Coordonné par Véronique Bourhis et Lydie Laroque (1), le numéro 215 du Français Aujourd’hui « Littérature de jeunesse et pratiques plurilingues » (Armand Colin, décembre 2021) est consacré au plurilinguisme en milieu scolaire (2) à travers le prisme de la littérature de jeunesse. Yvanne Chenouf en fait ici la recension.
Ouvrir les enfants à la multiplicité linguistique et culturelle tout en légitimant les langues maternelles des enfants dont « la culture d’origine est différente de celle véhiculée par l’école » est l’objectif attribué aux livres bilingues, plurilingues ou monolingues possédant des traductions en plusieurs langues) ainsi que pluriculturels (albums d’images centrés sur « des personnages confrontés à l’altérité, dans l’entre-deux pays, l’entre-deux langues », (p. 66). Les recherches ici présentées, menées au Canada, en France et en Suisse, attribuent à la littérature de jeunesse le pouvoir de mobiliser une pluralité de ressources chez les élèves tant langagières que culturelles ou symboliques. Les livres plurilingues et pluriculturels ouvrent à des débats où circulent des langues à égalité de statut : on parle dans des langues et de chaque langue, et cet entre-langues solidifie l’acquisition du français : « les enfants se sentent autorisés à utiliser leur langue pour s’approprier la langue de scolarisation ». (p. 99)
À l’AFL (Association française pour la lecture), nous avons très tôt considéré le plurilinguisme comme un atout pour l’apprentissage du français aussi est-il agréable, en lisant le premier article, de retrouver, parmi les premiers livres plurilingues édités (à côté de Orbis sensualiumpictus de Comenius, 1658), la méthode d’apprentissage Rôti cochon (parue entre 1658 et 1704) à laquelle nous avions très tôt consacré un article (3). En France, la diffusion des livres de jeunesse plurilingues date des années 1970, période où la littérature de jeunesse connaît un essor. Il s’agit d’accompagner l’enseignement des élèves dont la langue première n’est pas le français (afin de favoriser le retour des immigrés dans leur pays d’origine on crée les ELCO – Enseignements de langues et de culture d’origine) et de répondre à l’engouement des parents pour l’apprentissage précoce des langues (Tout se joue avant 6 ans dominant les débats de l’époque). Au début, généralement, le français cohabite avec une autre langue (une soixantaine de langues). Prédomine l’anglais, suivi de l’arabe, du portugais, du vietnamien, du chinois et de différents créoles. Les textes valorisent le patrimoine oral de chaque pays, particulièrement lorsqu’il s’agit de langues minorées avec le risque de créer un « ghetto folklorisant » (abondance de contes). Quand ils ne privilégient pas l’anglais (Gallimard), les éditeurs favorisent les cultures des populations immigrées sans les enfermer. Deux éditeurs se détachent, toujours actifs aujourd’hui dans ce domaine : L’Harmattan, qui a très tôt impliqué les enfants et leurs parents dans des ateliers d’écriture à côté de conteurs patentés et Syros qui a tout de suite favorisé les liens avec le monde arabe en refusant de se cantonner aux contes populaires. Aujourd’hui d’autres éditeurs les ont rejoints parmi lesquels Rue du monde, Didier, etc. Le dispositif iconotextuel a toujours été (et reste encore) central : quelle place, sur les pages, pour chaque langue (hiérarchisation), quelle langue (officielle, populaire), quelle graphie (usage ou non de la phonétique), etc.
Une première partie présente le fonds de la littérature de jeunesse aujourd’hui disponible à travers des typologies (pp. 23-38). Ce travail, précis, structurant, est une aide pour les enseignants et les animateurs peu familiers de cette production (manque de formation, peu ou pas de proposition plurilingue sur les listes de livres préconisés par l’éducation nationale française). Les pratiques qui se développent sur le terrain rendent cette connaissance nécessaire. Des coopérations parents/enseignants s’organisent en effet pour lire en plusieurs langues, ce qui profite aux enfants « fiers, attentifs, curieux, actifs » (p. 124). Alors que la subjectivité du lecteur est de plus en plus considérée, alors que toute œuvre est interculturelle, la littérature plurilingue pourrait contribuer à conforter l’identité des enfants plurilingues et les ouvrir, avec leurs camarades, non seulement au monde mais aussi aux processus de création, selon les pays. Tout au long de la revue, même dans la seconde partie réservée aux pratiques de classe, les livres sont présents, cités, résumés, analysés, leurs apports reconnus et les besoins de formation revendiqués. Sont ainsi présentés des imagiers qui réunissent un capital lexical de base (mots du quotidien « traduits » en images), des abécédaires qui favorisent la distance avec les systèmes d’écriture (sens de la graphie, notations des graphèmes et des phonèmes), les contes dont le sens, implicite, interpelle et s’interprète et les récits (sous forme d’albums, essentiellement) : dans une autre typologie, moins classique, les documentaires sont inclus (p. 112). En plus de leur dimension linguistique, la plupart de ces livres possède une dimension encyclopédique (connaissance du monde). La traduction reste le point passionnant: citant Umberto Eco (4), les auteurs rappellent qu’on ne traduit pas mot à mot mais « monde à monde » ce qui valorise l’interprétation et repousse l’ethnocentrisme. Sur la page, souvent la double page, les éditeurs optent pour une traduction « simultanée », phrase par phrase ou paragraphe par paragraphe, laissant au lecteur le soin de négocier le sens en s’aidant des images et en transférant sa propre expérience du monde et de la langue sur le texte. Les langues se reflètent, se succèdent, s’enchâssent et se complètent (voir l’éditeur Talents Hauts). Tout choix éditorial révèle son projet : quelle place est faite à chaque langue, quelle vision du monde prédomine, quelle polysémie des images, quelle catégorie sociale représentée, quels genres, etc. On peut regretter l’absence, dans les références, de la célèbre maison d’édition de poésie, Le Port a jauni (wwww.leportajauni.fr) et de sa responsable, Mathilde Chèvre, qui a fait de la question de la traduction (en mots et sur la page) l’axe central de sa réflexion, de son travail et de sa communication. (5)
Si les apports éducatifs de cette littérature font consensus (tant sur le plan affectif que cognitif) que faire des livres plurilingues en classe ?Comment les lire quand le lecteur ou la lectrice est monolingue ou ignore la langue convoquée ? La seconde partie, consacrée aux comptes-rendus d’activités, est conséquente et variée. On convoque surtout des albums, plutôt connus et faciles à se procurer : en CP, La Grenouille à grande bouche (Francine Vidal, Elodie Nouhen, Didier, 2001), en UPE2A (unités pédagogiques pour élèves allophones arrivants), un roman graphique tout en images (Là où vont nos pères, Shaun Tan, Dargaud, 2006) et un album (Le Livre qui parlait toutes les langues, Alain Serres, Fred Sochard, 2013), en cycle 3 (classes de langues) La Famille Totem, Alain Serres, Laurent Corvaisier, 2008). Des formations d’enseignants à cette catégorie de livres est parfois signalée (p. 95) afin que les enseignants participent eux-mêmes au choix et à la critique des livres. Parmi la pluralité des pratiques des constantes se font jour : les histoires sont souvent d’abord « racontées » en une ou plusieurs langues, les enfants sont invités à répéter des extraits, à repérer des mots ou des passage (refrains des randonnées, par exemple) et surtout à comparer les langues entre elles, un exercice qui les captive : « c’est rigolo », « c’est presque pareil », « c’est arabe, ici, je le connais », etc. Le corps est mobilisé pour mimer, exprimer mais aussi pour suivre les sensations procurées par les nouvelles prosodies (ça vient du ventre ou de la gorge, la voix change d’une langue à l’autre, etc.). La « retenue » n’est pas de mise quant au choix des langues qui, tout de suite, sont plurielles (pour coller aux réalités des classes) : arabe, créole réunionnais, français, russe, turc au CP, une vingtaine de langues en UPE2A… La production d’écrits, intense, concerne les écrits de travail (classement, comparaison, résumés) et les écrits de création (prolongement des albums, édition, etc.). Une classe d’accueil UPE2A a ainsi produit un livre (Là où vont nos pairs) à partir de l’album étudié et remis cet ouvrage au CDI. Ces projets semblent rompre avec l’enseignement frontal tant ils font appel aux « compétences plurilittéraiciées » des élèves, savoirs dont l’enseignant est souvent dépourvu, ce qui l’assigne à un rôle d’accompagnateur et d’apprenti au même titre que l’ensemble de la classe. (6)
C’est dans le dernier article de ce numéro que s’affirment principalement les obstacles distillés tout au long des contributions. Les enseignants ne se sentent pas suffisamment « plurilingues » pour conduire des interactions qui les dépassent et, malgré leur attrait, les livres plurilingues sont rendu suspects par le monologisme institutionnel (Cerquiglini) : on redoute les interférences des langues entre elles au détriment de l’acquisition du français, on se sent dépassé par la multiplicité des prises de parole des enfants, on ne sait que faire de l’entrecroisement des langues, etc. A l’AFL, lorsque nous avions publié ELMO International, logiciel d’entraînement à la lecture en sept langues (7), nous nous étions déjà heurtés au compartimentage des langues et aux craintes d’ouvrir les portes des cours. Malgré ces réserves, l’enquête conduite au Canada auprès des enseignants ayant utilisé des albums plurilingues en classe (pp. 119-127) montre un intérêt proche de l’engouement : en tête des domaines de satisfaction la participation énergique des enfants (« attentifs, toujours contents, intéressés ») puis l’ambiance de travail (« C’est vraiment une belle porte d’entrée pour voir la diversité, impliquer les parents et donner un sentiment d’appartenance aux élèves dont la langue n’est pas le français « ) et enfin la sécurité apportée par la formation (« variété du matériel », « beau matériel, bien structuré »). On remarque la même assurance et le même désir de poursuivre l’expérience chez les enseignants et animateurs formés, en France, par DULALA (association D’une Langue à l’autre). (8)
En conclusion, ce numéro est extrêmement riche à plusieurs niveaux : on découvre un foisonnement tant sur le plan des recherches que sur celui des pratiques et si, du côté de ces dernières on peut parfois craindre une instrumentalisation des albums (on relève souvent le terme d’exploitation), regretter le manque d’intertextualité (la comparaison des albums renforcerait la prise de conscience de la diversité des visions du monde) et le peu de projets sociaux, dépassant le cadre de l’école (alors que la diversité linguistique est au cœur des débats sociaux), on se réjouit de voir que les albums plurilingues peuvent représenter un levier de transformation de l’enseignement : l’école a besoin de s’ouvrir (aux familles, aux traducteurs…), les enfants peuvent exister avec toutes les composantes de leur identité (moins déficients que surpuissants), et les formateurs sont contraints d’apprendre avec leurs élèves. Enfin, et ce n’est pas la moindre des choses pour cette revue consacrée à l’enseignement du français, l’ensemble des articles est agréable à lire malgré (avec) leur degré d’expertise, ils poussent à réfléchir et donnent envie d’agir et des moyens pour combler « le hiatus entre les discours politiques concernant l’inclusion des nouveaux arrivants et leur transposition dans l’environnement scolaire ». Aucun auteur n’a eu besoin de déclarations lyriques pour valoriser tout ce que les projets présentés contiennent de promesse d’émancipation individuelle et collective, de fraternité et de dépassement des clivages : tous les acteurs, qu’ils soient enfants ou adultes, disent le pouvoir du faire ensemble avec ses compétences et ses points de vue, d’où qu’on vienne. Que la littérature de jeunesse contribue à cette libération des corps et des esprits, à une connaissance accrue et respectueuse de soi, des autres et du monde, n’est pas étonnant pour notre revue qui se fait régulièrement l’écho du dynamisme de cette édition. Les éditeurs, dans cette affaire, ne sont pas les moindres partenaires, que leur engagement soit reconnu.
par Yvanne Chenouf – octobre 2022
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(1) Membres du laboratoire » École, Mutations, Apprentissages » CY Cergy-Paris Université, INSPE de l’académie de Versailles
(2) Voir de Jean Duverger ex inspecteur responsable de la formation des enseignants à l’étranger : « On apprend à lire qu’une fois » : http://www.lecture.org/ressources/ecrit_surdite/AL31P24.html ; « On apprend mieux à lire avec deux langues » : http://www.lecture.org/logiciels_multimedias/videographix/ecrit_surdite/AL63P38.html ; « Lire, écrire, apprendre en deux langues » : https://www.lecture.org/ressources/bilinguisme/AL85p47.PDF
(3) « Une autre façon d’enseigner la lecture au XVIIème siècle » : https://www.lecture.org/revues_livres/actes_lectures/AL/AL97/page022.pdf ; Cette méthode publiée en 1689 et 1729 est reparue, sous forme d’extraits, chez Fata Morgana (2012)
(4) Dire presque la même chose. Expériences de traductions, Umberto Eco, Grasset, 2006
(5) Voir Le Poussin n’est pas un chien, Quarante ans de création arabe en littérature pour la jeunesse, reflets et projet des sociétés (Égypte, Syrie, Liban), coédition IFPO/IREMAM/Le Port a jauni, 2015
(6) Voir Le Maître ignorant, Jacques Rancière, Fayard, 1987
(7 http://www.lecture.org/logiciels_multimedias/archives_logiciels/archives_logiciels_elmoint.html
(8) Voir l’impact social des formations dispensées par cet organisme sur son site : https://dulala.fr/wp-content/uploads/2020/09/DULALA-RA-2020-VF-2021-08-HD-compresse.pdf; Elsa Valentin, qui écrit dans cette revue, a publié chez Syros en collaboration avec DULALA, des contes plurilingues : Chaprouchka(2020), Gallinella petite poule rossa (2021)
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Yvanne Chenouf, enseignante et chercheuse, a travaillé à l’Institut national de la recherche pédagogique dans l’équipe de Jean Foucambert ; elle fut présidente de l’Association française pour la lecture (AFL) ; conférencière infatigable, adepte des « lectures expertes », elle a publié de nombreux articles et ouvrages personnels et collectifs à propos de lecture et de livres pour la jeunesse dont Lire Claude Ponti encore et encore (Etre, 2006), et Aux petits enfants les grands livres (AFL, 2007) ; elle est à l’origine d’une collection de films réalisés par Jean-Christophe Ribot qui donnent à voir des élèves de tout niveau aux prises avec des ouvrages signés Rascal et Stéphane Girel, François Place, Claude Ponti, Philippe Corentin, Jacques Roubaud. Quoique désormais en retraite, Yvanne Chenouf répond toujours volontiers aux sollicitations qui lui sont faites, encore et encore.
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