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Janine Despinette est décédée le 24 juillet 2020 à l’âge de 94 ans. Avec elle, c’est une pionnière et une figure essentielle de la promotion et de l’analyse critique de la production littéraire et artistique pour la jeunesse que nous perdons. Une longue vie durant, elle a multiplié inlassablement les initiatives pour que soient reconnus et légitimés les objets de ses travaux et recherches, en intervenant, tant dans l’univers associatif des mouvements d’éducation populaire que dans ceux, francophones et européens, des professionnels du livre et de la lecture, ou auprès des sphères scolaires et universitaires. Ses nombreuses contributions, ses multiples réalisations, ses analyses, ses articles, ses interventions ont marqué de nombreux acteurs et ont grandement contribué à la légitimation du champ littérature de jeunesse.
Son parcours personnel permet d’apprécier la dimension profondément humaniste de ses engagements. Originaire d’un milieu artistique, elle est très sensible à l’éducation culturelle et esthétique, elle participe au mouvement de jeunesse catholique et au mouvement scout. Après avoir été animatrice des Éclaireurs de France, elle devient infirmière à la Croix rouge et contribue à la Résistance durant la seconde guerre mondiale. A la libération, elle adhère aux Camarades de la liberté, un mouvement d’éducation populaire créé par d’anciens résistants. Soucieuse d’enrichir et de valoriser la formation culturelle des jeunes générations dans l’Europe de l’après-guerre, elle se dirige vers l’édition et la littérature pour la jeunesse. Elle produit ses premières critiques dans la revue Éducateurs qui, éditée chez Fleurus, est inspirée par les idées de l’Éducation nouvelle. En 1951, avec son mari Jean-Marie Despinette, elle lance l’association Loisirs Jeunes qui publie un bulletin éponyme pour offrir une information hebdomadaire de qualité non seulement sur la littérature jeunesse, mais encore sur les activités culturelles et de loisirs, les spectacles, le théâtre, la musique, les jouets, les expositions. Le bulletin fidélise un public familial mais aussi nombre d’éducateurs et d’enseignants. Elle y est responsable de la rubrique « Arts, exposition et livres » ; ses analyses qui accompagnent et soutiennent l’expansion de la littérature pour la jeunesse affirment une volonté toujours croissante de privilégier la qualité du texte, et singulièrement la qualité de l’image, la qualité du rapport entre la langue du texte et celle de l’image.
Elle poursuit sans cesse sa formation, d’abord en suivant les cours du Syndicat des éditeurs et du Syndicat des libraires. Elle s’honore également de devoir sa formation en psychologie à Ignace Meyerson, dont elle fut une fidèle élève et avec lequel elle poursuivra des recherches jusqu’en 1983, au Centre de psychologie comparative de l’École Pratique des Hautes Études.
Très vite Janine Despinette s’est liée à l’actualité internationale de la littérature de jeunesse. Sa formation et ses contributions s’inscrivent d’ailleurs dans un contexte qui stimule la fraternité, la coopération, la solidarité européenne et internationale, comme lors de l’aventure du Train-exposition de la jeunesse (1947), ou lors de la création de la bibliothèque internationale à Munich (1949). Elle contribue aux travaux de l’IBBY dès les premiers pas de cette Union internationale pour les livres de jeunesse qu’elle représenta auprès des instances de l’UNESCO jusqu’en 1996. Elle participe régulièrement à de nombreux salons comme ceux de Bologne, Francfort et à des jurys internationaux comme la Biennale internationale de Bratislava ou le prix Hans Christian Andersen. En 1984, la revue « Enfance » (n°3/4) reflètera cette intense activité internationale en publiant son article minutieusement détaillé sur « La littérature de jeunesse dans le monde, ses prix et leurs finalités ».
Si elle ne participa pas, en 1965, au premier acte de fondation du Centre de recherche et d’information sur la littérature pour la jeunesse (CRILJ), avec Natha Caputo, Isabelle Jan, Mathilde Leriche, Marc Soriano, Raymonde Dalimier, Jacqueline et Raoul Dubois, personnalités aux histoires et horizons très diversifiés qui avaient appris à se connaitre et à s’estimer en militant ensemble pour promouvoir une littérature de jeunesse de qualité, Janine Despinette fut de ceux et de celles qui, avec notamment Germaine Finifter, Monique Bermond, Roger Bocquié, Denise Escarpit, Bernard Épin et Jacques Charpentreau viendront grossir les rangs après la refondation de l’association en 1973.
Le CRILJ qui s’efforce de réunir en son sein, au niveau national et ou niveau régional, des représentants de toutes les professions et institutions intéressées au problème du livre pour enfants (éditeurs, auteurs, illustrateurs, libraires, critiques, chercheurs, enseignants, bibliothécaires, éducateurs, animateurs culturels, parents) s’affirmera comme un lieu de rencontre possible pour les acteurs et les organismes réunis par un même projet, celui qui fut au cœur de l’activité de Janine Despinette : mieux connaitre et mieux faire connaitre les livres pour enfants de qualité. L’organisation sera en quelque sorte un espace d’exploration et de confrontation de la diversité des approches professionnelles, éthiques, éducatives, littéraires, en même temps qu’un lieu d’élaboration d’un fonds discursif commun. Son existence, ses initiatives, ses colloques, ses expositions, favorisèrent des confrontations interdisciplinaires et interprofessionnelles. L’association s’emploiera, dès son origine, à offrir à l’ensemble des acteurs concernés par le domaine une structure d’information mutuelle, une possibilité permanente de rassemblement, de réflexion et d’action commune autour des problématiques posées par la connaissance, l’analyse, la diffusion, la promotion des livres destinés aux enfants et aux jeunes. Au sein de cette structure, Janine Despinette fut une personnalité marquante, longtemps très active au sein du conseil d’administration.
Outre ce rôle dans le développement du CRILJ, Janine Despinette est à l’origine, en 1988, de la création du CIELJ (Centre international d’étude en littérature de jeunesse), à Charleville-Mézières, où elle met à la disposition de l’association sa considérable collection personnelle de livres.
En 1992, elle crée le site Ricochet (acronyme de Réseau International de Communication entre Chercheurs) avec le concours d’Henri Hudrisier et d’une équipe de chercheurs de Paris VIII. L’objectif poursuivi est alors de faciliter l’accès aux données bibliographiques et documentaires en littérature jeunesse, de favoriser la mise en relation des chercheurs en créant grâce aux technologies nouvelles d’information et de communication les conditions d’une approche transdisciplinaire et multiculturelle des ouvrages.
Ainsi Janine Despinette a été précurseure à de nombreux égards. Pendant des années, elle a joué un rôle important dans l’émergence puis l’affirmation de la critique de la production éditoriale pour la jeunesse. Entre autres contributions majeures dans ce champ, elle a, en premier lieu, particulièrement œuvré pour la reconnaissance du travail des illustrateurs et graphistes dans la conception des ouvrages destinés aux plus jeunes, tout particulièrement des albums. Elle a été une des premières à insister sur la dimension culturelle et esthétique de ces derniers comme sur le rôle et les effets des images, du rapport texte-Images dans l’appréciation, la compréhension et l’appropriation des œuvres. Dans cette perspective, d’une part, elle crée le Prix Graphique Loisirs Jeunes, la revue Octogonal et les Prix Octogone. Elle est à l’initiative avec Jean Marie Despinette et François Ruy-Vidal d’une mémorable exposition, qui lance le concept de « littérature en couleur » pour désigner en littérature de jeunesse les productions innovantes de maison d’éditions comme Delpire, école des loisirs, Harlin Quist et quelques autres, emblématiques des évolutions de l’édition jeunesse dans les années 1970 et 1980.
Janine Despinette est enfin une des premières chercheuses à avoir perçu les articulations comme les tensions entre l’indispensable engagement militant et la nécessaire mais difficile professionnalisation de l’action en relation avec la recherche. En témoignent son parcours personnel de formation, sa carrière et les propos stimulants qu’elle tenait pour retracer son entrée dans l’univers de la critique littéraire et culturelle :
« Nous avions vingt-deux ans, vingt-trois ans […] Nous vivions la vie culturelle et nous en rendions compte. Nous sommes quelques-uns à avoir commencé comme des militants et nous sommes devenus des professionnels ensuite, mais parce qu’avant le métier n’existait pas, nous avons fait le métier […], nous avions le sens de nos responsabilités, nous tentions de devenir vraiment compétents […], l’objectif était que l’enfant devienne un adulte éclairé. […] Nous étions au sortir de la guerre, c’était la résistante jeunesse ou la jeunesse résistante. Il fallait que nous fassions l’Europe et un peu plus même, nous nous sentions citoyens du monde, nous y croyions » (1)
C’est bien là l’héritage que nous laisse Janine Despinette
(septembre 2020)
(1) entretien de 2002 avec Janine Despinette ; in Max Butlen, Les politiques de lecture et leurs acteurs, Lyon, INRP, 2008 ; page 2
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SOURCES ET RÉFÉRENCES :
– Janine Despinette, Enfants d’aujourd’hui, livres d’aujourd’hui, Caxterman, 1973.
– Janine Despinette, La littérature pour la jeunesse dans le monde : ses prix littéraires et leurs finalités, numéro 3-4 de 1984 de la revue Enfance : article en ligne ici.
– Max Butlen, Les politiques de lecture et leurs acteurs, Lyon, INRP, 2008.
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EN LIGNE :
– article « Janine Despinette » sur Wikipédia :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Janine_Despinette
– deux textes consécutifs sur le site ActuaLitté :
– sur le site du JONJEP : https://www.fonjep.org/content/disparition-de-janine-despinette
– hommage de Lucie Cauwe sur LU Cie & and co : https://lu-cieandco.blogspot.com/2020/07/le-deces-de-janinedespinette-tres.html?spref=tw
– voir aussi Les Astrales, projet de « visibilisation de cent femmes passées par le scoutisme » initié par Maud Réveillé : https://astrales.fr
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.( photo du haut : Janine Kotwica ; photo du bas : Nicolas Bianco-Levrin )