Michel Leiris et Georges Lemoine

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Georges Lemoine publie un nouvel abécédaire

Au cœur de l’importante bibliographie de livres illustrés par Georges Lemoine se nichent d’élégants abécédaires auxquels s’est ajoutée, cet été, une nouvelle création, dans la collection « Alphabécédaire » publiée par la librairie parisienne Michael Seksik.

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    L’idée de cet abécédaire vient de la lecture par Georges Lemoine d’un texte de Michel Leiris extrait de Biffures (Gallimard, 1975). Dans le chapitre « Alphabet » qui occupe une centaine de pages, l’écrivain déroule un fil poétique à partir du mot-titre : sur l’écriture, le son et le sens des lettres et plus globalement sur l’aléatoire du langage. Michel Leiris se laisse notamment porter par les mystères des signes écrits, le sens ou les symboles évoqués par leurs formes. Identifiant dans les pages de l’écrivain un même goût pour l’image des lettres, Georges Lemoine y a puisé la matière pour construire un abécédaire qu’il choisit de dessiner délicatement au crayon sépia, alternant au fil des pages les effets d’aplats avec les jeux de volume ou d’ombre.Après l’avoir proposé à l’éditeur Gallimard, ce nouvel abécédaire est paru finalement début juillet dans le catalogue bibliographique de la Librairie Michael Seksik (Paris 5ème) : 106 exemplaires dans sa collection « Alphabécédaire ». La technique choisie par l’artiste est valorisée par le choix d’un papier crème mat à grain très fin et à fort grammage. La reliure à spirale et la couverture en rhodoïd donnent à ce livre d’artiste une belle modernité.

    Pour cet abécédaire, Georges Lemoine choisit un foliotage conventionnel, reconstituant la linéarité de l’ordre alphabétique, une lettre par page, alors que le texte de Leiris mène sa réflexion de façon aléatoire, au gré des associations. Les propositions imaginatives de l’écrivain prélevées dans le texte original accompagnent les illustrations qui jouent sur l’équilibre entre la forme de la lettre et l’association de significations. L’illustrateur crée à chaque page une image qui invite à un aller et retour avec le texte de l’écrivain, participant à l’énigme par sa synthèse ou l’élucidant grâce à ses détails. Par exemple, c’est un œuf brisé, coquilles au sol, laissant entrevoir le creux caverneux de son intérieur vide qui accompagne le « C », la concavité des cavernes, des conques ou des coquilles d’œufs prêtes à être brisées. Et dans la plupart des cas, les associations poétiques se jouent tant du côté du texte que de l’image. Par exemple, la délicatesse de l’illustrateur se manifeste dans un jeu surréaliste comme celui composé pour le « H » : sous le couperet affuté joignant les montants de la guillotine, silhouette composant la lettre, une ombre légère et improbable est portée en dessous pour rappeler la terrible lunette dans laquelle doit se placer la tête, tout en posant sur la page un astre nocturne.

     D’autres images amplifient la portée des propositions poétiques de Leiris grâce aux trouvailles graphiques : un clin d’œil réaliste quand la lettre-chicane « N » est présentée sur un panneau routier, ou plus métaphysique avec la représentation, entre cosmos et ovule, du « O », en sphéroïde originel du monde… »

     Le lecteur habitué aux jeux visuels de l’illustrateur appréciera aussi le fil de pêche qui court en trompe-l’œil sur la page pour l’hameçon du « J » ou le petit soldat de plomb dont l’ombre trace le « I », rappelant le conte d’Andersen que Georges Lemoine a illustré en 1983 pour Grasset jeunesse.

     Cet ouvrage qui n’est pas spécifiquement adressé à la jeunesse, nous rappelle l’importance des alphabets pour l’artiste attaché à l’abécédaire enfantin comme aux caractères typographiques. Dans la préface de son album Dessine-moi un alphabet (Gallimard, 1983), l’illustrateur confirmait le lien :

« On peut dire que l’homme a depuis toujours cherché à habiller les lettres, et qu’au long des siècles il les a parées de vêtements plus ou moins somptueux, plus ou moins sévères, plus ou moins drôles ou comiques. Les petits enfants d’aujourd’hui, penchés sur leurs cahiers d’écoliers, le crayon feutre à la main, continuent, comme en ce jour d’automne 1147, la rêverie de frère-moine, peintre-enlumineur de manuscrits. Ils voient comme lui : une lune dans le C, une barrière dans le H, un soleil dans le O, un serpent dans le S, un éclair dans le Z. »                               

   Pour rappel, l’histoire de Georges Lemoine avec l’art typographique commence avec sa toute première formation au Centre d’apprentissage de Dessin d’Art Graphique rue Corvisard à Paris, à partir de 1951, quand les caractères sont encore tracés à la main pour le plomb d’imprimerie. Elle se développe ensuite dans différents studios de création pour la presse ou la publicité dans les années soixante jusqu’au studio Delpire au début des années soixante-dix. En tant que graphiste publicitaire, il côtoie d’illustres typographes dont Marcel Jacno à qui il dédie en 2002 son album ABC d’airs tendres, paru aux éditions Point de vues. Dans la postface de cet album, Georges Lemoine qui a eu  « la chance d’être son assistant durant deux années » dit avoir été touché « par la classe, l’élégance de ses créations, la beauté classique de ces compositions graphiques et typographiques ». L’alphabécédaire qui vient de paraitre rend, lui aussi, hommage à cet héritage.

    La création de Georges Lemoine prend source dans une première carrière professionnelle de graphiste, avant sa carrière pour l’édition jeunesse, mais le goût pour la typographie et l’alphabet se continue des visuels publicitaires aux illustrations des œuvres littéraires puis surtout dans la création d’albums-abécédaires comme Pinocchio, l’acrobatypographe (Gallimard jeunesse, collection « Giboulées », 2011). Auparavant, en 1975, un premier abécédaire était paru, édité par Massin. L’éditeur qui ouvrit les portes de Gallimard à Lemoine au début des années soixante-dix, préface l’album Souvenirs de voyage, 26 aquarelles de Georges Lemoine (Paris, éditions Push) en soulignant autant la liberté de l’illustrateur que son habileté à jouer avec l’équilibre des formes pour sa création de lettres. À ce sujet, il faut aussi rappeler plusieurs versions d’un célèbre alphabet intitulé Les feuilles créé pour la revue 100 idées en 1976, repris de façon tabulaire en linogravure, ensuite pour des affiches et intégré sous forme de lettrines dans Le livre du printemps (Gallimard,  collection « Découverte cadet », 1983). En 1981, le prix Honoré (en référence à Daumier) a été remis à l’illustrateur et plusieurs articles de revues professionnelles, comme Graphis ou Caractères, rendent compte de cette créativité typographique.

par Christine Plu – octobre 2022

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Christine Plu est docteur en littérature générale et comparée de l’université de Rennes 2, autrice d’une thèse : Georges Lemoine, illustrer la littérature (XXe siècle). Elle a enseigné à l’université de Cergy-Pontoise, Masters Education et formation et masters spécialisés en littérature de jeunesse. Elle a rédigé la préface de l’ouvrage Georges Lemoine, (Robert Delpire, 2011, collection « Poche illustrateur ») et réalisé un « Entretien-abécédaire » avec Georges Lemoine pour le numéro 236 (2007) de la Revue des livres pour enfants.

 

ALPHABECEDAIRE LEIRIS/LEMOINE a été publié par la Librairie Michael Seksik. Achevé d’imprimer en avril 2022 sur les presses de l’Imprimerie Frazier, 33, rue de Chabrol à Paris. Couvertures sérigraphiées sur les presses de l’Atelier CO-OP, à Paris ; lithographies imprimées par Le Petit Jaunais, à Nantes. Maquette de Jérémie Solomon. Prix unitaire : 95,00 euros. Il a été tiré de cet ouvrage 106 exemplaires sur papier Olin regular crème, à savoir, 15 exemplaires numérotés de I à XV enrichis chacun d’une œuvre originale et d’une lithographie originale, 85 exemplaires numérotés de 16 à 100, enrichis d’une lithographie originale, 6 exemplaires destinés aux collaborateurs ; pour le texte de Michel Leiris issu de Biffures (La règle du jeu, I) : Éditions Gallimard, 1948, renouvelé en 1975.

 

POUR EN SAVOIR PLUS

. Site de l’éditeur : https://librairieseksik.fr/rechercher?q=alphabecedaire&node=10

. Article de Christine Plu dans le numéro 236 de la Revue des livres pour enfants  :  https://cnlj.bnf.fr/sites/default/files/revues_document_joint/PUBLICATION_7284.pdf

. Informations complémentaires sur Georges Lemoine sur  le site de Christine.Plu : https://christineplu.fr/georges-lemoine-illustrateur/