Les enfants, les livres, la création : premières notes rapides à propos d’un colloque

  Il convient tout d’abord de saluer l’heureuse initiative du CRILJ qui, en organisant ce Colloque sur « La création en France aujourd’hui » dans la littérature pour la jeunesse, a permis que s’ouvre une réflexion devenue nécessaire sur l’un des problèmes majeurs que pose le livre aujourd’hui dans son rapport avec les enfants et les adolescents. Je suis personnellement lié au CRILJ depuis sa fondation et il faut souligner qu’avec des moyens dérisoires et le dévouement sans limite de ses membres, cet organisme est en France l’un de ceux (et ils sont peu nombreux) pour lesquels la « Littérature dite de jeunesse » doit être prise au sérieux comme un phénomène culturel marquant notre temps.

    Il était à priori évident de penser que ce Colloque « déraperait » à chaque instant. Chacun des participants : auteurs, illustrateurs, éditeurs, enseignants, bibliothécaires, libraires, profitant de cette rencontre pour essayer et de se situer et de se justifier et de s’exprimer par rapport à cet univers complexe et ambigu qu’est « la littérature de jeunesse ». Ce « déballage » était nécessaire et on aurait pu souhaiter des réunions plus restreintes où chacun aurait pu donner son point de vue. Il reste que les problèmes plus spécifiquement liés à la création à proprement parler, n’ont pu être posés comme questions. Il semble donc utile de préciser à nouveau quelque uns d’entre eux pour relancer un débat qui devrait rebondir.

    La création littéraire ou plastique, quelle qu’elle soit, est une activité d’une complexité infinie dans la mesure où l’écrivain au travail est quelqu’un qui construit, à partir de lui, de sa personne, de sa « culture » et presque toujours de sa solitude, une « œuvre de papier » susceptible de rencontrer d’autres solitudes, d’autres personnes, d’autres cultures, etc. Et ceci pour peupler des attentes de personnages, de lieux, de temporalités, d’émotion, d’informations, etc. Le lecteur dans cette perspective est sans conteste « l’autre créateur », nécessaire. Qui dit en effet création dans ce domaine entend implicitement ou présuppose une « recréation » par l’acte de lire et pour un enfant ou un adolescent d’un univers proposé par un adulte ne va pas sans entrainer des phénomènes d’écart. Ces écarts peuvent aussi bien conduire l’enfant au plaisir de lire quelque chose venu d’ailleurs que de lui-même, qu’à la gêne provoquée par certaines distorsions (maturité affective différente de l’adulte, complexité de syntaxe et de lexique, projection inconsciente de l’adulte comme enfant idéal, etc.). Mais ces faits concernent toute création. Et tout lecteur réinvestit à partir de lui, de son expérience de sa culture (au sens anthropologique du terme) les données multiples qu’il reçoit d’un livre : et il existe le plus souvent, et heureusement dans un sens, une distance entre ce que propose le livre et ce qu’on en fait.

    Or, nombreux sont les auteurs « spécialisés » dans la littérature pour la jeunesse qui, pressentant cet écart, le comblent en jetant vers l’enfant des « passerelles » facilitantes. Il s’agit alors de créer pour « le peuple enfant » comme disait Alain. Quelques uns atteignent leur cible sans démagogie ni infantilisation puérilisante (passez-moi cette redondance) ; ils visent « l’enfant tel qu’il est » et l’atteignent sans faire les enfants, ni tenir un discours clos d’adulte. Un plus grand nombre réduisent la littérature « pour la jeunesse » à n’être qu’une création « auto-censurée », adaptée à des enfants plus imaginaires que réels, simplifiée (sous le prétexte que ce ne sont que des enfants). On s’aperçoit que très souvent, ces auteurs croyant simplifier leurs propos, les compliquent, réinventant le « français fictif » d’un grand nombre de manuels scolaires. Souvent les traducteurs des très nombreux textes étrangers proposés aux enfants de France, et qui veulent aboutir à une langue soi-disant simple, la neutralisent en fait. Or, sur le plan du lexique par exemple, l’enfant préfère les mots « précis », même s’il faut rechercher le sens, aux mots « vagues » et « passe-partout ».

    Une des conséquences de ces pratiques est que le rapport entre les textes et les images est souvent faussé. Dans la plupart des cas, pour ces livres, c’est l’image qui contraint le texte à une certaine neutralité sémantique. Le texte « illustre » l’image. Ce qui est préjudiciable au fonctionnement complet de cette dernière ; elle est choisie, et le livre ou l’album avec elle, plus pour son caractère ornemental que pour sa signification.

    Dans un troisième type de démarche, créer c’est écrire (ou dessiner) ce que l’on désire, « pour soi » sans viser plus particulièrement les enfants. Cette voie semble la meilleure et l’est bien souvent ; mais il faut avoir l’honnêteté de reconnaître que seules certaines œuvres ont des chances d’atteindre pleinement les enfants. Leur immaturité affective (toute relative reconnaissons-le selon les milieux socio-culturels, socio-économiques, etc.), leur capacité naturellement limitée au niveau de la perception des complexités syntaxiques et lexicales, rend pour eux, certains textes particulièrement opaques. Il me semble par ailleurs fâcheux de lire trop tôt des œuvres que l’on ne peut savourer pleinement qu’au regard d’une certaine expérience existentielle. Il ne s’agit pas ici de morale et l’occultation de certaines réalités, du sexe, du plaisir, de la souffrance, de la mort, du langage tel qu’il se parle est effectivement à condamner sans appel. Il s’agit au contraire de savoir ce que l’enfant, en fonction de sa propre « culture » vécue peut recevoir sans traumatisme inutile et sans rejet pour cause d’illisibilité (à tous les sens du terme).

    Et l’on croit souvent que certaine illisibilité du texte est masquée par la lisibilité à peu près constante dit-on, des images. C’est là encore se contenter de peu ; et il faudra bien admettre que la perception des images par l’enfant nécessaire des apprentissages créatifs au terme desquels une image peut se parcourir longtemps et apporter d’autres messages que ceux résultant d’un seul caractère décoratif et/ou ornemental. Il semble pourtant que certains livres pour enfants, dans leur réussite ont entraîné de nouvelles démarches de lectures conjointes et articulées entre elles des textes et des images. Car il n’est pas exact de dire des images qu’elles sont toujours données. Comme les meilleurs textes, les bonnes images demandent des regards exigeants. Et il arrive que la lecture « textuelle » amorce ou provoque une découverte (au sens d’un dévoilement sous le regard) des images et de ce qu’elles déclenchent dans l’imaginaire. Mais ceci supposerait que l’écrivain et le graphiste soient plus étroitement associés dans la genèse des livres. Sans empiéter sur la liberté de l’un et de l’autre, il serait souvent bénéfique de les associer au départ d’une entreprise, qu’ils en discutent, etc. Ce qui se fait parfois, mais trop rarement. Ils pourraient savoir qu’elle pourrait être dans chaque cas l’organisation globale d’une démarche créatrice, savoir qui commence, l’écrivain, le graphiste, l’un et l’autre. Ils pourraient envisager les parallélismes, les redondances, les distorsions, les complémentarités entre textes et images. Et réciproquement.

    On voit, par ces quelques rapides remarques que le champ de réflexion concernant le travail et les techniques propres à aider la création dans le domaine du livre de jeunesse est illimité et qu’il est nécessaire de l’explorer.

    Il reste que rien ne sera fait en dehors de réflexions théoriques intéressantes et stériles si le lecteur éditorial ne réfléchit pas lui-même, en même temps que sur le côté commercial, sur la part de création qu’il assume. Il me semble, pour simplifier un vaste problème, que pour l’écrivain et le plasticien l’éditeur doit créer par la provocation, l’incitation au dépassement, la garantie donnée par lui que la fabrication, la réalisation technique du livre sera conforme à l’utopie projetée par les auteurs d’un objet futur conforme à leurs désirs. De plus, la création éditoriale n’est efficace que si elle est foisonnement, multiforme, toujours « en avant », inquiète et tranquille tout à la fois, associant dans son rayonnement les enfants, les parents, les éducateurs, les bibliothécaires, les libraires, etc.

    A terme, on constate que lorsque la création est vraiment création et non reproduction, la littérature dite « de jeunesse » transforme la vision que nous avons de la littérature ; car elle contraint l’adulte à de nouveaux regards et à découvrir que la fécondité créatrice fonctionne à des niveaux qui ne sont pas ceux, où on la rangeait habituellement, d’une sous-littérature. On y découvre d’autres chefs-d’œuvre, d’autres plaisirs et souvent un formidable dynamisme novateur, qui fait de certains auteurs, de certains illustrateurs des défricheurs exigeants et lucides de l’avenir culturel ; et pas seulement de l’avenir des enfants.

    L’avenir est ouvert pour peu que la littérature de jeunesse ne devienne pas le refuge de certains « ringards » déçus par leur insuccès auprès des adultes, mais la voie royale de la création des livres qui « changent la vie ».

(article paru dans le n°19 – mars 1983 – du bulletin du CRILJ)

Né en 1920 à Besançon, décédé en 2002; Georges Jean a fait des études de Lettres et de Philosophie. Il fut instituteur, puis professeur d’école normale au Mans, à l’Université du Maine et à l’Ecole Nationale Supérieure des Bibliothèques. Il est membre du mouvement d’éducation permanente Peuple et Culture. Sa pratique de la poésie, ses fonctions et ses convictions font de lui un théoricien avisé du langage et de l’imaginaire. Il publia de nombreuses anthologies pour les enfants et les jeunes dont Il était une fois la poésie (La Farandole, 1974), Le premier livre d’or des poètes (Seghers 1975), Poussières d’images (Larousse, 1986). Parmi ses essais : Pour une pédagogie de l’imaginaire (Casteman, 1976) et Le pouvoir des mots (Casterman, 1981) qui recut le Prix de la Fondation de France. A noter aussi, avec Jacques Charpentreau, un Dictionnaire des poètes et de la poésie (Gallimard, 1983).