Bibliothèque

    Le rempart contre l’ennui à la ville, et ce qui m’y attache serrée, c’est la Bibliothèque juste derrière chez nous. D’abord un drôle de chantier sous nos fenêtres, côté cuisine, salle de bains, chambre des parents. Très vite, la forme des trous dans la pelouse, sans angles droits, fait comprendre que ce n’est pas un immeuble en briques roses qui pousse là. Tiges de ferraille fichées dans les trous, puis coffrages en bois clair d’où les ouvriers démoulent des gâteaux de béton gris-blancs, parfaits, qui s’entrelacent sous nos yeux aussi ronds qu’eux. Un jeudi de novembre 1965 la Bibliothèque pour enfant ouvre, c’est « La Joie par les Livres ». Il pleut et les abords sont tellement boueux qu’on se déchausse à l’entrée. Habitude qui restera, même par temps sec. Rite de passage bienvenu entre vie du dehors et vie du dedans, cassures des angles droits et plénitudes des rondeurs.

     J’ai beau m’être précipitée dès la première heure, il y a déjà la queue et je ne serai que la 52ème inscrite : F 52, dans le petit rectangle, en haut à droite sur ma carte, jaune. F pour fille. Passé l’entrée, certitude absolue : on sera bien ici. Formes rondes et justes mesures, sol de liège léger, chaleur du bois clair sur les murs, et jusqu’à des galets et des arbres préhistoriques dans le jardin. Au rayon des romans, je remarque tout de suite, un peu dépitée, l’absence de la chère Alice détective. La joie choisit ses livres et nos bibliothèques seront de moins en moins roses ou vertes, pour devenir blanche, internationale ou « de l’amitié ». Nos vies changent. Je ne m’ennuierai plus que les dimanche et lundi, jours de fermeture. J’ai jeté mon premier dévolu sur Vingt mille lieues sous les mers, « R VER », malgré la prévenante mise en garde d’une bibliothécaire sur ma probable difficulté à en venir à bout. En quinze jours d’emprunt, je ne touche pas le fond. Le gros Jules Verne, protégé par du filmolux transparent, pas par l’affreux papier opaque bleu foncé qui bouche la vue sur les livres enfermés dans les armoires des classes, impressionne à la maison.

     La cité et la bibliothèque s’apprivoisent vite. Les bibliothécaires comprennent immédiatement les questions qu’on ne sait pas leur poser. Elles sont d’ailleurs et d’ici, et viennent de Paris, où elles habitent, -autant dire sur la lune-, dans des petites voitures poussives, cherchées instinctivement des yeux, sur le parking, retour d’école, pour savoir lesquelles sont là, avant de les rejoindre. Les bibliothécaires boivent du thé à cinq heures et ont parfois des peines de cœur qu’elles soignent avec des gâteaux au chocolat. Elles sont lumineuses, lunaires et humaines. Alors on s’enhardit à proposer de les aider, pour faire les inscriptions escortées du Sésame « en écrivant mon nom dans ce livre, je deviens membre de la Joie par les Livres… », pour tenir la banque de prêt ou pour faire visiter la bibliothèque – on vient du monde entier pour la voir. Nous sommes quelques « enfants-cadres » ou « piliers », comme disent les bibliothécaires, à vivre la Bibliothèque un peu plus intensément, à être aspirés par elle. Il faudrait presque nous retenir parfois.

     Les autres rares livres empruntés arrivent à la maison estampillés « Loisirs et Culture », dans le sac du père qui en prend de temps en temps à la bibliothèque du Comité d’établissement de la Régie. Arrivent aussi, régulièrement apportés par le facteur à l’une de mes sœurs, des livres blancs, toile protégée par rhodoïd, collection « Bibliothèque du club de la femme », bien emballés dans un cartonnage plié à leur juste dimension. Quand ils forment un alignement conséquent, elle leur achète un meuble, une bibliothèque. Trois étages en haut, derrière des vitres qui coulissent grâce à leurs petites encoches biseautées ; deux étages plus bas, derrière des portes pleines qui cachent ce qu’on veut, ça ne se voit pas. Plus tard, quand ma sœur quitte la maison, emportant avec elle La Loire, Agnès et les garçons, Les bijoutiers du clair de lune, Nous autres les Sanchez et les autres livres blancs ; j’hérite du meuble, enlève toutes les portes et range les livres à tous les étages. De toute les couleurs.

     Il y avait, dans la « Bibliothèque du club de la femme », Elise ou la vraie vie de Claire Etcherelli que j’ai lu cet été 2006, trouvé en Folio dans la bibliothèque de la Maison de Gaudissard, à Molines, dans le Queyras, où nous séjournons tous les étés. Les années précédentes, le livre était déjà là, mais jamais l’idée de le lire ne me serait venue. En fait, c’est le film que Michel Drach en a tiré qu’il faudrait revoir, parce que le roman lui ne se passait pas à Billancourt, mais aux usines Panhard. Le cinéaste a transposé l’histoire chez Renault. Je me souviens de ce film, vu avec une autre de mes sœurs, quand il est sorti en 1970, au cinéma « le Gudin », rue Gudin, près de la Porte de Saint-Cloud, fermé depuis longtemps. Je ne peux pas lui demander si elle s’en souvient aussi : la mort l’a ravie au printemps 2005 –un cœur qui n’en pouvait plus.

     Je voudrais revoir le film pour ses images de Billancourt. C’est l’histoire des amours mal vues d’un OS algérien et d’une employée française, sourire triste et blouse bleu clair (Marie-José Nat), pendant la guerre d’Algérie. La vidéo a existé, mais n’est pas disponible d’occasion sur Price Minister, et déjà une file d’acheteurs potentiels –à laquelle je ne me joins pas- s’est constituée. Enfants de qui, ceux qui attendent déjà ? Envie de chercher d’abord les critiques suscitées par la projection du film à Cannes, puis sa sortie en salles. D’écouter l’émission du Masque et la Plume qui l’avait évoqué : duel Charensol/Bory sur le sujet ? Qu’est-ce qu’ils pouvaient bien écrire ou dire, les critiques, à propos d’un film qui montrait la vie sur l’île ouvrière ?

 ( in Atelier 62 – Le temps qu’il fait – 2008 )

  clamart 1

Née à Céaucé, dans l’Orne, en 1955, Martine Sonnet quitte la maison natale six mois plus tard pour cause d’exode rural et grandit à la Cité de la Plaine à Clamart. Scolarité secondaire à Meudon, études d’histoire à Jussieu. Publication, en 1987, de L’éducation des filles au temps des Lumières, issu de sa thèse de 3ième cycle. « L’ouvrage est bien reçu, mais sur le plan carrière j’ai tout faux : mon refus obstiné de passer l’agrégation me ferme de fait les portes des universités et le Centre National de la Recherche Scientifique recrute ces années-là sur les doigts d’une seule main ; de plus, la spécialisation en histoire des femmes reste suspecte. » Songeant de plus en plus souvent à s’installer épicière à la campagne, Martine Sonnet est, en 1995, recrutée par le CNRS comme bibliographe pendant huit ans puis chargée d’une mission de recherche ministérielle en sciences humaines. Elle travaille actuellement à l’Institut d’Histoire Moderne et Contemporaine. Dans Atelier 62 que les éditions Le temps qu’il fait publie en 2008, Martine Sonnet mêle souvenirs recueillis et données chiffrées pour retracer le passé professionnel de son père et des ouvriers forgerons de Renault à Billancourt. Merci à elle pour nous avoir permis la mise en ligne du chapitre 20 et rendez-vous, pour en savoir plus, sur L’employée aux écritures.