Hommage à Ian Falconer

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Le texte qui suit a été écrit, en avril 2023, suite à une commande. Il a bien été transmis, en temps et en heure. Mais – on n’est jamais à l’abri d’un pataquès – il semble qu’il ait été perdu. Invérifiable. En tout cas, c’est un autre texte du même signataire, plus court et nettement moins analytique, qui, emprunté d’office au site ActuaLitté, tiendra lieu d’hommage à Ian Falconer. Après enquête, il s’avèrera que l’imprévisible Olivia ne soit pour rien dans cet curieux micmac . (A.D.)

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Ian Falconer qui créa le personnage d’Olivia, entreprenante cochonnette, est décédé d’une insuffisance rénale, le 7 mars 2023, à Norwalk (Connecticut). Il avait 63 ans..

    Né à Ridgefield, dans le Connecticut, ainé de trois enfants, Ian Falconer fréquenta la Long Ridge School de Stamford puis la Cambridge School de Weston (Massachusetts) dont les principes pédagogiques progressistes lui convenaient parfaitement. Il suivit, pendant deux années, des études d’art à l’université de New York, puis s’inscrivit, comme peintre, à la Parsons School of Design avant de rejoindre l’Otis Art Institute de Los Angeles.

  En 1987, Ian Falconer rencontre David Hockney, qui devient son compagnon, et il l’assiste, à l’Opéra de Los Angeles, pour la conception des costumes de Tristan und Isolde de Richard Wagner. Suivront de nombreuses autres productions, opéra ou ballet, à New York, à Chicago, à Boston et à Londres, pour lesquelles il réalise décors et/ou costumes. À Paris, en 2008, il conçoit, au Châtelet, un dispositif scénique astucieux pour l’opérette Véronique d’André Messager, la mise en scène ayant été confiée à l’actrice Fanny Ardant.

    En 1996, Françoise Mouly, depuis peu directrice artistique du New-Yorker, souhaitant rafraichir le magazine, fait appel à Ian Falconer. « Nous avons passé de longues heures dans les archives, émerveillés par les vieilles couvertures et riant de la façon dont des artistes comme Helen Hokinson, Mary Petty, Charles Addams ou William Cotton ont dépeint les bouffonneries de la bourgeoisie des années trente et quarante. » (1). Trente couvertures, parfois tendres, souvent acides, entre 1996 et 2012. Les lecteurs apprécieront particulièrement celle du 23 novembre 1998 qui montre une vieille dame dont la veste et la jupe s’empourprent à la vue d’une statue grecque toute en muscles.

    Dans les années 1990, Ian Falconer craque devant sa nièce, enfant énergique à qui, alors qu’elle vient d’avoir trois ans, il souhaite offrir un livre. « J’étais juste fasciné par elle et je voulais lui faire un cadeau personnalisé pour Noël. Alors j’ai commencé à travailler. » Les choses, se souvient Ian Falconer, ne sont pas évidentes. Si le style épuré de son dessin est d’emblée apprécié par son entourage, on lui suggère toutefois de retravailler (ou de faire retravailler) son texte. « Quelques années plus tard, Anne Schwartz, de chez Simon and Schuster, m’appelle. Elle aime mon travail pour le New Yorker et elle me demande si je suis intéressé à faire un livre pour enfants. Je lui ai apporté Olivia. » L’album parait en 2000, chez Atheneum Books for Young Reader, et Ian Falconer reçoit la médaille Caldecott qui récompense, aux États-Unis, l’illustrateur du meilleur livre pour enfants de l’année. L’ouvrage restera sur la liste des albums best-sellers établie par le New York Times pendant 107 semaines.

    En France, le livre est accueilli par le Seuil jeunesse et Ian Falconer remporte, en 2001, le premier Baobab de l’album attribué par Le Monde et le Salon du livre de jeunesse en Seine-Saint-Denis. Florence Noiville raconte : « L’histoire, en noir et blanc (avec quelques touches de rouge) de cette petite cochonne qui aime Pollock, Degas et le saut à la corde rappelle un peu celle d’Héloïse, de Kay Thompson, un grand classique de la littérature de jeunesse en Amérique. Peut-être à cause de la spontanéité et de l’humour du trait ? Ou des bêtises d’Olivia ? La vitalité de cette enfant est à la mesure de l’épuisement des parents, si bien que les uns et les autres s’identifieront sans peine aux situations du livre. » (2)

    Ian Falconer assure qu’il ne connaissait pas Héloïse lorsqu’il travailla à son premier livre. Notre plaisir de lecteur n’a, en tout cas, nul besoin de convoquer ce cousinage et le succès mondial de la série (quinze traductions et plus de dix millions d’albums vendus) s’explique par la capacité de l’auteur-illustrateur à se renouveler et à surprendre sans jamais s’éloigner trop de son projet initial. Qu’elle prépare Noël ou qu’elle joue à l’espionne, qu’elle décide de former (seule) une fanfare pour accompagner un feu d’artifice ou de remplacer (seule) les artistes d’un cirque tous malades, Olivia s’active. Ce ne sont pas les idées qui lui manquent, idées qu’elle met en pratique sur l’heure, sans rien demander à personne et aux risques et périls de ses proches, sauf si l’on glisse dans la rêverie. Ainsi, dans Olivia, reine des princesses, si le refus péremptoire de revêtir le classique déguisement de tulle rose est bien réel, c’est dans son lit qu’Olivia s’autorisera à imaginer, juste pour elle, une ultime alternative. (3)

    Ian Falconer cerne ses personnages qu’il ombre en gris léger d’un trait noir très fin et il use de la couleur avec parcimonie, en réservant le rouge à la robe préférée de son héroïne, aux rayures de sa grenouillère, aux rubans qu’elle accroche parfois à ses oreilles. Les mimiques, face et profil, évoquent le cartoon. Jackson Pollock et Edgard Degas ne sont pas les seuls peintres ni les seules personnalités (Eleanor Roosevelt, Martha Graham, Maria Callas) que Ian Falconer invite. Dans Olivia à Venise, toutefois, aucun tableau de maître ni aucune évocation de célébrité, plus de fond blanc systématique non plus, l’illustrateur ayant choisi de saturer ses images en intégrant, sur chacune des pages qui montrent Venise, une authentique photographie des lieux que la famille visite. Ce tourisme, somme toute plutôt traditionnel, est stoppé net quand Olivia met fortement à mal le campanile de la place Saint-Marc. « Je crois que Venise se souviendra de moi », conclut-elle. (4)

    En 2022, Ian Falconer a publié chez HarperCollins Children’s Books, Two dogs, un album qui, l’auteur s’inspirant cette fois de ses neveux, met en scène Perry et Augie, teckels aussi curieux que facétieux. Meilleur livre d’images pour enfants de l’année, selon Jennifer Krauss, critique littéraire au New York Times, ce devait être le premier titre d’une nouvelle série.

     Dès 2001, surpris par le succès de sa création, Ian Falconer avait déclaré au quotidien Newsday : « Toutes ces années, j’ai travaillé si dur pour peindre et pour dessiner et on ne se souviendra de moi que pour ce cochon. » Réaliste, il avait ajouté : « Il y a des choses pires qui peuvent arriver à quelqu’un. »

par André Delobel – avril 2023

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(1) Françoise Mouly, The New Yorker, 7 mars 2023.

(2) Florence Noiville, Le Monde, 23 novembre 2001.

(3) Olivia and the fairy princesses, Atheneum Books for Young Readers, 2012 ; Le Seuil 2012.

(4) Olivia goes to Venice, Atheneum Books for Young Readers, 2010 ; Le Seuil 2011.

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Zaü à Moulins

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Zaü, les autres, l’ailleurs…

Une lumineuse exposition pour un généreux « faiseur d’images »

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    Le jeudi 6 juillet 2023, une chaleur presque tropicale s’était installée à Moulins sur Allier dans le Musée de l’illustration jeunesse (mij) pour le vernissage de l’exposition consacrée aux illustrations du dessinateur Zaü, nom artistique d’André Langevin. Cette température s’accordait parfaitement avec les horizons tropicaux d’une grande partie des albums présentés mais également avec la décoration africaine des salles. L’artiste, Alain Serres qui est son éditeur et co-auteur, et Emmanuelle Martinat-Dupré, responsable scientifique du musée et commissaire de l’exposition, ont guidé une assemblée d’heureux visiteurs dans la découverte des salles que le musée consacre cette année à l’univers graphique de ce « faiseur d’images ».

    L’exposition qui pourra être vue jusqu’au dimanche 19 novembre 2023 prend place à l’étage de l’Hôtel de Mora et rassemble de nombreux originaux ainsi que des travaux préparatoires et des vidéos qui permettent à tous d’apprécier les choix graphiques et thématiques d’un artiste particulièrement ouvert aux cultures du monde, inspiré par ses voyages et la diversité humaine.

    Réunissant les originaux de son fonds à des prêts externes, comme ceux du fonds patrimonial de l’Heure Joyeuse qui possède une belle collection d’archives de Zaü, le mij célèbre cette année la carrière d’un dessinateur de 80 ans qui a publié ces premiers albums à la fin des années soixante. Après avoir consacré des années de création à la publicité et à la presse, il a déployé une imposante bibliographie chez divers éditeurs jeunesse. L’exposition célèbre cette prolifique bibliographie à partir d’une sélection choisie parmi ses 120 albums. Cette consécration était logiquement attendue depuis le Grand Prix de l’illustration jeunesse qui lui a été décerné en 2011 pour Mandela, l’africain multicolore (Rue du Monde, 2010), album de l’auteur-éditeur Alain Serres avec lequel il a créé,  depuis 1997. presque 50 livres en collaboration

    Comme à son habitude, le mij a créé un écrin cohérent avec l’univers graphique de l’artiste : pour immerger le visiteur dans la création de Zaü, l’aménagement des salles prolonge les images des albums, notamment en agrandissant les traits de son pinceau qui soulignent et relient ainsi les originaux exposés.

    Cette scénographie met en évidence la prédilection de Zaü pour le dessin du mouvement, montrant la vitalité élégante des tracés à l’encre que le dessinateur travaille sur les fonds blancs des pages et certaines salles témoignent également des couleurs avec lesquels le dessinateur joue, souvent avec audace, reprenant des motifs textiles chatoyants ou jouant avec des aplats monochromes.

« Zaü ne veut jamais être trop rangé, trop propre, il faut que son image palpite de quelques décalages ou débordements parce que c’est toujours dans le mouvement que ses couleurs s’immiscent. » (Alain Serres, dans le catalogue de l’exposition)

    Ses illustrations, encres, acryliques ou pastels, mobilisent un imaginaire diurne, lumineux, où les paysages et horizons ouverts sont souvent montrés comme surexposés ou vibrants de chaleur. Les silhouettes des arbres ou des personnages se détachent ainsi sur les pages avec l’élégance d’une calligraphie qui évoque plus qu’elle ne décrit. Les choix muséographiques amplifient ainsi l’atmosphère visuelle vibrante, gaie et solaire, que Zaü privilégie et le visiteur comprend sa préférence pour les horizons lointains, antillais ou malgache, et très souvent africains. Janine Kotwika, complice de l’artiste depuis des années et spécialiste de l’album, se souvient dans le catalogue de l’exposition de son émotion face à ses illustrations exaltantes de l’Afrique et, pour reprendre l’expression de Janine Kotwica, « la sensualité des coloris » de ses pages de carnets.

    Mais les albums manifestent aussi l’importance centrale de ceux qui peuplent ses pays, humains et animaux : les originaux exposés mettent en évidence le regard, respectueux et tendre, que Zaü pose sur les habitants de ces « ailleurs ». Du côté du bestiaire, plusieurs espaces témoignent de son art magistral pour donner vie aux animaux saisis en mouvement dans leur milieu naturel.

« Pour lui aucun dessin n’a le droit de pétrifier un oiseau. Rien ni personne n’est une statue définitive, pas plus que nous ne sommes une couleur immuable » (Alain Serres, dans le catalogue de l’exposition)

    Et du côté de la galerie de personnages, les portraits d’une humanité diverse et souriante peuplent les salles du musée : une grande douceur est communiquée par ces visages qui occupent les pages des albums et disent l’importance de la rencontre de l’artiste avec les « autres ». Chaque portrait impose une présence forte et installe une empathie avec celui, visiteur ou lecteur, qu’il prend à témoin. Parmi les nombreux sourires, de pure joie ou de malice pour les enfants, on est frappé par la dignité et l’intensité de nombreux regards souvent frontaux qui invitent à la rencontre.

Extrait du catalogue  : planches préparatoires pour Mille dessins dans un encrier (Alain Serres, Rue du Monde, 2017)

    Cette représentation des personnages se place au service d’un propos engagé, ce qui s’avère une caractéristique dominante chez l’artiste : les livres s’adressent à un jeune lecteur citoyen du monde et ses dessins offrent une iconographie élégante pour un regard positif et bienveillant sur l’humanité. Plusieurs salles de l’exposition insistent ainsi sur les valeurs que sait défendre l’illustration de Zaü au côté des auteurs des textes des albums : défense des droits, antiracisme, mémoire historique, liberté et solidarité…

    L’exposition témoigne ainsi de la singularité d’un regard sur le monde, contemplatif et empathique, qui frappe par son humanité et la puissance de son interprétation graphique. Il faut souligner l’important dispositif de médiation que le mij déploie dans les salles pour faire découvrir l’iconographie de Zaü avec des activités différentes, de nombreux coins lectures, du matériel à manipuler et plusieurs vidéos.

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Quelques moments du vernissage

  • Alain Serres, au côté de Zaü, analyse pour l’auditoire l’album Mandela, l’africain multicolore commentant les choix graphiques de l’artiste en rapport avec le récit de la longue détention de Mandela : il fait remarquer la mise en page créant une atmosphère sombre et enclose de la cellule d’emprisonnement qui est reprise dans les 27 pages consacrées aux 27 années de prison du célèbre militant anti-apartheid.

  • Zaü présente l’album Te souviens-tu de Wei ? paru avec un texte de Gwenaelle Abolivier (HongFei, 2016) : ce récit rend hommage aux ouvriers chinois venus en France comme main-d’œuvre au moment de la Première guerre mondiale et très vite oubliés par l’Histoire, mais aujourd’hui leurs tombes sont au cimetière chinois de Nolette à Noyelle-sur-mer en Picardie. Les originaux sont exposés dans une salle dont les mots-clés sont mémoire, respect et liberté..

  • Au côté de Alain Serres, Emmanuelle Martinat-Dupré revient sur le best-seller de la maison d’édition, Une cuisine grande comme le monde (Rue du monde, 2000) qui a donné lieu par la suite à une version pour les plus petits. Ce carnet de voyage qui se double d’un carnet de recettes est une magistrale démonstration de l’art de la couleur de l’illustrateur.

  • Plusieurs originaux montrent le superbe bestiaire africain de Zaü pour lequel Alain Serres a écrit le texte de l’album L’enfant qui savait lire les animaux (Rue du monde, 2013).

  • Ces originaux font découvrir un album publié à L’Elan Vert en 2015 dans lequel Bernard Villiot adapte un conte scandinave sur l’entraide. Un nid pour l’hiver rompt un peu avec le style graphique habituel de Zaü qui opte ici pour des papiers découpés.

  • Un coin aménagé pour une invitation au dessin et pour la projection du film  Animaux à l’encre de Chine avec Zaü réalisée dans le cadre de la web série « 2 yeux, 10 doigts » (Bibliothèques de la ville de Paris, Bibliocité). D’autres films mis à disposition dans le musée permettent de voir le pinceau donner forme aux images, accompagné par le commentaire de Zaü. L’artiste explique que la vivacité de son trait, la rapidité de son exécution au pinceau viennent de la pratique du rough pour la publicité, mais si cette maitrise graphique pourrait laisser croire à une réalisation rapide des illustrations, les planches des livres font l’objet d’un travail préparatoire conséquent à partir d’une importante documentation et de nombreux essais.

  • Photogramme du film Zaü, réalisé par Joel Bonnard et Simon Barral-Baron, pour la société Titania, dont la vidéo est projetée au rez-de-chaussée du musée. Le film insiste sur l’importance des voyages et des croquis collectés à la source des dessins des albums.

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En guise de conclusion

    Au vu de la très imposante bibliographie de Zaü (plus de cent-vingt albums), on comprend les choix thématiques de cette exposition qui permet de comprendre plusieurs dimensions essentielles de la création de l’artiste. Espérons que les visiteurs de l’exposition, curieux de prolonger la découverte, liront ensuite d’autres titres.

    Je me permets, pour finir,  de suggérer deux petits albums absents de l’exposition dans lesquels la vibrante efficacité des images de Zaü se marie merveilleusement bien avec les haïkus : Le petit cul tout blanc du lièvre de Thierry Casals (Motus 2003) et Sous la lune poussent les haikus de Ryôkan (Rue du monde, 2010).

par Christine Plu – août  2023

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Christine Plu, docteur en littérature générale et comparée de l’université de Rennes 2, a enseigné à l’université de Cergy-Pontoise, Masters Education et formation et masters spécialisés en littérature de jeunesse. Son blog, La littérature de jeunesse avec ses images, est ici.

Merci à Christine Plu pour son texte et pour ses photographies.

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RESSOURCES COMPLÉMENTAIRES

. Zaü, les autres, l’ailleurs… Catalogue de l’exposition (Musée de l’illustration jeunesse, Les éditions Sekoya, 2023).

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Disparition de Philippe Corentin

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Philippe Corentin : des gâteaux, des amis, des jeux et des livres. 

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« Et dis, papa, pourquoi moi je n’ai pas de livres de Corentin ? »  (N’oublie pas de te laver les dents ! – école des loisirs, 2009 )       

       Philippe Corentin est décédé le 7 novembre dernier. On gardera de lui l’image qu’il aimait afficher: celle d’un humoriste : « Moi je fais des Mickeys, c’est tout ! Je suis un gribouilleur. Un génial gribouilleur, c’est vrai, mais je ne suis qu’un rigolo ! » (1). Ses personnages se chargeaient même de sa publicité : « C’est un livre de Corentin. C’est trop drôle » répond la petite fille à son père qui lui demande ce qu’elle lit (2).  Et quand le dessinateur s’accordait quelque talent c’était pour l’écorner : « Il dessine des souris. Regarde comme elles sont mignonnes » s’émerveille Pipioli ; « Tu as vu les oreilles qu’il nous fait. Elles sont trop grandes. » réplique Pistache (3). Preuve qu’on a bien à faire à un « faiseur de Mickeys » ! Pourquoi ce mélange de fanfaronnade et de déni ? Pour devancer les critiques ? Se garder des louanges ? L’homme qui maugréait était avant tout un pudique qui ne se prêtait pas aux conventions et sabordait le jeu éditorial (rares signatures publiques, aucun colloque et très peu d’entretiens). En solitaire, il fignolait une vision d’enfance simple et immuable, ainsi résumée par Tête à claques : « … et pourquoi il n’y a jamais de tarte aux carottes et pourquoi je n’ai pas de copains et puis pourquoi on ne joue jamais au loup et en plus j’ai même pas de livres pour lire hein dis papa pourquoi j’en aurais pas moi aussi un livre avec des images et tout et tout… ? » (4). Des tartes végétariennes pour un carnivore, des amis mammifères pour un sanguinaire, des jeux cruels pour un loupiot mais des livres avec des images pour les petits !

    Les gâteaux sont faits maison, par des mères attentives aux goûts des convives : une tarte aux moucherons pour la chauve-souris, un gâteau de papier en feuilles de Cendrillon pour les souriceaux, un gâteau aux noix pour Zigomar, une tarte aux cerises pour Pipioli, deux autres tartes (aux pommes pour le garçon, aux mille-pattes pour le monstre), une religieuse au chocolat après un kouglof pour Bouboule, une tarte aux carottes pour Têtes à claques, une tartine de confiture pour les mouches. (5) « Un racontage de bouche » (6) écrit Serge Martin pour évoquer l’esprit rabelaisien de l’œuvre.

    L’amitié c’est l’altérité : Pipioli le souriceau a pour copains des oiseaux (un merle, une hirondelle) et une grenouille, Loustic s’entiche d’une princesse nommée Baignoire, Biplan le moucheron traîne avec un moustique (les autres sont des pédezouilles), le monstre et l’enfant partagent leur lit, Bouboule et Baballesont unis à vie, le louveteau s’émancipe avec des lapins et un cochon (7) : « un mélange d’espèces et de règnes » poursuit Serge Martin citant Florence Gaïotti (8). L’amitié est absolue: Pipioli aurait pu trouver mieux qu’un merle sédentaire pour migrer mais il a foi en la parole de Zigomar, Biplan l’asocial ne lâche pas Moustique qui ne lui est pourtant d’aucun recours et ceux qui se détestent (le chat et le chien (9)) ne se quittent pas.

   Le champ des jeux est large et les plaisirs homogènes. Faire l’avion (au-dessus de la maison ou en Afrique), faire des parties de boules de neige ou de confiture, faire la course ou faire des blagues, faire le loup et qu’importe la peur pourvu qu’il y ait l’ivresse. Dans les images, des jouets abandonnés révèlent d’autres jeux tout aussi traditionnels  mais bien plus calmes : ballon, corde à sauter, crayons de couleur, pelotes de laine, poupée, petite voiture, trompette, etc. Le seul qui ne sait pas jouer (Biplan le rabat-joie) compte sur l’amitié pour fuir la mélancolie : « Je ne sais pas quoi faire. Qu’est-ce que je peux faire ? »

    A la gourmandise, l’amitié et les jeux, Philippe Corentin ajoute la lecture. Gages de découverte et de réflexion, les livres structurent les personnalités en friches. Dans Mademoiselle Tout à l’envers, ils sont en hauteur et comme la chauve-souris est seule à voler « en haut », c’est sans doute là qu’elle puise les histoires de vampires qui troublent le sommeil de ses cousins. Dans Patatras !, ils sont au-dessus de la baignoire (pas loin des WC) et sur les tables de chevet dans Les Deux goinfres et dans Papa ! deux livres sont ouverts : l’un avant l’arrivée du magnétoscope (Le Père Noël et les fourmis), l’autre évité par Biplan à qui sa mère répète pourtant « Joue ! Lis ! Bouge ! Remue-toi ! » ! Dans Pipioli la terreur, c’est toute une bibliothèque qui sert de terrain de jeu et de potager : on fait des gâteaux avec des pages de Cendrillon (la suave) et des salades avec des feuilles de Pinocchio (le menteur). On lit aussi du Corentin au terrier (Mademoiselle Sauve-qui-peut dont l’image intérieure semble être de Grégoire Solotareff) et au salon où, dans une mise en abyme, la fillette résume ce qu’elle est en train de vivre : « L’histoire d’un petit crocodile qui veut manger une petite fille » (10). Enfin, c’est à une lecture métafictionnelle que nous convie la grand-mère de Mademoiselle Sauve-qui-peut lorsqu’elle dit : « C’est la fin de l’histoire et puis de toute façon c’est la dernière page ». Les histoires irriguent la vie. Face au loup, Mademoiselle Sauve-qui-peut s’insurge : « Non, mais, dis donc le loup, tu crois que je ne sais pas faire la différence entre un loup et une mamie ? (…) Il me croit aussi bête que le Petit Chaperon rouge ou quoi ? ». Comme elles sont drôles les histoires de Corentin, pas moroses comme l’aimeraient Baballe et Bouboule :

« – Ha, ha !… Vous allez voir, elle est très, très drôle … C’est l’histoire de l’arbre qui n’aimait pas les vaches…

– Ah non ! On lui dit à papa. Pas celle-là, papa !

  Papa, il est gentil mais il ne nous raconte que des histoires rigolotes. C’est pas rigolo… C’est toujours pareil… Finalement… Ça fait rire et puis c’est tout.

– Nous, on veut une histoire triste, une qui fait pleurer, avec des gros sanglots et tout… ».

  Vexé le père s’en va, emportant son livre (L’Arbre en bois). C’est alors que la table de chevet saute sur le lit :

– Hé ! … ho ! Moi je vous en raconte une d’histoire d’arbre, si vous voulez…

– De quoi elle se mêle, celle-là ? grogne Baballe, réveillé en sursaut.

  Baballe, c’est mon chien.  » Celle-là « , c’est la table de chevet, là, dans le coin, avec sa lampe sur la tête…

– Alors, je vous la raconte ou pas ? Qu’elle fait.

– Qu’est-ce que ça raconte ?

– C’est mon histoire à moi et je vous préviens que pour être triste, elle l’est, et pas qu’un peu ! Vous n’allez pas être déçus !

– Vas-y, raconte ! Qu’on lui dit, à la table. » (11)

   Un vrai mélo : pollution, déforestation, exportation, industrialisation et voilà un bel arbre (en bois) rétrogradé en vulgaire table de chevet dans la chambre d’un enfant et d’un chien « tristounets » : « Déjà ce n’est pas drôle de faire la table mais quand, en plus, on n’entend même plus d’histoires drôles, ça non ! Donc, je m’en vais… « Et tous les meubles, toute la déco de la suivre. « Quelle histoire !… » dit Bouboule effondré tandis que l’auteur s’explique: « Dans tous mes livres j’essaie de faire rire les enfants. Une histoire doit être faite non pour les endormir mais pour les réveiller et devrait d’ailleurs leur être lue le matin. Et pour les réveiller il faut les chatouiller avec des histoires qui les font rire. » (12). Les chatouiller ? Corentin est pourtant peu « tactile » : un seul baiser (13), aucun « Je t’aime » et encore moins de câlin (sauf celui du monstre à la fin de Papa !). On l’a dit, l’homme est pudique et son rire est sa marque de tendresse. Avec ça, il ré-enchante le monde désenchanté, sans fatuité.

     Premier album à l’école des loisirs : une chauve-souris orpheline est hébergée chez les souris, sa « famille ». Aussitôt un conflit de valeurs s’engage entre granivores et insectivores, diurnes et nocturnes. Où est le vrai monde ? Puis c’est au statut des animaux domestiques d’être débattu dans Le Chien qui voulait être chat : pénibilité du travail et tentation de l’oisiveté (en 1989 !). Suit la domination d’un ogre anonyme qui s’adjuge les ressources et réduit son voisinage à la misère (L’Ogrionne, 1990 !) puis la course au pouvoir (Le Roi et le roi), la boulimie (Les Deux goinfres), l’agnosie (Zigomar n’aime pas les légumes), la production industrielle et ses dégâts sur la nature (L’Arbre en bois, en 1999 !). Enfin, les tabous : pourquoi ne pas manger l’autre (N’oublie pas de te laver les dents !) ? Les thèmes sont graves, encore d’actualité et les fins peu optimistes : mademoiselle Tout à l’envers et son équipage finit dans le ruisseau, Zigomar atterrit au Pôle Nord au lieu de l’Afrique, Pipioli n’a plus de goût (« jeunème passa sepppabon ! ») et au lieu d’être artiste, il est arpète et modèle de l’auteur (14). Les loups ne sont pas mieux lotis (sauf celui de Patatras !) : l’un est abandonné dans l’eau glacée d’un puits, l’autre revient bredouille de la chasse et doit se contenter d’un Noël végétarien, un autre déclare forfait contre l’escargot et le dernier boit du bouillon près du feu de mère-grand (15).  Les insectes s’enlisent : Biplan dans l’ennui et le père mouche dans ses rêves de grandeur (16). Le chien ne sera jamais chat et le chat perdra son fauteuil, l’ogre sera la risée des crocodiles (17). Trop longtemps méprisés, les gâteaux, les végétaux (mondes parallèles) se vengent : boxe, caramélisation en haut du mât, écorchage à vif, piqûres de châtaigne.

    Sur les couvertures figurent deux envols périlleux (avec Zigomar), un risque de naufrage (les deux goinfres), deux chutes (loup, Père Noël), deux séquestrations (par l’auteur et l’ogre), un cri d’effroi, une querelle. On hurle, on fait la gueule sur treize couvertures contre sept où des sourires s’étalent, plutôt niais. L’époque est rude : elle fait fi de l’imaginaire (oubli du Père Noël), elle ne respecte ni les espèces animales ni le règne végétal, elle laisse les puissants affamer les plus faibles (L’Ogrionne). La vie n’est pas douce, raison de plus pour survivre avec des gâteaux, des amis, des jeux, des livres et du rire. N’en déplaise à Bouboule ça ne fait pas rire et puis c’est tout : ça fait rire et puis c’est TOUT.

    Avant de publier pour la jeunesse, Philippe Corentin a fait du dessin de presse et de la publicité (L’Enragé, Elle, L’Expansion, Le Jardin des modes, Lui, Marie-Claire, Play Boy, Vogue…). Il a conçu des affiches (18), illustré des guides (19) et des romans (Hatier, Gallimard). Dans une époque aussi créative que contestataire, il a vécu les crises, politiques (guerres d’Algérie, d’Indochine, du Vietnam…) et socio-économiques (Trente Glorieuses, surconsommation, baby-boom, industrialisation, urbanisation, exode rural, féminisme, révoltes étudiantes, nouveau statut de l’enfant). C’est en illustrant un conte d’Eugène Ionesco (20), des romans, des recueils (21) qu’il est entré dans un secteur en pleine expansion : « J’ai trouvé ce travail d’illustrateur très ingrat. J’avais l’impression d’être un tâcheron, un tâcheron de génie, mais un tâcheron. C’est à ce moment-là que j’ai décidé de faire à l’avenir les dessins et le texte. » (22). Il a alors signé son premier album chez Hachette (23). Quand il entre à l’école des loisirs, à plus de cinquante ans, il sait l’irréversibilité du temps et l’impatience de la jeunesse. Il enroule alors les plaisirs de la vie dans le charme des illusions : aux enfants d’apprendre à succomber sans se trahir. « Tiens, tu ne veux pas plutôt faire le baby-sitter ? » propose le père cochon à Tête à Claques. « Il faut garder des lapereaux dont les parents sont sortis. Vas-y à ma place. C’est facile : tu leur racontes des histoires, tu joues avec… et même tu peux les manger si tu veux. C’est bon le lapin. ». Ah ! le piège des histoires ! Trop naïf pour résister à la brutalité des pères (une gifle, une queue broyée, une oreille tirée), le louveteau est sauvé par ceux qu’il devait manger. Il ouvre alors les yeux et affine son désir. Au début de l’album, il réclamait un dessert « pour lui tout seul », à la fin il veut la vie des autres avec les autres.

     L’œuvre s’ouvre sur un art de vivre tressé de BD, de cinéma, de contes, de dessins animés, de fables, de magazines, de peinture, de littérature. Godard, Perrault, Tex Avery, La Fontaine, Victor Hugo, Benjamin Rabier protègent des jours gris (le « lundi » de Zigomar n’aime pas les légumes). Et tandis qu’il aime la sieste, l’auteur valorise le travail, la belle façon d’être ensemble. On voit un facteur, un mineur, un docteur, des bûcherons, on s’affaire à la maison (jardinage, cuisine), on traverse l’atelier de l’auteur (Pipioli la terreur) : table, outils (crayons, gomme, taille-crayons, cutter, punaises, pinceaux, tubes de peinture) et, sur trois post-it, la vie d’artiste : s’approvisionner (acheter Sienne 10 flacons), prendre des décisions (trouver un titre : Pipioli chez Corentin), se faire payer (demander du blé à Arthur), remplir des obligations (dentiste/impôts), négocier avec l’employeur (revoir contrat, 10% est barré, remplacé par 12%), soigner son public (dédicace).

    L’homme pudique habite ses livres au plus près des enfants. Sa disparition en a choqué plus d’un, plus d’une. Quoi ? Pas de nouvelle histoire idiote de loups idiots ? Plus de nouveau départ dans l’azur ? Pas d’inquiétude. L’auteur a prévu tellement de chausse-trappes que toute relecture est un embarquement inédit. Et puis, il reste cette voix, inoubliable : vaguement inquiète (« Qu’est-ce qu’il a ? Qu’est-ce qu’il dit ? »), drôlement autoritaire (« Au lit, on lit ! »), présente, si présente (« Oh ! l’autre ! »). Et ce nez, ce gros nez ! Mais c’est lui, mais c’est bien sûr ! C’est Corentin qui veille au grain : lire en jouant, en se régalant, en s’aimant ! Oups ! Il est parti ! Normal : c’est sa liberté qu’il chérissait par-dessus tout. Pas d’adieu alors, monsieur Corentin, mais tout de même : Faim.

par Yvanne Chenouf – novembre 2022

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(1) Zigomar et zigotos (L’Afrique de Zigomar ; Patatras ! ; Papa ! ; Tête à claques ; N’oublie pas de te laver les dents !), L’école des loisirs, 2012

(2) N ’oublie pas de te laver les dents !

(3)  Pipioli la terreur

(4) Tête à claques

(5) Mademoiselle Tout à l’envers, Pipioli la terreur, Zigomar n’aime pas les légumes, Papa !,Tête à claques, ZZZZ… zzzz….

(6) « A table avec Corentin », Serge Martin, Revue des Livres Pour Enfants n° 266 {en ligne}

(7) L’Afrique de Zigomar, L’Ogrionne, Biplan le rabat-joie, Papa !, Les Deux goinfres, Tête à claques

(8) Florence Gaiotti, Expériences de la parole dans la littérature de jeunesse contemporaine, Presses Universitaires de Rennes, 2009. p. 160.

(9) Machin Chouette

(10) Tête à claques, N’oublie pas de te laver les dents !

11) L’Arbre en bois

(12)  » Tête à tête avec Philippe Corentin « , La Revue des livres pour enfants, n° 80, avril 2008, p. 51 (http://Lajoieparleslivres.bnf.fr )

(13) Mademoiselle Sauve-qui-peut étreint sa grand-mère avant de refuser son invitation à dîner : on ne s’assoit pas à la table du loup.

(14) L’Afrique de Zigomar, Zigomar n’aime pas les légumes, Pipioli la terreur

(15) Patatras !,Plouf !,L’Ogrionne, Le Roi et le roi, Mademoiselle Sauve-qui-peut

(16) Biplan le rabat-joie, ZZZZ… zzzz….

 (17) Le Chien qui voulait être chat, Machin chouette, L’Ogre, le loup, la petite fille et le gâteau

(18) Affiche de l’exposition Cité Ciné à La Villette, dans les années 1980

(19) Guide SAS, Gérard de Villiers, Hachette, 1989

(20) Conte n° 3 pour enfants de moins de trois ans, Texte de Eugène Ionesco, éd. Jean-Pierre Delarge, 1976

(21) Ah ! Si j’étais un monstre, Marie-Raymond Farré, Hachette, 1979, 365 devinettes énigmes et menteries, Muriel Bloch, Hatier, 1990

(22) « Tête à tête avec Philippe Corentin », déjà cité

(23) Les Avatars d’un chercheur de querelle, 1981, coll. Gobelune. Dans l’album, on peut lire : « Je te gobe car tu es devenu une mouche.« 

   

Yvanne Chenouf, enseignante et chercheuse, a travaillé à l’Institut national de la recherche pédagogique dans l’équipe de Jean Foucambert ; elle fut présidente de l’Association française pour la lecture (AFL) ; conférencière infatigable, adepte des « lectures expertes », elle a publié de nombreux articles et ouvrages personnels et collectifs à propos de lecture et de livres pour la jeunesse dont Lire Claude Ponti encore et encore (Être, 2006), et Aux petits enfants les grands livres (AFL, 2007) ; elle est à l’origine d’une collection de films réalisés par Jean-Christophe Ribot qui donnent à voir des élèves de tout niveau aux prises avec des ouvrages signés Rascal et Stéphane Girel, François Place, Claude Ponti, Philippe Corentin, Jacques Roubaud. Quoique désormais en retraite, Yvanne Chenouf répond toujours volontiers aux sollicitations qui lui sont faites, encore et encore.

Michel Leiris et Georges Lemoine

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Georges Lemoine publie un nouvel abécédaire

Au cœur de l’importante bibliographie de livres illustrés par Georges Lemoine se nichent d’élégants abécédaires auxquels s’est ajoutée, cet été, une nouvelle création, dans la collection « Alphabécédaire » publiée par la librairie parisienne Michael Seksik.

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    L’idée de cet abécédaire vient de la lecture par Georges Lemoine d’un texte de Michel Leiris extrait de Biffures (Gallimard, 1975). Dans le chapitre « Alphabet » qui occupe une centaine de pages, l’écrivain déroule un fil poétique à partir du mot-titre : sur l’écriture, le son et le sens des lettres et plus globalement sur l’aléatoire du langage. Michel Leiris se laisse notamment porter par les mystères des signes écrits, le sens ou les symboles évoqués par leurs formes. Identifiant dans les pages de l’écrivain un même goût pour l’image des lettres, Georges Lemoine y a puisé la matière pour construire un abécédaire qu’il choisit de dessiner délicatement au crayon sépia, alternant au fil des pages les effets d’aplats avec les jeux de volume ou d’ombre.Après l’avoir proposé à l’éditeur Gallimard, ce nouvel abécédaire est paru finalement début juillet dans le catalogue bibliographique de la Librairie Michael Seksik (Paris 5ème) : 106 exemplaires dans sa collection « Alphabécédaire ». La technique choisie par l’artiste est valorisée par le choix d’un papier crème mat à grain très fin et à fort grammage. La reliure à spirale et la couverture en rhodoïd donnent à ce livre d’artiste une belle modernité.

    Pour cet abécédaire, Georges Lemoine choisit un foliotage conventionnel, reconstituant la linéarité de l’ordre alphabétique, une lettre par page, alors que le texte de Leiris mène sa réflexion de façon aléatoire, au gré des associations. Les propositions imaginatives de l’écrivain prélevées dans le texte original accompagnent les illustrations qui jouent sur l’équilibre entre la forme de la lettre et l’association de significations. L’illustrateur crée à chaque page une image qui invite à un aller et retour avec le texte de l’écrivain, participant à l’énigme par sa synthèse ou l’élucidant grâce à ses détails. Par exemple, c’est un œuf brisé, coquilles au sol, laissant entrevoir le creux caverneux de son intérieur vide qui accompagne le « C », la concavité des cavernes, des conques ou des coquilles d’œufs prêtes à être brisées. Et dans la plupart des cas, les associations poétiques se jouent tant du côté du texte que de l’image. Par exemple, la délicatesse de l’illustrateur se manifeste dans un jeu surréaliste comme celui composé pour le « H » : sous le couperet affuté joignant les montants de la guillotine, silhouette composant la lettre, une ombre légère et improbable est portée en dessous pour rappeler la terrible lunette dans laquelle doit se placer la tête, tout en posant sur la page un astre nocturne.

     D’autres images amplifient la portée des propositions poétiques de Leiris grâce aux trouvailles graphiques : un clin d’œil réaliste quand la lettre-chicane « N » est présentée sur un panneau routier, ou plus métaphysique avec la représentation, entre cosmos et ovule, du « O », en sphéroïde originel du monde… »

     Le lecteur habitué aux jeux visuels de l’illustrateur appréciera aussi le fil de pêche qui court en trompe-l’œil sur la page pour l’hameçon du « J » ou le petit soldat de plomb dont l’ombre trace le « I », rappelant le conte d’Andersen que Georges Lemoine a illustré en 1983 pour Grasset jeunesse.

     Cet ouvrage qui n’est pas spécifiquement adressé à la jeunesse, nous rappelle l’importance des alphabets pour l’artiste attaché à l’abécédaire enfantin comme aux caractères typographiques. Dans la préface de son album Dessine-moi un alphabet (Gallimard, 1983), l’illustrateur confirmait le lien :

« On peut dire que l’homme a depuis toujours cherché à habiller les lettres, et qu’au long des siècles il les a parées de vêtements plus ou moins somptueux, plus ou moins sévères, plus ou moins drôles ou comiques. Les petits enfants d’aujourd’hui, penchés sur leurs cahiers d’écoliers, le crayon feutre à la main, continuent, comme en ce jour d’automne 1147, la rêverie de frère-moine, peintre-enlumineur de manuscrits. Ils voient comme lui : une lune dans le C, une barrière dans le H, un soleil dans le O, un serpent dans le S, un éclair dans le Z. »                               

   Pour rappel, l’histoire de Georges Lemoine avec l’art typographique commence avec sa toute première formation au Centre d’apprentissage de Dessin d’Art Graphique rue Corvisard à Paris, à partir de 1951, quand les caractères sont encore tracés à la main pour le plomb d’imprimerie. Elle se développe ensuite dans différents studios de création pour la presse ou la publicité dans les années soixante jusqu’au studio Delpire au début des années soixante-dix. En tant que graphiste publicitaire, il côtoie d’illustres typographes dont Marcel Jacno à qui il dédie en 2002 son album ABC d’airs tendres, paru aux éditions Point de vues. Dans la postface de cet album, Georges Lemoine qui a eu  « la chance d’être son assistant durant deux années » dit avoir été touché « par la classe, l’élégance de ses créations, la beauté classique de ces compositions graphiques et typographiques ». L’alphabécédaire qui vient de paraitre rend, lui aussi, hommage à cet héritage.

    La création de Georges Lemoine prend source dans une première carrière professionnelle de graphiste, avant sa carrière pour l’édition jeunesse, mais le goût pour la typographie et l’alphabet se continue des visuels publicitaires aux illustrations des œuvres littéraires puis surtout dans la création d’albums-abécédaires comme Pinocchio, l’acrobatypographe (Gallimard jeunesse, collection « Giboulées », 2011). Auparavant, en 1975, un premier abécédaire était paru, édité par Massin. L’éditeur qui ouvrit les portes de Gallimard à Lemoine au début des années soixante-dix, préface l’album Souvenirs de voyage, 26 aquarelles de Georges Lemoine (Paris, éditions Push) en soulignant autant la liberté de l’illustrateur que son habileté à jouer avec l’équilibre des formes pour sa création de lettres. À ce sujet, il faut aussi rappeler plusieurs versions d’un célèbre alphabet intitulé Les feuilles créé pour la revue 100 idées en 1976, repris de façon tabulaire en linogravure, ensuite pour des affiches et intégré sous forme de lettrines dans Le livre du printemps (Gallimard,  collection « Découverte cadet », 1983). En 1981, le prix Honoré (en référence à Daumier) a été remis à l’illustrateur et plusieurs articles de revues professionnelles, comme Graphis ou Caractères, rendent compte de cette créativité typographique.

par Christine Plu – octobre 2022

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Christine Plu est docteur en littérature générale et comparée de l’université de Rennes 2, autrice d’une thèse : Georges Lemoine, illustrer la littérature (XXe siècle). Elle a enseigné à l’université de Cergy-Pontoise, Masters Education et formation et masters spécialisés en littérature de jeunesse. Elle a rédigé la préface de l’ouvrage Georges Lemoine, (Robert Delpire, 2011, collection « Poche illustrateur ») et réalisé un « Entretien-abécédaire » avec Georges Lemoine pour le numéro 236 (2007) de la Revue des livres pour enfants.

 

ALPHABECEDAIRE LEIRIS/LEMOINE a été publié par la Librairie Michael Seksik. Achevé d’imprimer en avril 2022 sur les presses de l’Imprimerie Frazier, 33, rue de Chabrol à Paris. Couvertures sérigraphiées sur les presses de l’Atelier CO-OP, à Paris ; lithographies imprimées par Le Petit Jaunais, à Nantes. Maquette de Jérémie Solomon. Prix unitaire : 95,00 euros. Il a été tiré de cet ouvrage 106 exemplaires sur papier Olin regular crème, à savoir, 15 exemplaires numérotés de I à XV enrichis chacun d’une œuvre originale et d’une lithographie originale, 85 exemplaires numérotés de 16 à 100, enrichis d’une lithographie originale, 6 exemplaires destinés aux collaborateurs ; pour le texte de Michel Leiris issu de Biffures (La règle du jeu, I) : Éditions Gallimard, 1948, renouvelé en 1975.

 

POUR EN SAVOIR PLUS

. Site de l’éditeur : https://librairieseksik.fr/rechercher?q=alphabecedaire&node=10

. Article de Christine Plu dans le numéro 236 de la Revue des livres pour enfants  :  https://cnlj.bnf.fr/sites/default/files/revues_document_joint/PUBLICATION_7284.pdf

. Informations complémentaires sur Georges Lemoine sur  le site de Christine.Plu : https://christineplu.fr/georges-lemoine-illustrateur/

 

 

Une collection de bandes dessinées chez Møtus

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« Bulles Bottes Boutons » est une collection de bandes-dessinées et de romans graphiques créée en 2022 par les éditions Møtus qui s’adresse à des lecteurs enfants et d’adolescents âgés de huit à treize ans. Présentation par Séraphine Menu, responsable éditoriale.

    « Bulles Bottes Boutons » aborde des sujets en lien avec la société et le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui. Elle donne la parole à des auteurs et des autrices qui souhaitent évoquer des thèmes forts, controversés ou inspirants, et fait appel à des illustrateurs et des illustratrices dont le style graphique est innovant, inventif ou présente une esthétique nouvelle.

    À travers la fiction, l’humour et la poésie, la collection « Bulles Bottes Boutons » souhaite transmettre des pistes de réflexion au jeune lecteur et leur prodiguer les bases d’un questionnement sur des thèmes aussi variés que le rapport des Hommes à la nature, les secrets de famille, la politique et les lois, l’Imagination comme refuge… pour parler de la façon dont nous agissons les uns avec les autres, des rouages de la vie en société ou bien de la menace de nos libertés.

    Chaque titre de « Bulles Bottes Boutons » est pensé comme un tout. Un soin particulier est apporté au choix des auteurs et des illustrateurs, à la qualité du papier et de l’impression, au design graphique et à la maquette du livre. L’ambition de la collection est de proposer une gamme de livres dont chacun sera unique dans le format comme dans le thème, qui soit à la fois engagé et graphique, d’une belle qualité de fabrication et d’une grande sensibilité, pour laisser une trace de son passage dans l’esprit du jeune lecteur. Møtus souhaite également que les livres de la collection soient agréables à regarder et à prendre en main, pour qu’une relation privilégiée se tisse entre l’objet-livre et le lecteur.

    Prise de bec de Geoffrey Delinte et Rémy Benjamin est le premier livre de la collection « Bulles Bottes Boutons ». Sorti en avril 2022, il a d’emblée donné le ton de la collection. Dans cet album de bande-dessinée de 52 pages, chaque page est une petite scénette. Le duo belge met en scène le quotidien de différents animaux aux points de vues divergents et aux aspirations distinctes. Ils tentent de vivre ensemble malgré leurs différences, dans une société étrangement similaire à la nôtre. Un cochon employé de bureau et son collègue chien, une aigrette réactionnaire, une maman vache allaitante et militante, un couple de poules lesbiennes qui vient d’adopter un bébé souris et des dauphins-taxis constamment en grève vivent ainsi des aventures loufoques et décalées, amusantes et perspicaces, dont le double niveau de lecture permet d’amener le sourire aux lèvres chez les petits comme chez les plus grands.

    N’en parlons plus de Weng Pixin, le deuxième album de la collection, est sorti un mois plus tard en mai 2022. Cette bande-dessinée semi-autobiographique de 200 pages a été traduit depuis l’anglais et acheté à la maison d’édition américaine Drawn & Quarterly. Elle raconte l’histoire de cinq générations de jeunes filles d’une même famille entre la Chine et Singapour et évoque leurs secrets, leurs relations, les joies et les peines de leurs moments d’adolescence. Le livre aborde le quotidien parfois insouciant mais parfois difficile de ces jeunes femmes, avec beaucoup de douceur et de poésie. N’en parlons plus parle de la nécessité d’ouvrir les portes du passé pour connaitre sa propre histoire, d’instaurer le dialogue et d’interroger ses aïeuls afin de briser les silences qui s’installent entre les générations.

    Le 22 septembre, la collection « Bulles Bottes Boutons » publiera un ouvrage à mi-chemin entre la bande-dessinée et l’herbier écrit par Isabelle Rimasson et illustré par Simon Hureau (à qui on doit le livre à succès L’oasis publié chez Dargaud en 2020). Un jardin extraordinaire raconte l’histoire de Nino, un petit garçon qui découvre au cours d’un été les nombreux secrets que renferme le potager de sa grand-mère. Les merveilles de la nature, l’équilibre des choses et la façon dont prendre soin du vivant n’auront plus de secrets pour lui. Simple, doux et somptueusement illustré à la main, Un jardin extraordinaire invite le jeune lecteur à découvrir les plantes et les fleurs, les fruits et les légumes, mais aussi les papillons, les fourmis et les oiseaux. Le livre encourage à prendre le temps de regarder la nature et d’en savourer ses bienfaits.

    Le dernier titre de la collection pour cette première année sortira en octobre. La boucle d’oreille rose est un roman graphique de 104 pages dont j’ai écrit le scénario et qui sera illustré par Sylvie Serprix. Tout commence lorsque la jeune Mia prête sa boucle d’oreille rose à l’une de ses camarades de classe un matin d’automne. Par ce geste simple, elle ne se doute pas que sa vie et celle de tous les habitants de son village s’apprête à basculer. Le bijou d’apparence inoffensif deviendra au fil des saisons le symbole d’un ralliement, les interdits se multiplieront, les dénonciations aussi. Le poids de la boucle deviendra très vite de plus en plus lourd à porter. Mia et sa famille suivront-ils le mouvement ou décideront-ils de renoncer à leurs privilèges pour maintenir leur liberté ? La boucle d’oreille rose questionne l’effet de groupe et les dérives communautaires, montrant que les grands interdits peuvent commencer par de tout petits détails.

    Dans le futur, la collection entend continuer à publier des livres aux thèmes forts et engagés tout en faisant appel à des artistes aux styles novateurs. « Bulles Bottes Boutons » publiera quatre nouveaux titres en 2023 et quatre autres sont déjà en préparation pour 2024.

(par Séraphine Menu – juillet 2022)

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Grand merci à Séraphine Menu qui nous offre cette présentation détaillée.

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Séraphine Menu est née en Normandie en 1990, dans une petite ville au bord de la mer. « Pendant son enfance, elle regarde les bateaux revenir au port, rêvant de partir à son tour. » Titulaire d’une licence de lettres modernes et d’un master édition, Séraphine Menu est éditrice jeunesse et auteure. Après ses études, elle se spécialise dans le domaine de la jeunesse et collabore à plusieurs projets littéraires et éditoriaux. Elle s’installe à Londres, puis voyage en Asie, avant de poser ses valises au Canada. Après trois ans passés aux éditions La Pastèque, à Montréal, elle rejoint les bureaux parisiens de la maison, en 2018. Elle y assure le suivi éditorial des livres pour la jeunesse et des documentaires graphiques. Elle est autrice, à La Pastèque, d’une série de livres entre album et bande-dessinée destinée aux plus petits, « Les parpadouffes » (2018), et de Biomimétisme, la nature comme modèle, documentaire sur l’imitation de la nature par les êtres humains (2019). Elle a publié, chez Thierry Magnier, deux romans pour la jeunesse, Les déclinaisons de la Marguerite, en 2017, et The Yellow Line, en 2020. Première collaboration avec Møtus, en janvier 2022, avec la publication, en tant qu’éditrice, de Main-oiseau de Benoît Lemennais et Marianne Ferrer.

A Moulins, derrière la porte des cabinets

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    L’avantage avec les biennales, c’est que l’on peut s’en souvenir longtemps et en parler pendant deux ans.

    Lors de la sixième Biennale des illustrateurs de Moulins, en septembre 2021, le document présentant les journées professionnelles annonçait plusieurs moments titrés Dans le cabinet de curiosités de… et Anne-Laure Cognet, présidente des Malcoiffées, annonça dès l’ouverture « un nouveau format de rencontre, en duo, qui permet d’interroger la bibliothèque et la tête de nos invités « . Tout un programme.

    Le terme de cabinet de curiosités est précis. Il fait référence aux collections riches et diversifiées des amateurs éclairés des XVème et XVIème siècles. Un ensemble hétéroclite d’objets naturels, artistiques ou scientifiques qui questionnait les connaissances du moment et enchantait le monde.

    Appréhender l’œuvre des illustrateurs et des illustratrices, des artistes, par leur intimité, par ce qui fait leur quotidien, par ce qui les a nourris dans l’enfance ou l’année dernière, discuter des goûts des uns et des autres afin de s’approcher de l’œuvre de l’auteur ou de l’autrice sont des entrées de médiation généralement très appréciées des amateurs qui sont alors à même de comprendre, de s’identifier. C’est une façon de relier les univers des artistes, de les rapprocher. Cette manière de faire, qui n’est pas nouvelle, suscite généralement un vif intérêt de la part des lecteurs. Peut-être un peu moins, a-t-il semblé, de la part des professionnels présents lors de ces journées moulinoises.

    Peut-être parce que le dispositif était neuf pour l’équipe de la Biennale, peut-être aussi parce que les illustrateurs interrogés n’étaient pas rompu à l’art de la converse, les deux premiers duos ne furent pas très probants. Difficile sans doute de se raconter autour d’un livre hier, d’un livre aujourd’hui, d’une musique, d’un film, d’un lieu ou d’un objet.

Des micro-trottoirs au sortir du premier jour  

    Michèle et Dominique, médiathècaires, témoignent : « C’est assez bateau, cela doit dépendre de l’animateur du débat. Difficile de rebondir, de faire des liens. Je suis assez déçue. Je suis pourtant, généralement, de l’avis que la connaissance de l’intimité des auteurs permet d’aller un peu plus loin dans la compréhension de l’œuvre. Que cela rend plus facile l’entrée dans un univers d’artiste. Mais cela doit dépendre des cas. »

    Magali exprime l’idée contraire : « C’est intéressant, même si c’est un peu trop comme un portrait chinois. C’est rapide certes, mais cela permet de mieux connaître. J’ai noté des choses qui m’ont vraiment intéressée. Les échanges entre les illustrateurs furent réels. C’est plus riche comme cela car un dialogue est permis. Les visuels qui furent projetés amenèrent aussi plus d’intimité, ce n’était pas juste une interview. »

    Agnès, Marie et Laure, toutes trois médiathècaires aguerries, sont plus réservées. Agnès : « Ce n’est pas très abouti comme démarche. Ça n’apporte pas beaucoup d’eau au moulin. Les réponses sont plus superposées que croisées. Je m’attendais à autre chose. Peut-être qu’en orientant différemment les questions, les réponses auraient eu un autre contenu. » Marie : « Je ne suis pas vraiment pour connaître l’intimité des gens, artiste ou non, mais des éclairages peuvent changer la donne. Il y a peu de choses à portée pour un néophyte. Je reste assez mitigée. » Laure : « C’est un portrait chinois amélioré et pas extraordinaire comme on aurait pu s’attendre d’un cabinet de curiosités. Fera-t-on la démarche personnelle d’aller voir les références énoncées par l’un et par l’autre ? Je suis un peu déçue, un peu sceptique. »

   Les neuf étudiantes en master Métiers du livre et de l’édition de l’université Blaise Cendrars de Clermont-Ferrand sont plus dans de nuance :

. « C’est intéressant. Ça permet des échanges, des interactions. Ils ont des références et des choses en commun. Ce ne sont pas vraiment ces choses-là que l’on demande en interview même si celles-ci influencent beaucoup. Leurs réponses ont apporté des informations sur la personnalité des illustrateurs, sur leurs goûts, sur ce qu’ils écoutent en travaillant. »

. « Un cabinet de curiosités, pour moi, réclame la vraie visite des ateliers des illustrateurs,  de leurs cadres de vie et de leurs univers plutôt que la projection d’un diaporama. »

. « Je m’attendais à connaitre les lieux de travail des illustrateurs, leurs univers, les objets qui les entourent, ce qu’ils ont dans la tête, leurs influences, plutôt que ce genre de portrait chinois. »

. « Je ne suis pas enthousiasmée par principe. Je comprends l’idée, mais cela ne marche pas vraiment. C’est un peu artificiel. La musique par exemple, il faudrait l’écouter ! Les références ne sont pas connues de tous. Pourtant, c’est une bonne entrée en matière. Je me suis prise au jeu et j’ai eu envie de crier la réponse, façon Jeu des 1000 euros, lorsque l’illustrateur cherchait un nom. »

. « Les cabinets de curiosités, j’adore, mais ici, je suis mitigée. Sur le papier, cela sonne bien, mais on reste sur sa faim. Peut-être qu’en introduction à quelque chose d’autre ? Je n’ai pas de religion sur la médiation. Faut-il ? Ne faut-il pas ? J’ai plus envie de retourner voir l’exposition avec quelques explications plutôt que de connaître l’intimité de l’auteur. D’autre part, c’est vrai, ce n’est pas facile de parler de soi de façon intelligente. Peut-être faudrait-il voir l’exposition en premier et suivre le duo dans son cabinet de curiosités ensuite. »

Puis, ce fut le deuxième jour

    Le second jour, les choses avaient mûries sans doute. Un autre animateur, plus à l’aise, présenta le duo comme “un exercice contraint avec les mêmes questions aux deux illustrateurs et des réponses très dissemblables. » Une façon, précisa-t-il, de rentrer dans l’imaginaire qui a fondé leur inspiration.

. Un livre hier ? 

    aNNe Herbauts, autrice et illustratrice, répond : « Je n’aime pas ce genre de questions, donc j’ai un peu détourné car je n’ai pas de mémoire. Et puis un seul titre ou quatre, c’est pareil ! À la fin de sa vie, on peut, peut-être, dire ce qui nous a marqué. Je vais aujourd’hui perturber la demande, la casser un peu. » Et aNNe nous montre quinze livres et albums qui lui plaisent toujours…

    Benjamin Chaud, auteur et illustrateur, répond à son tour : « Je pense à Victor Hugo, mais je ne l’ai pas lu. » Le ton est donné : adieu cabinet de curiosités, portraits chinois et autres questionnaires de Proust ! Il faut compter sur les artistes pour donner une image du monde qui leur ressemble.

    aNNe exhibe six pages de couvertures : « J’ai eu tous ces livres entre les mains. Et, enfant, j’étais baignée de mots. Mon père était botaniste et géologue et j’ai fait des stages d’ornithologie quand j’étais petite. La richesse du vocabulaire scientifique est juste mais pas forcément drôle : lapereaux, taillis, genêts. Aujourd’hui, on dit un petit lapin, un petit arbre. J’aime les vrais noms botaniques. J’ai lu Marcel Aymé à mon fils pour la fluidité des mots. On partage comptines et poésies, chansons aussi qui enrichissent le vocabulaire. La musicalité de la langue me réjouit. Quand j’écris, je mets en bouche les mots et je les goûte. Je bois la langue. »

    Benjamin ajoute : « C’est le catalogue de la Redoute que j’ai le plus lu. Nos souvenirs sont souvent fabriqués par les questions des journalistes. Moi, j’étais cet incapable. J’avais un poil dans la main. »

    « Ne pas oublier de parler de l’odeur des livres. » ajoute aNNe. Et Benjamin confirme : « J’aime les vieux livres de poche qui sentent le bateau. »

. Un livre aujourd’hui ?

    aNNe : « Mes livres de travail, des guides naturalistes. Pour être, parfois, un peu précise. Pour des images dessinées plus rêvées que réelles. » Benjamin : « Les livres que je lis pour moi et qui me tiennent les yeux ouverts le soir, des polars américains. Je lis beaucoup. Les seuls magasins que j’aime sont les librairies, j’aime les critiques et entendre parler les auteurs. »

. Une musique ?

    « Les oiseaux, Serge Reggiani, Jacques Brel, Georges Brassens, Barbara, mes parents, Jean-Sébastien Bach », répond aNNe. « De la musique hypnotique en boucle telle celle du groupe Stupeflip », répond Benjamin.

. Des films ?

    « Ceux de David Lynch, un réalisateur fondateur, culte, marquant », dit Benjamin qui précise : « Comme illustrateur, on fait décor, lumière, casting et costume, tous les métiers ». aNNe avoue tout : « Moi, j’ai été élevée dans une maison sans écran. Désormais, j’aime Artavazd Pelechian, Andreï Tarkovski, Abbas Kiarostani, Jean-Luc Godard et Hayao Miyazaki. »

. Un lieu ?

    « Je choisis un lieu extérieur, dit aNNe, un refuge ou la montagne qui est un refuge. A la montagne, le son vient du dedans. J’aime aussi les tableaux où l’on se met à l’intérieur. » La forêt, pour Benjamin, est le décor idéal : « Tout peut y être, en fonction de ce que tu plantes. J’ai grandi dans les Hautes-Alpes et, aujourd’hui, je vis dans le Vercors. »

. Une œuvre d’art où vivre ?

   aNNe répond : « Les œuvres font vibrer à l’intérieur, Ça touche, ça remplit l’âme. Ça ne fait pas toujours du bien. Jérôme Bosch, c’est très grand pour vivre dedans. Faut pas aller dedans. »

. Un objet ?

    « Un arbre, dit aNNe, avec l’envie d’un au-delà de l’objet. C’est ancré. C’est pour les oiseaux, le vent, le sol, les saisons. » Benjamin hésite : « Un fauteuil dans un salon de coiffure pour dames comme dans le morceau de raï du groupe Gwana Diffusion. Ou être réincarné dans un crayon, un carnet, un outil, avec l’envie, fort intéressante, d’être passif, d’être un réceptacle ».

. Un dessin regretté ?

   aNNe : « Je vis plus avec des remords qu’avec des regrets. Peut-être un dessin qui aurait blessé quelqu’un. » Benjamin ne regrette rien non plus : « J’ai juste envie d’avancer, avec plein d’idées et de projets. La nuit, l’attention est concentrée. Je m’oblige à noter le plus possible. L’idée est limpide et fragile, décantée, mais au réveil, on secoue la bouteille et tout devient trouble. Je n’ai pas de regrets. Rater, c’est bien, l’accident crée la forme ». aNNe poursuit : « C’est au problème, à l’obstacle, que tu avances le mieux. Je dessine avec l’autre main, m’oblige à m’accrocher. Mal dessiner, c’est être plus juste que le beau dessin. Je vais vers ce que les gens n’aiment pas chez moi, parce que c’est moi « .

. Un dessin jamais montré ?

    aNNe n’aime pas montrer de dessin avant qu’il soit fini. « C’est dans la tête, dit-elle, trop fragile pour même en parler. Je ne fais jamais de crayonnés propres. » Benjamin, lui, est capable de perdre quinze jours à ne rien faire pour ne pas figer les choses. ANNe dit ne pas se « ruer dedans ». Elle a en tête une liste de personnages à venir. Il lui suffit de prendre un mot dans le dictionnaire pour en faire un personnage. Benjamin prépare des romantiques, soixante-et-un classiques de la littérature revisités.

    La visite s’interrompt – pardon : les duos s’interrompent. Et je crois bien que les cabinets de curiosités m’ont finalement envouté.

par andy kraft – juin 2022

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Auteur, artiste, plasticien, andy kraft (sans majuscule) est à l’origine de nombreuses expositions personnelles, souvent scénographiées. Il est également adepte des installations participatives et on le rencontre régulièrement, à compter de 1995, à Lille et dans sa région, dans le bassin minier du Pas-de-Calais et, plus récemment, dans le Centre Val de Loire. Il arrive à andy kraft d’installer les personnages qu’il dessine sur une pierre, un panneau, une borne d’incendie, au centre d’une ville, devant le château de Chambord ou la gare des Aubrais. « Deux choses me passionnent dans la vie : couvrir le monde de petits dessins et rencontrer des gens. Je cherche toujours à concilier les deux dans mes projets. » Titulaire d’un CAPES et d’un DEA d’arts plastiques, il fut instituteur, professeur en collège et responsable du département (lillois) des pratiques culturelles des Centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active. Pour les mêmes CEMEA, il participe, pendant de nombreuses années, au dispositif des Centres de jeunes et de séjours des Festivals d’Avignon, Aurillac et Bourges. andy kraft propose régulièrement des ateliers d’écriture plastique pour les jeunes enfants, les adolescents, les adultes, les personnes âgées. Pendant la deuxième quinzaine de juillet 2019, il était « parti en livre » à la rencontre des habitants d’Épieds-en-Beauce, Ouzouer-le-Marché, Beaugency, Baule, Tavers, Cléry-Saint-André, avec l’association balgentienne Val de Lire et le camion à histoires  Roulebarak, proposant, aux petits comme aux grands, des lectures et encore des lectures, des mots et encore des mots. andy kraft a, en septembre 2021, bénéficié d’un « coup de pouce » du CRILJ lui permettant de visiter les neuf expositions et d’assister aux deux journées professionnelles de la sixième Biennale des illustrateurs de Moulins (Allier). Prochain rendez-vous, début juillet 2022, à Saint-Jean-de-Braye, dans le cadre du festival L’Embrayage, avec l’exposition d’une œuvre collective multi générationnelle composée de plus de 10 000 origamis et autres pliages de papiers sur le thème de la faune et de la flore.

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La Cachotterie à Cachan

  

    Le samedi 18 juin 2022, après les travaux de l’assemblée générale du matin et la salade de fruits du midi, un petit groupe d’adhérents du CRILJ s’est rendu à Cachan (Val de Marne), à la galerie La Cachotterie créée, en septembre 2015, par l’auteur et  illustrateur Frédéric Clément qui expose, dans cette ancienne blanchisserie, ses propres illustrations et celles d’autres artistes qu’il invite. Le maître mot ici est minuscule puisque La Cachotterie ne présente que de petits formats et de petites formes, tant plastiques que photographiques. Parfois, Frédéric Clément organise une lecture musicale ou une projection super 8.

    Accueil sympathique. L’endroit est lumineux et frais. Le thé glacé, servi généreusement, est apprécié. Surprise : parmi les visiteurs, Catherine Thouvenin avec laquelle nous évoquons quelques événements récents concernant la Bibliothèque nationale de France.

     Actuellement, la galerie donne à voir le travail de Kotimi, illustratrice qui, sous l’intitulé La pointe-sèche et le pinceau, présente une belle série de gravures en noir et blanc, travail différent de celui qui est le sien pour les albums dans lesquels elle raconte le Japon de son enfance. « Dans mes créations, je recherche des lignes et des matières spontanées, vivantes. Ce qui m’intéresse beaucoup, ce sont les jeux du hasard qui provoquent des happenings embêtants au départ, mais réservant de bonnes surprises. »

    Frédéric Clément expose, lui, les originaux de Bashô (Albin Michel jeunesse, 2009) qui, sur un texte de Françoise Kerisel, raconte l’histoire véridique, dans le Japon du XVIIe siècle, d’un illustre auteur de haïkus qui préféra les chemins vagabonds à la carrière de samouraï. L’illustrateur raconte la patiente préparation de ses couleurs et le choix de ses papiers, japonais, forcément japonais. L’image d’un éventail grand ouvert attire immédiatement le regard. Sur une chaise, placée sous l’encadrement, un corbeau empaillé.

    Album pour enfants, album pour adultes ? Frédéric Clément explique : « Mes livres ont besoin de médiation et, heureusement, il y a des passeurs, soit des bibliothécaires, soit des enseignants qui tiennent à faire découvrir et comprendre mon travail aux enfants. Une fois cette phase de transmission faite, c’est l’enthousiasme. »

    Les expositions actuellement en place à La Cachotterie sont visibles depuis le 14 mai et jusqu’au 2 juillet 2022, chaque samedi après-midi et, peut-être, sur rendez-vous.

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    D’autres adhérents avaient choisi d’aller visiter l’exposition A la rencontre du Petit Prince proposée au Musée des Arts décoratifs. Exposition accessible jusqu’au dimanche 26 juin.

     Plusieurs se sont ensuite rendus, en fin d’après-midi, à la Médiathèque Françoise Sagan, pour une rencontre Magie des images : l’amour des livres tchèques pour enfants organisée par le Fonds patrimonial Heure Joyeuse.

 

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André François toujours

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    « Tous les clowns sont musiciens. Mais l’Auguste a l’art de faire son de tout bois. Après quelques essais pétaradants qui laissent croire à son incompétence, il tire de la clarinette et du tuba, d’un violon auquel pourtant manquent deux cordes, du bandonéon surtout qu’il manie avec grâce et délicatesse, de tous ces instruments et d’autres qu’il ne cesse d’inventer comme le balai-contrebasse ou la marmite-à-percussion, il tire de délicates mélodies que le Clown blanc accompagne avec distinction et condescendance.

    Il y a cette pluralité d’éléments dans l’art d’André François. De l’huile à l’aquarelle, du fusain au pastel, de l’encre à la craie et au crayon, du vélin au kraft, du calque au canson, tous les classiques sont là, utilisés chacun pour sa vertu (sans idée préconçue, l’instinct préconisant l’emploi). Mais ils voisinent et parfois cohabitent avec des intrus. Un morceau de chiffon, un bois flotté, un éclat de miroir, un bout de papier peint, un vieux cadran d’horloge, un papillon mort – toutes ces petites choses de la vie – viennent nier l’ordre établi, bousculer les conventions, donner sa place au hasard et faire la grimace aux usages.                                             

    Quand il veut pousser la note trop haut, l’Auguste monte sur un tabouret. Et la note, en effet, va plus haut. Un objet trouvé, un caillou, une coquille d’escargot aident André François à pousser plus haut l’imagination. C’est Dubuffet qui dit que l’art ne couche pas dans le lit qu’on a fait pour lui. Avec André François, il n’y a pas de risque, il dort à la belle étoile. Parfois c’est une étoile de mer. »

    J’aime et j’admire beaucoup ce texte de Robert Delpire, particulièrement inspiré lorsqu’il évoque l’art de son très cher ami André François. Il y énumère avec brio toutes les techniques que ce génie a mises au service de sa fertile imagination. Mais, curieusement, il ne parle pas du tout de sa maîtrise des arts de l’estampe. Or, ce peintre, sculpteur, plasticien, décorateur de théâtre, illustrateur et dessinateur s’est aussi adonné abondamment à divers types de tirages et a travaillé avec de prestigieux ateliers d’impression, pratiquant, tout au long de sa vie, la taille-douce (gravure du métal en creux), la lithographie (tracé exécuté à l’encre sur une pierre calcaire) ou la sérigraphie (impression utilisant du tissu comme matrice). C’est à ce pan négligé de sa création que le Centre André François consacre sa dernière  exposition, la neuvième dédiée à son charismatique parrain. On y retrouve son trait inimitable, son art de la couleur, et toutes ses sources d’inspiration, toutes ses intimes obsessions, son amour du cirque et du cinéma, sa fascination pour la mer et ses côtes, sa propension à l’érotisme, ses dons immenses de dessinateur animalier, la fantaisie parfois grotesque de ses portraits et autoportraits, sa culture littéraire et mythologique, son anticonformisme jubilatoire…

    D’autre part, cet inventaire de ses estampes nous permet d’évoquer la richesse de métiers et la qualité d’artisans d’art dont l’expertise est, pour certains, en voie d’extinction et dont le matériel, au mieux, entre au musée. André François a travaillé en toute connivence avec des maîtres renommés comme  Georges Visat puis Maurice Felt pour la taille-douce, Fernand Mourlot pour la lithographie et Michel Caza pour la sérigraphie, nouant avec eux des liens de confiance et d’amitié. Des infographies furent réalisées à titre posthume par Vincent Pachès.

    En outre, ces œuvres multipliées ont pu rendre plus accessibles des images d’une rare qualité esthétique, et infiniment chargées d’émotion dont certaines sont inconnues du public, même averti. Alors que l’incendie de son atelier a tragiquement détruit une grande partie de son œuvre, on peut encore retrouver, au hasard des enchères ou des galeries, l’une ou l’autre de ces précieuses planches. Même si les expositions de Yannick Minous, gendre de Georges Visat, l’inventaire exhaustif de Michel Caza et mes entretiens avec Maurice Felt et Vincent Pachès nous furent fort utiles, comme de nombreux documents furent brûlés, l’identification des œuvres fut parfois difficile et certaines légendes restent incomplètes. Nonobstant, c’est un rare privilège d’avoir pu les réunir au Centre André François.

par Janine Kotwica – février 2022

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.Agrégée de lettres modernes, professeur en collège, lycée, Ecole Normale et IUFM où elle enseigna jusqu’en 2002 la didactique du Français et la littérature de jeunesse, chargée de cours à l’université de Picardie (Licence des Métiers du livre) de 2005 à 2009, Janine Kotwica écrit, voyage, expose : articles nombreux dans La Revue des Livres pour Enfants, Griffon, Parole, Ricochet,  Papiers nickelés, etc ; conférences et stages de formation à Abidjan, Cotonou, Bamako, Tunis, Marrakech, Agadir, Bucarest, Timisoara, Cluj-Napoca et, récemment, dans onze villes américaines ; organisatrice de rencontres, de salons du livre et commissaire d’expositions d’illustrations, Janine Kotwica est, en 2010, à l’origine de la création du Centre régional de ressources sur l’album et l’illustration André François de Margny-lès-Compiègne (Oise) dont elle a assuré les fonctions de directrice artistique jusqu’à son brusque départ en septembre 2014. Parmi les quatorze expositions présentées, toutes accompagnées de catalogues, cinq furent consacrées à André François, une aux artistes lituaniens, et les autres, en totale complicité avec les illustrateurs invités, à Stasys Eidrigevicius, Alain Gauthier, Louis Joos, Gilles Bachelet, Emmanuelle Houdart, Jean-Charles Sarrazin et Sacha Poliakova.

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Exposition ouverte au Centre André François, 70 rue Aimé Dennel à Margny-lès-Compiègne, dans l’Oise, jusqu’au samedi 16 avril 2022 inclus.

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Avoir la mauvaise partie

 

Quand les hommes vivront d’amour :

    de Raymond Lévesque à Pierre Pratt     

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Quand Raymond Lévesque, à 26 ans, décide de venir tenter sa chance en France, il a déjà, au Québec, une petite notoriété. Radio-Canada avait, dès 1946, accueilli ses premières chansons et la société avait occasionnellement fait appel à lui, comme comédien, dans plusieurs de ses « radioromans ». En 1948, Raymond Lévesque avait remporté le concours Les talents de chez nous et, de 1949 à 1951, sur Radio-Canada, il animera, avec Serge Deyglun et Jeanne Maubourg, l’émission Grand-maman Marie. En 1949, Fernand Robidoux, interprète à succès, avait enregistré pour le compte de la compagnie London – car sa maison de disques habituelle, RCA Victor, n’autorisait pas l’enregistrement de chansons québécoises – vingt-deux titres originaux d’auteurs-compositeurs de la Belle Province dont quatre signés Raymond Lévesque. Succès limité. En 1952 et 1953, le tout nouveau service de télévision que Radio-Canada a créé en direction des Québécois confie à Colette Bonheur, Juliette Béliveau et Raymond Lévesque la présentation de son émission de variétés Mes jeunes années. En 1953, le dramaturge Marcel Dubé offrira à Raymond Lévesque le rôle de Moineau, adolescent peu futé, lors de la création de Zone, sa seconde pièce. Le chanteur, à nouveau comédien, reçoit un prix d’interprétation.

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    Raymond Lévesque arrive à Paris en 1954 et il y restera un peu plus de quatre ans. La vie n’est pas facile, mais le Québécois a des amis, chanteurs comme lui pour la plupart, et le moral est bon. « On était pauvre, mais heureux. » Passages, plus ou moins réguliers, dans des cabarets rive gauche et rive droite : à la Rose rouge, à l’Écluse, au Port du Salut, au Caveau de la Bolée, à La Colombe, au Lapin Agile, à La Tomate, Chez Patachou. Quand les derniers clients sont partis, autour d’une bouteille, plus souvent de plusieurs, on lit les journaux et on discute des « événements » d’Algérie, des ratonnades et des manifestations de rappelés. Lors d’un de ces échanges, Raymond Lévesque écrit sur son paquet de Gitanes : « Lorsque les hommes vivront d’amour… » Le lendemain, il poursuit son idée et, en quelques heures, il écrit Quand les hommes vivront d’amour, texte et musique tout ensemble, comme il en a l’habitude. Dans les semaines suivantes, Raymond Lévesque insiste auprès d’Eddie Constantine pour qu’il ajoute sa nouvelle composition à son répertoire. Convaincu, son ami américain adopte la chanson et l’enregistre dès 1956. Raymond Lévesque l’enregistrera l’année suivante, chez Barclay, ainsi que Jacqueline Nero, Cora Vaucaire et, à deux voix, Marc et André.

   De retour au Québec, Raymond Lévesque apporte un soutien actif aux réalisateurs de télévision grévistes pendant 68 jours. Il fonde le collectif Les bozos avec les « chansonniers » Hervé Brousseau, Jean-Pierre Ferland et Claude Léveillée, le pianiste André Gagnon et la chanteuse et monologuiste Clémence Desrochers. Au cœur de Montréal, la modeste salle du premier étage du restaurant Le Lutèce qu’en mai 1959 le groupe va investir pour quelques mois peut être considérée comme un avant-goût des boites à chansons qui vont bientôt, de Perce à Val-David, du Lac-Saint-Jean à la Côte-Nord, couvrir la province. Puis, ce sera la Révolution tranquille et les luttes pour l’indépendance du Québec, mais c’est une autre histoire.

   Quand les hommes vivront d’amour est une chanson humaniste et fraternelle. Pas très longue, elle déroule, au fil de ses sept strophes, la (triste) certitude que la paix est illusoire. De surcroit, « dans la grande chaîne de la vie, pour qu’il y ait un meilleur temps, il faut toujours quelques perdants ». Ce sont là paroles désabusées et même si, un jour, les soldats devenaient troubadours, nous aurons eu, nous qui écoutons la chanson, la « mauvaise partie ». Plus radicalement encore, nous ne verrions pas cette métamorphose puisque « nous serons morts, mon frère ». Pacifiste, le texte de Raymond Lévesque l’est assurément, mais le registre est celui du regret, pas celui de l’espoir. À peine le parolier envisage-t-il un monde meilleur (un monde en paix, un monde sans misère) que la perspective est renvoyée vers un avenir inaccessible – « quand les hommes vivront d’amour ».

   Les 45 tours parisiens étaient passés quasi inaperçus au Québec et, en dépit des boites à chansons, d’un peu de radio et d’un peu de télévision, malgré deux nouveaux enregistrements par Raymond Lévesque lui-même, en 1962 et en 1972, la chanson ne marque pas particulièrement les esprits. Il faudra sa reprise, initialement non prévue, devant 120 000 spectateurs rassemblés le 13 août 1974, à Québec, sur les plaines d’Abraham, en rappel du concert d’ouverture de la Superfrancofête (autre nom du Festival international de la jeunesse francophone), par Félix Leclerc, Gilles Vigneault et Robert Charlebois, pour que Quand les hommes vivrons d’amour devienne, en quelques  années – le producteur Guy Latraverse publiant, dès 1974, l’enregistrement intégral du concert ainsi qu’un opportun single en 1975 – la chanson préférée des Québécois.

     Au cours des décennies qui suivent, Quand les hommes vivrons d’amour est, au Québec, enregistrée par de nombreux artistes : Michel Louvain, le groupe rock Offenbach, Nathalie Simard, Marie-Denise Pelletier, Luce Dufaux, Fabienne Thibeault, Marie-Élaine Thibert, Bruno Pelletier, Richard Séguin, Daniel Lavoie, Marie-Jo Thério, Isabelle Roy, Mélanie Renaud et plusieurs autres. Pour la France, ajoutons Nicole Croisille, Enrico Macias, Catherine Ribeiro, Les Enfoirés, Hervé Vilard, Gilles Dreu, Rika Zaraï. En 2016, Renaud choisit la chanson comme bonus de son disque dernier paru et, malgré le soutien vocal de David McNeil et de Robert Charlebois, il est à la peine pour ne pas l’écorcher. En 1986, Philip Glass, compositeur américain, en avait écrit une étonnante adaptation pour chœur mixte.

     Pour inaugurer sa collection « Les grandes voix », les Éditions Les 400 coups ont souhaité que soit mis en images Quand les hommes vivront d’amour. Choix judicieux, justifié par la popularité de la chanson, mais à priori risqué car il va s’agir ici d’évoquer plus que de raconter. Le texte de Raymond Lévesque n’est pas narratif et les va-et-vient  que s’autorise le parolier ne vont-ils pas être gâchés par une figuration trop explicite ? En choisissant Pierre Pratt, illustrateur aguerri, le défi sera-t-il relevé ?

    Constatation initiale : Pierre Pratt a choisi de suivre la chanson ligne à ligne, une double page pour chacun des vers, sans exception. Et, pour chaque illustration, une situation spécifique, tenant debout toute seule, sans lien avec celle de la double-page précédente ou de la double-page suivante. Cette confiance en l’image, qui impose au texte de se faire discret, donne priorité aux amples paysages mais n’oblige pas la palette à se faire éclatante. Si le vert, celui d’une campagne paisible, domine, d’autres couleurs sont également convoquées, Pierre Pratt n’en n’associant spécifiquement aucune à l’évocation de la misère ou à la promesse du bonheur. Quand des personnages apparaissent, ils sont, sauf de rares fois, de petite taille, à peine moins perdus dans le monde en paix (la majorité des pages) que dans le monde en guerre.

   Si la chanson, dans sa version originale, n’atteint pas trois minutes, il faudra plus longtemps pour apprécier l’album. Feuilleter rapidement laisserait sur notre fin. Il faut s’attarder sur chaque double-page. Et, soyons juste, si certains tableaux parlent d’évidence, d’autres demanderont aux lecteurs un travail d’élucidation, quand quelques-uns leur resteront, peut-être, mystérieux.

     La dernière double-page illustre la cinquième apparition de la phrase leitmotiv « Mais nous serons morts, mon frère ». Les quatre premières fois, les images proposaient des espaces remplies d’éléments à décrypter et l’énigme pouvait être résistante. Pour clore l’album, Pierre Pratt a, cette fois, peint un tableau dépourvu de secret, nous donnant à voir, sans équivoque, une terre devenue inhabitable.

     Constatation ultime : dans l’enthousiasme d’un rassemblement populaire mémorable, Quand les hommes vivront d’amour devint, pour beaucoup, une chanson optimiste. Si, lors du fabuleux concert d’août 1974, son interprétation par Félix Leclerc, Gilles Vigneault et Robert Charlebois a joué avec maestria son rôle de ciment d’amitié, celui-ci n’émane que secondairement du texte même. Pierre Pratt, en revenant scrupuleusement aux mots, échappe au contre-sens. C’est une juste politesse quand, dans un album d’une belle élégance, un éditeur ramène à nous – qui ne sommes pas (encore) morts – la parole, bienveillante mais réaliste, d’un auteur-compositeur-interprète qui n’aura pas marqué que la chanson québécoise.

André Delobel – février 2022.

 

. Quand les hommes vivront d’amour par Raymond Lévesque et Pierre Pratt, Éditions Les 400 coups, 2022, 72 pages, 18,00 euros ; introduction : Sylvain Ménard, postface : Marie-Christine Bernard ; pour adolescents et au-delà.          

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Né à Montréal en 1962, Pierre Pratt, après des études en design graphique au Collège Ahuntsic de 1979 à 1982, commence à travailler en publiant des bandes dessinée dans les magazines Titanic et Croc. Depuis 1990, il illustre (et écrit parfois) des livres pour la jeunesse. Son travail est publié au Canada, en France, aux États-Unis, en Angleterre, en Suisse, en Espagne, au Portugal et sa signature se retrouve sur plus d’une centaine de livres, des albums pour tout-petits jusqu’aux romans pour adolescents. Parmi ceux-ci : Marcel et André (Le Sourire qui mord, 1994), Beaux dimanches (Le Seuil, 1996), Mon chien est un éléphant, avec Rémy Simard (Casterman, 2003), l’abécédaire Le Jour où Zoé zozota (Les 400 Coups, 2005), Mes petites fesses, avec Jacques Godbout (Les 400 coups, 2010), Bonne nuit, avec Antonin Louchard (Thierry Magnier, 2014), les séries « Klonk » (Québec Amérique) et « David » (Dominique et Compagnie). En 2007, pour l’exposition Le Petit Chaperon rouge à pas de loup de l’Espace Jeunes de la Grande Bibliothèque de Montréal, Pierre Pratt réalise les deux affiches de la manifestation et en conçoit la scénographie. Très nombreux prix dont trois fois celui du Gouverneur Général du Canada, une Pomme d’Or et une Plaque d’Or à Bratislava, un Totem au Salon de Montreuil, un Prix Unicef à Bologne, le prix Elizabeth Cleaver de l’IBBY, le prix du livre M. Christie, celui du Salon de Trois-Rivières, un Honor Book du Boston Globe Horn Book Awards. Finaliste, pour le Canada, au Prix Hans-Christian-Andersen en 2008 et en 2016. Pierre Pratt a exposé à Bologne, Tokyo, New York, Londres et au Portugal. Quand il peint et dessine, l’illustrateur dit penser à l’enfant qu’il était et qui se laissait aspirer par les images. « Les images chez moi précèdent tout le reste. J’en ai plein qui attendent leur livre. […] Avec l’âge, je deviens de plus en plus exigeant et, malgré cela, je fais tout pour ne pas perdre ma spontanéité. Je mets donc beaucoup plus de temps à produire un livre. J’essaie surtout de ne pas m’ennuyer, de ne pas devenir blasé. »

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On peut écouter la chanson interprétée en 1957 par Raymond Lévesque et c’est ici :

https://www.youtube.com/watch?v=TXV1GMEXkiA

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Retour sur les ‘images libres’

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À Lyon, c’est Sans fin la fête

    En 2015, alors que le CRILJ fêtait son 50e anniversaire avec un colloque dont les intervenants avaient pour consigne de se retourner sur diverses évolutions de la littérature pour la jeunesse depuis 1965, ma contribution fut de raconter l’histoire de l’irruption des livres d’Harlin Quist dans le paysage éditorial d’alors et la durable influence des illustrateurs que ce projet portait. (1)

    Car ses instigateurs, les éditeurs Harlin Quist et François Ruy-Vidal, refusant de s’adresser à des professionnels de l’enfance, permirent à une toute nouvelle génération d’artistes de proposer leurs images. À travers la SARL Les livres d’Harlin Quist tout d’abord puis ensuite (1973) le label Encore un livre d’Harlin Quist ou la création d’un département jeunesse aux éditions Grasset, on découvre ces signatures alors inédites dans l’édition mais que nous connaissons tous très bien aujourd’hui: Nicole Claveloux, Henri Galeron, Guy Billout, Etienne Delessert, Tina Mercié, France de Ranchin, Patrick Couratin ou Danièle Bour pour n’en citer qu’une infime partie. Bien entendu ce n’était là que la première étape de carrières d’illustrateurs qui allaient toucher aborder bien des rivages, éditoriaux ou non, hexagonaux ou transatlantiques.

    Et cette histoire fait probablement suffisamment écho avec notre époque – ou du moins ses aspirations – pour que l’on me demande de la raconter à nouveau, de Bron à Bruxelles, en passant par Montreuil et Albarracín. Il y a un peu plus de trois ans, suite à d’instructifs échanges épistolaires avec François Ruy-Vidal, je décidai de développer le sujet et de proposer simultanément un livre aux éditions MeMo et une exposition à la bibliothèque municipale de Lyon, deux structures suffisamment aventureuses pour que l’idée soit accueillie avec enthousiasme. Avec l’appui de leurs équipes, celles d’acteurs de cette épopée picturale et néanmoins littéraire, du fonds patrimonial de l’Heure joyeuse et du musée de l’Illustration jeunesse de Moulins, j’ai pu mener ces deux chantiers qui arrivent ces jours-ci à leur terme.

    C’est en effet le jeudi 3 février que paraît en librairie Les images libres : dessiner pour l’enfant entre 1966 et 1986 dans la collection « Monographies » des éditions MeMo et, samedi 22 janvier, nous inaugurerons l’exposition Sans fin la fête : les années pop de l’illustration à la bibliothèque de la Part-Dieu à Lyon (merci à Étienne Delessert pour son titre). On y observe le parcours de ces illustrateurs et illustratrices dans ces projets richement illustrés d’albums, bien sûr, mais aussi de dessins originaux, certains inédits, de documents d’archives, de maquettes, etc. Des premières images sous influence pop à l’illustration des grands classiques en passant par le renouvellement esthétique de la presse pour enfants, c’est un panorama large mais j’ai souhaité cohérent. J’y croise par ailleurs les approches historiques et thématiques: on découvre les précurseurs du mouvement, on observe les allers et retours entre New York et Paris, on apprécie l’influence de ces artistes en dehors du champ de l’enfance ou l’importance nouvelle accordée à ce champ au sein de la société d’alors.

    L’exposition reste ouverte jusqu’au 25 juin et, pour celles et ceux que cela intéresserait, j’y mènerai des visites les samedis 12 février, 2 avril et 11 juin.

( Loïc Boyer – janvier 2022 )

(1) « La Galaxie Harlin Quist brille encore ou l’histoire d’une génération de graphistes et d’illustrateurs » dans le numéro 7 des Cahiers du CRILJ (novembre 2017)

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Loïc Boyer est diplômé de l’UFR d’arts plastiques de l’université Paris 1/Sorbonne ; designer graphique à Orléans, chercheur associé au laboratoire InTRu (Interactions, transferts, ruptures artistiques et culturelles) de l’université de Tours, il fut illustrateur à Paris, éditeur de fanzines à Rouen et coincé dans la neige à Vesoul ; il dirige une collection d’albums pour enfants aux éditions Didier Jeunesse dédiée à la publication de titres anciens méconnus en France ; il a fondé Cligne Cligne magazine, publication en ligne consacrée au dessin pour la jeunesse dans toutes ses formes ; article récent : « Rétrographismes : les albums retraduits sont-ils formellement réactionnaires ? » paru dans La retraduction en littérature de jeunesse (Peter Lang, 2013) ; à paraitre le 3 février 2022 : Les Images libres, dessiner pour l’enfant entre 1966 et 1986 (MeMo 2022).

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. Sans fin la fête, les années pop de l’illustration, exposition à la bibliothèque de la Part-Dieu, 30 boulevard Vivier-Merle à Lyon (Rhône), du mardi 18 janvier au samedi 25 juin 2022 ; ouverte du mardi au vendredi de 10 heures à 19 heures  et le samedi de 10 heures à 18 heures . L’entrée y est libre.

. Les Images libres, dessiner pour l’enfant entre 1966 et 1986, Loïc Boyer, éditions MeMo 2022, collection « Les monographies », 228 pages, 35,00 pages.

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photos : Loïc Boyer – hormis la couverture du livre.

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Voir aussi ici.

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