2004 – Jean Echenoz

 

C’était Zatopek.

    Il y a des coureurs qui ont l’air de voler, d’autres qui ont l’air de danser, d’autres paraissent défiler, certains semblent avancer comme assis sur leurs jambes. Il y en qui ont juste l’air d’aller le plus vite possible où on vient les appeler. Émile, rien de tout cela.

    Émile, on dirait qu’il creuse ou qu’il se creuse, comme en transe ou comme un terrassier. Loin des canons académiques et de tout souci d’élégance, Émile progresse de façon lourde, heurtée, torturée, tout en à-coups. Il ne cache pas la violence de son effort qui se lit sur son visage crispé, tétanisé, grimaçant continûment, tordu par un rictus pénible à voir. Ses traits sont altérés, comme déchirés par une souffrance affreuse, langue tirée par intermittence, comme avec un scorpion logé dans chaque chaussure. Il a l’air absent quand il court, terriblement ailleurs, si concentré que même pas là, sauf qu’il est là, plus que personne et, ramassé entre ses épaules, sur son cou toujours penché du même côté, sa tête dodeline sans cesse, brinquebale et ballote de droite à gauche.

    Poings fermés, roulant chaotiquement le torse, Émile fait aussi n’importe quoi de ses bras. Or, tout le monde vous dira qu’on court avec les bras. Pour mieux propulser son corps, on doit utiliser ses membres supérieurs pour alléger les jambes de son propre poids. Dans les épreuves de distance, le minimum de mouvements de la tête et des bras produit un meilleur rendement. Émile fait tout le contraire, il paraît courir sans se soucier de ses bras, dont l’impulsion convulsive part de trop haut et qui décrivent de curieux déplacements, parfois levés ou rejetés en arrière, ballants ou abandonnés, dans une absurde gesticulation, et ses épaules aussi gigotent, ses coudes, eux aussi, levés exagérément haut, comme s’ils portaient une charge trop lourde.  Il donne en course l’apparence d’un boxeur en train de lutter contre son ombre et tout son corps semble être ainsi une mécanique détraquée, disloquée, douloureuse, sauf l’harmonie de ses jambes qui mordent et mâchent la piste avec voracité. Bref, il ne fait rien comme les autres, qui pensent parfois qu’il fait n’importe quoi.

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Jean Echenoz, écrivain – Courir, Éditions de Minuit, 2004

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