L’avènement d’une littérature exemplaire (1778-1848)

Journaux pour la jeunesse et ouvrages moralisateurs

par Jean-Paul Gourévitch

    Cette période marquée par la découverte d’un lectorat enfantin se caractérise par l’interaction progressive de deux types de supports: les périodiques qui cherchent à fidéliser cette clientèle et les ouvrages qui lui dispensent des conseils sous forme moraliste, éducative ou romanesque. Comment s’adresser aux enfants pour à la fois les instruire et leur plaire ? C’est tout l’intérêt des tentatives qu’on trouvera ci-après, avant qu’Hetzel et Hachette ne donnent à cette littérature ses lettres de noblesse.

Du Magasin des enfants à L’Ami des enfants

    La parution en 1757 de l’ouvrage Le Magasin des enfants de Madame Leprince de Beaumont ouvre un nouveau chapitre dans l’histoire de la littérature de jeunesse en France. Ce livre, comme son titre l’indique, est un patchwork où l’on trouve de tout: des nouvelles, des saynètes, des conseils, des anecdotes et des contes comme La Belle et la Bête. Il se différencie d’une production antérieure faite de manuels scolaires, de fables, d’alphabets, de contes ou de romans destinés aux adultes comme Les Voyages de Gulliver de Swift ou Les Aventures de Robinson Crusoé de Daniel Defoe que les enfants se sont appropriés et dont ils ne retiennent que les épisodes significatifs.

    En Angleterre, John Newbery venait de créer avec succès sa Juvenile Library (1744) et de lancer son Liliputian Magazine (1751), premier journal pour enfants. En Allemagne, Weisse fait paraître son Kinderfreund (L’Ami des enfants) en vingt-quatre livraisons périodiques de 1775 à 1782. Et Campe publie en 1782 sa Bibliothèque géographique et instructive des jeunes gens ou Recueil des voyages intéressants dans toutes les parties du monde pour l’instruction et l’amusement de la jeunesse qui est suivie du Nouveau Robinson (1782).

    En France le succès de l’Émile de Jean-Jacques Rousseau (1762) a réveillé les ardeurs éditoriales. Charles Leroux lance par souscription un Journal d’éducation mensuel en 1768 qui ne dure que quinze mois et qu’il reprend en 1776 pour l’interrompre en 1778. Composée de morceaux choisis d’auteurs, cette publication élitiste qui contient le « Mentor de la jeune noblesse » n’a pas trouvé son public. Madame de Genlis publie un recueil de saynètes pour les jeunes personnes en 1779, puis deux ouvrages Adèle et Théodore (1782) et les Veillées du château (1784). Mais c’est Berquin qui, après ses Lectures pour les enfants ou choix de petits contes (1777), trouve avec L’Ami des enfants (1782) la formule à succès.

    L’Ami des enfants est un périodique mensuel de 144 pages vendu par souscription dont le premier numéro paraît en 1782 et qui aura vingt-quatre livraisons. On y trouve des anecdotes, des descriptions, des évocations, des histoires s’emboîtant les unes dans les autres, des scènes dialoguées, des récits de voyages. Les enfants en sont des acteurs privilégiés. Il sera suivi dans la même perspective de L’Ami de l’adolescence en sept livraisons qui paraîtront irrégulièrement de 1784 à 1785 puis d’ouvrages traduits ou adaptés comme Sandford et Merton (1787) en sept livraisons ou le roman Le Petit Grandisson (1788).

    A cette époque, l’édition pour la jeunesse hésite entre la formule publication qui fidélise une clientèle et diminue les frais en se calant sur les souscriptions enregistrées et la formule livre, plus ramassée mais qui nécessite une mise de fonds et un circuit de distribution. Les deux sont complémentaires en cas de succès. L’Ami des enfants, primé par l’Académie française en 1784, devient un ouvrage qui connaîtra de nombreuses rééditions avec des illustrations et des traductions à l’étranger.

Les ouvrages moralistes du début XIXe siècle

    Berquin meurt en 1791, au début d’une Révolution française qui voulait innover en matière d’éducation mais qui a en définitive peu produit pour la jeunesse. Les magazines de l’époque comme Les Annales de l’éducation du sexe (1790-1791) n’ont qu’une existence éphémère et les ouvrages comme le Livre indispensable aux enfants de la liberté (1791) qu’une audience limitée. En revanche, l’Empire et la Restauration voient le retour en force de la tradition sous forme de livres de conseils, comme les nombreuses « morales en action » de l’époque.

    Les éditeurs exercent en même temps la fonction de libraires comme Eymery ou Le Prieur à Paris, Ardant à Limoges, Lefort à Lille, Mégard à Rouen ou Mame à Tours qui domine l’édition religieuse. Les ouvrages pour la jeunesse qui se multiplient s’inscrivent dans une perspective éducative, conservatrice et pieuse comme le montre par exemple ce titre de l’éditeur-libraire-auteur Pierre Blanchard Les Enfants studieux qui se sont distingués par des progrès rapides et leur bonne conduite: ouvrage propre à exciter l’émulation de la jeunesse. On propose des biographies exemplaires, des nouvelles édifiantes mais aussi des connaissances à acquérir sous forme d’atlas, d’abrégés ou d’encyclopédies comme l’Agenda des enfants de Fréville (1816) ou L’Histoire de France en estampes de B. Allent (1825). La fiction est mise au service de l’intention. Les livres sont parfois habillés de gravures lourdement démonstratives. Et ceux qui recourent à une illustration soignée, comme les abécédaires ou les ouvrages scientifiques, ne laissent aucune marge à l’imaginaire ni à l’autonomie de l’enfant.

    A cette époque, le seul véritable journal pour la jeunesse qui a tenu plusieurs années est Le Bon Génie de Laurent de Jussieu, pédagogue et romancier, dont le premier numéro parait le 9 mai 1824 et qui en est l’unique rédacteur. Il se présente à ses lecteurs comme « un être bienveillant, qui vous instruira en jouant, qui vous guidera vers le bien par un chemin riant, tout parsemé de gazons, de fleurs et de feuillage, qui vous protégera contre la tentation de mal faire, et vous apprendra enfin combien il est facile d’être bon et vertueux. » Il les invite à lui écrire, se propose de les informer non seulement de la géographie, de l’histoire sainte et profane mais aussi « des évènements présents qui sont de quelque intérêt pour vous. » Mais, épuisé, il jette l’éponge le 22 mars 1829.

Le Journal des enfants et la découverte du roman-feuilleton

    Sous la monarchie louis-philipparde, la littérature de jeunesse commence à se libérer de sa gangue morale avec l’apparition de journaux pour la jeunesse destinés à se constituer une clientèle fidèle.

    C’est Le Journal des enfants qui lance l’offensive dès 1832. Il s’entoure d’une pléiade de talents, Jules Janin, Alexandre Dumas, Alphonse Karr, Ernest Fouinet, et invente, bien avant Eugène Sue et Alexandre Dumas, un système d’écriture adapté à une publication périodique, le roman-feuilleton. Dès le premier numéro, Louis Desnoyers propose un chapitre de roman, Les Illusions maternelles qui deviendra plus tard Les Mésaventures de Jean-Paul Choppart. Le public mis en appétit réclame la suite qui paraît aux numéros 2 et 3. Hélas, pour le numéro 4, l’auteur a oublié de remettre sa copie à temps. Que vont penser les jeunes lecteurs qu’on abandonne ? C’est là que les rédacteurs ont l’idée, faute de texte, de recourir aux images. « Vous savez, mes chers amis, dans quelle position fâcheuse nous avons laissé Jean-Paul Choppart. Nous n’en avons point entendu parler depuis: mais comme nous ne voulons pas que vous le perdiez entièrement de vue, nous vous donnons le portrait de ce petit méchant, au moment où, comme on vous l’a raconté dans le dernier numéro, il tourmentait un singe. […] Nous ne vous avions pas promis de dessins ; nous vous en donnerons cependant; et ce sont M. Grandville et Cherrier, deux de nos artistes les plus distingués, qui se sont chargés de leur exécution ; car tout le monde veut contribuer à votre amusement ». C’est ainsi que, par effraction, l’illustration investit le journal pour enfants.

    Le Journal des enfants fait des émules. Coup sur coup paraissent en 1833 le Journal des jeunes personnes, et le Journal des demoiselles qui seront suivis entre autres du Dimanche des enfants (1840), du Magasin des demoiselles (1844) qui auront tous une longue existence.

    Ces journaux pour la jeunesse sont différents de leurs prédécesseurs. Le Journal des enfants affiche ses ambitions dès l’éditorial du numéro 1 : « Enfants! […] vous êtes bien jeunes, mais vous vivez dans un temps où il faut grandir vite. […] Enfants, venez avec nous qui faisons un journal pour vous, et vous serez des hommes ». La critique de Berquin se fait acerbe. « Nous serons, nous, l’ami des enfants, non pas un ami vieux et morose et qui radote quelquefois, mais un ami jeune, longtemps dévoué, et qui vous suivra dans toutes les fortunes ». Pas de contes mièvres ni de moralisme bêtifiant mais de l’histoire. « Nous avons à vous parler de vos semblables, qui existent et qui ont besoin de vous, et non pas de fées et d’ogres qui n’ont jamais existé que dans l’imagination de vos nourrices ».

    Cette presse complète l’enseignement de l’école, leur raconte des histoires, leur commente l’actualité, leur donne des conseils, inaugure un courrier des lecteurs. Les jeunes filles de leur côté ont droit à des lithographies illustrées, des patrons de mode, des partitions musicales. On peut croire que les journaux sont en train de gagner la bataille de la modernité. C’est pourtant le contraire qui se produit.

Le début de l’industrialisation de l’édition

    La loi Guizot de 1833 avait fait une obligation aux écoles de posséder des manuels scolaires. Parallèlement les établissements, pour récompenser leurs élèves méritants, avaient pris l’habitude d’organiser des distributions de prix. Deux évènements qui favorisent l’expansion du commerce du livre, et sa transformation.

    Puisque les contenus des ouvrages restent austères, il faut des contenants attractifs. On propose des couvertures gaufrées, dorées, « en cathédrale », souvent classées par les historiens comme « reliures romantiques ». On les illustre, parfois en couleurs. On dore les tranches. On insère des images hors textes protégées par des serpentes. On multiplie les préfaces parrainées par des plumes illustres ou revêtues de l’imprimatur de l’autorité ecclésiastique. Les ouvrages s’ornent de sous-titres calligraphiés, de gravures en frontispice ou en page de titre, de listes d’ouvrages du même éditeur en fin de volume.

    Parallèlement, les cabinets de lecture se développent. La promotion des livres se fait à coups de prospectus, d’inserts de parution ou de critiques bienveillantes d’amis. L’ouvrage est exposé en vitrine, à côté d’affiches qui vantent les dernières parutions « en vente ici ». Le libraire lui-même ne se contente plus d’attendre le client, il le démarche par l’intermédiaire de courtiers, il implante des filiales dans d’autres villes. De nouveaux produits éditoriaux apparaissent : agendas, anthologies, livrets où l’enfant peut tenir son journal, albums à colorier, ouvrages récréatifs comme le Théâtre de marionnettes de Laure Bernard (1837), ou Le Livre joujou avec figures mobiles de Jean-Pierre Brès (1834), un des premiers livres animés.

    C’est surtout l’évolution de l’illustration qui va révolutionner l’industrie du livre.

Le rôle des illustrations

    Jusqu’au début du XIXe siècle, l’illustration est conçue comme un moyen pédagogique d’illustrer le texte ou une technique décorative qui se loge dans les bandeaux, les frontispices, les culs-de-lampe pour lui donner une plus-value esthétique. Elle se trouve dans les ouvrages sur des pages séparées du texte alors que dans l’imagerie populaire comme les images d’Épinal souvent vendues par les colporteurs, les textes en dessous des vignettes coloriées commentent les exploits ou les mésaventures des héros.

    Le développement de la chromolithographie vers 1836, les recherches des éditeurs comme Curmer et des artistes comme Tony Johannot permettent d’introduire l’image dans le texte et parfois même le texte à l’intérieur de l’image. C’est une véritable révolution de la mise en page qui va faire de celle-ci un art inhérent à la conception même de l’ouvrage pour la jeunesse.

    Parallèlement Rodolphe Töpffer, dans ses montagnes suisses, met au point sa « littérature en estampes », dont il réalise à la fois le texte et les dessins, et qu’il juge indispensable aux enfants et au peuple, les « deux classes de personnes qu’il est le plus aisé de pervertir et qu’il serait le plus désirable de moraliser ». Ses albums comme L’Histoire de monsieur Jabot (1833) ou Les Amours de monsieur Vieux Bois (1837) seront repris en France par les éditeurs Aubert et Dubochet, et imités notamment par Gustave Doré dans ses Dés-agréments d’un voyage d’agrément (1851). Cette formule novatrice annonce Christophe et Benjamin Rabier et préfigure l’apparition de la bande dessinée.

Pour ne pas conclure : en attendant Hetzel et Hachette

    Depuis longtemps les pédagogues et les écrivains étaient confrontés à la difficulté d’écrire pour les enfants comme l’écrivait déjà l’abbé Joseph Reyre en 1786 dans Le Mentor des enfants. « Il faut, tout à la fois les instruire et leur plaire: il faut que dans les ouvrages qui leur sont destinés, l’agréable soit joint à l’utile; et il arrive trop souvent que l’un nuit à l’autre. Trop de simplicité les dégoûte; trop d’éclat les éblouit ».

    Dans la première moitié du XIXe siècle, où se développent la production pour la jeunesse et le lectorat enfantin, on s’aperçoit vite que l’enfant est plus sensible à l’image qu’au texte et que toute la difficulté de l’édition est de trouver une formule qui réconcilie le propos et l’illustration.

    Pendant un temps les journaux et les livres se développent en parallèle, car les commanditaires considèrent qu’ils relèvent de deux objectifs différents. Se constituer une clientèle régulière ne suppose pas les mêmes procédures, les mêmes mises de fonds et les mêmes circuits de distribution que vendre un ouvrage. Pourtant les feuilletons et les histoires publiés dans les journaux deviennent des ouvrages édités, les éditeurs tentent de fidéliser leur clientèle par des collections, et utilisent les journaux pour leur promotion. La réconciliation est proche. Il faudra des « capitaines d’industrie » capables d’investir dans les deux supports à la fois, et de les conjuguer pour toucher un maximum de lecteurs. Ils devront aussi convaincre les grands auteurs et illustrateurs de mettre leur talent au service de la jeunesse. Ce sera l’œuvre d’Hachette et d’Hetzel. Mais ceci est une autre histoire.

Merci à Jean-Paul Gourévitch pour nous avoir confié ce texte en ligne également, depuis le 14 mai 2018, sur le site Ricochet. Le lien est ici.

 

 

Né en 1941, Jean-Paul Gourévitch est écrivain, formateur et consultant international. Il est l’auteur de plus de cinquante ouvrages de nature et de forme très différentes : études, essais sur des problèmes de société, anthologies, romans pour adultes et pour jeunes lecteurs, biographies dont celle d’Hetzel, en 2005, au Serpent à plumes. La littérature pour la jeunesse est l’un de ses centres d’intérêt les plus constants et il a, en toute indépendance, plusieurs fois documenté le sujet. Notons, outre son site et les anthologies réalisées avec le concours du CRILJ, Images d’enfance, quatre siècles d’illustration du livre pour enfants, chez Alternatives en 1994. Son roman Le gang du métro (Hachette jeunesse, 2000) est interdit de vente, dans ses locaux, par la RATP. Autres ouvrages : Abécédaire illustré de la littérature jeunesse (L’atelier du poisson soluble, 2013, Les petits enfants dans la grande guerre (Pascal Galodé, 2014), Explorer et enseigner les contes de fées (Belin, 2016), Les journaux d’enfants pendant la grande guerre (Douin, 2018).

L’Abécédaire illustré de la littérature jeunesse : retour sur une course d’obstacles

par Jean-Paul Gourévitch

     Quand vous avez décidé de vous lancer dans une telle aventure, il y a toujours de bonnes âmes et de vrais amis pour vous décourager : « Tu en as pour 10 ans. », « Aucun éditeur ne te le prendra. », « Et le prix de vente ? Et le coût des droits de reproduction ? Tu les as estimés ? »,  « Tu vas te mettre à dos tous les spécialistes. », « Plus tous ceux qui ne figureront pas dans l’ouvrage. » Et le pire, c’est qu’ils ont eu (presque) raison.

 . 10 ans ça suffit …

     Résumons. Parution en 1998 de La littérature jeunesse dans tous ses écrits 1529-1970 (Argos-CRDP de Créteil avec la collaboration du CRILJ), deux ans de ruminations, d’esquisses et de rencontres pour tester la pertinence d’un projet sur la littérature de jeunesse à toutes les époques et dans tous les pays. Première tentative synthétique, en 2000, via la création de mon site Internet acrostiche www.le plaisir.net avec un menu LE comme Littérature Enfantine. Mais, aussitôt, afflux de problèmes de gestion du temps, d’actualisation théorique, thématique et technique d’un site qui ne pouvait évidemment pas être exhaustif.

     Changement de cap donc et recentrage vers l’édition d’un livre qui serait à la fois encyclopédique et apéritif. Deux ans de préparation du dit ouvrage pour calibrer un projet fiable avec des pages prérédigées pour donner l’idée du document final. Trois ans de contacts décevants avec plusieurs éditeurs de la place toujours prêts à adhérer à l’idée mais pas à prendre la charge de la réalisation. Et, au final, un éditeur courageux, une équipe de contributeurs-relecteurs actifs, un iconographe-maquettiste inventif, plus trois ans d’aller-retours jours et nuits – je n’exagère pas – pour aboutir à la sortie de l’ouvrage en septembre 2013.

 . Non, rien de rien, non, je ne regrette rien …

     Imaginer de regrouper en un volume de moins de 400 pages toute la littérature jeunesse du XVIe siècle à aujourd’hui en France et dans les principaux pays étrangers avec l’ensemble des auteurs, illustrateurs, bédéistes, thèmes, héros, techniques, journaux, personnes ressources, etc, était un beau pari. Les lecteurs diront s’il est réussi. Il y aura inévitablement des oublis, des impropriétés, des inexactitudes, des coquilles. Plus des crispations sur certains des choix. Sauf qu’ils ont été, le plus souvent, le fait de plusieurs. Ceci dit : j’assume.

     On m’a déjà fait savoir :

 . qu’il n’y avait pas de table des matières : normal, l’Abécédaire fonctionnant selon l’ordre alphabétique.

 . que j’aurais pu séparer les auteurs et les illustrateurs : curieux et où fallait-il donc mettre les auteurs-illustrateurs ?

 . que j’aurais dû l’appeler « Dictionnaire » : mais un autre ouvrage usant de ce mot sortait à la même époque, dans un format et pour un public différent. Et puis, « Abécédaire », c’est un petit clin d’œil à la littérature jeunesse.

 . qu’on dit littérature de jeunesse ou pour la jeunesse et non littérature jeunesse : beau débat de spécialistes ; je me suis rangé à l’avis de la majorité.

 . qu’il y a trop d’images et pas assez de textes. Voir donc, comme un complément, le Dictionnaire du livre de jeunesse paru au Cercle de la Librairie fin août 2013, gros volume de 992 pages que je ne considère pas concurrent du mien et que je cite dans ma bibliographie.

 . que la BD occupe trop de place et les contemporains pas assez : mais l’Abécédaire couvre cinq siècles et les contemporains à peine 50 ans.

 . Petit acte de contrition à l’attention des lecteurs …

     J’admets néanmoins que je me suis un peu /beaucoup attaché au passé de cette littérature. Elle est moins connue des générations actuelles comme le montrent les interventions de formation que nous faisons les uns et les autres sur l’histoire de la littérature jeunesse. Dommage de passer à côté de tant de richesses et d’inventivité.

     J’admets encore qu’à vouloir survoler le vaste champ de la littérature de jeunesse à l’étranger, on peut donner le tournis ou perdre le cap.

     J’admets enfin que j’ai donné une place privilégiée à Hetzel aux dépens d’Hachette et des autres éditeurs du XIXe siècle. Question de conviction républicaine ? Pas seulement. Qui d’autre a orienté les auteurs et illustrateurs confirmés (Balzac, Sand, Dumas, Nodier, Grandville, Bertall) vers la littérature jeunesse, les a fait retravailler leurs textes et leurs images, a développé le marketing éditorial, a mis l’image dans le texte mais aussi le texte dans l’image, a inventé la couverture illustrée brochée et popularisé les cartonnages, lutté contre la contrefaçon, légitimé les droits d’auteur et a été, avec Jean Macé, le promoteur de la laïcité avant même que le terme connaisse l’audience que l’on sait ?

     La repentance n’ira pas plus loin. Pour le reste, c’estçuiquil’ditquil’est.

     Bonne dégustation.

 (novembre 2013)

 

Abécédaire illustré de la Littérature Jeunesse, Jean-Paul Gourévitch, L’atelier du poisson soluble, septembre 2013, 336 pages, 35,00 euros

Né en 1941, Jean-Paul Gourévitch est écrivain, formateur et consultant international. Il est l’auteur de près de cinquante ouvrages de nature et de forme très différentes : études, essais sur des problèmes de société, anthologies, romans pour adultes et pour jeunes lecteurs, biographies dont celle d’Hetzel, en 2005, au Serpent à plumes. La littérature pour la jeunesse est l’un de ses centres d’intérêt les plus constants et il a, en toute indépendance, plusieurs fois documenté le sujet. Notons, outre son site et  les anthologies réalisées avec le concours du CRILJ, Images d’enfance, quatre siècles d’illustration du livre pour enfants, chez Alternatives en 1994. Son roman Le gang du métro (Hachette jeunesse, 2000) est interdit de vente, dans ses locaux, par la RATP. A paraitre en mars 2014, Les petits enfants dans la grande guerre aux éditions De Borée.

Hetzel découvreur de Jules Verne (et bien plus encore)

 

    L’année Jules Verne nous offre l’occasion d’une redécouverte, celle de son éditeur Hetzel. C’est Pierre-Jules Hetzel qui a lancé et, pour certains, « inventé » Jules Verne. Aujourd’hui, c’est grâce à Jules Verne qu’on prend la mesure de ce qu’a représnté Hetzel dans l’histoire de l’édition

Hetzel dans son siècle

     Hetzel (1814-1886) est le premier éditeur « moderne ». Il a inventé la marketing littéraire, combattu la contre-façon, mis en place une politique de droits pour ses auteurs avec lesquels il a négocié âprement sur la forme et sur le contenu de leur ouvrage pour obtenir la qualité éditoriale qu’il exigeait.

    C’est aussi un extraordinaire découvreur de talents : outre Jules Verne, il a publié Balzac, Musset, Sand, Hugo, Daudet, Stendhal, Proudhon, Michelet, Erckmann-Chatrian et le premier ouvrage de Zola, les Contes à Ninon. Il a accueilli dans sa maison des textes artistiques ou scientifiques de Flammarion, Guinet, Mendelsohn, Viollet-le-Duc. Il a également fait connaitre aux lecteurs français Andersen, Goethe, Poë, Tourghéniev, Tolstoï.

    C’est un vrai directeur artistique. Les illustrateurs auxuels il fait appel comptent parmi les gloires reconnues du XIXe siècle : Granville, Gavarni, Bertal, Gustave Doré. Mais il mobilise aussi une nouvelle génération de « reporters d’images » – Riou, Férat, De Neuville, Benett, Georges, Roux – pour donner de la vraisemblance aux images des Voyages Extraordinaires de Juless Verne.

    C’est un républicain laïc, avant que le mot laïcité n’entre dans Le Littré, qui a apporté un concours décisif à la fondation de la Seconde Répubique, s’est exilé à Bruxelles après le coup d’état du 2 décembre 1951 jusqu’à l’amnistie de 1859, a milité pour rétablir la concorde entre les Français après les épreuves de la Commune de Paris.

    C’est encore un auteur qui signe P.J. Stahl et qui, dès ses premiers écrits, se signale par des coups de maître : les Scènes de Vie Privée et Publiques des animaux (1840-42) avec la complcité de l’illustrateur Grandville et des plus grands écrivains de l’époque ; le Diable à Paris (1844), ouvrage à tiroirs sur le même modèle ; le Voyage où il vous plaira (1943), fantaisie quasi surréaliste. Mais, après des chroniques romanesques, des essais et des récits moralistes ou autobiographiques, il sa se consacer principalement – et les lecteurs de le revue du CRILJ s’en souviennent – à la littérature de jeunesse.

Hetzel et la littérarure de jeunesse

L’idée maîtresse d’Hetzel qand il fonde en 1843 son Nouveau Magasin des Enfants, c’est de proposer à la clientèle enfantine les œuvres des meilleurs écrivains de son temps : Balzac, Sand, Nodier, Dumas… L’éditeur part en guerre contre la « tisane littéraire », convaincu qu’il faut, quand on s’adresse aux enfants « ne semer que du bon grain… et monter aussi haut que puisse atteindre l’esprit humain ». Persuadé que l’image joue un rôle majeur dans le goût des enfants pour la lecture, il met en place avec Tony Johannot, un procédé qui intègre l’image dans le texte et permet une mise en scène de la page. Son grand projet, quand il rentre d’exil, c’est de créer un journal éducatif pour la jeunesse, son Magasin d’Educatin et de Récréation qu’il lance en 1984 av’ec le concours de Jean Macé, le futur fondateur de la Ligue de l’Eseignement, et… de Jules Verne recruté pour donner une caution scientifique au journal mais qui y donnera surtout, en prépublication, ses romans d’aventures. Ce Magasin sera prolongé par une Bibliothèque d’Education et de Récréation et, pour les plus jeunes, par la collection des Albums Stahl de Mademoiselle Lili, une héroïne due au talent du dessinateur Froelich. Il écrit également lui-même des adaptations-traductions comme les Patins d’argent ou Maroussia.

Hetzel et Jules Verne

     Mais c’est avec Jules Verne qu’Hetzel réalise pleinement son ambition : être, enfin, à l’abri des soucis d’argent, disposer d’un auteur célèbre qui lui fournit deux ouvrages par an, mettre sa griffe personnelle sur les ouvrages que sa maison publie.

    Plusieurs « verniens » ont glosé sur les rapports entre la maison Hetzel et Jules Verne. Charles-Noël Martin a, par exemple, soutenu, que Jules Verne aurait gagné un million et les Hetzel trois fois plus. Il y a ici confusion entre bénéfice et chiffre d’affaires. Au-delà des frais d’impression, de promotion, d’illustration et de distribution que supporte l’éditeur, il faut tenir compte des invendus qui reste à sa charge et du temps qu’il passe à relire et corriger les textes de l’auteur. Du vivant de Pierre-Jules Hetzel, Jules Verne se vend bien mais ce ne sera pas toujours le cas quand son fils Louis-Jules prendra sa succession, et encore moins quand Michel Verne tentera, après la mort de son père, de mettre en forme ses brouillons pour en faire des œuvres. Et Hetzel n’a cessé d’intervnir dans la rédaction de chacun des Voayages Extraordinaires, supprimant lourdeurs et répétitions, demandant ici qu’on rajoute une péripétie, là qu’on transforme un personnage, proposant des aménagement,, modifiant les dénouements et parfois même refusant l’ouvrage comme ce fut le cas pour Paris au XXe siècle, rédigé en 1863, un « livre de débutant » qui devra attendre 1994 pour être publié par Hachette et par le Cherche-Midi.

    En fait Hetzel et Jules Verne qui ont connu au départ de leur carrière des problèmes d’argent ont trouvé leur avantage dans cette collaboration. Le premier a pu faire agrandir et embellir sa maison de campagne à Bellevue et le second a acheté successivement ses trois bateaux, le Saint-Michel 1, le Saint-Michel 2 et surtout le Saint-Michel 3, un bateau à vapeur de 28 mètres de long qui lui permet d’accomplir des croisières en Méditerranée et dans les Mers du Nord.

    Au-delà des arrangments financiers que Jules Verne à plusieurs fois renégocié avec Hetzel, Jules Verne et Hetzel ont contracté un vrai « mariage » – c’est le mot qu’emploie Jules Verne. Mariage qui va élargir l’audience des œuvres pour la jeunesse à l’ensemble du public populaire et qui, conforté par les illustrations et les cartonnages de luxe que la maison Hetzel multiplie, touche aussi la clientèle des amoureux des livres.

    Ce mariage crée une double postérité. Hetzel à joué auprès de Jules Verne le rôle d’un père spirituel qui l’a mis au monde de la littérature. Jules Verne, au fil des années, représente pour Hetzel l’écrivain à succès que Stahl, pris par son destin d’éditeur, n’a pas su devenir.

( texte paru dans le n° 84 – juin 2005 – du bulletin du CRILJ )

 

Né en 1941, Jean-Paul Gourévitch est écrivain, essayiste, formateur, consultant international, spécialiste de l’Afrique et des migrations. Docteur en sciences de l’information et de la communication, il a enseigné l’image politique à l’Université de Paris XII et contribué à l’élaboration de l’histoire de la littérature de la jeunesse et de ses illustrateurs par ses ouvrages et ses expositions. Citons Les enfants et la poésie (l’Ecole 1969), Images d’enfance: 4 siècles d’illustration du livre pour enfants (Alternatives 1994), La littérature de jeunesse dans tous ses écrits 1520-1970 (CRDP Créteil 1998). Une douzaine d’ouvrages pour les enfants dont Le gang du métro (Hachette Jeunesse 2000) interdit à la vente dans l’enceinte du métropolitain par la RATP. Il travaille actuellement à un Abécédaire de la littéarature jeunesse à paraitre en 2013 à l’Atelier du Poisson Soluble.

Cela n’engage que moi

.

.

   Jean-Paul Gourévitch, je le connais depuis 1969. Il n’est pas au courant. Jeune enseignant dans une école française en Tunisie, attentif aux débats qui aboutiront au plan de réforme de l’enseignement du français à l’école élémentaire et titilllé par ce qu’il était dit de la poésie, je me procure Les enfants et la poésie que viennent de publier les Editions de l’école. L’étude me trouble car l’auteur n’est pas loin de conclure, contre le mouvement que je crois voir s’amorcer, que poésie et école sont peut-être bien incompatibles.

       enfants-et-poesie3

 

   De retour en France, je ne rencontrerai finalement Jean-Paul que peu de fois. La plus importante sera lorsque, pour l’édition 1992 du Salon du Livre pour Enfants et Adolescents de Beaugency, il réalisera l’exposition « 150 ans d’illustration pour les enfants ou les tribulations de l’image 1800-1950 ». Travail remarquable et, qu’on se le dise, l’exposition est toujours empruntable.

      J’aime, chez Jean-Paul Gourévitch, le goût qu’il a de la recherche du texte rare,  de l’image inédite, du document qui, notamment dans le domaine de l’histoire de la littérature de jeunesse, vient compliquer la doxa des discours dominants. A cet égard, le recensement qu’il fit pour trois numéros spéciaux du bulletin du CRILJ, parcourant son sujet d’Erasme à la seconde guerre mondiale, en est la parfaite illustration. Textes de références et discours d’accompagnement tissent une histoire des livres pour enfants  qui, préférant le document référencé à la glose incertaine, échapppe aux simplifications douteuses et aux significations univoques. La lecture en continu des trois fascicules est un vrai régal et, pour les curieux d’aujourd’hui, la mise à jour parue dans la collection Argos du CRDP de l’académie de Créteil sous le titre La littérature de jeunesse dans tous ses écrits, court jusqu’en 1970. Un peu avant, en 1994, Images d’enfance, publié aux Editions Alternatives, déroulait une synthèse de quatre siècles d’illustration du livre pour enfants particulièrement stimulante où, par exemple, preuve nous était apportée qu’au XIXième siècle, l’image, déjà, faisait du marketing.

      Parmi les travaux plus récents de Jean-Paul Gourévitch, j’ai un faible pour Mémoires d’enfance paru aux éditions Le pré aux clerc en 2004. Citations d’écrivains et images de la collection Jacques Gimard se confrontent en huit thématiques impeccables. Ecrits et représentations ne sont pas toujours d’accord. C’est très bien comme cela. Le compilateur apporte en outre, dans les éditoriaux de chaque chapitre, les éléments qui permettent au lecteur de comprendre que « le discours sur l’événement rhabille les acteurs en dénudant l’action ». C’est quand même autre chose qu’un énième « beau livre » sur la nostalgie sûre d’elle-même des temps d’avant.

(  « Griffon » n° 216 – mars-avril 2009 – Jean-Paul Gourévitch )

 

Maître-formateur récemment retraité, André Delobel est, depuis presque trente ans, secrétaire de la section de l’orléanais du CRILJ et responsable de son centre de ressources. Auteur avec Emmanuel Virton de Travailler avec des écrivains publié en 1995 chez Hachette Education, il a assuré pendant quatorze ans le suivi de la rubrique hebdomadaire « Lire à belles dents » de la République du Centre. Il est, depuis 2009, secrétaire général du CRILJ au plan national.