est ici.

    La bibliographie est téléchargeable au format livret et au format liste déroulante. C’est .

Une faim de mots

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À l’occasion de la Journée internationale du livre pour enfants du 2 avril 2020 (Children’s international book day), l’écrivain slovène Peter Svetina adresse au monde, sous l’égide de l’Ibby (Union internationale pour les livres de jeunesse), en quatre langues, un message dont vous trouverez ici la traduction française.

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    Là où j’habite, les arbustes verdissent fin avril ou début mai et sont bientôt peuplés de cocons de papillons. Ceux-ci ressemblent à des boules de coton ou à de la barbe à papa. Les chrysalides dévorent une feuille après l’autre jusqu’à ce que les arbustes soient nus. Une fois développés, les papillons s’envolent ; cependant, les buissons ne sont pas détruits. Quand l’été arrive, ils reverdissent, à chaque fois.

    Ceci est à l’image de ce qui arrive à un écrivain ou à un poète. Ils sont dévorés, saignés par leurs histoires et leurs poèmes qui, quand ils sont terminés, s’envolent, se retirent dans les livres et trouvent leur public. Cela se produit encore et encore.

    Et qu’advient-il de ces poèmes et histoires ?

    Je connais un garçon qui a dû être opéré des yeux. Durant les deux semaines qui ont suivi l’opération, il n’était autorisé qu’à s’allonger sur le côté droit et, après cela, il ne lui était pas permis de lire pendant un mois. Quand, au bout d’un mois et demi, il a enfin pu tenir un livre entre les mains, il avait l’impression de prendre des mots dans un bol avec une cuillère. Comme s’il les mangeait. Qu’il les mangeait vraiment.

    Et je connais une fille qui est devenue enseignante. Elle m’a dit : « Les enfants auxquels leurs parents n’ont pas lu d’histoires sont appauvris ». Les mots des poésies et des histoires sont de la nourriture. Pas de la nourriture pour le corps, qui puisse remplir votre estomac, mais de la nourriture pour l’esprit et l’âme.

    Quand on a faim ou soif, l’estomac se contracte et la bouche s’assèche. On cherche de quoi manger, un morceau de pain, un bol de riz ou de maïs, un poisson ou une banane. Plus on a faim, plus la concentration se réduit, on devient aveugle à tout sauf à la nourriture qui pourrait nous rassasier.

    La faim de mots se manifeste différemment : sous forme de morosité, d’inconscience, d’arrogance. Les personnes souffrant de ce genre de faim ne réalisent pas que leurs âmes frissonnent de froid, qu’elles passent à côté d’elles-mêmes sans s’en rendre compte. Une partie de leur monde leur échappe sans qu’elles en soient conscientes.

    Ce type de faim est rassasié par la poésie et les histoires.

    Mais y a-t-il un espoir pour ceux qui ne se sont jamais adonnés aux mots pour satisfaire cette faim?

    Cet espoir existe. Le garçon lit, presque tous les jours. La fille qui est devenue enseignante lit des histoires à ses élèves. Tous les vendredis. Chaque semaine. Si elle oublie de le faire un jour, les enfants le lui rappellent.

   Et qu’en est-il de l’écrivain et du poète ? À l’arrivée de l’été, ils reverdiront. Et de nouveau, ils seront dévorés par leurs histoires et leurs poèmes qui s’envoleront ensuite dans toutes les directions. Encore et encore.

par Peter Svetina  –  (traduction : Hasmig Chahinian)

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Peter Svetina est né en 1970 à Ljubljana (Slovénie). Diplômé en études slovènes en 1995, il soutient, en 2001, une thèse de doctorat sur la poésie slovène classique. Professeur agrégé de littérature slave à l’Institut des langues slaves de l’université Alpen-Adria, à Klagenfurt en Autriche, il écrit à la fois pour les enfants, les adolescents et les adultes. Son premier ouvrage, O mro¸ku, ki si ni hotel striči (Le morse qui ne voulait pas couper ses ongles), illustré par Mojca Osojnik, est publié en 1999. Il sera adapté en pièce pour marionnettes, chemin que prendront plusieurs autres de ses œuvres. Les livres de Peter Svetina qui combine environnement réaliste et éléments de non-sens et de lyrisme, renvoient souvent à ses propres centres d’intérêt : sa ville natale, ses nombreux voyages, ses activités universitaires. Peter Svetina est traducteur (de l’anglais, de l’allemand, du croate et du tchèque) de  poésie et de littérature pour la jeunesse et il travaille comme éditeur pour des recueils de poésie et des manuels de littérature pour l’école primaire. Souvent primé, il est un auteur apprécié, au plan national et international, tant par la critique littéraire que par ses jeunes lecteurs. Ses livres pour enfants et adolescents ont été traduits en anglais, en allemand, en espagnol, en coréen, en polonais, en letton, en estonien, en lituanien.

 

 

Ilié Prépéleac

 

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Jeune maison d’édition, Le Cosmographe (1) organise des rencontres entre des cultures, des langages et des artistes. Dans les parutions de ce début d’année figure Ilié Prépéleac  de Nora Letca et Aglaé Rochette.

     Un récit en deux parties disposées tête-bêche dans un grand album richement illustré. Sur chaque côté de la couverture, l’un à dominante bleue, l’autre jaune, flottent deux poissons baudruches. Nora Letca (au texte) et Aglaé Rochette (à l’image) propulsent un récit organique dans un monde de désordres et de cristallisations strié de moiteurs étouffantes et de bourrasques glaciales. Là, toute parcelle vivante (humaine, chimérique, animale, végétale) s’autogénère et régénère le tout dans une sorte de soupe cosmique défiant les sensations les plus extravagantes. Pour profiter de cette lecture, il est recommandé d’accepter le chaos même s’il n’est pas superflu de savoir se cramponner.  Entre l’un et le multiple, le simple et le complexe la première partie traite d’un étrange phénomène advenu quelque part entre Ciel et Terre : La disparition de Sofia Onéga.

Sur aucune carte, hors des calendriers…

    Dans un décor transhistorique (ruines antiques, village rural, usine aux toits en dents de scie, tours futuristes, viaducs ferroviaires, tarmacs pour frégates fabuleuses) surgit la ville fermée de Panoï. Cette cité, qui ne figure sur aucune carte, est régie par une société matriarcale occulte (direction, administration et patronne anonymes, Institut International de Voyance Céleste, frontières interdites, caméras de surveillance, sentinelles endormies). Le nom du héros (2), les origines roumaines de l’auteure, la toponymie (Moïseï, lac Ïezer, Siméria…), les vêtements des grand-mères nommées babas (longues jupes, foulards aux motifs fleuris) le mobilier (poêle en faïence, tapis brodés) tout respire la Transylvanie et ses légendes métissées. La narratrice (dont le nom coïncide avec celui de l’auteure) décrit, dans la première partie, une ville repliée tirant ses ressources du fer et des fleurs et, dans la seconde partie, l’odyssée de son ami, Ilié Prépéleac (3), seul homme de la ville, parti à la recherche de sa bien-aimée, Sofia Onéga, fleuriste d’un genre peu banal : élevée par des flamants roses dont elle possède la grâce, elle exerce son métier à bord du tramway aérien portant le numéro 1113. La narratrice, qui possède un passé fabuleux (descendante d’une grand-mère ouze, disparue lors de la première course à la voile en solitaire, restituée à sa communauté par des oiseaux migrateurs), parle du monde comme d’un chaudron galactique observé à travers la lucarne illégalement percée sur la façade orientale de sa maison.

… portrait d’une ville effervescente

    La féminité dominante est représentée par l’activité artisanale (poterie, filage, tissage), l’oralité (prédictions, contes) et la reproduction. La vie surgit à la moindre opportunité (un décès, une chaleur étouffante, des matières lumineuses en suspension) : les jeunes filles sortent de la chevelure des vieilles disparues, les planètes pondent des œufs et la floraison des tourne-lunes, fleurs emblématiques de la ville, accélère la germination des salicaires et du Caille-lait blanc, plantes frauduleusement importées de autre côté de la frontière interdite et semées à tous vents, sur le toit des immeubles. Mais les femmes de Panoï sont aussi des scientifiques qui étudient, au sein de l’Institut de Voyance Céleste, la météorologie, l’astronomie, l’astrophysique. Alors que la gravitation baisse, que la pesanteur faiblit, que les êtres sont en lévitation, Ilié Prépéleac découvre une nouvelle planète, enceinte (Hamler 1113). Le langage se met sous pilotage automatique (on baye aux corneilles, on avale des couleuvres), une prophétie s’empare de la ville de Panoï (« L’ombre tombera sur la ville et le ciel germera. Alors le haut sera le bas, le début sera la fin et viendront les jours heureux. ») et Sofia Onéga se dissout dans l’espace.

    Sous un ciel sans point de fuite, le sol pivote et le regard du lecteur est emporté par une force centrifuge dans un tourbillon de lucioles. Des rayons fluorescents repoussent le décor au-delà du bord supérieur de la page, entraînant Ilié Prépéleac vers un ailleurs inexploré, vers sa bien-aimée. Le récit est désormais « dit » par le voyageur (pensées, journal de bord) et par une fileuse (Baba Sorica de l’Institut) dont les prédictions tiennent lieu de péripétie. Absorbé par des rayons cosmiques, Prépéleac, chute cul par-dessus tête de l’autre côté des champs de Tourne-lunes (seconde partie).

A travers les légendes…

    Echoué sur un lit d’ouate, il rencontre baba Sorica, la fileuse d’écumes de Moïseï, un village météore creusé à flanc de baleine et suspendu dans le ciel comme un de ces monastères grecs auxquels on accède par des escaliers. Au ronronnement du rouet et du poêle, la vieille au visage de banquise déroule un de ces périples légendaires attribué aux hommes en mal de destin.  Les préparatifs, classiques, prévoient une monture mythique (hippocampe nourri de charbons ardents), des victuailles magiques (vinaigre d’ortie, graines de cameline) et une assistance surnaturelle (méduse en guise de torche). Insensiblement l’univers se dédouble (est-on encore dans le récit ou déjà dans l’action) et, par réverbérations, le passé revient dans le présent, le présent recycle le passé pour se régénérer. Avancer consiste à se débarrasser de la nostalgie (« ne pas rester captif entre deux mondes »), à traverser un univers échevelé guidé par les voix des conteuses du basmé. (4) Dans un décor en fusion, des lieux fabuleux balisent la quête (village de jeunes filles endormies, caravansérail des Princes du Levant, phare éteint depuis que la lune a été volée…) :  on y croise un bestiaire enchanté (rossignol à flancs roux, cerf aux cornes serties de gemme, truie bleue, éléphant ensorcelé, poisson ailé ou oiseau amphibie), un robot humanoïde, une fée aux cheveux bleus… tout un microcosme issu  des romans de chevalerie et des contes des Mille et une nuits. C’est au lac Ïezer que la chevauchée s’achève, tous les éléments du conte s’effaçant pour laisser place à un jeune centaure ailé fixant fièrement son avenir. Comme métaux en fusion, les corps d’Ilié et de Sofia s’amalgament soudainement : chacun a réalisé un trajet parallèle à travers les reflets interstellaires pour retrouver l’autre. Leur course se termine sur la place d’un marché estival en train de plier bagages.

… l’humanisation du monde

    Intégralement voué au cosmos (hydrogène ionisé, gaz, constellations), le texte vibre d’anciennes légendes : du dieu Vishnou métamorphosé en tortue géante, à Gaïa la déesse mère, de l’œuf cosmique (atome primitif) à la soupe primordiale tout n’est qu’incandescence, combustion, alliage, autant de phénomènes rendus par un assaut de lumières (venues des fenêtres, des lampadaires, des graminées luisantes) et de métamorphoses (de la lune à l’œuf, de l’œuf à la « créature » informe, des 1113 babas pionnières réincarnées dans les 1113 œufs de la planète Hamler). Tandis que le récit avance d’éblouissements en nébulosité, les images, radieuses, installent des ondes jaunes et bleues comme une basse continue : oscillations, sinuosités, irisations. Le texte opère de fréquents décrochements (humour, trivialité) quand l’illustration multiplie les élans, les éclats, les énigmes, l’ensemble charriant le lecteur dans un univers chaotique.  Telles deux forgeronnes, l’auteure et l’illustratrice arrachent leur conte à un terreau opaque, réel et mythique, telles des pépiniéristes elles composent des bouquets avec les savoirs et les croyances œuvrés depuis la nuit des temps pour résoudre l’énigme du vivant. Chaque mot, chaque couleur est une cellule vivante approchant la genèse ignorée du monde.

    Que peuvent toutes nos légendes et tous nos connaissances quand nous errons comme des nomades assoiffés entre l’origine perdue et la fin qui se dérobe ? Tendu par une force magnétique, cet album plonge ses racines dans le socle immémorial des premières fables (5) tandis qu’une force cosmique l’aspire vers l’encore « indévoilé ». Comme des satellites, nos illusions et nos vérités tournent sur l’écran infini d’un univers en expansion. Quelles peuvent être nos certitudes lorsque les planètes, comme nous, naissent et meurent ? Guidé par une écharpe jaune et un parfum d’oignon sauvage, Ilié et Sofia font de la quête amoureuse l’unité du livre et, peut-être, la seule évidence de la vie. Nora Letca a fréquenté, avec sa grand-mère, les esprits des contes roumains après quoi, elle a fait des études d’astrophysique : l’alchimie entre les deux est magistrale et souvent drôle.  Mais comment l’illustratrice a-t-elle fait pour extraire de cet univers en constants retournements un objet si homogène, si imprévisible et si sublime ? Ce n’est pas le héros qui nous le dira : à la fin de l’album, il dort comme un loir. Est-il jamais parti ? A-t-il jamais existé ? Comment sortons-nous de ce songe aussi métallique que fleuri ? Éblouis mais pas aveuglés.

par Yvanne Chenouf – février 2020

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(1) contact@lecosmographe.fr

(2) Prépéleac, dérivé du Slave, désigne au sens propre, un poteau, chargé de clous ou de branches transversales, placé devant les maisons pour y suspendre des pots ou y tasser le foin pour faire des meules Au sens figuré, c’est une hutte de branchages servant d’abri aux gardiens qui surveillent les propriétés dans les champs.

(3) ce nombre désigne aussi les sorcières

(4) récits qui rapportent des faits irréels : Conte et tradition orale en Roumanie, Franck Alvarez-Pereyre, SELAF, 1976

(5) « Littérature orale roumaine » : voir ici.

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Yvanne Chenouf, enseignante et chercheuse, a travaillé vingt ans à l’Institut national de la recherche pédagogique dans l’équipe de Jean Foucambert et a enseigné en tant que professeur de français à l’IUFM de Créteil ; elle fut présidente de l’Association française pour la lecture (AFL) ; conférencière infatigable, adepte des « lectures expertes », elle a publié de nombreux articles et ouvrages personnels et collectifs à propos de lecture et de livres pour la jeunesse dont Lire Claude Ponti encore et encore (Être, 2006), et Aux petits enfants les grands livres (AFL, 2007) ; elle est à l’origine d’une collection de films réalisés par Jean-Christophe Ribot qui donnent à voir des élèves de tout niveau aux prises avec des ouvrages signés Rascal et Stéphane Girel, François Place, Claude Ponti, Philippe Corentin, Jacques Roubaud ; article récent : « L’intelligence heureuse ou le parti d’en rire » (site du CRILJ, 2018).

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Le pique-fleur I (Picaflor ou Colibri)

Le feu s’échappa emporté

par un mouvement d’or

qui le maintint suspendu

fugace, immobile, fibrillant :

vibration érectile, éclat de métal

pétale de météores.a

Il allait, volant sans voler

concentrant le soleil infime

en hélicoptère de miel,

en syllabe d’émeraude

qui de fleur en fleur dissémine

l’identité de l’arc-en-ciel.a

De ses deux ailes invisibles

il secoue un tournesol

sanctuaire de soie somptueuse

et le plus minuscule éclair

brûle dans son incandescence,

statique et vertigineux.

Pablo Neruda

Zoom sur Nikolaus Heidelbach

 

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Quelle  place accorder  aux  rêves ?

Quelle perception de l’univers de l’enfance ?

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Accompagné de sa traductrice, Nikolaus Heidelbach, auteur-illustrateur allemand talentueux et plein d’humour, nous prend par la main pour nous mener peu à peu dans son univers à la fois tendre et cruel, absurde et émouvant.

La rencontre

    La 5ème biennale des illustrateurs de Moulins démarre en toute beauté avec l’interview par Anne-Laure Cognet de Nikolaus Heidelbach, l’un des plus grands illustrateurs allemands en littérature jeunesse, peu connu cependant dans les pays francophones En effet, sur près de 30 livres parus en Allemagne, moins de la moitié sont traduits aujourd’hui en France et c’est grand dommage.

    Nikolaus Heidelbach nous embarque dans son univers singulier, très élaboré. mais fidèle en même temps  au regard de l’enfant face au monde et à sa dure réalité. Sans limite ni tabou.

    Nikolaus Heidelbach nous confie qu’il a toujours été un très grand lecteur, entouré d’une grande bibliothèque bien fournie et que, parfois s’opère en lui un déclic que lui-même ne s’explique pas, et qui le pousse à dessiner, souvent du matin au soir. Auteur d’une version des Contes des frères Grimm, il s’amuse à dessiner le moindre détail du texte, y compris une virgule. Par exemple, dans un conte, le roi décide de comprendre pourquoi les gens disparaissent autour d’un lac, et quand il s’y rend, au moment où son chien renifle près de ce lac, une main sort de l’eau, et le chien disparaît. Avant sa disparition, une virgule apparaît…

    Travailleur acharné et exigeant, il confie également qu’il passe beaucoup de temps à observer les chefs d’œuvre de grands artistes pour s’en inspirer par la suite dans le fourmillement de détails de ses illustrations.

    Ainsi, il dit « voler » les traits et l’humour du dessinateur allemand Bernard Loriot ; ou bien remplir son vide érotique grâce aux dessins de Jean-Marc Reiser. Il avoue avoir subi les influences de l’américain Edward Gorey – qui a publié plus d’une centaine de livres surréalistes et qui a été primé à Bologne pour ses illustrations, en 1974 pour Le Petit Chaperon Rouge de Grimm, et en 1977 pour Théophile a rétréci, sur un texte de Florence Parry Heide – pour illustrer sous forme d’abécédaires non moins « extra-ordinaires », 26 façons possibles de mourir pour un enfant avec  Que font les petits garçons aujourd’hui ?  et Que font les petites filles aujourd’hui ?

    Sortis en 1994, en voici la suite vingt ans après, dans une maison d’édition qui lui va bien, les éditions Les Grandes Personnes, dans un format à l’italienne. Les personnages sont toujours aussi émouvants et drôles, les situations décalées, les univers dérangeants au regard des adultes et loin du politiquement correct. Par exemple, en mettant en scène des filles créatives, surprenantes et courageuses, il prend le contre-pied des stéréotypes féminins.

    Aussi, avec L’enfant-phoque, plongé dans cet univers de créatures marines inspiré des légendes de selkies*, il a souhaité mettre en avant sa fascination pour l’art de conter et traiter du sujet de la mort du personnage de la mère dans le regard – dont on ne voit presque jamais les yeux – du jeune garçon, sans drame.

    Pour finir, Nikolaus Heidelbach met en lumière son album, récemment sorti en Allemagne, Alma et sa grand-mère au Musée, bientôt traduit  en français, qu’il considère comme un autoportrait.le groupe passe sans aucun regard devant un portrait filmé avec les portables… dans chaque tableau se cache la grand-mère…  L’illustrateur nous guide de manière astucieuse et amusante au travers des 16 chefs-d’œuvre religieux du musée et ne fait pas qu’impliquer Alma dans une conversation fascinante sur l’art.

L’exposition

     Située sous les ors du salon d’honneur de l’Hôtel de Ville, elle vient confirmer à nos yeux la réelle finesse de son univers à travers les originaux de ses albums : Les contes d’Andersen, l’intégralité des planches de Que font les petites filles aujourd’hui ? et de Que font les petits garçons aujourd’hui ?. Gouaches, encres et crayons nous montrent ainsi autant d’images d’un univers surréaliste et dérangeant d’un auteur et illustrateur qui semble « avoir rejoint le complot des enfants contre la vie ennuyeuse des adultes ».

(janvier 2020)

* Les selkies sont des créatures imaginaires issues principalement du folklore des Shetland, en Écosse. Elles y sont décrites comme de superbes jeunes filles (ou assez exceptionnellement comme de beaux jeunes hommes) qui revêtent une peau de phoque, dans le but de se changer en cet animal marin et de plonger dans la mer.

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Né en 1955 à Lahnstein, Nikolaus Heidelbach a étudié la littérature et la civilisation allemande, l’histoire de l’art et les arts du spectacle. Artiste indépendant, écrivain et illustrateur, il vit aujourd’hui à Cologne. C’est l’un des talents les plus originaux d’Allemagne, à l’univers surréaliste et dérangeant. Il a reçu le Grand Prix de la foire du livre de jeunesse de Bologne en 1996 pour Au Théâtre des filles, paru en France au Sourire qui mord. En 2000, il est récompensé pour l’ensemble de son œuvre par le Prix spécial de la littérature jeunesse allemande.

Bibliographie complète et commentée de Nikolaus Heidelbach ici.

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Bibliothécaire, Rose-Marie Sagnes, est, depuis 2017, directrice de la médiathèque de Nailloux (Haute-Garonne). Depuis l’adhésion de sa structure au CRILJ, elle multiplie les partenariats avec la section : rencontres avec des auteurs, chroniques de nouveautés, autres actions. « La médiathèque est ouverte au public 30 heures par semaine. Mais nous avons quand même remarqué que les gens rentrent tard. Ce n’est pas toujours facile pour les usagers de ramener les documents empruntés en temps et en heure. » Voilà pourquoi, une boîte de retour a pris place devant la médiathèque qui permet aux usagers de l’Escal, 2, rue Erik Satie, de rendre les documents qu’ils ont empruntés sans passer par l’accueil. Rose-Marie Sagnes est l’une des quatre boursières ayant bénéficié d’un  « coup de pouce » du CRILJ à l’occasion de la cinquième Biennale des illustrateurs de Moulins.