Qui sont les écrivains pour les jeunes ? (1)

par Michèle Kahn

Communication prononcée lors du colloque L’écrivain pour la jeunesse… un écrivain à part entière organisé par le CRILJ et par l’Institut National de l’Education Populaire – Journées Mondiales de l’Ecrivain de Nice – octobre 1983.

PREMIERE PARTIE

    Qui sont les écrivains pour les jeunes ? Ou, plutôt, qui sont les écrivains qui, volontairement ou non, écrivent pour ce secteur de l’édition classé sous l’étiquette générale : littérature pour l’enfance et la jeunesse ?

    Il est apparu, au cours d’un entretien entre spécialistes réunis pour mettre au point notre colloque des Journées mondiales de l’écrivain, que si des écrivains avaient déjà été interrogés sur les motifs pour lesquels ils s’adressent au jeune public et sur leur conception de cet exercice, il n’y avait jamais eu véritablement – sauf erreur – de consultation systématique et spécifique des écrivains pour l’enfance et la jeunesse. Il n’est pas certain que j’étais qualifiée pour ce genre de travail. Peut-être aurait-il mieux valu s’adresser à un théoricien ou à un statisticien, à un économiste ou à un démographe, toutes choses que je ne suis pas. Mais nous nous trouvions dans un Paris estival presque vide. Aussi ai-je accepté bien volontiers, en tant que Secrétaire Général de la Société des Gens de Lettres et membre du CRILJ, de tenter une première approche.

    Ayant fait le compte à rebours des opérations, je me suis vue dans l’obligation de rédiger un questionnaire rapide en vingt-quatre heures, ce que j’ai pu réaliser en m’inspirant de celui qu’avait établi Michèle Vessillier-Ressi pour son ouvrage, le premier du genre en France, intitulé Le Métier d’Auteur. Ce questionnaire a ensuite été adressé aux 161 écrivains d’une liste communiquée par le CRILJ, et 84 d’entre eux ont répondu, ce qui constitue un pourcentage remarquable, tout le monde me le dit. Nous avons donc reçu plus de 50% de réponses, alors que d’habitude on en escompte environ 10%.

    A partir de ces premiers résultats, il se dégage un curieux portrait-robot de l’écrivain pour les jeunes.

    Imaginez un monsieur de 50 ans. Voici une quinzaine d’années, non seulement qu’il écrit, mais qu’il est publié. Il avait en effet 35 ans à la parution de son premier livre, dans une collection destinée aux jeunes. Marié, il a deux enfants. Né en province, il y est resté. Son père était fonctionnaire. Lui-même, à la suite d’études supérieures, travaille au service de l’Education Nationale. Tout son temps libre, il le passe à écrire, écrire, écrire, et parfois il rêve de ne plus faire que cela. Mais ses livres, bien que nombreux, ne lui rapportent que 3 000 à 10 000 francs par an. Aussi attend-il la retraite pour satisfaire son rêve.

    Voici donc notre écrivain. Qu’en pensent mes confrères ? Pour ma part, j’ai beaucoup de peine à me reconnaître dans le miroir que je me suis tendu, mais il est vrai que le portrait-robot permet rarement de trouver l’assassin.

    Sans rejeter ce portrait, qui correspond à une vérité partielle, dans la mesure où il a été obtenu par la juxtaposition des dominantes, il convient d’analyser l’ensemble des réponses données par les écrivains à chaque élément du questionnaire.

1. Le sexe.

    Combien de Comtesse de Ségur, combien de Jules Verne ?

    Nous obtenons le résultat de 38 femmes pour 46 hommes, soit 45,2% de femmes. Ce qui représente le double de l’effectif féminin qui se consacre habituellement à des carrières créatrices (dans son livre Le Métier d’Auteur, Michèle Vessilluer-Ressi annonce 23% de femmes en 1979), mais, en dépit de cette forte participation féminine, le sexe masculin reste prédominant.

2. L’âge (à noter qu’il s’agit ici, pour une fois, de l’âge de l’écrivain et non de celui du lecteur)

    Aucun écrivain ayant répondu n’a moins de trente ans. La majorité, 41 d’entre eux, soit 48,8%, se situe entre 30 et 50 ans, 32, soit 38,1%, entre 50 et 70 ans, tandis que 11 écrivains, soit 13,1%, ont fêté leurs 70 ans. La plus nombreuse catégorie occupe donc la tranche de 30 à 50 ans, mais on obtient une moyenne d’âge de 52 ans.

3. Quel âge avaient ces auteurs à la parution de leur premier livre ?

. moins de 30 ans pour 25 d’entre eux, soit 29,7%,

. de 30 à 50 ans pour 52 écrivains, soit 61,9%,

. de 50 à 70 ans pour 6 d’entre eux, soit 7,2%.

Aucun écrivain n’a eu son premier livre après 70 ans. Et la moyenne d’âge, pour cet important événement, donne 35 ans.

4. Sont-ils célibataires, mariés ou divorcés ?

Ils ont confiance dans les valeurs traditionnelles puisque 64 écrivains, soit 78,6%, déclarent être mariés (les veufs ont été classés dans cette catégorie) alors que 10 d’entre eux, soit 11,9%, sont restés célibataires et que 8 écrivains, soit 9,5%, sont divorcés.

5. Aiment-ils les enfants au point d’en avoir ? Si oui, combien ?

    Deux écrivains ont partie liée avec les dix célibataires cités plus haut, ce qui en fait 12 en tout, pour porter à 14,3% le nombre d’écrivains pour les enfants… des autres.

. 18 d’entre eux, soit 21,4%, ont un enfant,

. 30, soit 35,7%, ont deux enfants,

. 16, soit 19%, en ont trois,

. 5, soit 6%, sont parents de quatre enfants,

. 1 écrivain, soit 1,2%, a cinq enfants,

. 2 autres, soit 2,4%, ont plus de cinq enfants.

6. Lieu de naissance

56 écrivains, soit 66,6% sont nés en province, alors que 22, soit 26,2%, sont nés à Paris ou dans la région parisienne et 6 autres, soit 7,2%, dans les pays étrangers.

7. Adresse actuelle

    La région parisienne présente un irrésistible attrait puisque 39 écrivains, soit 46,5%, y résident actuellement (c’est-à-dire presque le double de la quantité des natifs de cette région), mais le plus grand nombre, 45 écrivains, soit 53,5%, habite la province.

8. Profession des parents

    Cette question, qui devrait servir à déterminer le milieu socio-culturel d’origine des écrivains, a été quelquefois mal-comprises. « Décédés » a-t-on répondu, ou « à la retraite ».

Sur les 67 réponses exploitables, nous obtenons le tableau suivant (en ayant utilisé les catégories adoptés par l’INSEE) :

. agriculteurs, exploitants (2 = 3%),

. salariés agricoles (1 = 1,5%),

. patrons de l’industrie et du commerce (9 = 13,4%),

. professions libérales, cadres sup. (15 = 22,4),

. cadres moyens (24 = 35,8%),

. employés (14 = 20,9%),

. ouvriers (1 = 1,5%),

. personnel de service (0 = 0%),

. autres catégories (1 = 1,5%).

    Nos écrivains sont donc, en majorité, des enfants de cadres moyens, avec 35,8% (parmi lesquels on trouve principalement des fonctionnaires) et une assez forte proportion, 22,4%, de professions libérales ou de cadres supérieurs, ainsi que d’employés, 20,9%.

9. Niveau d’études

    Sur 82 réponses à ce sujet, 50 écrivains, soit une écrasante majorité de 61% ont fait des études supérieures alors que, note Michèle Versillier-Ressi, cela reste un privilège pour 3,8% de la population active en 1982, 14 écrivains, soit 17%, ont le baccalauréat pour seul diplôme, tandis que 12, soit 14,6%, se sont arrêtés avant le baccalauréat, que 4 écrivains, soit 4,8%, ont fréquenté une école spécialisée après le baccalauréat et que 2 d’entre eux, soit 2,3%, ont obtenu le diplôme d’une école technique.

    Ces résultats nous conduisent à une autre question fondamentale :

10. Avez-vous un autre métier que celui d’écrivain ?

    Oui, ont répondu 75 personnes, le fait de bénéficier d’une retraite constituent à nos yeux le second métier. 9 écrivains sur 84, soit 10,7%, ont donc l’écriture pour seul métier. Ces réponses ont également permis de mettre en valeur le fait que sur 74 personnes, 29 d’entre elles, soit 39,2%, travaillent au service de l’Education nationale.

    La répartition de ce second métier, toujours selon les catégories adoptées par l’INSEE, se fait ainsi :

. agriculteurs, exploitants (0),

. salariés agricoles (0),

. patrons de l’industrie et du commerce (2 = 2,6%),

. professions libérales, cadres sup. (12 = 26%),

. cadres moyens (42 = 56%),

. employés (3 = 4%),

. ouvriers (0),

. personnel de service (0),

. autres catégories (16 = 21,4%).

    Une grande majorité donc de cadres moyens, avec 56%, parmi lesquels deux tiers d’enseignants et quelques journalistes. Aucun écrivain n’exerce de métier agricole, et l’on ne note pas plus d’ouvriers ou de personnel de service. La proportion de profession artistiques, 21,4%, est considérable, comparée aux 0,3% de la population.

11. Ces écrivains écrivent-ils uniquement pour la jeunesse ou pour tous les publics ?

    Le résultat obtenu est bien sûr relativement significatif mais – étonnante coïncidence – il y a 42 écrivains dans chaque camp, soit très exactement 50% d’écrivains spécialisés dans la littérature pour les jeunes.

12. Que publient d’autre les 50% d’écrivains tous publics ?

    25 d’entre eux se livrent à des genres divers, alors que 17 écrivains se consacrent exclusivement à un seul genre. Nous avons ainsi 6 auteurs de romans, 4 poètes, 3 auteurs de science-fiction, 1 de nouvelles, 1 d’ouvrages scientifiques et 1 de livres de voyages.

13. Combien de droits d’auteur touchent-ils, dans une fourchette allant de moins de 1000 F à plus de 100 000 F ?

    Il faut signaler que les écrivains s’adressant à divers publics ont répondu pour l’ensemble de leurs droits.

    Pour résumer :

. 41% des écrivains spécialisés pour la jeunesse touchent de 3000 à 10 000 francs par an.

. 23% perçoivent de 1000 à 3 000 francs.

. 23 autres % de 10 000 à 50 000 francs, somme dépassée par un seul écrivain.

. 10% se contentent de moins de 1 000 francs par an.

( encore s’agit-il, pour comprendre ces chiffres, de savoir à quelle masse de travail ils correspondent : l’un des écrivains touchant de 1 000 à 3 000 francs par an précise qu’il a publié 25 romans )

( texte paru dans le n° 23 – juin 1984 – du bulletin du CRILJ )

Née en 1940 à Nice, un temps strasbourgeoise, Michèle Kahn vit désormais à Paris. Plus de cent titres en littérature pour la jeunesse dont Mes rêves de tous les jours (La Farandole 1945), Moi et les autres (Bordas, 1978), David et Salomon (Magnard, 1985), Justice pour le capitaine Dreyfus (Oskar 2006). A noter également, chez Hachette, une série de récits attribuant à Boucles d’Or des aventures supplémentaires. Nombreux titres également en littérature générale. Diplômée de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), elle a été vice-présidente de la Société des gens de lettres ainsi que de la Société civile des auteurs multimédia (SCAM). Cofondatrice du Prix Littéraire du Rotary, fondatrice, à la SCAM, du Prix Joseph Kessel et du Prix François Billetdoux, vice-présidente du jury du Prix des Romancières et jurée dans de nombreux autres. Journaliste au Magazine littéraire de 1987 à 2006. Ses multiples activités lui laisse toutefois un peu de temps pour fréquenter le Club des croqueurs de chocolat. Michèle Kahn fut au conseil d’administration du CRILJ.