Alice Piguet

 

     » Pourquoi j’écris pour les jeunes ? Parce que je les aime et parce que c’est difficile.

     J’ai eu le privilège d’être élevée par une mère exigeante qui combattait la bassesse d’âme, la petitesse d’esprit, mais respectait les dons d’enfance.

     J’ai grandi, de ce fait, sans me dépouiller de cette aura spéciale aux jeunes et aux peuplades primitives. Bref, j’ai été mal élevée, si l’on s’en tient aux critères conventionnels, mais je me trouve de plain-pied avec les enfants et je préfère leur compagnie à celle des adultes.

     En littérature, le roman pour enfants est le genre le plus difficile qui soit. Il y faut, non seulement une grande aisance de langue, mais encore un sens développé de la construction : un mauvais synopsis ne retient pas l’attention des jeunes lecteurs.

     A cela, il  faut ajouter des clartés sur la vie de la nation, les mœurs, les nouvelles méthodes d’éducation, les progrès de la science, la psychologie et l’optique enfantine, la camaraderie, le sport. Cet ensemble de connaissances doit demeurer en toile de fond et ne jamais montrer le bout de l’oreille.

     L’auteur doit s’amuser en écrivant et seulement s’amuser.

    Ecrire pour les enfants, comme c’est gentil ! Comme j’aimerais ! s’écrient les femmes du monde. Eh là, mesdames, en échange de tout ce travail, qu’obtiendrez-vous ? La rentabilité ? Médiocre. La considération ? Nulle. En France, un écrivain pour les jeunes est un écrivain qui n’a pas su faire autre chose. Reste l’amour que les enfants portent à l’auteur à travers ses héros, et c’est cela la vraie récompense.

     Mais quoi, s’occuper des jeunes, n’est-ce pas tenter de les aider à devenir des hommes ? C’est dans cet espoir que j’écris. J’écris me servant plus souvent des ciseaux et de la gomme que du stylo. Et je sais bien que j’écrirai jusqu’à mon dernier souffle, parce que le livre, le vrai, celui qui portera enfin toute la chaleur de mon esprit est de mon cœur est encore à naître. »

     C’est cette Alice-là, transcendée, qui m’apparut à travers la petite dame d’un âge certain qui poussa un jour la porte de mon bureau. Ce fut elle l’instigatrice de notre collabotation auteur-éditeur qui, de 1965 à 1978, donna naissance à la trilogie des Tonio, à Traine les cœurs et à Tremblez Godons.

     Je savais à quel point elle était agacée parfois par des remarques du comité de lecture qui, disait-elle, n’avait absolument rien compris à sa démarche, combien elle était irritée des lenteurs éditoriales, par des délais trop longs de parution. Elle faisait partie sans nul doute de ce que j’appelais les « auteurs-oursins ». Mais elle fut certainement celui d’entre eux avec lequel j’entretins des relations de travail les plus passionnantes, dès que j’avais sauté par-dessus les fils barbelés de ses récriminations.

     Je lui demandais un jour de m’expliquer cette passion pour l’Histoire. Elle me démontra combien il était capital que les jeunes d’aujourd’hui ne se croient pas le fruit d’une génération spontanée, mais l’aboutissement de l’évolition qui leur a donné naissance. Elle m’expliqua le plaisir intense qu’elle éprouvait à se documenter, la joie de comparer sa propre vie à celles d’autres temps, révolus, et de pouvoir ainsi relâcher la pression du quotidien et les inévitables tâches matérielles et soucis qu’elle engendre.

      » Après les notes, les fiches, enfin toute la compilation, vient le temps de me laisser vivre avec mes personnages, de leur donner vie et forme à partir de ce que j’ai pu apprendre sur leur époque. C’est exaltant de penser que mes lecteurs vont s’enrichir à leur tour de ce dont le me suis enrichie, et peut-être se révéler à eux-mêmes à travers mes histoires. »

     Cette possible maïeutique la stimulait tout particulièrement : « Quand mes romans sont mûrs, je les cueille. » J’entendais : quand j’ai porté mes romans en certain temps dans ma tête, je les écris.

     Elle n’éprouvait aucune honte à avouer qu’elle écrivait pour les enfants, bien au contraire, et elle se moquait de ceux qui, disait-elle, se vantent, non sans une « prétention matinée d’hypocrisie » de faire avant tout une œuvre littéraire, sans viser un public déterminé.

     Alice Piguet contribua comme Pierre Devaux, René Guillot, Léonce Bourlaguiet, Claude Cénac, Nicole Ciravégna, Pierre Debresse, Susie Arnaud-Valence, Robert Escarpit et bien d’autres auteurs à enrichir de textes de qualité la collection « Fantasia » qu’alors je dirigeait. Parmi eux, certains nous ont quitté, mais ils survivent dans leurs œuvres comme témoins, pour les jeunes d’aujourd’hui, de valeurs auxquelles le temps n’oppose pas de barrière.

     Alice Piguet a désormais franchi le miroir des apparences. Au revoir, chère Alice – par delà l’espace et le temps.

 ( texte publié dans le numéro 48/49 – avril 1993 – du bulletin du CRILJ )

piguet

 Née à Nîmes en 1901, découvrant le pouvoir de la littérature à sept ans en lisant Les mémoires d’un âne, Alice Piguet aura vécu sous le signe de l’enfance : garderies et visites aux enfants malades dès sa classe de philosophie, articles dans un petit journal, éducation de ses propres enfants, intérêt marqué pour la pédagogie nouvelle, contribution régulière à la page des jeunes de La mode pratique, institutrice dans un village de Saône-et-Loire, écrivain s’adressant, à compter de 1945, principalement aux jeunes lecteurs et, de la fin de la guerre à 1958, membre rapporteur de la Commission de Contrôle de la Presse Juvénile. Hormis pour Thérèse et le jardin (Bourrelier) qui recevra le Prix Jeunesse à l’unanimité des membres du jury, les romans d’Alice Piguet se déroulent tous à des époques éloignés sur lesquelles elle se documente scrupuleusement. Prix Fantasia en 1966 pour Tonio et les Tarboules (Magnard), un de ses meilleurs livres.