C’est sous ce beau titre que furent organisées par l’Institut suédois, Livres au trésor et l’Institut suédois du livre pour enfants, le jeudi 10 et vendredi 11 septembre 2009, à l’Institut suédois de Paris, deux journées d’études au programme particulièrement riche et dont les lectures offertes par les auteurs, traducteurs et comédiens du projet Labo07 ne furent pas la moins éclairante des propositions.
Ces journées ont été ouvertes par monsieur l’Ambassadeur de Suède en France qui, rappelant que son pays assurait actuellement la Présidence de l’Union Européenne, précisa dans son intervention que la Suède se préoccupe depuis fort longtemps de la question de l’égalité masculin/féminin. Il évoqua plusieurs projets de recherche et posa d’emblée la problématique qui traversera les interventions à venir : comment peut-on travailler pour l’égalité dans le domaine de la culture sans faire de cette dernière un usage instrumental.
Les relations d’égalité entres hommes et femmes ont évolué, mais comment ce changement se reflète-t-il dans la culture destinée aux enfants ? Alors, poupée ou camion ? Ou les deux ? Quel créateur réalisera un jouet hybride poupée-camion à la manière de Claude Ponti ? Les éditeurs sont-ils soucieux d’équilibrer les genres masculin et féminin ? Les stéréotypes dans les livres pour enfants marquent-ils les lecteurs au point de déterminer et de figer leurs comportements ? Que sait-on sur la réception des ouvrages ?
Plusieurs articles de presse publiés cet été dans Libération et dans Le Monde sont évoqués par Véronique Soulé comme constituant un bon état de la question et témoignant de l’intérêt porté à un sujet comme le masculin et le féminin. Souvenons-nous aussi de Simone de Beauvoir parlant en 1949 des contes et des légendes comme valorisant le rôle masculin. Peut-on (doit-on) aujourd’hui encore remettre en cause la représentation des sexes dans la culture pour la jeunesse ? Que nous donne à voir les objets, livres, pièces de théâtre, films dans et de l’organisation sociale ?
Sylvie Cromer, sociologue, rappelle le travail de militants et le programme Attention albums ! Elle précise le corpus de la recherche de 1996 : 537 albums de fiction et la quasi-totalité des nouveautés produites en France au cours de l’année 1994, étudiés pour y déceler les représentations des sexes (cf les brochures Quels modèles pour les filles ? et Que voient les enfants dans les livres d’images ?) Depuis, d’autres études ont été menées concernant la variable sexe des personnages : un travail sur la liste 2002 de l’Education nationale (128 ouvrages pour les 8/11 ans), des enquêtes portant sur la presse d’éveil avec l’étude de 505 revues en 2004, sur les spectacles pour enfants en 2006/2007 et, en partenariat avec l’Unesco, sur les manuels scolaires. Nous disposons aussi des résultats des analyses de contenu de Pierre Bruno concernant la presse des jeunes, publiés dans Le Français aujourd’hui n° 163 de décembre 2008.
Martine Court, professeur en sciences sociales, communique ses résultats de recherche sur les représentations du corps féminin dans la presse féminine pour enfants à travers une comparaison des revues Witch et Julie. Elle constate des discours et des modèles variables d’une revue à l’autre qu’elle croise avec les caractéristiques sociologiques du lectorat. Elle note l’injonction à être soignée et pas seulement jolie, l’invitation à apprendre à consommer et à recycler. Elle pointe un discours sur la surveillance du poids. Pour le sport, elle note une valorisation ambigüe de la pratique. Si les deux revues répondent différemment à des questions comme quels sports pratiquer quand on est fille, se dessine, dans l’une comme dans l’autre, une représentation fortement stéréotypée du rapport des filles à la pratique sportive.
Marie Lallouet, éditrice chez Bayard, vient, à sa manière, compléter cette intervention en argumentant sur les critères de choix de l’éditeur qui sont d’abord originalité et qualité plutôt que sexe de l’auteur ou des héros. La presse, forme ramassée, ne pousse pas à la caricature mais à l’épure. Des traits à peine suggérés dans le texte peuvent être accentués dans les images. Elle donne l’exemple de Ariol, bande dessinée d’Emmanuel Guibert et Marc Boutavant publiée dans J’aime lire et exprime son souhait de placer deux autres BD dans la revue pour ne pas montrer uniquement des figures extrêmes, une pimbêche jolie mais pas très futée et une fille moche et intelligente.
L’état de la recherche en France apparaît aux intervenants peu étoffée, comme s’il y avait des résistances à étudier cette question du sexe. Toutefois un regain d’intérêt existe depuis 1990 car, dans la « vraie » vie, les inégalités persistent : manque d’une réelle diversification professionnelle, persistence d’actes violents et sexistes, déficit de parité chez les élus aux différents échelons de la représentativité. Cette recherche sur les sexes dans les albums est portée par des personnes comme Brigitte Smadja (Le Temps des filles), Hélène Montarde (L’image des personnages féminins dans la littérature de jeunesse française contemporaine de 1975 à 1995). En 2002, plusieurs articles sont parus dans la revue Population que publie l’Institut National d’Etudes Démographiques.
En Suisse, libraires et bibliothécaires sont à l’origine du mouvement « la-belle » qui signale les albums attentifs aux potentiels féminins.
Revues et magazines, albums et romans diffusent des stéréotypes, y compris sous l’angle du masculin et du féminin. Pas d’ouvrages, disent certains, pour contrebalancer. D’autres notent une évolution sensible sans toutefois s’appuyer sur une quelconque étude statistique de la production française. En littérature de jeunesse, suite aux stigmatisations et recommandations adressées aux éditeurs, nombre de stéréotypes ont été éliminés. Peut-on (doit-on) être plus virulent ? La crainte d’être accusé de vouloir attenter à la liberté de création plutôt qu’une croyance à une différence naturelle des sexes freine les évolutions : la représentation du masculin et du féminin a certes changé mais pas autant qu’on pourrait le penser sur le plan de l’égalité et une dichotomie persiste.
Que constate-t-on ? Que la catégorie masculin/féminin est mieux présente que d’autres marques comme la couleur de la peau ou la nationalité, mais que le masculin est toujours hégémonique et le féminin toujours minoritaire. Que le féminin est présenté comme un particulier et le masculin comme un neutre. Que, d’un côté, on sur-ajoute au féminin des attributs tels que bijoux, nattes, chapeaux et sacs et qu’on attribue aux filles des prénoms très féminins et que, d’un autre côté, on institutionnalise un sujet masculin neutre qui n’abolit pas la domination. Manière de faire, d’écrire et d’illustrer, qui empêche de penser les inégalités et laisse se perpétuer un ordre sexué inégalitaire.
Qu’en est-t-il en Suède, 9 millions d’habitants, où l’on publie 1800 titres jeunesse par an ? Plusieurs recherches entre 1960 et 1970 portent sur les femmes dans la littérature. En 1967, s’est tenu un séminaire sur le rôle sexué (Uppsala) et il existe une anthologie sur ce sujet. Des études pluri et inter-disciplinaires portent sur la grammaire sociale. Un secrétariat pour la recherche sur le genre a été créé. Le projet de recherche « Challenging Gender » travaille les thèmes égalité et citoyenneté, violence, genre et santé, normalisation dans les institutions. Des études existent sur les filles scoutes et sur les livres de jeunes filles. On constate ainsi que ce genre n’est pas homogène et qu’il existe dans les récits des filles expansives, aventureuses et d’autres ayant des caractères différents. Au moment du 100ième anniversaire du mouvement scout (2007) l’accent a été mis sur les garçons. Quarante chercheurs travaillent en liaison avec la Finlande et les Etats-Unis, dans le cadre du projet « Flick Forsk international Network for Girlhood Studies ». Certaines maisons d’édition mettent en avant une spécificité garçon/fille quand d’autres, au contraire, montrent les alternatives possibles.
Les chercheurs suédois s’intéressent au sexe des auteurs qui écrivent pour les jeunes enfants et pour les adolescents. Leurs travaux concernent aussi l’écriture et plus particulièrement le récit à la première personne, l’hétéro-focalisation, la narration croisée. Peut-on parler d’une écriture féminine, d’une écriture masculine ? Que se passe-t-il quand un auteur homme choisit un personnage féminin comme narrateur ou une écrivaine un personnage masculin ? Bien des exemples sont donnés par Jan Hanson, chercheur et directeur de l’Institut du livre pour enfants, pour illustrer le fait que le personnage peut perdre en crédibilité ou le texte se teinter de voyeurisme (Le garçon qui guérit le sommeil, Jeune fille déguisée, Trois Nanas, Un petit trou dans l’obscurité, Le chant du Rossignol). Mais il existe des réussites certaines plus particulièrement du côté des écrivaines. Toutefois, il est possible qu’un type d’écriture soit justement ce qui éloigne les garçons de la lecture.
Ingemar Gens, sociologue, revient sur l’éducation des filles et relève que celles-ci sont d’abord éduquées pour écouter le désir des autres. Il résume ainsi les contrastes : côté féminin, l’obéissance, l’intimité, les relations en tête à tête, la capacité à exprimer des sentiments et des expériences, à éviter des conflits, à accepter la dépendance. Côté masculin, l’activité, la compétition, la performance, la non féminité, la violence physique, la propension à éviter l’intimité et le contact physique. Comment faire alors en matière d’éducation des filles ? Quelles sont les influences de la crèche et de la maternelle ? Des expériences conduites dans deux crèches suédoises ont proposé un traitement plus égalitaire et les résultats obtenus sont significatifs.
Comme l’influence des médias est souvent jugée négative, des chercheurs suédois ont étudié un corpus de 121 émissions pour enfants à la télévision sur les deux chaînes du service public, prenant comme variable le sexe des personnages et des professions présentés ainsi que le sexe des animateurs. Analysant le journal pour les 8/13 ans et le programme « jeunes consommateurs », ils ont constaté une dominante des personnages masculins. D’autres travaux ont porté sur des œuvres patrimoniales bien connues pour savoir comment elles sont interprétées par les enfants d’aujourd’hui. C’est le cas pour Ronya fille de brigand et de Mio d’Astrid Lindgreen. Où se trouve le père chez cette auteure ? Il est peu ou pas visible et les mères sont des symboles de la dépendance de l’enfant. Quant au best-seller Fifi Brindacier, il questionne les rapports relationnels enfant/adulte et non le rapport féminin/masculin. Dans Ronya fille de brigand, la force psychologique des femmes est mise en avant et la force physique des hommes plutôt ridiculisée. Mio, lui, est un enfant en manque d’un père affectueux, d’un modèle sexué.
Quelles mises en pespective après ces deux journées ?
Les stéréotypes sont dénoncés fortement, présentés sous leurs mauvais jours, venant renforcer l’éducation qui est déjà marquée par des différences d’attente et de comportement quand il s’agit de s’adresser à un enfant fille ou à un enfant garçon. Le refus des stéréotypes part de l’idée qu’une forte identification au personnage a des incidences sur le lecteur, le façonne, même si elle lui permet aussi de se maintenir en lecture longue, de savourer le texte et d’éprouver par procuration toute une gamme de sentiments.
A contrario, l’enfant est capable aussi de dépasser l’empreinte, d’être ou de ne pas vouloir être comme ce personnage de papier. Le lecteur met des images sur les mots mais il les prend dans le réel. Il change de position de lecteur, passant du lecteur lisant au lecteur lectant et au lecteur lu, (pour reprendre les termes de Vincent Jouve qui, dans L’effet personnage, distingue dans le sujet une part passive, le lu et une part active, le lisant, le premier renvoyant à l’investissement pulsionnel, le second à l’affectif). L’enfant collabore avec l’auteur et il n’est pas inactif.
L’interaction texte-lecteur fait de la lecture un vécu qui s’organise autour des personnages, avec des effets de persuasion, de séduction, de tentation. C’est l’imitation de personnages reçus comme exemplaires qui fait de la lecture un vécu. Mais, à l’origine, il y a le désir, car lire est d’abord une promesse de plaisir. La jouissance comme fait est incontournable et c’est elle qui fonde et autorise l’aventure du sujet. Le lecteur avec le texte comme support produit une figure, donnant ainsi une partie de lui-même. Les personnages l’aident à se désengager, à se libérer et cette prise de distance est principalement due aux émotions. Quant aux stéréotypes, grâce à leur clarté, leur évidence, ils sont plus faciles à remettre en cause, du fait justement de cette caractéristique.
Les éditeurs, qui ont à vendre, ne peuvent pas ne pas tenir compte des lecteurs qu’ils souhaitent atteindre et de la diversité des attentes. Tous ne le font pas de la même manière et, à côté de ceux qui semblent n’avoir comme horizon indépassable que celui de la demande, il y a ceux qui ont choisi de privilégier une politique d’offre. Aussi, assez souvent, au sein d’un même catalogue, cohabitent des ouvrages relevant plutôt de l’une ou plutôt de l’autre de ces deux logiques. La qualité littéraire, premier critère mis en avant pour justifier tel ou tel choix éditorial, doit-elle rester prioritaire ? Contentons-nous d’imaginer que les études sur le genre dont il fut question pendant ces journées inciteront les responsables éditoriaux à croiser dans leurs collections qualité des textes et des images et équilibre des sexes.
Anne Rabany est membre du CRILJ depuis 1975. Elle a trouvé auprès de cette association les ressources et les accompagnements nécessaires à différents projets qui ont jalonné sa carrière : pour la mise en place des BCD, la formation des personnels lorsqu’elle était Inspectrice départementale puis directrice d’Ecole normale, pour l’animation et le suivi des Centres de Documentation et d’Information des collèges et des lycées, en tant qu’Inspectrice d’Académie, Inspectrice Pédagogique Régionale Etablissement et Vie Scolaire et, actuellement, pour préparer des cours en tant qu’enseignante au Pôle du livre de l’Université Paris X.