Le héros enfantin, témoin de l’évolution du statut social de l’enfant

    Dans le cadre des manifestations de Lire en Fête de septembre-octobre 2001 lancé par le Ministère de la Culture, diverses expositions et colloques consacrés aux Images et représentations de l’enfance dans le Patrimoine écrit, textes administratifs, manuels scolaires et livres pour la jeunesse sont devenus témoins de l’évolution su statut social de l’enfant.

    Depuis 1972, l’UNESCO lançant son projet d’une Année Internationale du Livre et de la Lecture, a déclenché un vaste réseau de coopération culturelle et de lutte contre l’analphabétisme et l’illettrisme dans le monde, y compris dans les pays européens. L’évolution de ce Patrimoine écrit est suivie avec attention dans tous les milieux professionnels ou associatifs de promotion de la lecture.

    Aujourd’hui à travers les études socio-historiques et d’anthropologie culturelle qui se multiplient en France et ailleurs, il est clair que le système scolaire aura permis à l’institution littéraire de gagner un public relativement large par le fait même de sa mission d’alphabétisation.

    Marie-José Chombart de Lauwe dans Un monde autre, l’enfance (Payot 1971), Philippe Ariès dans L’enfant et la famille sous l’ancien régime (Le Seuil 1973), Marc Soriano dans Guide de littérature pour la jeunesse (Flammarion 1975) ont appris aux professionnels de l’éducation de ma génération que les relations enfants-adulte, le type d’autorité auquel les enfants doivent se soumettre et la place que la société civile et politique leur accorde, sont des facteurs se modifiant sans cesse…

    Si l’on excepte les enfances des Maternités des légendes dorées chrétiennes de l’imagerie populaire, et les bois gravés représentant Le petit chaperon rouge ou Le petit poucet, l’enfance et un thème introduit relativement tard dans la littérature française. Il faut attendre le 18ème siècle et le déclic de l’Emile de Jean-Jacques Rousseau pour que l’enfant personnage romanesque apparaisse : chaque étape de la vie a une « sorte de maturité qui lui est propre. Nous avons souvent ouï parler d’un homme fait. Considérons un enfant fait, le spectacle sera nouveau pour nous… ».

    Mais sur l’essence de la nature enfantine, la querelle était grande depuis toujours. C’est la pensée d’Augustin qui, au Vème siècle avait enseigné que l’enfant était l’image de l’anti-perfection, que Jean-Jacques Rousseau remettait en cause. Et l’on retrouvera des partisans des deux thèses de génération en génération d’éducateurs.

    Introduits ainsi par les propos de Rousseau dans la vie sociale et culturelle de la société bourgeoise française, les enfants vont devenir effectivement « personnages de romans » dans un courant littéraire d’éducation moralisatrice.

    L’enfant innocent et son altération par la société est la base des interrogations des uns, alors que les autres craignent l’ébranlement de cette société par la présence de l’enfant vu comme un perturbateur quelque peu insaisissable parce que biologiquement évoluant. Berquin dans L’ami des enfants lancé par lui en 1872, fut, en France, le premier qui, en sortant de la féérie des contes pour parler de la vie réelle, montra l’enfance aux enfants. Mais il suffit de regarder les tableaux de Greuze, de Fragonard ou de madame Vigée-Lebrun pour comprendre comment le monde des adultes concevait l’enfance et façonnait, alors le naturel et la spontanéité des enfants.

    Les relations enfants-adultes en famille, la place que la société accorde aux enfants, le type d’autorité auquel ceux-ci doivent se soumettre, tous ces facteurs se modifient sans cesse. Le tournant historique dans l’évolution du statut de l’enfant en France a lieu au 19ème siècle. Pris en compte par la société avec l’institution de la scolarité obligatoire et la réglementation de l’âge d’entrée dans la vie professionnelle, l’enfant de « mini-adulte » est devenu parfois infantilisé par l’exploitation commerciale qui a pu être faite de son nouveau statut social, y compris dans l’édition et la Presse. En littérature, on le voit passer peu à peu des rôles secondaires à celui de héros principal d’une histoire et pas seulement dans l’édition pour la jeunesse.

    Il serait intéressant d’étudier longuement l’impact symbolique de la présence du jeune garçon qui, en brandissant fièrement son pistolet dans le sillage de La liberté guidant le peuple peinte par Delacroix au lendemain des Journées de juillet 1830, va inspirer à Victor Hugo, trente ans plus tard (alors qu’il est exilé à Guernesey) la création de Gavroche, un des personnages clés des Misérables. Le qualificatif attribué par Victor Hugo au gamin : Gavroche est devenu aujourd’hui, dans le dictionnaire et dans les esprits, tout simplement synonyme d’enfant de la rue.

    Les Misérables de Victor Hugo sont un des grands classiques de la littérature mondiale, en réédition constante avec illustrations très diverses. L’écrivain qui était lui-même, on le sait, un bon dessinateur, nous a laissé des croquis intéressants évoquant son personnage. Mais pour le public français, l’image référence reste celle du tableau de Delacroix. Victor Hugo n’a-t-il exprimé à propos de ce gamin de Paris « épris de liberté, mais cœur d’or, malicieux, effronté et incapable de tenir sa langue pour le simple plaisir de jouer avec les mots et les idées » qu’une partie du non-dit du peintre Delacroix pour que, 150 ans après, nous les gardions ainsi liés en mémoire, complémentairement ?

    Gavroche conduit à bien d’autres interrogations… Un portrait d’enfant tracé par un écrivain, par un peintre pour réaliste qu’il soit, n’est cependant qu’artefact : sous le détail descriptif et objectif, le référent symbolique est à décoder. Les auteurs écrivant sur l’enfance ne sont pas des sociologues, mais ils observent souvent l’enfance dans un contexte historique. Et naturalistes ou fabulateurs, leur œuvre est évidemment le résultat d’une réflexion personnelle prenant en considération, la constance de l’état d’enfance et l’originalité de la situation d’un enfant précis.

    L’enfant et les Sortilèges de Colette, mis en musique par Ravel en 1920 et qui vient de suggérer à une quarantaine d’artiste plasticiens l’une des expositions les plus ludiques qui soit à l’Orangerie du Luxembourg en est un autre exemple significatif.

    Il est indéniable que dans l’évolution de notre littérature pour la jeunesse, l’enfant est aux yeux de l’adulte « créateur », celui qui relie au mystère du temps qui passe. Il est l’occasion d’exprimer, soit une nostalgie d’un passé, paradis perdu, soit un point d’interrogation sur un destin à venir. La caractéristique du héros enfantin qui va s’imposer par son illustration est aussi d’avoir un nom qui appelle une image avec son halo de signification teinté ou non d’affectivité.

    L’enfant éternel, gage de pureté et d’innocence, c’est pour nous : Tistou les pouces verts de Maurice Druon et Jacqueline Duhême, mais surtout Le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry. Nous constatons que là encore tout tient à la présence physique d’image de l’enfant. Vous est-il possible de dissocier du titre du livre la silhouette fragile de cet enfant blond, mains dans les poches et l’air grave, debout sur une boule grise, qui nous apparaît comme une planète, puisque l’environnement est constitué d’étoiles ? Les vêtements de cet enfant n’ont ni pittoresque, ni mode, ils ne datent pas, ils ne sont pas datables. Mais depuis plusieurs générations, chacun de ses lecteurs l’atteste : on se retrouve marqué par cette image, qui plus encore que me texte fait entrer Le Petit Prince dans notre mémoire collective. Le dessin est constamment le support du récit avec l’originalité d’être un dessin d’aviateur qui regarde la terre sous un autre angle de perspective et de la coloration des choses. Et peut-être aussi un dessin d’un écrivain qui considère ces croquis comme une expression normale complémentaire des mots dans le jeu même de l’écriture de son texte, et par conséquent, indissociable.

    Cependant, le signe de l’aspect social de notre époque est sans doute moins l’enfant-roi que l’enfance-reine.

    Aujourd’hui, innombrables sont les enfants qui, effectivement sont personnages témoins de l’état d’enfance vécu au quotidien : Emile (Domitille de Pressensé), Mimi Cracra (Agnès Rosentiehl), Valentine (Michel Gay), Caroline (Pierre Probst), Ernesto (Marguerite Duras/Bernard Bonhomme), Le Petit Nicolas (Goscinny/Sempé), Grabote (Nicole Claveloux), Pierre l’ébouriffé (Hoffman/Claude Lapointe), La petite géante (Philippe Dumas)…

    On rencontre parfois ces enfants en héros d’une seule histoire, mais souvent aussi dans des récits à rebondissements comme dans les feuilletons de télévision. Ces personnages très vivants, remuants, très présents pour la plupart, sont créés par des illustrateurs « professionnels » et père, mère ou grand-pères… donc des adultes contemporains voyant vivre des enfants et qui font d’eux des croquis sur le vif.

    Sans faire abstraction de la déréalisation que provoque désormais l’ambiance des médias visuels, ces auteurs-illustrateurs ont la préoccupation de faire prendre conscience à leurs jeunes lecteurs, de la nécessaire sociabilité de notre vie quotidienne. Ils évoquent dans leurs livres illustrés les heurs et malheurs, les moments de tension et les moments heureux des rapports réciproques adultes-enfants… à la maison, à l’école, dans les transports, dans les loisirs.

    La communication et l’incommunicabilité entre les générations dans nos sociétés contemporaines sont traitées le plus souvent par la caricature… ou plutôt avec une certaine fantaisie qui peut aller jusqu’au surréalisme ou à l’hyperréalisme selon le tempérament de l’artiste. Le glissement de sens dans le jeu des mots, conduisant à oser des improvisations visuelles dont la logique sera poussée jusqu’à un absurde provoquant un rire de distanciation, est peut être ce qui peut unir et faire communiquer encore aujourd’hui les enfants et les adultes.

    C’est peut-être l’un des aspects paradoxaux de notre époque de communication que peu de sociologues prendront en compte mais qui est un fait tangible : les artistes qui disposent des commandes de l’imaginaire contemporain s’intéressent avec éclat aux problèmes de l’Enfance et des enfants et n’hésitent pas à bouleverser l’univers culturel adulte relativement clos sur lui-même, en réintroduisant avec les livres « pour enfants » un plaisir de lecture partagée.

Post-scriptum

    Chaque médiateur adulte entre le livre d’images et le jeune enfant perçoit vite la réalité du dialogue qu’instaure l’illustrateur-auteur avec son lecteur. Les enfants sont pour le conteur-imagier des interlocuteurs directs.

    Pour l’écrivain, les enfants sont plus souvent le point de départ d’une réflexion « littéraire » sur des faits de société dans lesquels les enfants sont impliqués. L’un des exemples le plus récent est le conte philosophique de Sophie Ducharme qui vient de paraître chez Syros sous le titre Les enfants perdus : quelque part sur la Terre, dans un pays sans non, une adolescente refuse la facilité (le diktat du maître) qui devrait la conduire à être esclave comme sa mère et ses aïeules avant elle. Par sa révolte personnelle elle arrivera à entraîner tous les enfants perdus de sa cité à sortir de l’emprise de la fatalité du malheur.

    Parce qu’elle travaille ses phrases en poète, Sophie Ducharme attire ses lecteurs en vraie conteuse et on comprend qu’elle ait reçu le Prix du roman jeunesse 2000 du Ministère de la Jeunesse et des Sports.

( article paru dans le n°71 – novembre 2001 – du bulletin du CRILJ )

 

Critique spécialisée en littérature pour l’enfance et la jeunesse, d’abord à Loisirs Jeunes, puis à l’agence de presse Aigles et dans de très nombreux journaux francophones, Janine Despinette, qui fut également chercheuse, apporta contributions et expertises dans de multiples instances universitaires et associatives. Membre de nombreux jurys littéraires et graphiques internationaux, elle crée, en 1970, le Prix Graphique Loisirs Jeunes et, en 1989, les Prix Octogones. A l’origine du CIELJ (Centre Internationale d’étude en littérature de jeunesse) en 1988, elle est – depuis fort longtemps et aujourd’hui encore – administratrice du CRILJ.

L’enfant et la poésie

 

Le CRILJ (Centre de Recherche et d’Information sur la Littérature pour la Jeunesse) a organisé une colloque L’enfant et la poésie au Centre Georges Pompidou (Paris), du 18 au 20 avril 1986, avec la collaboration de la Bibliothèque Publique d’Information et avec l’aide et le concours de divers organismes officiels : Ministère de la Culture et de la Communication, Ministère de l’Education Nationale, Secrétariat d’Etat auprès du Ministère chargé de la Jeunesse et des Sports, Mission d’Action Culturelle

Le colloque a réuni 150 participants venus de toutes les régions de France et de plusieurs pays étrangers, tous engagés de diverses façons dans la rencontre de l’enfant et de la poésie : enseignants, bibliothécaires et poètes.

Premier colloque national sur ce sujet, cette rencontre a permis de clarifier les problèmes, de confronter les points de vue sur le rôle et la situation de la poésie (notamment contemporaine) à l’école ou vis à vis du public, sur l’enfant auditeur, lecteur, créateur, sur le rôle initiateur de l’école et de la bibliothèque, sur les rapports de l’image et du texte poétique, cherchant toujours à mieux cerner ce que pouvait bien être la poésie, tellement éclatée aujourd’hui que sa réalité même est fuyante.

Grâce à de nombreux compte-rendus d’expériences très diverses quant aux lieux, aux modalités, aux organismes responsables, la voix des enfants et des adolescents a pu se faire entendre. Ces témoignages reflètent l’extraordinaire bouillonnement poétique qui se produit actuellement un peu partout à tous les niveaux, à tous les âges.

Les communications de Jacques Charpentreau, Christiane Clerc, Janine Despinette, Raoul Dubois, Georges Jean, Jean-Luc Moreau, Geneviève Patte, Aline Roméas ont montré les richesses de ce grand mouvement, sans en cacher les dangers pouvant venir d’une absence de sélection assez sévère

Deux soirées poétique ont permis d’entendre quelques poètes et chanteurs interpréter leurs œuvres et répondre aux questions parfois provocantes du public. On s’est même parfois demandé ce qu’était la poésie, ce qu’était un poème, qu’est-ce qui permettait de se dire un poète, etc. On s’est remis en question, on s’est re-situé soi-même par rapport à la poésie – et par rapport à l’enfance

Le colloque s’est terminé par une adresse de Jean Tardieu, alors souffrant, et par le remarquable témoignage d’un jeune poète suisse, Jean-Pierre Valloton.

Le président Jean Auba et Michel Melot, directeur de la BPI, en ouvrant le colloque, avaient souligné l’importance d’une telle rencontre, la première sur se sujet. Les débats ont prouvé que les participants avaient beaucoup à dire, comme le montreront les actes du colloque qui seront publiés. Mais d’autres rencontres, nationales ou régionales, seront sans doute nécessaires sur un thème d’autant plus intéressant qu’il suscite des controverses.

( texte paru dans le n° 28 – mai 1986 – du bulletin du CRILJ )

D’abord instituteur et professeur, puis écrivain, anthologiste, directeur de collections chez plusieurs éditeurs, Jacques Charpentreau fit beaucoup pour la diffusion de la poésie. Parmi ses nombreux recueils pour jeunes lecteurs : Poèmes d’aujourd’hui pour les enfants de maintenant et Poèmes pour les jeunes du temps présent. Il écrivit aussi, pour les enfants, de nombreux romans (Comment devenir champion de football en mangeant du fromage, La Famille Crie-toujours). Auteur, pour des lecteurs adultes, de poésie, de théâtre, de pamphlets, il est président de La Maison de Poésie. Très attaché au CRILJ, il en fut longtemps l’un des vice-présidents.

Nicole Claveloux au Pays des Merveilles

 

 

 

 

 

  

     Nicole Claveloux n’illustre pas, elle est Alice au Pays des Merveilles, démiurge à l’instar de Lewis Carroll, d’un univers d’enfance baroque, gourmand  et mythique qui se construit entre les mots et les images, qui capte un air du temps intemporel et s’alimente de tout ce qui passe entre l’eau et le feu, le minéral et le végétal, le dedans et le dehors  à géométrie variable, la vie qui palpite entre les objets et les êtres indifférenciés à la lisière de l’humain et de l’animal, sans distinction d’âge, de sexe, de couleur.

     Entre classicisme et surréalisme, entre le Gustave Doré des Contes drolatiques de Balzac,  le Little Nemo de Windsor McCay  et le psychédélisme du Push Pin studio, l’interprétation originale d’Alice par Nicole Claveloux est fondatrice d’une œuvre immense où fourmillent « les petites sœurs d’Alice » dans un fantastique carousel où se reflètent les personnalités de l’artiste en un jeu de miroirs sans fin. De La forêt des Lilas, son premier voyage au Pays des anamorphoses avec la Comtesse de Ségur, en parallèle avec Alala et les télémorphoses (créée à New-York avec Harlin Quist) à Grabotte et aux Crapougneries, en passant par Brise et Rose et Poucette ou encore Gertrude la sirène ou la petite Josette  du Conte numéro 4 de Ionesco, Nicole Claveloux n’a cessé de décliner les variantes d’une héroïne « ultramarine » qui lui ressemble  L’affiche de l’exposition Sevilla92 organisée par Pedro Tabernero campe une Alice « monde » à la manière d’Arcimboldo. 

     Déjà dessinée par Lewis Carroll qui avait influencé par ses « crayonnés » le travail de Sir John Tenniel chez MacMillan, Alice existait déjà « for ever » comme le premier personnage littéraire dont l’imaginaire, le langage et le regard sur le monde sont vraiment ceux d’une petite fille, dont les repères ne cessent de basculer entre l’infiniment petit et l’infiniment grand.

     Créée en 1974 avec François Ruy-Vidal, directeur de collection pour Grasset Jeunesse, l’interprétation graphique d’Alice a reçu le prix Loisirs Jeunes en 1974 et la Pomme d’Or de la Biennale de Bratislava en 1976. Pour Janine Despinette, critique littéraire partie prenante des jurys internationaux, il s’agit bien d’un livre clef de l’histoire de l’illustration en France. Formée à l’école des Beaux Arts de Saint Etienne où enseignait sa maman Lucie, Nicole explorait déjà depuis dix ans avec Bernard Bonhomme et le premier tandem Harlin Quist-Ruy-Vidal, Denis Prache pour Okapi, les arcanes d’un art de l’image transformé par les nouveaux procédés de la publicité dans les magazines Planète ou Elle.

     Avec Alice, Nicole commence à se dédier exclusivement aux livres illustrés ainsi qu’à la peinture et à la presse pour la jeunesse. Et d’emblée, elle révolutionne dans ce livre-phare les codes d’une imagerie classique, servie par la typographie élégante et novatrice, réalisée avec le studio Hollenstein. Le corps inhabituel du caractère Elzévir sépia, dans le ton des vignettes et l’utilisation d’une grande cursive pour les titres de chapitres déclinés verticalement dans les marges de gauche, dialoguent avec l’esprit et le bruit de la lettre dans les images de Nicole où les phylactères des fresques anciennes et de la bande dessinée installent une intimité avec le lecteur enfant en un raccourci très contemporain.

     Que les spécialistes de la littérature de jeunesse me pardonnent cette relecture jubilatoire des images de Nicole Claveloux pour une Alice au Pays des Merveilles considérée comme un classique du graphisme gravé dans toutes les mémoires des amoureux du livre de Jeunesse.

     Ainsi que le souligne Christian Bruel dans son ouvrage Nicole Claveloux et Compagnie, l’llustration la plus célèbre de l’artiste – celle des flamands – qui n’était qu’un simple essai, avait bien failli ne pas se retrouver dans le livre. L’émission d’un timbre en Tchécoslovaquie a rendu hommage à sa puissance visuelle et à sa modernité. Les expositions de la Bibliothèque publique d’Information au Centre Georges Pompidou : Images à la Page, Visages d’Alice et Les petites sœurs d’Alice ont installé s’il ne l’était déjà, le talent de Nicole Claveloux dans la légende.

     Nicole (née en 1940 à Saint-Etienne) connaissait le personnage Alice depuis 1952 à travers un livre « rouge » offert pour Noël, affreusement coloré mais fascinant par le texte. Elle adore l’anticonformisme de l’héroïne, s’amuse de ses métamorphoses, séduite par l’absence de moralisme et la liberté de ton et surtout par l’originalité des petites et grandes bêtes qui donnent la réplique avec aplomb à cette petite fille si proche d’eux.

     Bien sûr, les illustrations de Sir John Tenniel lui paraîtront froides et presque convenues comme d’ailleurs toutes celles qui s’en sont inspirées sans parler de l’adaptation populaire de Walt Disney, à quelques exceptions près, celles d’Arthur Rackham, de Ralph Steadman, de Lola Anglada ou de Barry Moser, dont la diffusion est restée confidentielle y compris dans leur pays d’origine. Revenons dans le paysage Carrollien de l’artiste, transfiguré à la faveur l’acte éditorial de François Ruy-Vidal.

     D’emblée, les fenêtres ouvertes sur les pages de couverture, placent le lecteur doué du don d’ubiquité, en situation de voyeurisme. Il suit le regard d’Alice et la course du Lapin Blanc vers l’univers musical des comptines, avec le Loir dans la théière, le sourire invisible du Chat de Cheshire, le bataillon des cartes à jouer et une pluie de larmes comme autant de reflets sur un autre monde en microcosme.

     Tout commence en sépia à la surface de l’eau sur la rivière Isis dans un cadre sphérique où de la bouche de Lewis Carroll s’échappe une bulle évoquant la fuite  d’Alice sur les traces du Lapin Blanc, une histoire en boucle qui commence et finit au même endroit.

     Dès lors une grammaire visuelle s’ébauche dans un découpage qui n’a rien de décoratif : la chute d’Alice et du lapin en trois plans verticaux lus simultanément pour donner l’impression du mouvement et de l’espace temps, le jeu des antipodes avec leurs bestiaires fantastiques (à la manière de la planète du Petit Prince dessinée par Saint-Exupéry).

     Nicole Claveloux  n’en finit plus de broder sur d’infimes détails qui vont retenir l’attention des enfants : une faune et une flore exubérantes en guise d’écrin pour le motif du flacon et du gâteau et ce qui s’en suit : les métamorphoses d’Alice décomposée en autant de poupées russes de la plus grande à la plus petite. Pour autant, il n’y a jamais de redondance entre le texte et l’image (les injonctions « Bois-moi » et « Mange-moi » ne figurent pas dans l’illustration).

     Nicole Claveloux va utiliser les procédés graphiques de la bande dessinée, mais aussi un jeu d’inversions subtiles sur la trame du miroir, pour rendre visibles et écrire véritablement à sa manière, les émotions.

     Ainsi la souris, en très gros plan va laisser apparaître dans ses yeux le reflet d’une Alice apeurée, tandis qu’un petit nuage révèle sa propre peur du chat…dont le nom  s’écrit en trois langues au moyen d’un cordage en forme de queue qui se tord en « éclairs de tonnerre » un contrepoint amusé au calligramme du conte – tale –  de la souris en forme de queue – tail

     L’œil, mis en valeur en gros plan, fonctionne comme le miroir et le maître de cet imaginaire. Et les jeux de mots ont pour corollaire les jeux de miroirs. Nicole Claveloux peut se permettre d’inverser alors les représentations habituelles. Le miroir des larmes est aussi l’univers marin des origines où Alice se reflète toute petite. Les animaux protagonistes de l’histoire, naissent et surnagent en chœur de cette mare joyeuse pour parlementer, chacun dans sa case…

     Les contrastes visuels induits par les changements de taille d’Alice devenue géante, génèrent des collages saisissants à partir du cadre architectural de la maison du Lapin Blanc et de son jardin à la Douanier Rousseau où les plantes apparaissent sous cloches de verre…bulles et reflets toujours !

     Bien évidemment, il était tentant pour l’artiste d’aller plus loin dans la provocation graphique avec la mise en scène du vers à soie opiomane alangui sur ses champignons dans un style psychédélique, et les jeux d’identification d’Alice en serpente au long cou, dévoratrice d’œuf de pigeon qui ne laissent pas d’inquiéter ou d’intriguer, avec la ronde des bébés changés en cochons.

     Ainsi de manière subliminale, Nicole Claveloux effleure le thème de Mélusine, la fée serpente et se délecte avec les motifs récurrent de toute son œuvre ceux de l’œuf, des bébés et des cochons.

     Chaque pleine page couleur, telle une apparition, condense les scènes clefs et les affects oniriques du texte de Lewis Carroll au point de rester à jamais gravée dans l’inconscient collectif des lecteurs. Il faut rappeler le « méli mélo » des théières, cuillers, brioches, montres molles et hauts de forme transformistes, tandis les heures égrenées sur le cadran de la montre du Lapin Blanc sont autant de tasses bues dans l’interminable partie de thé ou encore les pots de peinture rouge en action pour peindre la cour de cartes burlesque du  Roi et de la Reine de cœur tandis qu’une petite vignette évoque la hache du bourreau coupeur de têtes virtuelles. La splendeur des grands flamands roses sur fond solaire qui passent au dessus de la tête d’Alice et de son petit hérisson reste un poème visuel à l’état pur,  qui contraste avec l’extraordinaire puissance musculaire  d’un griffon pédagogue aux prises avec la tortue fantaisie dont les bulles de larmes hypocrites annoncent l’insolite classe dans la mer…autant d’images inédites dans l’iconographie carrollienne, avec en prime, un clin d’œil aux bibliothécaires, lorsque la tortue dévoile ses rayonnages de livre en patins à roulettes.

     Quant au quadrille des homards, chanté et  dessiné sous la plume du griffon enlacé à la tortue, il est une trouvaille visuelle très accordée aux rêves aquatiques de Nicole. La fin de chapitre se clôt sur la vignette d’ une soupe à la tortue où mijote un pauvre marmiton ! Et pour finir « Qui a dérobé les tartes ? » un procès baroque gourmand où le animaux jurés barbouillent péniblement leur page ou leur ardoise d’écritures truffées de fautes de sens ou d’orthographe !

     Nicole Claveloux déjà au faîte de son art, il y a trente six ans !  nous a livré une Alice intemporelle et pudique certes mais espiègle et remplie d’humour, tout entière immergée dans son imaginaire graphique au service du langage dans le respect d’un texte qui garde à jamais son mystère. Les clefs en sont peut-être données par la dernière pièce à conviction- en vers- du  Procès royal  lue par le Lapin Blanc (alter ego de Lewis Carroll) :

  » Ne lui avouez pas à lui qu’elle les aime,

  Car tout ceci sans doute devrait demeurer

  Du reste des humains à jamais ignoré,

  Un secret, un secret entre vous et moi-même « 

     Pour conclure, en assumant ce coup de cœur graphique, fondateur d’une littérature visuelle ouverte à toutes les classes d’âge, il m’est impossible de ne pas associer à cet hommage le photographe bibliophile Pierre Pitrou, partenaire concepteur des expositions de la Bibliothèque publique d’Information du Centre G. Pompidou ouvert au public en 1978.  Les éditions Gallimard nous avaient accompagnés dans l’aventure des Visages d’Alice en 1983 et d’Images à la Page en 1984, avec un clip de François Vié L’album en plein boum. Les éditions Syros avaient réalisé le catalogue de l’exposition présentée en 1983 à la Biblliothèque des enfants : Les Petites sœurs d’Alice dessinées par Nicole Claveloux pour Manuelle Damamme.

     De nombreux reportages photographiques avaient été réalisés autour des grands noms de l’illustration contemporaine – une expérience unique qui nous avait notamment conduits à explorer l’origine des « visages d’Alice » à Christ Church collège et au Musée de Lewis Carroll dans la ville natale de Charles L. Dodgson à Guildford.

     Entre tous les illustrateurs contemporains d’Alice, Nicole Claveloux nous a révélé dans sa grande modestie, une incroyable affinité intime et littéraire avec son héroïne aux prises avec le langage et aux lapsus – freudiens – dans son rapport au monde.

     Les Métamorphoses d’Ovide et de Kafka, les monologues intérieurs de  Proust, et Virginia Woolf, mais aussi les jeux de mots de Bobby Lapointe ! les peintures de Jérôme Bosch, Cranach, Bruegel l’Ancien entre beaucoup d’autres grands modèles de référence, font partie de son paysage intérieur et renforcent une approche incisive, sans complaisance du territoire éditorial d’une littérature de jeunesse par trop aseptisée.

     Nicole Claveloux prend l’enfant au sérieux. Pour elle, le grand jeu d’Alice  est une traversée de tous les dangers,  elle exorcise ses peurs par  le langage et l’empathie avec des créatures animales, fragiles, différentes, qui l’aident à grandir dans une jubilation imaginaire, où les adultes n’ont pas le beau rôle (à l’exception du « Vieux père Guillaume » récité par Alice au Vers à soie (Lewis Carroll ?).  Il n’est que de décrypter l’épilogue  de la déposition d’Alice (chapitre 12) dont la modernité ne nous échappera pas !

 – La condamnation d’abord, le jugement ensuite, s’écria la Reine.

– Mais c’est de la bêtise dit alors Alice, condamner avant de juger, a-t-on idée de cela ?

– Qu’on lui tranche la tête, s’écria la Reine. 

– Mais qui se soucie de vos ordres ? dit Alice qui, maintenant avait retrouvé toute sa taille,  vous n’êtes qu’un jeu de cartes ! 

     Henri Wallon et Marc Soriano avaient insisté sur la valeur de tels mythes pédagogiques fonctionnant comme un formidable légo, pour la structuration de la personnalité de l’enfant.

     Pour conclure on dira que l’extraordinaire réservoir d’images de Nicole Claveloux pour Alice, ne pouvait que sublimer et enrichir ce processus dans une liberté regards et l’intelligence de la parole libre d’une petite fille rendue visible pour la première fois dans l’histoire de la litérature.

(version longue de la carte blanche parue dans le numéro 2 des Cahiers du CRILJ – novembre 2010)

 

Visages d’Alice. Exposition 1983. Bibliothèque publique d’Information du Centre Georges Pompidou. Livre-catalogue préfacé par Jean Gattegno sous la Christiane Abbadie-Clerc et Pierre Pitrou avec des textes de Christiane Abbadie-Clerc, Pierre Pitrou, Janine Despinette, Peter Roegiers. Gallimard, 1983.

Les petites sœurs d’Alice. Exposition 1983 Bibliothèque des Enfants de la Bpi au Centre Georges Pompidou. Livre Catalogue de Nicole Claveloux et Manuelle Dammame. Syros (Petits Carnets), 1983.

Images à la Page. Exposition 1984. Bibliothèque publique d’information du Centre Georges Pompidou. Livre catalogue. Pref et textes  Christiane Abbadie-Clerc, François Vié, Patrick Roegiers avec les créateurs d’images. Crédits photos Pierre Pitrou. Gallimard, 1984.

Une Odyssée dans les images. Exposition 1991. Salon du Livre de Bordeaux et Bibbliothèque Publique d’information. Préface et textes de Christiane Abbadie-Clerc avec Janine Despinette, Jean-Luc Peyroutet. Imprimeur Balauze et Marcombe.

Nicole Claveloux et Compagnie.  Exposition 1995. Maison du livre de l’image et du Son. Villeurbanne. Concepteur et auteur du catalogue : Christian Bruel. Le Sourire qui mord, 1995.

Nicole Claveloux. Sevilla 89. directeur artistique: Pedro Tabernero. Fundation Luis Cernuda, 1992.

         claveloux

Christiane Abbadie-Clerc travailla à la Bibliothèque Publique d’Information du Centre Georges Pompidou dès les années de préfiguration. Elle y créa et y anima la Bibliothèque des Enfants puis la salle d’Actualité Jeunesse et l’Observatoire Hypermedias. A noter l’ouvrage Mythes, traduction et création. La littérature de jeunesse en Europe (Bibliothèque publique d’information/Centre Georges Pompidou 1997), actes d’un colloque qu’elle organisa en hommage à Marc Soriano. Ayant dirigé, de 1999 à 2004, la Bibliothèque Intercommunale Pau-Pyrénées, elle est actuellement chargée de mission pour le Patrimoine Pyrénéen à la DRAC Aquitaine et s’investit à divers titres, notamment en matière de formation (accueil, accessibilité, animation), sur la question des handicaps. Elle est, depuis fort longtemps, administratrice du CRILJ.

 

 

Les tendances de la littérature de jeunesse en France au cours de ces quinze dernières années

 

 

 

 

 

 

     La littérature enfantine était en France, aux alentours des années 60, en pleine léthargie et l’arrivée en force des médias audio-visuels et notamment de la télévision ne manquait pas d’inquiéter bon nombre d’éditeurs et d’éducateurs sur le devenir du livre pour la jeunesse et de la lecture.

     C’est alors que quelques novateurs très marqués par l’art contemporain et le graphisme publicitaire vont introduire dans l’album pour enfants de nouvelles formes d’expression et faire appel à de grands créateurs.

     Le premier, Robert Delpire, sortira Les larmes de crocodile avec André François, C’est le bouquet d’Alain Le Foll ; il fera connaître en France Max et les maximonstres de Sendak. Son apport : une rigueur professionnelle sans concession qui fait appel à toutes les ressources des techniques d’expression et d’impression, une confiance absolue dans l’image et ses pouvoirs.

     Dans un autre registre, les éditions Tisné, Le Sénevé, Le Cerf ont à cette époque commencé, elles aussi, à s’intéresser à l’image. Mais ce sont deux autres grandes figures de l’édition française qui vont transformer ces essais et donner au livre pour enfants un nouvel essor en développant des politiques éditoriales conséquentes, et des analyses sur l’image dans ses rapports à l’enfant.

     François Ruy-Vidal, enseignant d’origine, va poursuivre de 1964 à 1982, d’abord avec Harlin Quist puis chez Grasset, Delarge et aux éditions de l’Amitié, au rythme de dix livres par an. Il se présente comme un « concepteur », ce qui exprime bien tous les nouveaux rapports qu’il veut établir entre l’éditeur et les artistes. Ruy-Vidal, comme Delessert, défend l’idée du livre pour enfants aux images fortes qui doivent inciter le lecteur à réagir et à se poser des questions, du livre pour enfants créatif, libéré des tabous, qui puisse, selon les lecteurs, se lire à plusieurs niveaux.

     Jean Fabre, directeur des éditions scolaires L’Ecole va mettre entre les mains des enfants, à partir des années 1965, à côté du livre didactique et uniformisant, des ouvrages qui apportent à l’enfant du plaisir et une forme d’expérience, qui incitent à une lecture aléatoire et divertissante. Son premier effort portera sur l’album, la recherche de bons conteurs d’images ; il fait appel à des artistes étrangers ou résidant à l’étranger  (Maurice Sendak, Arnold Lobel, Tomi Ungerer) et révèle des illustrateurs français  (Philippe Dumas, Michel Gay). Le choix des créateurs, le souci d’une structure efficace de diffusion, la volonté de toucher un large public constituent très vite pour cette maison un gage de réussite.

     Il fallait beaucoup de témérité pour attaquer sur ce terrain de l’image : mais c’est peut-être ce choix qui a entraîné une réhabilitation du livre de jeunesse aussi bien dans l’esprit des lecteurs et des professionnels que dans celui des utilisateurs parents, enfants et médiateurs.

     Il faut bien comprendre de même qu’en ouvrant cet espace aux meilleurs créateurs du monde entier, les éditeurs ont offert à l’enfant d’aujourd’hui, dès son plus jeune âge une véritable confrontation interculturelle qui favorise leur imaginaire, leur éveil esthétique, le familiarise avec d’autres formes d’expression, du beau, de l’homme, et de la vie. Que ce soit le plus vieux média du monde, le livre, qui ait amorcé ce tournant, alors que les autres médias de l’image ont tant de mal à le prendre, constitue sans aucun doute une chance pour ce rapport culturel et pour l’enfant lui-même.

     Cette lignée de rénovateurs explique bien des choix et bien des voies qui vont marquer pour longtemps la production du livre pour enfants dans notre pays. A l’époque, les initiatives en faveur du livre de jeunesse sont peu nombreuses voire inexistantes. C’est dans ce contexte que s’ouvre la période dont je vais vous parler. Cette communication sur les grandes tendances de la littérature de jeunesse au cours de ces quinze dernières années doit beaucoup aux informations du groupe de critiques du Centre de Recherche et d’Information sur la Littérature de Jeunesse (CRILJ).

 Le paysage de l’édition française pour la jeunesse depuis 1970

 . Les éditeurs

     De grands éditeurs scolaires – en dehors de l‘Ecole qui devient l’Ecole des Loisirs – comme Hachette, Hatier, Magnard vont eux aussi être sensibles, dans la littérature qu’ils produisent parallèlement pour les enfants, à l’impact du graphisme, mais aussi aux activités d’éveil de plus en plus pratiqués à l’école. D’autres grands éditeurs vont créer des départements jeunesse : celui qui domine ces quinze dernières années par l’abondance et la qualité de sa production est le département jeunesse de Gallimard fondé en 1972 par Pierre Marchand et Jean-Olivier Héron, département qui deviendra très vite le lieu de rencontre des grands auteurs « maison » : Joseph Kessel, Albert Cohen, François-Marie Le Clézio, Michel Tournier, Claude Roy et des meilleurs illustrateurs du moment (Etienne Delessert, Nicole Claveloux, Jean Claverie, Claude Lapointe, Georges Lemoine, Henri Galeron, etc), d’abord dans les collections « 1000 Soleils », « Enfantimages », « Folio Junior », et depuis 1980, dans les collections « Folio Benjamin », « Folio Cadet », « Découverte Cadet ». D’autres éditeurs comme le Centurion, Albin Michel, Le Seuil, se lanceront aussi dans la littérature de jeunesse.

     Mais le phénomène qui a aussi beaucoup marqué les années 1970 est l’arrivée de petits éditeurs sur le marché tels La Noria, Léon Faure, La Marelle, d’Au, Le Sourire qui mord, Ipomée, Syros, qui ont renouvelé profondément les pratiques éditoriales et l’approche thématique de certains sujets. Avec des auteurs, des illustrateurs, souvent militants, pédagogues, ils ont voulu créer des images différentes en accord avec leur sensibilité, leur projet idéologique ou culturel ; ils se sont attachés dans la plus grande liberté à sortir des livres de transgression ou d’agression, à prendre en compte les enfants tels qu’ils sont plutôt que comme la société adulte se les représente.

     Ils ont cherché des solutions originales, souvent artisanales, aux contraintes de la conception et de la fabrication. Mais ils ont été freinés dans leurs réalisations par des problèmes d’ordre économique ou de distribution. De ce fait, plusieurs de ces maisons d’édition n’ont eu qu’une vie éphémère.

     Aujourd’hui, on compte en France sur 687 maisons, 87 éditeurs qui publient des livres pour la jeunesse : dans la plupart des cas, le secteur jeunesse n’est qu’un département de production à côté de la littérature générale ou des livres scolaires ; une dizaine d’éditeurs seulement ne font que du livre de jeunesse et trois maisons d’édition ont un double secteur livres et presse pour la jeunesse important. Cinq maisons d’édition font à elles seules 65% du chiffre d’affaire « Jeunesse » : Hachette, Gallimard, Les Presses de la Cité, Nathan, Flammarion.  

 . L’évolution du marché de l’édition pour la Jeunesse

     En un peu plus de quinze ans en France, le nombre de titres pour enfants publiés à l’année a été multiplié par 3,4 (1448 en 1965 – 4926 en 1983), et le nombre d’exemplaires mis en vente par 2,12 (31 millions d’exemplaires en 1965 – 66 millions d’exemplaires en 1983). Actuellement le livre de jeunesse dépasse le livre scolaire en nombre de titres et en nombre d’exemplaires mais non en chiffre d’affaires.

     Cette expansion, dans l’ensemble assez remarquable, ne doit pas cacher certaines zones d’ombre et des contrastes :

– cette progression ne s’est pas poursuivie d’une façon continue : s’il y a croissance accélérée de 1970 à 1979, depuis les chiffres fluctuent d’une année à l’autre et connaîtraient même une certaine stagnation malgré de légers progrès ces deux dernières années ;

 – dans le domaine des nouveautés, on note un recul de la catégorie « albums » et à l’inverse une assez nette augmentation de la catégorie « livres », ce qui est sans doute la conséquence de l’essor foudroyant du livre de poche jeunesse et du documentaire ;

 – le nombre des réimpressions représente environ 60% de la production annuelle totale, ce qui peut être interprété comme un pourcentage considérable ou comme un signe de succès et de la pérennité de certaines œuvres. Il aurait tendance à augmenter dans la catégorie albums et à rester stationnaire dans la catégorie livre ;

 – les conditions de distribution et de mise en place constituent encore bien des obstacles à la percée du livre pour la jeunesse en France : hormis les grandes surfaces qui représentent 15% des circuits de distribution, mais dont les produits livres sont souvent de médiocre qualité, les libraires assurent 45% de la vente jeunesse. Mais, sur 25 000 points de vente en France, il n’y en a que 2 000 pour la jeunesse ; et sur ce nombre on compte seulement 3 à 400 libraires ayant un rayon jeune très diversifié et 40 à 50 spécialisés jeunesse. Et, comme malgré certains efforts des pouvoirs publics, le réseau de bibliothèques est très inégalement implanté, le livre pour enfants n’est pas présent partout. Il y a donc pour les jeunes, un problème d’accès au livre. Ces déficiences sont compensées en partie par de nombreuses initiatives locales en faveur de la lecture mais en partie seulement selon les départements, ce qui a pour conséquence de renforcer les inégalités culturelles : ce sont les enfants appartenant aux milieux culturels privilégiés qui sont les plus gros consommateurs de livres ; ce sont les enfants appartenant aux milieux les plus défavorisés qui ont le moins de chance de rencontrer le livre et surtout les meilleurs œuvres de la production.

 Les tendances marquantes de la production

     Les albums, on l’a noté, ont opéré une véritable révolution graphique et culturelle, ce qui a modifié le paysage du livre d’images mais aussi des publics auxquels ils s’adressent maintenant. Les premiers bénéficiaires ont été bien sûr les jeunes enfants : cette tranche d’âge a bénéficié ainsi d’une floraison exceptionnelle de talents nouveaux tout en voyant son patrimoine se consolider et s’élargir avec l’extension du catalogue du Père Castor et l’arrivée de nouveaux éditeurs dans ce créneau. Mais les albums débordent aujourd’hui ce public : certaines œuvres illustrées de format albums s’adressent à d’autres catégories de la jeunesse (par exemple Thomas et l’infini de Michel Déon, illustré par Etienne Delessert aux éditions Gallimard). On peut donc parler d’une mutation éditoriale importante dans l’habitude des producteurs et des lecteurs.

     Mais le deuxième phénomène qui a modifié la physionomie de l’édition française pour la jeunesse durant cette période est l’essor foudroyant du livre de poche. Une première expérience tentée par Madame Rageot en 1971 resta sans lendemain. C’est Jean Fabre qui depuis 1975 a repris l’idée avec « Renard Poche » et « Lutin Poche ». Deux ans plus tard,   Gallimard lance sa fameuse collection « Folio Junior » qui comporte maintenant trois cents titres dont un tiers « d’œuvres maison », un tiers de reprises d’albums publiés par des confrères français, un tiers d’inédits français ou étrangers : de grands textes admirablement relayés par une mise en page et des illustrations d’époque ou signées des meilleurs artistes contemporains ; Gallimard s’intéresse aussi à l’image en poche avec « Folio Benjamin ». Magnard avec « Tire Lire Poche », Bordas avec « Aux quatre coins du temps », Hachette avec « le Livre de poche jeunesse », Nathan avec « Arc en poche », Casterman avec « l’Ami de poche », « Croque Livres », l’Atelier du Père Castor avec « Castor poche » se lancent à leur tour dans l’aventure. On compte en tout une vingtaine de collections de poche qui couvrent de petits livres d’images provenant ou non de réductions d’albums, des contes, légendes et romans pour moins de 8 ans, 8-12 ans, plus de 12 ans, des anthologies de poésie, des documentaires. Depuis cette percée du livre de poche, les jeunes et notamment les écoliers, ont à leur disposition, dans un conditionnement agréable et bon marché, les grands textes d’hier et d’aujourd’hui, français et étrangers. Mais la création littéraire dans ce secteur marque un peu le pas.

     La catégorie des documentaires pour la jeunesse est en pleine ébullition : ces livres représentent près de 50% des productions pour la jeunesse et ils ont tendance à proliférer dans le plus grand désordre, d’autant que la bataille du documentaire fait rage actuellement entre les éditeurs. Dans cette catégorie, il y a eu et il y a toujours beaucoup de faux documentaires aux sujets trop globalisants ou trop émiettés, aux images accompagnées de textes insignifiants ; il y a encore beaucoup de traductions et de coproductions qui relaient parfois, dans des adaptations mal transcrites, des informations mal adaptées ou non datées. Mais on observe aussi une part croissante d’œuvres françaises originales. Actuellement, la production française aligne trente collections publiées par quinze éditeurs, qui relèvent vraiment de l’information scientifique et technique. Certains thèmes sont surexploités : la nature, les animaux ; d’autres sont insuffisamment abordés : la chimie, la physique, la biologie, les objets, les techniques. Mais, fait étrange selon l’enquête du CRILJ de 1982, les enfants préfèrent pour s’informer sur le plan scientifique et technique : 1) regarder la télévision, 2) aller dans les musées, 3) consulter un livre. Il y a certainement à rechercher une meilleure adéquation entre les besoins des lecteurs, la demande des scientifiques et les offres des éditeurs.

     Dans la catégorie romans, contes et légendes, la situation est plus contrastée et plus inquiétante. Il existe quatre vingt collections bien étoffées et bien réparties pour lecteurs débutants, bons lecteurs, lecteurs chevronnés. Le développement de certaines d’entre elles en format de poche les rendent plus accessibles. Mais on constate aussi que :

– certaines valeurs sûres ne font plus autant recette sauf quand cette lecture est imposée par l’école ou par la famille. Certaines œuvres échappent bien sûr à ce désintérêt (Alphonse Daudet, Antoine de Saint Exupéry, Jules Renard, Mark Twain) ;

 – le roman social pour adolescents qui a été très en vogue après 1968 n’inspire plus aujourd’hui ni les éditeurs ni les lecteurs ;

 – les livres d’humour et d’aventures si recherchés par les 8-12 ans font quelque peu défaut ;

 – un genre en vogue depuis peu : les livres avec jeux de rôles et les interactions où le lecteur construit sa propre histoire mais où le livre reste maître du jeu (collection « Un livre dont vous êtes le héros », Ed. Gallimard) ;

 – les traductions dans le domaine des œuvres littéraires l’emportent largement sur les œuvres d’expression française. La production française qui avait aligné durant les années 1970-1980 un certain nombre de grands auteurs (Coué, Pelot, Solet, Garel, Massepain) semble avoir du mal à assurer la relève ; pourtant aux dires de certains éditeurs, de jeunes auteurs commencent à faire leur percée et à connaître le succès ;

 – comme sur le plan des tirages annuels, la production paraît étalée, la situation n’est pas alarmante mais le renouvellement des œuvres de fiction doit préoccuper tous ceux qui s’intéressent à la littérature de jeunesse. 

     On peut ajouter un mot sur la Bande Dessinée. La B.D. a fait, en France, après mai 1968, un saut décisif : cantonnée jusqu’alors dans le monde des enfants, elle a conquis subitement et rapidement en deux ans le monde des adultes. De nouveaux créateurs, pas toujours chevronnés, se sont mis à raconter leurs phantasmes. Gros succès temporaires puis usure du genre. On revient aujourd’hui aux qualités du scénario et du graphisme. Mais le tirage global annuel s’en est ressenti (baisse de 30% en cinq ans) ; le nombre des réimpressions l’emporte maintenant sur les nouveautés ; et le tirage moyen par titre est tombé en cinq ans de 27 000 à 14 000, ce qui pose problème quand on connaît le coût des investissements dans ce genre de production. On note toutefois une remontée de ce tirage moyen en 1984.

     On ne peut clore ce chapitre sur la production sans évoquer l’image de marque du livre français pour la jeunesse à l’étranger. Cette image a profondément changé en quinze ans. D’abord un certain nombre d’auteurs et d’illustrateurs de notre pays ont atteint une notoriété internationale : une preuve toute récente en est le grand prix attribué cette année et pour la première fois, par la Biennale Internationale de l’Illustration de Bratislava, à un français, Frédéric Clément. Ensuite les éditeurs français ont acquis maintenant un savoir-faire qui les place en concurrence avec les producteurs étrangers les plus compétitifs : ils ont appris à manipuler les mécanismes complexes de la co-édition, à calculer pour certains leurs ratios économiques sur une exploitation internationale, à implanter pour d’autres des agents ou des filiales à l’étranger, voire, ce qui est plus rare, à vendre, comme les packagers anglo-saxons, leurs projets clé en main de conception et de fabrication. C’est pourquoi on peut espérer dans les années à venir un rayonnement plus grand de la production française mais aussi un développement de la création dans notre pays.

Un environnement culturel favorable à la lecture

     Ce retour en force de la littérature de jeunesse dans notre pays n’a été possible que parce que l’environnement culturel s’y est prêté. Certes cet essor est d’abord le fruit de l’innovation des éditeurs et des créateurs. Mais que serait-il advenu de ces efforts, auraient-ils même été engagés si les milieux éducatifs et culturels n’avaient pas favorisé et soutenu cette action ?

     L’école a reconsidéré, depuis quinze ans, dans son discours et dans ses pratiques, sinon toujours dans les moyens, la place du livre pour enfants. Des groupements comme le Groupe Français d’Education Nouvelle (GFEN), les groupes Freinet, l’Association Française pour la lecture (AFL) ont beaucoup fait pour l’éveil à la lecture, le plaisir de lire, l’expression de l’enfant. Les enseignants eux-mêmes ont bénéficié, non sans difficultés, de possibilités de formation à la littérature de jeunesse. Le développement des Bibliothèques Centres Documentaires (BCD) dans le premier degré, des Centres de Documentation et d’Information (CDI) dans le second degré, contribuent maintenant à faciliter l’accès de l’enfant aux livres, à l’inciter à l’utiliser pour son plaisir ou pour son travail scolaire. Les Projets d’Action Educative (PAE) introduisent des activités sur la lecture et des intervenants extérieurs (éditeurs, auteurs, illustrateurs) au sein même de l’école et contribuent à motiver les élèves pour la lecture. Cet aspect du problème a déjà été développé par ailleurs.

     Des institutions, comme les bibliothèques, les centres culturels ont beaucoup investi pour créer ce climat d’intérêt autour de la lecture en développant non seulement toutes les procédures traditionnelles comme l’heure du conte mais aussi toutes les ressources nouvelles qu’apporte une animation bien comprise dans ce domaine.

     Des associations comme « La Joie par les Livres », avec ses groupes de critiques, ses matériaux d’information, son action au niveau international et national, comme « Loisirs Jeunes » avec ses diplômes annuels et en particulier le prix graphique du Livre pour enfants créé en 1972, des vitrines comme la Bibliothèque des Enfants du Centre Pompidou, des organisations comme les Francs et Franches Camarades, Culture et Bibliothèques pour Tous, contribuent à faire connaître et soutenir les meilleures réalisations en faveur du livre et de la lecture.

     Mais plus originale encore est sans doute l’action du Centre de Recherche et d’Information du Livre de Jeunesse (CRILJ), créé en 1974, qui réunit en son sein, au niveau national et régional, des représentants de toutes les professions intéressées au problème du livre pour enfants (éditeurs, auteurs, illustrateurs, libraires, critiques, chercheurs, enseignants, bibliothécaires, animateurs culturels). Son existence et ses nombreuses initiatives favorisent des confrontations interdisciplinaires et interprofessionnelles à divers échelons et des actions communes sur le terrain grâce à ses vingt cinq sections régionales : circulation de malles de livres, débats, journées d’études, stages, interventions dans les écoles, animation, fête du livre. Le CRILJ ouvre aussi ses portes aux livres d’enfants dans des lieux ou des secteurs où jusqu’à présent il n’avait pas sa place : salons, professions médicales…

     On ne compte plus aujourd’hui en France les manifestations sur le livre et la lecture (colloques, semaines de la lecture, journées de formation, expositions, cycles de conteurs…).

    Parmi les événements les plus significatifs de ces dernières années, on peut relever :

 – sur les nouvelles pratiques de la lecture, les rapports entre culture orale et écrite : le colloque international du CRILJ « Le livre dans la vie quotidienne de l’enfant » en 1979.

 – sur la création : le colloque national du CRILJ en 1982.

 – sur les illustrateurs : les expositions : « L’enfant et les images » organisée par le Musée des Arts Décoratifs en 1973, « la littérature en couleurs » organisée par la SPME en 1984, « Images à la page » organisée par le Centre Pompidou en 1985, mais aussi les expositions des illustrateurs pour enfants aux Salons du Livre et au Salons des Illustrateurs à Paris.

 – sur l’information scientifique et technique : les colloques nationaux de Strasbourg, de Paris, de Toulouse, de Marly mais aussi la mise en place d’un observatoire du livre et de la presse scientifique et technique pour les enfants avec le concours des pouvoirs publics, de musées, des associations spécialisées et des scientifiques eux-mêmes ; l’expérience pilote de recherche sur ordinateur des livres scientifiques et techniques menée avec des enfants par le CRILJ.

 – sur l’enfant et la poésie : un colloque national en avril 1986 organisé par le CRILJ.

 – en faveur de certaines catégories particulières d’enfants (enfants handicapés, enfants du Quart-Monde, enfants de travailleurs migrants) : de nombreuses initiatives d’associations des ouvrages originaux (ouvrages bilingues, ouvrages pour mal-voyants) des bibliographies thématiques, des rencontres spécialisées.

     Au-delà de cette énumération un peu sèche, il faut bien voir que nous assistons en France à un renouveau d’intérêt et à un redéploiement des actions en faveur de la lecture à tous les niveaux. Cette vogue touche les professionnels, la recherche, les milieux éducatifs et culturels et beaucoup de bénévoles. On regrettera toutefois que cette vitalité de la littérature de jeunesse ne soit pas suffisamment prise en compte par les autres médias : la grande presse et la télévision ne lui consacrent que peu de place. Il reste encore à toucher efficacement les premiers intéressés : les parents et les enfants eux-mêmes car avant d’amener l’enfant à la lecture, il convient d’amener le livre à l’enfant.

     Cette prise de conscience globale, ce concours de toutes les forces vives dans cette bataille de la lecture peuvent à terme changer le rapport de forces entre les médias mais aussi contribuer au développement culturel de l’enfant et du citoyen.

     « La lecture, disait Jacques Rigaud lors du colloque de 1979, apparaît comme quelque chose de paradoxal. Il n’y a pas en effet d’activité plus individuelle parfois même plus solitaire et qui en même temps soit davantage subordonnée à un environnement, à une vie collective, à un rapport social. Les nouvelles approches de la lecture sont étroitement liées à un contexte culturel d’innovation, de changement, de prise de responsabilités par les communautés ». Je crois que nous en faisons tous en ce moment l’expérience.

 Conférence donnée à Padoue en octobre 1985 au colloque franco-italien sur Lecture et Temps Libre pour la Jeunesse, dans le cadre des manifestations du 10ième Prix Européen de littérature pour la jeunesse.

( texte paru dans le n° 27 – janvier 1986 – du bulletin du CRILJ )

  colloque

S’intéressant particulièrement à la presse pour l’enfance et la jeunesse, Eudes de la Potterie fonde, en 1946, au sein des éditions Fleurus, un centre de documentation où il rassemble, quarante années durant, la totalité des publications périodiques francophones pour la jeunesse, un fort échantillonnage de publications étrangères et une très riche documentation sur le sujet. Cette collection est désormais, par convention, déposée à la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image d’Angoulème. Actif au sein du Bureau International Catholique de l’Enfance, président de 1963 à 1974 de l’ADBS (Association des professionnels de l’information et de la documentation), Eudes de la Potterie siégea, dès 1949, à la Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l’enfance et à l’adolescence. Homme de dialogue, il fut un administrateur du CRILJ aux contributions toujours parfaitement documentées.

 

 

 

 

Du CRILJ au CRILJ

    L’aventure du CRILJ commence à la fin de 1962.

    Dans les diverses actions pour le livre, un certain nombre de personnes  étaient devenues très proches les unes des autres dans leur préoccupation. Une sensation de distorsion entre l’état de la recherche et de l’information en France et dans le monde, une réalité d’abandon de la part des pouvoirs publics pour lesquels l’idée  d’une action culturelle pour l’enfance et la jeunesse apparaissait comme une utopie peu sérieuse, les divers cloisonnements renforcés par une période de pénurie où chaque catégorie : enseignants,  bibliothécaires, éducateurs, libraires ou éditeurs lorgnait  plus du côté du voisin que vers un plan d’ensemble. Tout cela faisait le fond de nos conversations.

    De rencontre en débat, de « il faudrait que » à « il faut faire quelque chose »,  naissait un projet qui se concrétisait peu à peu grâce à l’accueil souriant et efficace de Natha Caputo.

    C’est donc dans l’appartement de Natha Caputo, rue Victor Schœlcher, à Paris, dans le 14ème arrondissement, qu’est né le CRILJ, sous le double signe d’un militant de la lutte contre l’esclavage et contre le Second Empire et d’une critique attentive aux « livres qui apprennent à aimer », suivant sa belle expression.

    Se retrouvaient là autour de Natha Caputo, Isabelle Jan, Mathilde Leriche, Marc Soriano et nous (Jacqueline et Raoul Dubois) dans un premier temps du moins, car d’autres allaient bientôt nous rejoindre.

    La décision définitive de créer le CRILJ fut prise à la réunion du 26 juin 1963, dans l’après-midi.

    Assistaient à cette réunion toutes les personnes nommées ci-dessus, à l’exception de Jacqueline Dubois, retenue par ses obligations professionnelles.

    Le relevé des conclusions se présentait en 11 points :

– La situation des études et recherches en littérature de la jeunesse en France fait de la France un pays retardataire en ce domaine,

– L’Université ignore pratiquement la littérature de jeunesse à tous les échelons,

– La formation des éducateurs de tous les degrés ignore en fait la littérature de jeunesse,

– Les liaisons sur le plan international sont le fait d’initiatives personnelles, elles ne sont pas coordonnées et ne permettent pas d’échanges fructueux,

– Il est donc nécessaire de créer un organisme indépendant, regroupant des critiques, des universitaires, des chercheurs, et pouvant préparer une reconnaissance de la littérature de jeunesse comme branche de la littérature,

– L’accord se fait sur la création du Centre de Recherche et d’informations sur la Littérature de jeunesse,

– Ce Centre pourra se constituer de façon légale à la rentrée, il essaiera de se faire attribuer un siège social à l’Institut Pédagogique National,

– Ce groupe de travail primitif pourrait s’adjoindre diverses personnalités ; dans l’immédiat : Mesdames Raymonde Dalimier et Colette Vivier,

– Seront par ailleurs sollicités :  Mesdames Luce Langevin, Odette Levy Bruhl, Janine Despinette, Marie-José Chombart de Lauwe, Mme Darier, Madeleine Raillon, Christiane Cohen, Marguerite Vérot ; Messieurs Claude Aveline, Paul Faucher, Claude Santelli.

– Il serait intéressant d’y adjoindre des folkloristes, des psychologues et chaque participant est invité à donner des listes supplémentaires.

– Raoul Dubois assurera  la mise au net des décisions et un projet de statuts sera établi,

    Le bureau provisoire serait ainsi proposé :

Présidente : Mathilde Leriche

Vice présidents : Natha Caputo, Marc Soriano,

Secrétariat : Isabelle Jan, Raoul Dubois

Membres : Colette Vivier, Raymonde Dalimier

Le poste de trésorier sera proposé à Jacqueline Dubois (qui l’accepta).

    La demande faite à l’Institut Pédagogique National dès octobre fut étudiée et acceptée, les statuts discutés et acceptés par une réunion tenue à la rentrée et les diverses personnalités contactées par courrier.

    Si les premières réunions continuent à se tenir malgré les difficultés de l’époque, ce n’est que le 6 juillet 1965 que les statuts seront déposés à la Préfecture de Police, indiquant bien l’Institut Pédagogique National comme Siège Social. Ce n’est qu’en 1972 que dans le cadre de la réorganisation de l’IPN fut retirée aux associations non directement pédagogiques d’y domicilier leur siège social.

    C’était assez bien remarquer la place faite à l’époque à la littérature de jeunesse.

    Dans le contexte de la vie associative d’alors il était sans doute prématuré de créer ou espérer faire vivre une association libre de toute contrainte vis-à-vis des pouvoirs publics ou des grandes forces parcourant les associations culturelles, par ailleurs très préoccupées de leur survie. Les créateurs du CRILJ auxquels s’étaient joints Germaine Finifter, Bernard Epin, André Kédros, Monique Bermond et Roger Boquié et un certain nombre de correspondants à Paris et en province, ne trouvèrent évidemment pas les moyens de faire fonctionner une association de coordination alors que toute leur activité était sans  cesse remise en question.

    C’est aussi à ce moment que l’action de la Section Française de l’Union Internationale de Littérature de Jeunesse (IBBY) se développe prenant en quelque sorte le relais de cette tentative.

    Elle devait refaire surface à  la suite des stages de Sèvres, organisées au Centre International d’Études pédagogiques, sous l’autorité de son directeur d’alors, Jean Auba.

    Au fur et à mesure que les stages se succédaient, se manifestait l’exigence d’une structure souple de concertation et de rencontre associant les divers partenaires de l’action en faveur de la littérature de jeunesse.

    Le repli sur soi de chacune des professions était ressenti comme néfaste par beaucoup de bibliothécaires, d’enseignants, d’éducateurs, de libraires et même d’éditeurs parmi les plus novateurs. Si chacun sentait bien le bouillonnement des idées et des initiatives autour de la lecture des enfants et des jeunes, le manque de point de rencontre se faisait cruellement sentir.

    Ainsi naquit peu à peu cette idée : utiliser une structure demeurée un peu vide mais ayant le mérite d’exister, et gagner du temps, le CRILJ dont quelques animateurs avaient constitué les chevilles ouvrières des stages de Sèvres.

    La présidente du CRILJ, Mathilde Leriche, fut donc sollicitée le 7 juin 1973 pour relancer l’association sur de nouvelles bases :

Un groupe de travail restreint a mis au point les aspirations confuses à une sorte d’institution sur la littérature enfantine.

Chemin faisant nous avons reparlé du centre de recherche et d’Information sur la Littérature de Jeunesse que nous avons créé en 1964 sous l’impulsion de notre amie Natha Caputo.

Au cours des discussions du groupe de travail réuni le 6 juin il a paru économique du point de vue du temps et des formalités administratives de reprendre le CRILJ pour, en modifiant les statuts, en faire la première pierre d’un édifice qui serait ensuite construit progressivement.

C’est donc cette solution qui sera préconisée par le groupe de travail à la réunion plénière le 20 juin prochain. Vous avez déjà été conviée (ou vous le serez bientôt) à cette réunion et nous nous permettons d’insister pour que vous participiez aux travaux.

Nous pensons qu’il est utile que tous les anciens membres du bureau du CRILJ participent à nouveau au bureau provisoire qui comprendra également les groupes de travail. Ce groupe comprend : Geneviève Patte, Marc Soriano, René Fillet, Lise Lebel, Jean Hassenforder, Jacques Charpentreau, Raoul Dubois. S’y adjoindront donc, si vous êtes d’accord : Isabelle Jan, Raymonde Dalimier, Mathilde Leriche, Colette Vivier et Jacqueline Dubois.

Qu’en pensez-vous ?

Il nous semble que, au moins à titre provisoire, vous ne pouvez pas refuser de participer à ce travail. Un bureau définitif sera désigné en octobre ou novembre. 

( Lettre à Mathilde Leriche du 7 juin 1973 d’un auteur non identifié )

    La réunion eut lieu et la décision de reprendre le CRILJ confirmée.

    Les Statuts modifiés étaient déposés à la préfecture de Police de Paris le 30 janvier 1975  (publication au JO du 15 février 1975). C’est dire que tout cela fut fait sans hâte avec le maximum de précautions pour éviter de faire apparaître cette association comme une possible concurrence à d’autres initiatives. Le Siège Social était transféré au Centre d ‘Études pédagogiques (Sèvres) qui avait vu la renaissance du CRILJ.

    Il faudra attendre le 24 novembre 1978 pour que la nouvelle association obtienne son agréement du Ministère de la Jeunesse, des Sports et des Loisirs.

    On peut dire sans crainte d’être démenti que les premières années du CRILJ ont été un miracle de tous les instants. Dans toute la mesure de nos moyens nous y avons mené une action très chaleureuse, René Fillet ou Jean Auba ont sans doute beaucoup fait pour aider le CRILJ à affronter une navigation en eau calme. Que de procès d’intention ont été faits au CRILJ ou à certains de ses animateurs ! Encore une fois nous avons pu mesurer les difficultés de survie des structures de coordination. Souvent on déplore le manque de liaison pour aussitôt craindre dans ces liaisons on ne sait quel empiètement sur un territoire souvent vécu comme une sorte de monopole de fait. Nous pensons quant à nous avoir toujours joué pleinement le jeu, quelquefois au détriment de notre propre activité.

    En tout état de cause et en grande partie grâce à l’obstination de Monique Hennequin, le CRILJ peut mettre à son actif une série de réalisations dans des domaines fort divers et qui tous participent bien de l’information et de la formation. Si le bilan « recherche » n’est pas aussi riche, c’est qu’il n’y a pas de recherche sans moyen.

    Parmi les réalisations les plus intéressantes il faut faire place aux divers colloques dont certains ont le mérite de poser les problèmes à un moment où ils n’étaient pas forcément passés dans le domaine public.

    Il en a été de même et nous aurons l’occasion d’y revenir sur la place du « Livre scientifique et technique » dans l’édition pour la jeunesse et pour l’ensemble de l’activité lecture-jeunesse.

    Enfin le pilotage des Prix de la Jeunesse et des Sports a sans doute permis leur maintien dans un contexte difficile.

    Les sections régionales du CRILJ s’organisent peu à peu. Elles ont chacune son visage et cette diversité aurait sans doute beaucoup réjoui Natha Caputo qui n’aimait pas trop  les structures rigides et nous avait dès le départ mis en garde.

    Notre seul regret vient du peu de soutien matériel des pouvoirs publics. Certes, la reconnaissance d’utilité publique en 1983 est une sorte de légitimation des efforts de tous, mais elle ne s’accompagne d’aucune reconnaissance du Ministère des Finances…

    Enfin, nous ne sommes pas clandestins, c’est déjà quelque chose ! Le répertoire des auteurs français pour la jeunesse, édité par le CRILJ, en est une preuve évidente.

    Sans doute pouvons-nous constater que les forces centrifuges traversant la société française depuis 1968 et leur renforcement par la régionalisation ont des conséquences négatives sur la place faite aux associations nationales. Par contre les structures régionales et départementales peuvent, dans certains cas, bénéficier d’aides sérieuses susceptibles de déboucher sur des travaux et des réalisations.

    Dans le domaine qui nous intéresse on peut cependant constater un grand nombre de « doublons » dans les réalisations d’outils coïncidant avec des manques regrettables.

( La Lecture buissonnière  –  tapuscrit consultable au CRILJ à Orléans, à l’Université d’Artois  à Arras, à la bibliothèque l’Heure Joyeuse à Paris )

raoul

Né en 1922, Raoul Dubois est à seize ans plus jeune instituteur de France. Résistant pendant la seconde guerre mondiale, il cache des enfants juifs, les faisant passer pour musulmans. Il s’engage au Parti Communiste. Après guerre, il consacre son énergie à l’école publique, d’abord dans le primaire puis en collège. Fondateur à la Libération des « Francs et Franches Camarades », il y fut à l’origine des revues Jeunes Années et Gullivore. Raoul Dubois est l’auteur d’ouvrages historiques pour la jeunesse tels que Au soleil de 36 (1986), À l’assaut du ciel (1990), Les Aventuriers de l’an 2000 (1990), Julien de Belleville (1996). Co-fondateur du CRILJ, il lui restera, organisateur et débatteur de talent, avec Jacqueline son épouse, fidèle sa vie durant. « Raoul Dubois a été un éminent lecteur de littérature de jeunesse, un critique exemplaire, toujours exigeant et ne confondant jamais littérature et pédagogie. Il savait lire, il aimait lire et il faisait vite la différence entre la cohorte des textes toujours à la mode, toujours au goût du jour, et les textes écrits. » (Yves Pinguilly). Raoul Dubois est mort en décembre 2004.

Les éditeurs français face à l’Europe

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     Les éditeurs français de livres pour la jeunesse sont-ils, face à l’Europe, considérés comme innovateurs ou sont-ils à la traine ?

     D’abord, qui est concerné ? Les éditeurs industriels et déjà internationalisés depuis longtemps ou la littérature et l’art graphique français ?

     Quelles conséquences à long terme ? Pour l’évolution des mentalités des générations 2000 ? Pour celles des jeunes lecteurs d’une part, celles des admirateurs étrangers de la culture française d’autre part ?

     La Foire de Bologne a fêté le printemps dernier ses 25 ans d’existence. Les stands de quelques 1190 éditeurs exposaient la production de 55 pays.

     De cet ensemble de livres (présentés par pays) se dégage, pour le visiteur attentif, les lignes pédagogiques sous-jacentes qui déterminent les nouveaux comportements de lecture, mais aussi, liés alors aux contextes socio-économiques, les modes artistiques lancées par des personnalités fortes de créateurs que ceux-ci soient éditeurs, concepteurs ou illustrateurs, plus rarement romanciers jusqu’à maintenant.

     Avec l’industrialisation, le vocabulaire se modifie. Le livre n’est plus une œuvre mais un produit à rentabiliser par une diffusion et une vente rapide.

     Dans la rationalisation des écoulements de cette production sur un marché de dure compétition, nous pouvons le reconnaitre, les livres d’audience limitée comme les romans « littéraires » ou les albums d’artistes trouvent de plus en plus difficilement leur place.

     Selon les statistiques du Syndicat National de l’Édition, la production de livres pour l’enfance et la jeunesse en Francophonie représente 10 % du chiffre d’affaire de l’ensemble de l’édition avec quelques 550 collections, 4500 titres au tirage moyen de 13000 exemplaires dont plus de 55 % de traduction sur l’ensemble des titres parus en 1987. 112 sont des rééditions, 2738 des réimpressions en poche, reste donc, pour la création, 1970 titres à répartir entre bandes dessinées, ouvrages documentaires, ouvrages à caractère historique, livres-jeux, livres pratiques, romans et livres d’images.

        Sur quoi faut-il juger de la novation ?

     Sur le production des technocrates qui savent renouveller les emballages et qui assurent, sans risque financier mais avec honnêteté intellectuelle, la pérennité des textes classiques en direction du plus large public ?

     Ou sur l’œuvre d’avant-garde, pleine d’inventivité, conçue, créée, composée avec passion par une équipe artisanal, avec tous les aléas de diffusion et, par conséquent, de rentabilité que cela comporte ?

 ( article paru dans le n°35 – mars 1989 – du bulletin du CRILJ )

Critique spécialisée en littérature pour l’enfance et la jeunesse, d’abord à Loisirs Jeunes, puis à l’agence de presse Aigles et dans de très nombreux journaux francophones, Janine Despinette, qui fut également chercheuse, apporta contributions et expertises dans de multiples instances universitaires et associatives. Membre de nombreux jurys littéraires et graphiques internationaux, elle crée, en 1970, le Prix Graphique Loisirs Jeunes et, en 1989, les Prix Octogones. A l’origine du CIELJ (Centre Internationale d’étude en littérature de jeunesse) en 1988, elle est – depuis fort longtemps et aujourd’hui encore – administratrice du CRILJ.  

  despinette