Qui sommes nous ?

Qui sont vraiment les lecteurs jeunes adultes ?

 

 

Compte-rendu de la rencontre du 26 juin 2012 organisée à la bibliothèque Buffon par le Centre National du Llvre et Babelio avec le soutien de la Sofia

    Cette rencontre s’inscrit dans le cadre du cycle des huit séances sur Les pratiques des lecteur. Les prochains thèmes sont à définir et les propositions des éditeurs sont les bienvenues. Ce cycle, destiné aux éditeurs, vise à explorer les pratiques des lecteurs, en se fondant sur une enquête de lectorat menée par Babelio et sur un double éclairage professionnel et universitaire.

     Trois intervenants interrogent les lecteurs jeunes adultes dans leurs pratiques de lecture, leurs modes de prescriptions, leurs modes de consommation et d’information. Qu’attendent-ils des éditeurs et des médiateurs du livre ?

. La première intervenante, Sonia de Liste-le Guillou, directrice de l’association Lecture Jeunesse et directrice de la rédaction de la revue Lecture Jeune, tente de définir cette notion de jeunes adultes avant de s’intéresser à la production éditoriale qui leur est dédiée. Elle prévient que ce concept de jeunes adultes comporte plus de questions que de réponses.

     Elle aborde le sujet par une étude comparée des travaux menées par deux sociologues Olivier Galland et Cécile Van de Velde et en référence à plusieurs articles parus dans Lecture Jeune. Selon Cécile Van de Velde? la définition de l’âge adulte est en train de changer. La sociologue a effectué ses recherches comparatives sur les expériences contemporaines de l’entrée dans l’âge adulte en France, au Royaume-Uni, au Danemark et en Espagne. Pour chaque pays l’âge médian de passage à l’âge adulte est différent. Il est lié au système économique et sociologique. Si l’âge médian est en France de 23 ans, il est en Espagne de 28 ans, de 20 ans au Danemark et de 21 au Royaume Uni.

     Les jeunes Français connaissent, entre 18 et 30 ans, une période d’entre-deux dont la longueur est liée aux difficultés à trouver un emploi, des prêts, un logement… Devenir adulte est devenu extrêmement subjectif. Ce n’est plus uniquement accéder à l’indépendance. C’est aussi se construire, être responsable, réussir à trouver une place, être à l’aise avec son autonomie.

     Il résulte des travaux de la sociologue que devenir adulte est une perception de soi. On n’est plus dans des bases prédéfinies mais dans un processus.

     Olivier Galland, lui, constate l’affaiblissement des rites de passage, l’importance de l’école comme pratiquement unique lieu de socialisation et l’affaiblissement du rôle de la famille dans le rôle de transmission. Ces jeunes qui tardent à entrer dans l’âge adulte adhérent à une culture commune, hors de la culture scolaire, à une culture nouvelle, une culture de la communication grâce aux nouveaux média. C’est ce qu’il appelle « la culture des pairs ». Le sociologue parle de socialisation horizontale.

     S’il n’est pas facile de définir le passage entre les grands adolescents et les jeunes adultes, est-il plus facile de définir la littérature « Young adult » ?

     Il ne s’agit pas d’un genre. On y trouve des séries et des cycles, des classiques, de la littérature populaire, des rééditions de publication de littérature générale de type littérature populaire, et une littérature éphémère avec ses univers transmédiatiques :jeux de rôle, film et une présence des éditeurs sur le net.

     Ce serait davantage une littérature passerelle où la médiation joue un rôle clé. En effet, ce ne sont ni les éditeurs ni les enseignants ni les bibliothécaires ni les libraires qui influencent ce lectorat. L’essentiel de la prescription se fait par les pairs avec les réseaux sociaux, les sites, les forums.

. Guillaume Teisseire, cofondateur du réseau social du livre Babelio publie et analyse les résultats d’une étude qualitative et quantitative sur ces lecteurs jeunes adultes, administrés à près de 800 lecteurs par internet.

    Ce questionnaire consistait en 30 questions fermées et 6 ouvertes. Sur une base sollicitée des 29000 membres de Babelio, 800 réponses ont été reçues émanaint à 80,5% de femmes et 19,5% d’hommes. 24% des réponses provenaient des lecteurs de 18/25 ans, 38% des lecteurs de 25/30 ans.

     25% des lecteurs ayant répondu lisent un livre par semaine. Tous achètent beaucoup en ligne même si le premier lieu d’achat est la librairie. Leur accès est multicanal : librairie, bibliothèque, internet. Le segment jeune adulte est connu par les 2/3 des lecteurs Babelio qui l’associent avant tout àla SFet à la fantasy. Le lecteur « jeune adulte » est jeune, femme et bibliophage.

     Les deux titres passerelles les plus citées sont Harry Potter et Twilight. Les sondés associent cette littérature aux auteurs anglo-saxons. Peu citent des auteurs. Pas d’achat sur la notoriété et donc pas de fidélité aux auteurs, ni aux collections ni même aux maisons d’édition.

     Si Internet est la première source de découverte, la librairie reste juste derrière. Toutefois la prescription passe beaucoup de lecteur à lecteur par les critiques sur Babelio, les blogs, les forums.

     Libraires et bibliothécaires ne savent pas où placer cette littérature car le thème, le résumé et la couverture passent avant le nom de l’auteur. La maison d’édition et la collection arrivent en dernier critère.

. La dernière intervenante est Barbara Bessat-Lelarge, directrice éditoriale de Castelmore. Elle apportera son expertise professionnelle sur les évolutions du marché du livre jeunes adultes, en tant que conceptrice de collection pour lecteurs adolescents.

    L’éditrice présente Castelmore, le label de la littérature « Young adult » des éditions Bragelonne, label fondé en octobre  2010 et qui compte aujourd’hui 49 titres publiés. La meilleure vente est Vampire Academy, blockbuster vendu à 80 000 exemplaires.

     Barbara Bessat-Lelarge souligne l’importance de l’objet livre lui-même pour ce lectorat très attentif à la couverture qui fait partie du champ des critiques sur le net. L‘objet est important pour les bons lecteurs comme pour les faibles lecteurs ce qui pose problème pour l’édition numérique.

     Le grand format et le prix, comparables à ceux des livres des romans de la littérature pour adulte, valorisent ce type de romans. Plus pris au  sérieux qu’une édition en poche.

    La ligne éditoriale de Castelmore est rattachée à celle de Bragelonne par l’imaginaire avec deux critères pour les sujets abordés : parodie et paranormal.

     Les héros sont des créatures qui vivent dans un monde normal mais avec des super pouvoirs. On y trouve aussi des mythes remis au goût du jour.

     L’éditrice identifie trois catégories d’acheteurs :

–  les 12/18 ans

–  les mères qui lisent avec leurs filles,

–  les jeunes adultes qui cherchent une lecture plaisir

     Forte de son expérience, elle donne ensuite quelques repères qui, selon elle, caractérisent les romans Young Adult :

–  La voix narrative doit être entendue avant la dixième page.

–  La présentation, en début de roman, ne dépasse pas trois pages.

–  On trouve souvent dans ces romans le thème de l’apprentissage.

–  Les personnages doivent évoluer hors considération morale.

–  Son changement et sa réflexion se font par la confrontation au monde extérieur.

–  Les livres sont écrit pour fonctionner en lecture plaisir.

–  Les thèmes se succèdent de collection en collection.

–  Chaque nouvelle vague de parution assimile la précédente et l’enrichit.

–  Avant tout cette littérature ne fonctionne qu’avec une très forte communication.

–  La communication se fait par les réseaux sociaux et les sites dédiés à chaque livre.

–  Les plus efficaces des media sont les blogs des lecteurs et les éditeurs prévoient des interlocuteurs qui s’y consacrent à plein temps.

–  Il faut prévoir des spécimens pour les blogueurs.

–  Une personne se consacre également à plein temps aux librairies.

     En librairie les livres Young Adult sont souvent rangés avec mangas, les BD et la fantasy adulte. Certains titres trouvent une double implantation, au rayon jeunesse et au rayon adulte et sortent simultanément avec deux couvertures différentes. En bibliothèque ces livres sont parfois mêlés à d’autres supports (vidéos, jeux) pour un meilleur repérage dans une offre très large.

Françoise Mateu a traversé pendant plus de vingt ans plusieurs métiers du livre : libraire en librairie générale, libraire en librairie spécialisée jeunesse, fondatrice, avec Suzanne Bukiet, de la librairie L’arbre à livre largement ouverte aux cultures du monde, directrice éditoriale aux éditions Syros jeunesse puis au Seuil Jeunesse et aux éditions du Sorbier. Impliquée depuis fort longtemps, et généreusement, dans les activités du CRILJ, elle s’intéresse particulièrement aux questions de formation et il n’est pas rare de la rencontrer lors d’une journée professionnelle pour parler édition ou sur un salon du livre, assurant la médiation d’une rencontre ou d’un débat.

Les enfants, les livres, la création : premières notes rapides à propos d’un colloque

  Il convient tout d’abord de saluer l’heureuse initiative du CRILJ qui, en organisant ce Colloque sur « La création en France aujourd’hui » dans la littérature pour la jeunesse, a permis que s’ouvre une réflexion devenue nécessaire sur l’un des problèmes majeurs que pose le livre aujourd’hui dans son rapport avec les enfants et les adolescents. Je suis personnellement lié au CRILJ depuis sa fondation et il faut souligner qu’avec des moyens dérisoires et le dévouement sans limite de ses membres, cet organisme est en France l’un de ceux (et ils sont peu nombreux) pour lesquels la « Littérature dite de jeunesse » doit être prise au sérieux comme un phénomène culturel marquant notre temps.

    Il était à priori évident de penser que ce Colloque « déraperait » à chaque instant. Chacun des participants : auteurs, illustrateurs, éditeurs, enseignants, bibliothécaires, libraires, profitant de cette rencontre pour essayer et de se situer et de se justifier et de s’exprimer par rapport à cet univers complexe et ambigu qu’est « la littérature de jeunesse ». Ce « déballage » était nécessaire et on aurait pu souhaiter des réunions plus restreintes où chacun aurait pu donner son point de vue. Il reste que les problèmes plus spécifiquement liés à la création à proprement parler, n’ont pu être posés comme questions. Il semble donc utile de préciser à nouveau quelque uns d’entre eux pour relancer un débat qui devrait rebondir.

    La création littéraire ou plastique, quelle qu’elle soit, est une activité d’une complexité infinie dans la mesure où l’écrivain au travail est quelqu’un qui construit, à partir de lui, de sa personne, de sa « culture » et presque toujours de sa solitude, une « œuvre de papier » susceptible de rencontrer d’autres solitudes, d’autres personnes, d’autres cultures, etc. Et ceci pour peupler des attentes de personnages, de lieux, de temporalités, d’émotion, d’informations, etc. Le lecteur dans cette perspective est sans conteste « l’autre créateur », nécessaire. Qui dit en effet création dans ce domaine entend implicitement ou présuppose une « recréation » par l’acte de lire et pour un enfant ou un adolescent d’un univers proposé par un adulte ne va pas sans entrainer des phénomènes d’écart. Ces écarts peuvent aussi bien conduire l’enfant au plaisir de lire quelque chose venu d’ailleurs que de lui-même, qu’à la gêne provoquée par certaines distorsions (maturité affective différente de l’adulte, complexité de syntaxe et de lexique, projection inconsciente de l’adulte comme enfant idéal, etc.). Mais ces faits concernent toute création. Et tout lecteur réinvestit à partir de lui, de son expérience de sa culture (au sens anthropologique du terme) les données multiples qu’il reçoit d’un livre : et il existe le plus souvent, et heureusement dans un sens, une distance entre ce que propose le livre et ce qu’on en fait.

    Or, nombreux sont les auteurs « spécialisés » dans la littérature pour la jeunesse qui, pressentant cet écart, le comblent en jetant vers l’enfant des « passerelles » facilitantes. Il s’agit alors de créer pour « le peuple enfant » comme disait Alain. Quelques uns atteignent leur cible sans démagogie ni infantilisation puérilisante (passez-moi cette redondance) ; ils visent « l’enfant tel qu’il est » et l’atteignent sans faire les enfants, ni tenir un discours clos d’adulte. Un plus grand nombre réduisent la littérature « pour la jeunesse » à n’être qu’une création « auto-censurée », adaptée à des enfants plus imaginaires que réels, simplifiée (sous le prétexte que ce ne sont que des enfants). On s’aperçoit que très souvent, ces auteurs croyant simplifier leurs propos, les compliquent, réinventant le « français fictif » d’un grand nombre de manuels scolaires. Souvent les traducteurs des très nombreux textes étrangers proposés aux enfants de France, et qui veulent aboutir à une langue soi-disant simple, la neutralisent en fait. Or, sur le plan du lexique par exemple, l’enfant préfère les mots « précis », même s’il faut rechercher le sens, aux mots « vagues » et « passe-partout ».

    Une des conséquences de ces pratiques est que le rapport entre les textes et les images est souvent faussé. Dans la plupart des cas, pour ces livres, c’est l’image qui contraint le texte à une certaine neutralité sémantique. Le texte « illustre » l’image. Ce qui est préjudiciable au fonctionnement complet de cette dernière ; elle est choisie, et le livre ou l’album avec elle, plus pour son caractère ornemental que pour sa signification.

    Dans un troisième type de démarche, créer c’est écrire (ou dessiner) ce que l’on désire, « pour soi » sans viser plus particulièrement les enfants. Cette voie semble la meilleure et l’est bien souvent ; mais il faut avoir l’honnêteté de reconnaître que seules certaines œuvres ont des chances d’atteindre pleinement les enfants. Leur immaturité affective (toute relative reconnaissons-le selon les milieux socio-culturels, socio-économiques, etc.), leur capacité naturellement limitée au niveau de la perception des complexités syntaxiques et lexicales, rend pour eux, certains textes particulièrement opaques. Il me semble par ailleurs fâcheux de lire trop tôt des œuvres que l’on ne peut savourer pleinement qu’au regard d’une certaine expérience existentielle. Il ne s’agit pas ici de morale et l’occultation de certaines réalités, du sexe, du plaisir, de la souffrance, de la mort, du langage tel qu’il se parle est effectivement à condamner sans appel. Il s’agit au contraire de savoir ce que l’enfant, en fonction de sa propre « culture » vécue peut recevoir sans traumatisme inutile et sans rejet pour cause d’illisibilité (à tous les sens du terme).

    Et l’on croit souvent que certaine illisibilité du texte est masquée par la lisibilité à peu près constante dit-on, des images. C’est là encore se contenter de peu ; et il faudra bien admettre que la perception des images par l’enfant nécessaire des apprentissages créatifs au terme desquels une image peut se parcourir longtemps et apporter d’autres messages que ceux résultant d’un seul caractère décoratif et/ou ornemental. Il semble pourtant que certains livres pour enfants, dans leur réussite ont entraîné de nouvelles démarches de lectures conjointes et articulées entre elles des textes et des images. Car il n’est pas exact de dire des images qu’elles sont toujours données. Comme les meilleurs textes, les bonnes images demandent des regards exigeants. Et il arrive que la lecture « textuelle » amorce ou provoque une découverte (au sens d’un dévoilement sous le regard) des images et de ce qu’elles déclenchent dans l’imaginaire. Mais ceci supposerait que l’écrivain et le graphiste soient plus étroitement associés dans la genèse des livres. Sans empiéter sur la liberté de l’un et de l’autre, il serait souvent bénéfique de les associer au départ d’une entreprise, qu’ils en discutent, etc. Ce qui se fait parfois, mais trop rarement. Ils pourraient savoir qu’elle pourrait être dans chaque cas l’organisation globale d’une démarche créatrice, savoir qui commence, l’écrivain, le graphiste, l’un et l’autre. Ils pourraient envisager les parallélismes, les redondances, les distorsions, les complémentarités entre textes et images. Et réciproquement.

    On voit, par ces quelques rapides remarques que le champ de réflexion concernant le travail et les techniques propres à aider la création dans le domaine du livre de jeunesse est illimité et qu’il est nécessaire de l’explorer.

    Il reste que rien ne sera fait en dehors de réflexions théoriques intéressantes et stériles si le lecteur éditorial ne réfléchit pas lui-même, en même temps que sur le côté commercial, sur la part de création qu’il assume. Il me semble, pour simplifier un vaste problème, que pour l’écrivain et le plasticien l’éditeur doit créer par la provocation, l’incitation au dépassement, la garantie donnée par lui que la fabrication, la réalisation technique du livre sera conforme à l’utopie projetée par les auteurs d’un objet futur conforme à leurs désirs. De plus, la création éditoriale n’est efficace que si elle est foisonnement, multiforme, toujours « en avant », inquiète et tranquille tout à la fois, associant dans son rayonnement les enfants, les parents, les éducateurs, les bibliothécaires, les libraires, etc.

    A terme, on constate que lorsque la création est vraiment création et non reproduction, la littérature dite « de jeunesse » transforme la vision que nous avons de la littérature ; car elle contraint l’adulte à de nouveaux regards et à découvrir que la fécondité créatrice fonctionne à des niveaux qui ne sont pas ceux, où on la rangeait habituellement, d’une sous-littérature. On y découvre d’autres chefs-d’œuvre, d’autres plaisirs et souvent un formidable dynamisme novateur, qui fait de certains auteurs, de certains illustrateurs des défricheurs exigeants et lucides de l’avenir culturel ; et pas seulement de l’avenir des enfants.

    L’avenir est ouvert pour peu que la littérature de jeunesse ne devienne pas le refuge de certains « ringards » déçus par leur insuccès auprès des adultes, mais la voie royale de la création des livres qui « changent la vie ».

(article paru dans le n°19 – mars 1983 – du bulletin du CRILJ)

Né en 1920 à Besançon, décédé en 2002; Georges Jean a fait des études de Lettres et de Philosophie. Il fut instituteur, puis professeur d’école normale au Mans, à l’Université du Maine et à l’Ecole Nationale Supérieure des Bibliothèques. Il est membre du mouvement d’éducation permanente Peuple et Culture. Sa pratique de la poésie, ses fonctions et ses convictions font de lui un théoricien avisé du langage et de l’imaginaire. Il publia de nombreuses anthologies pour les enfants et les jeunes dont Il était une fois la poésie (La Farandole, 1974), Le premier livre d’or des poètes (Seghers 1975), Poussières d’images (Larousse, 1986). Parmi ses essais : Pour une pédagogie de l’imaginaire (Casteman, 1976) et Le pouvoir des mots (Casterman, 1981) qui recut le Prix de la Fondation de France. A noter aussi, avec Jacques Charpentreau, un Dictionnaire des poètes et de la poésie (Gallimard, 1983).

Pourquoi j'aime Max et les maximonstres de Maurice Sendak

   Max et les Maximonstres, édité aux Etats Unis en 1963, publié pour la première fois en France par Robert Delpire en 1965, déclencha les foudres des rares critiques s’intéressant à l’édition pour la jeunesse, avant que d’être publié en 1967 à l’Ecole des loisirs où il trouva la consécration que l’on sait. L’esprit de 1968 commençait à souffler sur la création et sur la critique, autorisant la prise en compte de l’inconscient dans les albums pour enfants.

    J’ai découvert Max et les Maximonstres il y a presque 30 ans, alors que j’étais bibliothécaire et jeune maman d’un petit garçon terrible à qui je l’ai lu souvent. C’était la première fois que je voyais un enfant porter un costume de loup et cet enfant du livre ainsi vêtu me fascina d’emblée, car beau et terrible à la fois, comme un jeune animal sauvage.

    En lisant cet album à mon fils comme à d’autres jeunes enfants j’ai souvent constaté que l’enfant à qui on lit Max et les Maximonstres pour la première fois ne manifeste pas d’enthousiasme, ne dit rien et reste songeur.

    Plus tard il demandera qu’on lui relise cet album qui le trouble, et moi après toutes ces années je reste face à Max comme ces enfants, songeuse.

    On ne peut revenir autrement me semble-t-il de ce voyage Where the wild things are, de cette plongée au cœur de notre intériorité.

    Découvrant l’œuvre de Maurice Sendak, avec ceux de mes collègues de la Médiathèque de Metz qui partagèrent avec moi l’aventure de la revue Bouquins/Potins, j’ai lu tout ce qui était alors publié de Sendak et sur Sendak, en français comme dans la langue originale, mais cela n’empêcha pas et n’empêche toujours pas que je continue de me heurter à la force de cet album, à sa belle opacité. Je suis attirée par Max et les Maximonstres, j’aime la beauté du trait, la finesse des couleurs, la musique du texte, mais quand je prends cet album en main c’est comme si je venais de trouver au bord d’un rivage un beau galet. Je le ramasse, le regarde, le touche, le caresse, il me fascine par sa perfection plastique certes, mais aussi et surtout à cause de tout ce qu’il contient d’informations qui me restent inaccessibles car je ne connais rien à la géologie ni à la minéralogie. Pourtant, même si je ne les mets pas à jour, savoir qu’elles sont là enfermées, comme l’image dans le tapis, me donne du contentement.

    Au fil du temps j’ai avancé dans ma compréhension de cet album. J’ai profité de lectures expertes qui m’ont révélé la subtilité de ce texte ô combien elliptique, l’orches-tration de ces images qui nous emmènent sans prévenir de l’autre côté du miroir. Je me suis intéressée aux yeux ouverts et aux yeux fermés de Max, à ce jeu de ses pieds dressés et de ses pieds posés qui en dit long sur sa satisfaction. Je sais tout le travail accompli par Maurice Sendak sur lui-même, pour retrouver au plus près les sensations du jeune enfant qu’il fut. Je vois bien que Max s’embarque vers l’imaginaire grâce au principe de plaisir et revient à cause du principe de réalité…

    J’observe ces monstres, terribles, leurs griffes leurs cornes et leur crocs, mais ils me semblent en même temps si débonnaires. Ils me font sourire car je vois bien qu’ils font tout pour être terribles et que cette jubilation qu’ils manifestent vient de ce qu’ils jouent à faire les monstres. Ils agissent à la commande de Max, ils donnent une représentation, regardant bien leur public comme des enfants lors d’un spectacle de fin d’année et Max, qui les a convoqués, les domine totalement. Trois petits tour et puis s’en vont…

    Mais les regardant à nouveau la fois suivante je m’interroge encore et encore sur ce qu’ils ont à me dire.

    Chaque fois que je lis Max et les Maximonstres c’est comme si tout recommençait.

    C’est comme dans une histoire d’amour. Je l’aime, mais je ne sais pas pourquoi. Peut-être aussi que je l’aime parce qu’il me résiste…

(juin 2012)

 

C’est dans le même temps que Claude André apprend à être mère de deux garçons et à connaître les livres pour enfants, C’était il y a longtemps, du temps d’une librairie qui s’appelait Le Temps des cerises et où son premier invité fut Christian Bruel qui venait de publier L’Histoire de Julie qui avait une ombre de garçon. Bibliothécaire jeunesse durant quatorze ans à la Médiathèque de Metz, Claude André a activement participé à la création et au développement de la Librairie L’Autre Rive à Nancy où elle conseille au rayon jeunesse. Elle est présidente de l’Association Jeunes Lectures et donne ici ou là des formations à la littérature pour l’enfance et la jeunesse. Membre de l’Association des librairies spécialisées jeunesse, elle participe à la rédaction du magazine Citrouille comme du site www.citrouille.net. Elle quitte le métier (de libraire) à la fin du mois de novembre 2012.

La violence dans les livres pour enfants

   La violence de plus en plus banale et « banalisée » dans la littérature de jeunesse, se fait l’écho de drames que connaissent des enfants dans tous les pays et dans tous les milieux, drames souvent provoqués ou évoqués par des adultes qui respectent de moins en moins la part d’innocence de l’enfance. Elle est aussi la résultante d’une écriture qui se veut actuelle, influencée par une « adultisation » qui laisse libre cours à une expression directe et forte. Cette littérature porte-t-elle atteinte à l’intégrité de l’enfance ? Problème de société crucial auquel les adultes conscients se doivent d’apporter non pas une réponse, mais des éléments de réflexion.

    Le problème de la violence est une question délicate qui déstabilise souvent l’adulte, médiateur et donc éducateur, dans son choix de livres pour enfants, et cela sous l’effet d’un double regard sur ce choix : le regard qu’il porte lui-même sur la société et l’image qui en est donnée dans le livre, confronté à ce qu’il veut transmettre à son lectorat enfant ; le regard que les parents portent sur ses choix en tant que médiateur. Car ce sont plus souvent les parents qui « censurent » la lecture de leurs enfants et qui s’opposent à des choix trop audacieux.

    Aucune tranche d’âge en littérature de jeunesse n’est épargnée par le phénomène, mais les lecteurs adolescents sont les plus visés : omniprésence de la littérature d’horreur ou fantastique, avec des ressorts visuels forts et un appel presque malsain à l’émotivité de chacun ; attrait de la forme et du fond qui utilisent de plus en plus les ressorts d’accroche cinématographiques d’une écriture très visuelle pour capter le lecteur et le garder, une écriture à la Stephen King.

    La question de la violence dans les livres d’enfants peut donc être abordée sous deux angles d’attaque : la violence « banalisée » est-elle un bon argument littéraire ? Quelle « violence » exercée par l’auteur envers l’enfant lecteur ?

Violente la littérature ? Par rapport à qui ?

    L’évolution sociale est génératrice de question parce qu’elle heurte, et que le médiateur est obligé de la véhiculer malgré lui. Pourtant il faut se garder de faire de l’angélisme : la violence est présente dans l’évolution psychologique de l’enfant (cf. les cours de récré). Celui-ci apprend très vite désormais qu’il vit dans un monde où il faut se battre pour s’en sortir. Face aux violences physiques et aux agressions morales inhérentes à ce monde, il est inévitable que la littérature de jeunesse, si elle veut être réaliste, soit l’écho de ces tendances et aide à réfléchir, à intégrer certaines données liées à la violence.

    Un fait vient brouiller les cartes : les livres pour enfants sont écrits par des adultes. Il peut en résulter un phénomène divergent. Soit les auteurs sont « en deçà » de ce que vivent les enfants au quotidien par ignorance de ce qui s’y passe ou par peur de l’écrire et leurs livres manquent de réalisme dans l’expression de la quotidienneté. Soit les auteurs vont « au-delà » de ce qu’il faudrait en laissant libre cours à l’expression de leurs fantasmes adultes : ils pèchent par excès d’agressivité dans l’imaginaire fantasmagorique. Par contre, si les auteurs sont des enseignants, ils agissent en militants conscients de la façon dont cette violence peut s’exprimer au quotidien.

. La violence : un phénomène de mode ?

    Une mode en littérature est l’expression d’interrogations de la société, d’un besoin plus ou moins exprimé, d’un rejet d’une chose ou d’une personne. Besoins qui sont partagés par beaucoup. La violence héritée des contes existe depuis toujours, mais elle a une vocation pédagogique. Par contre, depuis cinq à six ans, elle affiche une présence croissante sous les formes les plus diverses, et une recrudescence actuelle de l’escalade des détails forts. C’est la résultante de concordances particulières. La cloison entre littérature adulte et jeune cède : des auteurs, passant de l’une à l’autre, ignorent ou veulent ignorer les normes et tabous classiques de la littérature de jeunesse. L’environnement social épargne de moins en moins à l’enfant de l’impact incalculable de ce que véhiculent les médias. Tout ce que l’enfant prend de plein fouet dans la rue ou à la télé est présent dans la littérature de jeunesse.

    Les livres pour enfants peuvent aider à réfléchir que cette violence. C’est là la justification de leur effet « caisse de résonnance ». La rémanence d’un texte s’opposant à la fugacité des images quotidiennes permet un certain recul, des retours pour analyser et expliquer.

. Quelle violence dans les livres pour enfants ?

    Il y a deux types de violence en littérature : celle qui se nourrit d’imaginaire et celle qui s’appuie sur le réel. Bien que procédant d’une démarche totalement inverse, elles ne sont pas étrangères l’une à l’autre et peuvent être complémentaires.

    La littérature de jeunesse semble se nourrir davantage de la violence issue du réel qu’elle ne l’a fait ces dernières années. Comme s’il fallait toujours plus d’émotions fortes proches de la réalité et du quotidien, nourries des faits divers qui s’étalent à la une des journaux, et en traduisent toutes les ambiguïtés et les images dévalorisantes de l’adulte. Ces livres peuvent servir de base à une réflexion et leurs thèmes peuvent être regroupés en plusieurs types :

– L’exclusion, le racisme et l’abus de pouvoir, thèmes les plus courants qui analysent les différents rejets que la société peut générer.

– La violence civique : guerre, terrorisme, dictature. Thèses à caractère historique ou politique qui peuvent prendre une dimension symbolique pour les héros et les lecteurs et qui ont le plus souvent besoin de déboucher sur une réflexion avec un adulte médiateur.

– L’enfance exploitée et maltraitée : affronter les conséquences terribles que ces abus provoquent sur la psychologie. Vers 13-14 ans, le ton rejoint celui de la littérature adulte. Livres douloureux difficiles à un âge où celui qui subit des abus ne peut pas encore « dire », et où les autres ont encore du mal à exprimer ce qu’ils pensent et redoutent

– La violence pathologique moderne : née aussi de l’actualité, c’est celle des tueurs fous et la manipulation des sectes. Les auteurs, entre le monde littéraire adulte et jeune, ont un talent certain pour en faire d’excellents thrillers pour lecteurs adolescents au cœur et au niveau de lecture bien accrochés.

. La violence nourrie d’imaginaire ; la peur du monstre

    Historiquement, c’est la plus ancienne et aussi la plus récente en littérature de jeunesse. Elle découle d’un imaginaire débridé, à travers des personnages et des décors qui n’ont qu’un lointain rapport avec la réalité, car se situant toujours aux frontières du surnaturel. Déconnectée de la vie, elle autorise une certaine distanciation du lecteur.

Elle relève de deux types : le roman d’angoisse d’inspiration classique, et la littérature « gore », version poussée à l’extrême.

    Dans la roman d’angoisse classique, hérité du XIXème siècle, cette distanciation du réel laisse toute la place à l’appréciation des qualités littéraires de l’œuvre, surtout si elle est écrite par des maîtres du genre. On peut y assimiler les albums peuplés de monstres, sorcières, ogres et autres joyeux drilles venus en droite ligne des contes de tous les temps et de tous les lieux. Ces albums ont toujours une conclusion positive, eu égard à l’âge du lecteur, et une morale intrinsèque comme dans les contes.

    Le livre d’horreur représente une déviation du livre d’angoisse. Cette littérature gore fait référence à un fantastique aux marges mal définies, à des ambiances malsaines où le sang et l’agression sont élevés au rang d’argument littéraire absolu et surtout d’argument commercial envers les plus jeunes lecteurs. Ils se situent dans la lignée de ce nouvel engouement des médias pour les émissions sur le paranormal, la psychopathologique, les analyses des comportements des serial-killer dont les américains se sont fait une spécialité.

. La violence virtuelle, donc niée.

    C’est peut-être le plus inquiétant, un aspect nouveau qui est venu avec le développement anarchique des consoles vidéo, des jeux sur CD-Rom et autres jeux de rôle, et dont les limites dégringolent l’escalier des tranches d’âge à toute vitesse. L’auteur y entraîne l’enfant dans un jeu et un monde irréel où, armé de pouvoirs aussi aberrants qu’agressifs, il doit combattre, vaincre, tuer pour gagner et s’en sortir « vivant virtuellement ». Cela présente un double danger : créer l’habitude de pratiquer la violence pour se sortir de toute situation malaisée ou contraignante, au risque de ne plus discerner le virtuel du réel, et d’éprouver des difficultés à revenir à la réalité, à faire la part du jeu. Nous sommes loin de l’imaginaire fantastique qui permet une distanciation du lecteur.

    Mais ces « risques » ne sont-ils pas largement dépassés par les faits dont on reçoit les échos quotidiennement de la part d’adolescents en mal de vivre ?

    Les enfants en viennent à se forger un nouvel imaginaire, un monde interactif et immatériel où être violent correspond à une nécessité de survie, une action sans conséquences matérielles. Car si la mort n’est plus « réelle », la violence devient virtuelle, donc « niable ». Elle devient un jeu élémentaire.

La violence : comment l’utiliser ?

    Cette violence qui devient omniprésente dans la littérature jeunesse, les adultes médiateurs doivent apprendre à la gérer, voire à l’utiliser, mais ce n’est pas sans risque. Les enfants sont tous différents et sur des sujets aussi délicats, les raisons pour lesquelles ils posent des questions, leurs attentes vis-à-vis de l’adulte sont à ressentir et à gérer en fonction de chaque situation.

    Il faut faire attention à l’effet « bombe à retardement » éventuelle que peut porter le livre : inciter au lieu de faire réfléchir. C’est le reproche classique qui est fait à la démarche à visée « pédagogique » de certains auteurs : en parlant de violence, comme en montrant la violence à la télé, ne risquent-ils pas de susciter l’envie de devenir violent chez l’enfant ? En certaines circonstances, un ouvrage trop ancré dans le réel peut avoir un effet pervers : inviter à regarder son voisin comme le « mauvais de l’histoire », stigmatiser les rancœurs, réveiller les bagarres et d’aboutir à l’effet inverse de celui que l’on recherche. Cela risque de transformer la bibliothèque en une sorte de prétoire où chacun, en fonction du sort des héros peut désigner un coupable, ou se sentir désigné comme tel.

    Pour contourner ces écueils, il faut faire attention à des principes essentiels : éveiller l’esprit critique, apprendre au lecteur à prendre du recul. Pour que l’histoire soit crédible, le ressort de l’analyse psychologique doit être solide. Les enfants savent transposer un problème dans leur propre champ de vision et ils savent reconnaître les agressions et les problèmes d’aujourd’hui dans le récit de ceux d’hier ou d’ailleurs. Il faut néanmoins choisir judicieusement le livre et le sujet en fonction des capacités de réflexion et d’assimilation de chacun.

    La violence dans les livres pour enfants pose un problème grave, celui d’une société qui porte atteinte à ses propres enfants, donc à son devenir, qui ne parvient plus à donner des modèles positifs, qui ne parvient plus à gérer l’instinct de violence chez ses enfants. Cette question angoisse les adultes médiateurs, d’autant plus que les frontières entre l’univers enfant et l’univers adulte deviennent de plus en plus poreuses. Les livres peuvent amener à réfléchir sur cette violence, et c’est en quelque sorte la seule justification de la présence prégnante de cette violence. La distanciation que propose le texte écrit s’oppose à la fugacité impressionnante des images au quotidien. Elle autorise le recul nécessaire au retour sur les choses, à l’analyse, au travail d’explication. Mais il ne faut pas oublier un fait majeur : si la violence dans les livres pour enfant est une mode montante, si ces livres sont un aspect noir de la littérature de jeunesse, ils ne représentent qu’un petit pourcentage de la production éditoriale, et il existe à côté bien d’autres livres qui parlent de la vie d’une manière plus positive, voire distrayante, et qu’il faut aussi faire connaître aux enfants en contrepartie.

    Mais ce sont d’autres histoires.

(article paru dans le n°73 – juin 2002 – du bulletin du CRILJ)

 

D’abord enseignante, Muriel Tiberghien fut rédactrice en chef adjointe pour la partie jeunesse de la revue Notes Bibliographiques (Culture et Bibliothèques pour tous) et, à ce titre, coordinatrice du comité de lecture. Des articles toujours très documentés, des formations, des interventions et des collaborations nombreuses, notamment avec le CRILJ dont elle est administratrice.

Letizia Galli dialogue avec Christiane Abbadie-Clerc

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. Letizia, tu es impressionnante et contradictoire par ta rigueur, ton sens de la méthode et en même temps ta démesure à portée d’enfance. Il y a chez toi une acuité d’analyse, une aptitude au concept qui renverse les idées reçues…

Rigueur, système, architecture, discipline, ces mots un peu trop figés qui m’impressionnent beaucoup, reviennent souvent à propos de mon travail. Mais il faudrait y joindre aussi d’autres « bouts de ficelle ».

Premier épisode fondateur dont j’ai un souvenir clair comme un éclair. A la fac, où je subissais les contraintes d’études obligatoires que je n’avais même pas choisies, un jour un professeur demande à la classe de dessiner à « main libre » (pour la première fois sans l’appui des équerres et du compas) un vieux puits en pierre qui se trouvait dans la cour. Emotion ! Joie de liberté !

Mais mon dessin n’avait pas une ligne ni verticale ni horizontale, c’est ainsi que je voyais le puits. Ce que je voyais n’était pas un acte d’humble obéissance, mais ma vision de la réalité, mon interprétation. Ce qui n’était pas demandé bien sûr par le zèle d’un professeur qui ne souhaitait qu’une « belle photographie ». Le professeur s’est donc appliqué à corriger tous mes défauts d’horizontalité et de verticalité, en me reprochant de ne savoir pas dessiner. Cependant mon dessin est resté le même et ma note a été baissée pour indiscipline.

Tout au long de ma carrière branlante d’étudiante rebelle, mon incorrection avait aussi un but : montrer aux autres, en particulier aux profs qu’il y avait  » autre chose  » que le système d’enseignement, que je n’étais pas un mouton soumis, mais une dangereuse « tête brûlée » qui n’avait peur de rien.

Cet épisode a marqué ma vie professionnelle et tracé ce qui devait être à jamais mon credo ; en partant de l’indiscipline, tout ce que j’aborderai désormais dans le futur, me permettrait d’avoir mon système à moi. Cela a bien sur ratifié l’impossibilité de m’inscrire dans une carrière d’architecte, carrière abandonnée mentalement déjà depuis le début dela fac. Cequi veut dire que nul ne peut enseigner ni déchiffrer les secrets des codes personnels de visualisation et d’interprétation et que toute école ne restera qu’une possibilité parmi tant d’autres d’initiation où certaines données de base sont indiquées d’une manière aléatoire, et qu’il faut dans ces conditions, être « très, très futé » pour s’en débarrasser et éviter d’appliquer ces dogmes à la lettre.

Il était question pour moi de trouver mes sources en utilisant une méthode de transgression permanente, de découvrir dans l’observation du langage des autres, les « maîtres », mes « maîtres » dans un champ le plus possible élargi, dela connaissance. Curiositédonc permanente. Ne pas se contenter des sources picturales académiques. Tout était là, pourtant, à ma portée, qu’il s’agisse d’une musique, d’un roman, d’un poème, tout était étalé dans mon imaginaire à partir du réel.

Mon œil commençait donc à percer sa vision propre et à la fractionner en facettes multiples.

Les champs si vastes de l’horizon qui s’offraient devant moi me permettaient donc de zapper l’enseignement officiel avec le dédain inconscient mais jubilatoire du risque que j’allais prendre : plus jamais je ne toucherai aux lignes horizontales et verticales… ce qui pour moi était le projet de liberté que j’étais en train de choisir à jamais.

. En réalité, Letizia, tu as toujours gardé cet esprit d’enfance, frondeur – bien sûr avec la maturité et le savoir faire de l’âge adulte. Comme les plus grands artistes. Et je reste étonnée de la simplicité de ce langage visuel avec lequel tu parviens à traiter des sujets complexes, philosophiques même, selon un angle d’approche jamais convenu, surtout quand tu abordes les grandes figures du patrimoine culturel italien…

Le fait de m’être trouvée confrontée à des soucis « alimentaires » peut donner des clefs évidentes. Là, un choix de fracture linguistique importante s’est imposé : il fallait faire des concessions, s’adapter, tout en assumant la différence entre le travail alimentaire et celui de la recherche, de la création. Cette fracture semble en effet bien visible dans mon travail. D’un côté les contraintes m’obligeaient à « épurer » le dessin, mais de l’autre côté la liberté pouvait s’épanouir. A croire que le travail alimentaire a bien servi à quelque chose !

. Tu as parlé de transgression et de joie aussi…

C’est ce que j’ai cherché toujours à faire en utilisant le fameux « grain de folie » qui est un ingrédient essentiel dans mon parcours. La folie pour moi c’est mon compagnon de route, qui me rapproche de l’inspiration , ce qui me permet de compter sur mes propres forces sans prescription, sans obligations de toute sorte, sans aucune rationalité. Faire, à partir d’un mot, un saut de l’autre côté du miroir, dans l’inconnu et le néant. A quoi se rajoute une sorte de sentiment de transcendance, d’un état devenu partie intégrante de ma création. Le « grain de folie » est donc bien là qui me permet en effet de dessiner avec un plaisir presque physique, associant cette métamorphose de la réalité décidée il y a longtemps dans une cour d’école. Cet état mélangé de plaisir et de folie est le même que celui que je découvre dans les multiples expériences décrites par quelques écrivains célèbres avec les prises de substances hallucinogènes. Non je ne suis ni rationnelle, ni organisée, mais je tente de suivre ce fil magique tout au long de mes pensées.

L’activité de création est pour moi une nécessité, tel un verre d’eau qui apaise la soif, qui se déroule dans un état de transe continu, joyeux et incontrôlé.

(Trouville, le 19 août 2012)

 

Conservateur d’État des Bibliothèques, ayant travaillé à la Bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou dès les années de préfiguration, Christiane Abbadie-Clerc y créa et anima la Bibliothèque des Enfants puis la salle d’Actualité Jeunesse et l’Observatoire Hypermedias. Elle a conçu avec Pierre Pitrou, photographe bibliophile, les expositions Visages d’Alice (1983), Images à la page (1984) et Iles (1987) dont les catalogues sont publiés par les éditions Gallimard. En hommage à Marc Soriano, elle organise en 1997 le colloque Mythes, traduction et création et en publie les actes aux éditions de la BPI. Ayant dirigé la Bibliothèque intercommunale Pau-Pyrénées entre 1999 et 2004, elle est actuellement chargée de mission à la DRAC Aquitaine pour les fonds « Pyrénées » et s’implique à titre bénévole dans l’organisation des Rendez-vous du Livre d’Aure et de la Fête du Livre Pyrénéen d’Aure et Sobrarbe à Saint-Lary Soulan, dans les Hautes-Pyrénées. Christiane Abbadie-Clerc est, depuis fort longtemps, administratrice du CRILJ.

Merci à Létizia Galli pour nous avoir confié le texte de cet échange.

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Influence, vous avez dit influence ?

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Introduction à la journée d’étude « L’enfant sous influence : culture et conquête de son autonomie », au Collège de France, le 27 novembre 1987.

« Je n’aime pas le mot « influence » qui ne désigne qu’une ignorance, une hypothèse ». Ainsi parlait Paul Valéry et ce propos nous parait s’appliquer avec une singulière acuité au sujet qui nous réunit aujourd’hui.

Utiliser le terme d’influence à propos de l’enfant risque me semble-t-il de nous enfermer dans des limites assez déplorables surtout dans une représentation manichéenne des conduites de cet enfant. Écartelé tout au long de son développement entre bonnes et mauvaises influences, que choisira-t-il ? Et comment effectuera-t-il ce choix ? Et faire du livre un messager privilégié de ces influences lui confère, me semble-t-il, un pouvoir dont nous ne connaissons réellement ni les chemins, ni les moyens.

Je voudrais donc réfléchir brièvement sur les ambigüités de cette notion d’influence, sur sa signification dans le domaine qui est le nôtre, c’est-à-dire celui du livre et de l’enfant ou, si vous me permettez, plutôt des enfants et sur les moyens de conduire ces enfants à l’autonomie.

Puisque c’est à une psychologue que vous avez confié le redoutable privilège d’ouvrir cette journée, je ne vous étonnerai pas en vous disant que j’ai d’abord essayé de trouver appui sur quelques définitions tirées des meilleurs manuels et que mon attente a été singulièrement déçue.

L’influence est assurément une notion de psychologie sociale. « Des travaux expérimentaux, et ici je cite, réalisés sur des groupes restreints en laboratoire permettent de préciser certains mécanismes, certains processus d’influence sociale », par exemple sur la perception. Mais il est tout de suite indiqué et nous saurons gré aux auteurs de ces réserves, que « la généralisation à la société globale des constatations faites sur des groupes restreints n’est pas légitime dans tous les cas ».

L’influence pourrait alors être régie par une sorte de contagion, un besoin de cohérence (et je cite encore) « entre deux ou plusieurs individus » et ce besoin se traduirait par la formule « les amis de mes amis sont mes amis ».

Bien sûr ce qu’on appelle « le maniement des attitudes » implique, et de cela nous avons une large expérience à l’époque contemporaine, l’utilisation de techniques susceptibles d’orienter, de modifier et les motivations et les conduites. Au premier rang de ces techniques, naturellement la publicité, aussi, ce qu’on peut appeler les représentations de prestige, d’autorité et toutes les procédures utilisées par les moyens de communication.

Cette influence, pour être positive, doit reposer sur une certaine représentation du public, sur une certaine représentation de la population dont il s’agit d’orienter ou de modifier le comportement. Pour agir efficacement, il est donc nécessaire de connaître les destinataires de l’action à entreprendre d’où l’évaluation des groupes auxquels on veut s’adresser et à plus forte raison que l’on veut influencer. Mais cette influence, elle peut s’exercer ou tenter de s’exercer de la façon la plus directe, la plus explicite pour susciter par exemple des conduites d’achat ou bien elle peut s’exercer de façon plus discrète, quasi-implicite, dans la presse entre autres en créant un certain climat d’admiration ou un certain climat de suspicion qui se traduira ultérieurement, et à plus ou moins longue échéance, par des conduites d’adhésion ou de rejet. Il est bien évident qu’en toute circonstance, il faut tenir le plus grand compte du public auquel on s’adresse, et qui, selon l’âge, le sexe, le milieu, se montrera diversement influençable.

Or toute cette analyse, que vous me pardonnerez d’avoir représentée de façon toute à la fois naïve et fastidieuse, tout ce rappel d’expériences quotidiennes ou familières ont été faits pour en venir, en définitive, à parler de l’enfant, des enfants et surtout pour arriver à se demander comment on peut employer le même terme pour analyser l’achat d’une lessive ou la lecture des Misérables.

Quand nous parlons du livre, nous parlons d’un objet culturel qui a un auteur et qui porte un message ; quand nous parlons de l’enfant, nous parlons d’un individu – les généticiens nous disent qu’il n’y en a pas deux identiques – qui, si jeune soit-il, a déjà une histoire de vie, un milieu familial, un environnement social, un développement intellectuel et affectif.

De quel droit pouvons-nous dire, sans l’avoir consulté lui-même, qu’un livre aura pour lui une bonne ou mauvaise influence ? de quel droit, à moins de partir de portrait-robot de l’enfant, d’images stéréotypées de l’enfance, pouvons-nous dire que cette influence sera brève ou sera durable ? de quel droit pouvons-nous orienter son imagination, sa sensibilité et ses aspirations intellectuelles ? de quel droit pouvons-nous décider ce qui convient à sa croissance affective et sociale comme on décide des aliments de sa croissance physique ?

Rien ne nous permet, disons-le franchement et peut-être brutalement, de prévoir valablement l’effet qu’un livre aura sur un enfant. Et vous me permettrez ici de passer la parole à quelques auteurs et de faire référence à quelques exemples de contradictions, d’opinions résolument opposées entre spécialistes de haut niveau, de même spécialité, de génération quasi-identique, éminents psychiatres l’un et l’autre, à propos d’un auteur dont l’œuvre a largement donné matière à controverse, j’ai nommé Madame de Ségur.

L’un, Edouard Pichon, qui fut le maître de Françoise Dolto, disait que ses écrits « étaient ruisselants de sadomasochisme » et que certaines scènes « ont un rôle funeste dans la genèse des perversions libidinales et doivent être proscrites absolument ». L’autre Didier-Jacques Duché, auteur d’un excellent ouvrage intitulé La bibliothèque idéale, écrit « nous ne pensons pas qu’il faille bruler la Comtesse de Ségur, Madame de Ségur est rigoureuse et réaliste, elle se plait aux détails pratiques, elle a les pieds sur terre et on ne peut lui reprocher de décrire le milieu dans lequel elle vit, les nombreux domestiques de Madame de Réan qu’aimait l’enfant Mauriac ne sauraient donner des goûts de grandeur à nos enfants ».

Je voudrais même aller plus avant et montrer que la réaction d’un jeune lecteur est bien différente de celle qu’on eut pu attendre. A propos de livres qu’on lui donnait à lire, Sartre, dont tout le monde connaît Les mots, écrit « j’assistais à des événements que mon grand-père eut certainement jugés invraisemblables et qui pourtant avaient l’éclatante vérité des choses écrites. Les personnages surgissaient sans crier gare, s’aimaient, se brouillaient, s’entr’égorgeaient ; le survivant se consumait de chagrin, rejoignait dans la tombe l’ami, la tendre maîtresse qu’il venait d’assassiner. Que fallait-il faire ? Étais-je appelé, comme les grandes personnes à blâmer, féliciter, absoudre ? Mais ces originaux n’avaient pas du tout l’air de suivre nos principes et leurs motifs, même lorsqu’on les donnait, m’échappaient. Brutus tue son fils et c’est ce que fait aussi Mateo Falcone, cette pratique paraissait donc assez courante autour de moi, pourtant personne n’y avait recours ».

Ceci n’a pas besoin de commentaire et montre parfaitement la distance que les enfants savent préserver entre ce qu’ils connaissent de la réalité et ce qu’ils apprennent des livres. Chaque enfant a sa propre manière de comprendre, d’interpréter. Rien ne nous autorise à substituer notre jugement au sien et ici encore Didier-Jacques Duché écrit à ce propos : « Il ne s’agit certes pas d’élever autour de l’enfant une barrière destinée à le protéger des dangers du monde extérieur mais de considérer tous les moyens d’information actuels dans le presse et la littérature enfantine comme des réalités inhérente au monde moderne et d’aider les enfants à discuter, les comprendre, les assimiler. Les enfants sont avides de nouveautés, bonnes comme mauvaises, ce qu’ils deviendront dépend beaucoup de ce que les adultes en feront. Ce disant, n’est-il pas parfaitement d’accord avec un autre auteur, venant pourtant d’un horizon tout à fait différent, j’ai nommé Bernard Épin, écrivant ‘ »la première protection de la jeunesse dans un monde marqué par la violence des rapports sociaux et l’asservissement mercantile des aspirations humaines, ne consiste-t-elle pas dans l’action pour une éducation en prise avec les réalités de la vie qui l’aide à développer ses facultés d’autodéfense, à mieux connaître pour moins subir ».

Ainsi l’unanimité se réalise-t-elle entre ces spécialistes de l’enfance, qui s’accordent pour préserver l’autonomie de l’enfant et pour l’aider par tous les moyens comme le souhaitait notre amie Natha Caputo, à « assouvir cette immense soif de connaissances qui dort au cœur de chaque enfant ».

(article paru dans le n°32 – janvier 1988 – du bulletin du CRILJ)

Hélène Gratiot-Alphandéry (1909-2011), spécialiste de la psychologie de l’enfant, fut directrice de l’École Pratique des Hautes Études et chargée d’enseignement à l’Université René Descartes. Elle co-dirigea avec René Zazzo les six volumes du Traité de Psychologie de l’Enfant (Presses Universitaires de France). Fondatrice en 1948, avec Henri Wallon, de Enfance, une des seules revues scientifiques de langue française consacrées au développement de l’enfant dans ses aspects sensoriel, moteur, cognitif, émotionnel, social et langagier. Hélène Gratiot Alphandéry hérite en 1941 de la propriété vinicole de Château Larcis Ducasse qi’elle dirige jusqu’en 1990. Très attachée au CRILJ, elle apporta pendant de longues années à son conseil d’administration compétence et passion.

 

Du côté des éditions de l’Edune

par André Delobel

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Un entretien avec Philippe Lesgourgues, directeur des éditions de l’Edune, et Franck Prévost, auteur.

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. Les débuts de l’Edune ?

    Avant d’être éditeur, j’était maquettitste et j’ai, un jour, souhaité élargir mon activité en créant cette maison d’édition. C’était en mars 2006, à l’occasion d’un salon du livre régional où j’ai présenté les trois premiers livres. Ce fut tout de suite une aventure formidable, ponctuée de nombreuses rencontres.

. Peut-on parler de priorité à l’image ?

    Au début de son existence, l’Édune donnait davantage d’importance au texte puis, peu à peu, la maison d’édition a accordé de plus en plus d’importance à l’image.

. Avec notamment la collection « l’Abécédaire » ?

    Cette collection est née d’une idée de Régis Lejonc. C’est lui qui nous a proposé le concept, “un album par lettre”, et qui a, ensuite, sollicité des illustrateurs qu’il connaissait. Aujourd’hui, la collection est complète avec vingt albums. C’était pour nous, à l’époque, un enjeu énorme, au plan éditorial, bien sûr, mais aussi au plan économique car l’Édune n’avait qu’une seule année d’existence. C’est, je crois, une collection de qualité et les vingt albums, qui connaisent un succés constant, sont notre vitrine.

.Quid de la collection « Tabous » ?

Pour cette collection, l’Édune a fait le choix d’aborder des thèmes forts, très peu ou pas du tout abordés telle la maladie chez l’enfant, la grève, le déni de grossesse..

. Franck Prévost, vous êtes un fidèle de l’Edune ?

    J’y ai publié un premier livre, Papa contre Trucman, à propos de la consommation de masse, puis j’ai proposé un recueil de pensées, Les pensées sont des fleurs comme les autres. J’ai ensuite créé la collection « Papillottes » qui rassemble des recueils de pensées. C’est une collection “pour le plaisir”. Les auteurs jouent avec les mots dans des genres très différents. Chaque recueil étant conçu par un auteur différent et un illustrateur différent, la collection propose une grande variété et une grande richesse.

. On est bien à l’Edune ?

    J’y apprécie la liberté qu’on y trouve, le côté “carte blanche”. On peut, dans cet espace de liberté, développer ses idées et ses envies.

La situation des petites maisons d’éditions n’est pas toujours facile et la librairie est en péril. Que peut–on, Philippe Lesgourgues, souhaiter à l’Edune ?

    De pouvoir continuer à faire des livres, donc parvenir à conserver la confiance des auteurs et des illustrateurs puis celle des libraires et des bibliothécaires qui nous connaissent. Je souhaite pouvoir continuer dans le même esprit, l’image et les thèmes forts, et ne pas décevoir les lecteurs. Continuer à surprendre est un vrai challenge. Et puis, il faut communiquer le plus possible, être présent sur les salons, garder le contact avec les enfants, être à leur écoute, pour proposer des albums qui leur correspondent.

. Vous avez, je crois, un projet numérique. Est-ce bien raisonnable ?

    L’idée d’un développement numérique est présente depuis longtemps dans les projets de l’Édune. Mais c’est difficile. Le développement prend beaucoup de temps et il est, pour une petite maison, particulièrement onéreux. L’idéal serait de développer un projet « mixte » qui inclurait produit papier et produit numérique.

(Beaugency, le 1ier avril 2012)

 

Maître-formateur retraité, André Delobel est, depuis trente ans, secrétaire de la section de l’orléanais du CRILJ et responsable de son centre de ressources. Auteur avec Emmanuel Virton de Travailler avec des écrivains publié en 1995 chez Hachette Education, il a assuré pendant quatorze ans le suivi de la rubrique hebdomadaire « Lire à belles dents » de La République du Centre. Il est, depuis 2009, secrétaire général du CRILJ au plan national.

Ray Bradbury

Ray Bradbury nous a quitté dans la nuit du 5 au 6 juin, deux mois avant ses 92 ans.

Inutile de présenter cet écrivain précoce et prolifique (trente romans, cinq cents nouvelles, du théâtre, des scénarii, etc), si célèbre que tout le monde le croyait mort depuis longtemps.

Ce génie de la SF se doublait d’un poète optimiste, d’un homme chaleureux et toujours disponible.

J’ai connu Ray Bradbury quand Gallimard Jeunesse m’a, en 1980, demandé de créer et de gérer la série « Folio-Junior SF » – et j’ai toujours accordé la plus large place à ses nouvelles.

Bien que maîtrisant mal le français, Bradbury venait presque chaque année à Paris, en août.

En 1993, je l’ai sollicité pour qu’il préface mon essai La SF, lectures d’avenir ? (Presses Universitaires de Nancy) aujourd’hui épuisé. Il m’a aussitôt adressé un texte que je n’ai eu qu’à (faire) traduire, sans demander un centime – faut-il le préciser ?

Cinq ans plus tard, quand je lui ai envoyé Virus LIV 3 ou La mort des livres, qui lui est dédié, il m’a remercié avec un enthousiasme touchant.

La SF mondiale a perdu l’un de ses plus prestigieux représentants et un homme de coeur.

(juin 2012)

  

Né en 1945 à Paris, Christian Grenier sera professeur de lettres parce que ses parents, acteurs, ne souhaitent pas qu’il suive la même voie qu’eux. Le prix de l’ORTF qu’il obtient en 1972 pour son troisième roman, La Machination publié par GP, l’incite à écrire pour la jeunesse : textes de science-fiction, romans historiques, fantastiques, intimistes, policiers. Il travaille un temps dans l’édition comme lecteur et correcteur, rewriter, journaliste, directeur de collection, scénariste de bandes dessinées et de dessins animés pour la télévision (Les mondes Engloutis, Rahan). Quatre essais à propos de science-fiction dont, en 2003, La Science-fiction à l’usage de ceux qui ne l’aiment pas (Le Sorbier). Cofondateur de la Charte des auteurs et illutrateurs en 1975. Traduit en une quinzaine de langues, rencontrant très souvent ses lecteurs, il vit depuis 1990 dans le Périgord.

Philippe Corentin, un rire engageant

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En prélude à l’Assemblée Générale du CRILJ, Yvanne Chenouf est venue à Montélimar le 24 mars 2012 faire part de son analyse de l’œuvre de l’auteur et illustrateur Phillippe Corentin. Décapante et éclairante présentation, images et film à l’appui.

Les signes avant-coureurs de l’œuvre

     Avant d’entreprendre une carrière d’auteur et d’illustrateur pour la jeunesse, Philippe Corentin (Le Saux de son vrai nom) a vécu du dessin de presse et de la publicité. Il a travaillé dans le journalisme en publiant, dès 1968, des dessins dans L’Enragé puis il a continué avec d’autres magazines comme Elle, L’Expansion, Lui, Marie-Claire, Vogue… Il a aussi conçu des affiches, illustré des guides et des romans accompagnant les mouvements politiques et sociaux d’une époque créative, marquée par différentes prises de position sur les guerres du Vietnam et d’Algérie, la décolonisation, l’exode rural, la croissance économique, le baby-boom, l’émancipation des femmes, etc. C’est muni de ce regard qu’il est entré dans l’édition pour la jeunesse, un champ en pleine expansion. Sa première participation a consisté à illustrer un conte d’Eugène Ionesco (1) publié par François Ruy-Vidal et Harlin Quist chez Jean-Pierre Delarge (des éditeurs d’avant-garde) puis un roman (2): « J’ai trouvé ce travail d’illustrateur très ingrat. Le livre était plein de descriptions. J’avais l’impression d’être un tâcheron, un tâcheron de génie, mais un tâcheron. Très frustrant. C’est à ce moment-là que j’ai décidé de faire à l’avenir les dessins et le texte.  » (3) Il a donc fait ses premiers pas d’auteur et d’illustrateur pour enfants chez Hachette avec une collection au titre expressif : Gobelune.

     Le Loup blanc (4), premier album, est une charge contre la chasse et les chasseurs assimilés à des va-t-en-guerre. Lacomposition ne suit pas la structure d’un récit pour la jeunesse (début, milieu, fin) mais aligne des planches plus ou moins liées. Aucune soumission aux lois du genre malgré un début aux formes convenues (« Il y avait une fois un château au milieu des bois. Dans les bois, il y avait des loups.« ). L’œuvre, référencée, résonne de La Légende de Saint-Julien l’hospitalier de Flaubert, l’histoire d’un chasseur harcelé par les bêtes qu’il extermine sauvagement. Ce conte commence ainsi : « Le père et la mère de Julien habitaient un château au milieu des bois… » À la fin de Flaubert : « Un soir d’été, à l’heure où la brume rend les choses indistinctes… » Philippe Corentin répond ainsi : « Que c’est beau !  » s’exclamaient les nouveaux chasseurs découvrant enfin la nature dans la brume du petit matin. » Le sous-titre « Conte à régler » renvoie au titre de la légende : Trois contes.

    Pendant huit ans, Philippe Corentin gardera ce ton caustique, livrant environ un album par an (Hachette, Rivages, Hatier). Loin des fictions classiques, il opte pour des recueils de sketches, gags et jeux de mots fondés sur le décalage entre le texte et l’image. Seul, il publie, chez Rivages, Les Avatars d’un chercheur de querelle, puis il co-signe avec son jumeau, Alain le Saux, Totor et Lili chez les Moucheurs de nez : « C’était un grand projet, il devait y avoir une dizaine de volumes. On en a fait trois, » … chez les moucheurs de nez « , « … chez les mangeurs de soupe » et » … chez les laveurs de mains« . Un seul est paru. Cette encyclopédie persifleuse a été un fiasco. Trop d’ironie. Le deuxième degré pris au premier, ça ne pardonne pas.  » (5) Dans C’est à quel sujet ?, dans Papa n’a pas le temps, il caricature des situations familiales ou des comportements adultes à travers des scènes vues par un ours en peluche, une enfant ou un narrateur anonyme. Le père, cible de l’ironie, cache mal sa ressemblance avec l’auteur. Sinon, il livre des recueils de jeux de mots sur le thème des animaux : Nom d’un chien, Porc de pêche et autres drôles de bêtes (Rivages, 1985), Pie, thon et Python (Hatier, 1988).

    L’entrée dans le champ de l’enfance n’a pas été simple et a nécessité des ajustements périlleux parce que sans concession : faire une oeuvre stimulante qui n’endorme pas les enfants. Pour les rallier à son mode de narration, l’artiste a dû combiner un pôle franchement « rigolo » et un pôle plus subtil, gorgé de références, un travail d’orfèvre sur l’image et la langue. Alors les histoires se sont déployées, dosant les montées du rire, gérant l’économie des silences, enveloppant dans le feuilleté du sens toute la charge sociale, dépouillée de ses rictus vengeurs, de son cynisme canaille, évidée d’arrogance, affinée de seuils, de degrés, de nuances. Le goût des enfants pour les histoires a été entendu, comblé. Un respect que le jeune public a immédiatement plébiscité reconnaissant dans cette volonté de faire rire « par le haut », la « voix basse » qui leur parle avec pudeur et bouleverse le texte et les images, sans pitié pour les bons sentiments. Tout un art du mouvement met en branle un « je-ne-sais-quoi » évident, un don d’enfance.

Les degrés de l’ironie

    Les textes se sont étoffés, des intrigues se sont nouées, tirant parti des infinies possibilités de l’écriture et du dessin, tout en gagnant en clarté et en lisibilité. Les gags n’ont pas disparu, marbrant la chair des récits. L’ironie, ce genre qui posait problème aux jeunes lecteurs et devenait source de méfiance chez les éditeurs, a été posée comme point de départ du premier album « narratif ». Philippe Corentin l’a endiguée, contrôlée, travaillée comme une matière et ses effets sont devenus accessibles sans qu’aucun renoncement aux règles du « bien écrire pour la jeunesse » n’ait été consenti. Les marqueurs de l’ironie (inversion des valeurs, retournement des situations, contestation des règles établies…) ont été inscrits dans le titre, actionnés dès le titre : Mademoiselle Tout-à-l’envers (1988) !

    La couverture montre une chauve-souris, tête en bas, venue se réfugier chez les souris ses cousins après un revers de fortune : la dévoration de ses parents par un boa. Pouvait-on rêver meilleure intrigue : une orpheline, des bêtises enfantines etdes références intratextuelles (L’Afrique de Zigomar) et intertextuelles (Le Voyage de Nils Holgerson) ? Pour voir la chauve-souris à l’endroit, il faut retourner le livre. Le nom de l’auteur et le titre apparaissent à l’envers. Comment mieux dire ce jeu de dessus/dessous, marqueur de l’ironie, cet envers du décor, ces doubles sens qui contestent une norme pour en imposer une autre ? Le corps de la demoiselle a beau être inversé, sa robe n’est pas soumise aux lois gravitationnelles des souris (« Nous aussi on vole. On a déjà sauté du toit avec des parapluies. On a volé jusqu’en bas.« ), ce que montrent les pages de garde avec la vision de deux souriceaux timorés accrochés à leur parapluie (un rose pour lui, un bleu pour elle, encore une inversion). Logique hautement défiée par la chauve-souris qui déclare : « Oui, mais moi je peux aussi voler en montant ». Images surprenantes du vol avec un personnage présenté tête en bas et deux autres protégeant leur descente par des parapluies. La couverture rappelle L’Opossum qui avait l’air triste (6) tandis que la seconde fait écho à la couverture de Ma Vallée (7).

Les envers du décor

     Philippe Corentin jouera encore avec ces inversions d’univers, ces lois opposées qui régissent des mondes pourtant mitoyens : dans ZZZZ… zzzz… (2007), les mouches parlent dans des rubans emberlificotés qui nécessitent de tourner le livre pour pouvoir le lire (à moins de lire à deux en étant face à face).

    L’inversion sera encore travaillée dans Le Chien qui voulait être chat (1989). Ici, la mutation est de taille puisque le chien, qui convoite la place du chat, son ennemi, abandonne la chasse pour se réfugier dans le terrier du lapin. L’œuvre s’installe sur la scène sociale, cadastre idéologique où s’affrontent inégalement les nomades, les sans feu ni lieu, les transfuges vagabonds et les sédentaires, les « assis » de Rimbaud, les autochtones et les autres enracinés.

L’Autre, cet étrange étranger

     De plus, la demoiselle est étrangère (elle vient d’Amérique) : ce statut d’immigrante en fait la cible de l’ironie. (8) On s’étonne (elle est bizarre, pas sympathique, rouspéteuse, oudeuse, dort le jour, mange la nuit, hiberne…), on l’épingle ( » Mademoiselle fait tout à l’envers… Le jour, elle ne joue pas avec nous parce qu’elle dort, et la nuit elle joue sans nous Et puis elle mange des trucs dégoûtants…« ).

    L’imposteur, intrus dans un monde familier habite Machin Chouette (2002). L’adoption d’un chien errant (un clochard…) dans une famille ordinaire met le chat (qui craint pour son fauteuil) hors de lui. Les injures pleuvent (« ce gros nigaud« , « l’imbécile« , « il ne doit pas être très malin« , « petite cervelle« , « complètement idiot« , « ce balourd« , « le premier corniaud venu« , « soupe au lait et sans humour« ) sur cet être qu’il est si peu question d’accueillir qu’il demeurera l’anonyme « Machin Chouette ».

    Même traitement pour le loup dans Mademoiselle Sauve-qui-peut (1996) où l’enfant, qui vient rendre visite à sa grand-mère, démasque l’intrus qu’elle chasse sans ménagement du lit de son aïeule : « Non, mais, dis donc le loup, tu crois que je ne sais pas faire la différence entre un loup et une mamie ? Allez, ouste ! Hors d’ici ! » « Allez, zou ! Dehors ! Et plus vite que ça ! Il veut que je m’énerve en vrai, le loup ? Il me croit aussi bête que le Petit Chaperon rouge ou quoi ? » Il faudra l’intervention de la grand-mère pour sauver ce mythe de la littérature, devenu indigent : « Laisse-le, ce n’est qu’un pauvre bougre que j’ai ramassé dans la neige, mourant de froid et de faim.« 

    Dans Biplan le rabat-joie (1992), on distingue nettement « ceux du plafonnier » et ceux de l’abat-jour, et, là encore, le clivage bénéficie à « ceux d’en haut » : « Son seul copain, c’est le moustique du plafonnier./Les moustiques, c’est bien connu, sont des pédezouilles, mais celui du plafonnier est sympa./Ce n’est pas comme celui d’en bas./Celui de l’abat-jour vert qui, lui, est un vrai pédezouille.« 

    Ils sont nombreux ces « étrangers » qui doivent se confronter à un monde inconnu, parfois adverse : un Père Noël chez les souris, les fourmis ou les loups, des animaux continentaux au pôle Nord, des souriceaux ou des mouches chez leur auteur (9), un loup, un cochon, des lapins dans l’univers aquatique de la grenouille (qui semble étrangère), des moucherons chez les poux (des pedzouilles), un merle et un souriceau chez les légumes, un enfant et son chien chez les gâteaux, un monstre chez un enfant et l’inverse, un loup recueilli par une grand-mère ou reçu chez des lapins, un chien vivant dans un terrier, un autre adopté par des humains et, enfin, un crocodile chez des humains. Les héros de Philippe Corentin ne sont pas à leur place mais ce « déplacement », cette prise de distance, ce « pas de côté », va souvent les aider à mieux se définir, mieux se spécifier… quitte à perdre son identité comme le chien qui voulait être chat… et finira poisson dans un aquarium. Ironie du sort.

Les leçons des autres

     C’est l’autre qui détient nos propres ouvertures et nous aide à forger les clés de notre identité :  » [L’enfer, c’est les autres.] On a cru que je voulais dire par là que nos rapports avec les autres étaient toujours empoisonnés, que c’était toujours des rapports infernaux. Or, c’est tout autre chose que je veux dire. Je veux dire que si les rapports avec autrui sont tordus, viciés, alors l’autre ne peut être que l’enfer. Pourquoi ? Parce que les autres sont, au fond, ce qu’il y a de plus important en nous-mêmes, pour notre propre connaissance de nous-mêmes. Quand nous pensons sur nous, quand nous essayons de nous connaître, au fond, nous usons des connaissances que les autres ont déjà sur nous, nous nous jugeons avec les moyens que les autres ont, nous ont donné de nous juger. Quoi que je dise sur moi, toujours le jugement d’autrui entre dedans. Quoi que je sente de moi, le jugement d’autrui entre dedans. Ce qui veut dire que, si mes rapports sont mauvais, je me mets dans la totale dépendance d’autrui et alors, en effet, je suis en enfer. Et il existe une quantité de gens dans le monde qui sont en enfer parce qu’ils dépendent trop du jugement d’autrui. Mais cela ne veut nullement dire qu’on ne puisse avoir d’autres rapports avec les autres, ça marque simplement l’importance capitale de tous les autres pour chacun de nous.  » (10).

Ironie du sort

     Le chien de chasse, fatigué de courir (11), cherche un emploi plus reposant. Vouloir échapper à une  » vie de chien  » est une source de comique en soi, renforcée par les contraintes d’un recrutement dominé par l’homme : l’employabilité varie selon qu’on est domestiqué ou non, corvéable ou non, comestible ou non et voilà l’animal obligé de se former. Autre ironie du sort, c’est à sa proie que le chien va devoir sa conversion : ( » Écoute, Routoutou ! Les poules pondent des œufs, les chiens montent la garde et les vaches donnent du lait. Voilà, c’est comme ça !  » lui répond Grandoreille excédé. Ou tu travailles, ou tu finis dans une casserole. « ).

    Même ironie du sort pour Tête à claques (2000) et N’oublie pas de te laver les dents ! (2009). Louveteau et petit crocodile renouent avec leurs instincts grâce à la proie qu’ils convoitaient : le louveteau apprend à hurler comme un loup avec les lapins et le crocodile, reptilien, se souvient de sa grand-mère grâce à la fillette « Pour obtenir une vérité quelconque sur moi, il faut que je passe par l’autre. L’autre est indispensable à mon existence, aussi bien d’ailleurs qu’à la connaissance que j’ai de moi. » (12)

    En refusant ces codes, seul le chat s’est attaqué au système humain ( » Un chat ne vient jamais quand on l’appelle !  »  » Un chat ne rapporte jamais rien, ni balle, ni carotte, ni quoi que ce soit !« ) ce qui lui confère une place enviée : (« Je te l’avais dit. Tout le monde veut être chat en ce moment ! « dit Grandoreille.) Mais, comme le montre Machin Chouette, en gagnant cette indépendance, le chat n’a-t-il pas perdu le prestige dont il jouissait dans les anciennes civilisations : « Un caractère seulement. Un caractère de Chat. C’est en de tels moments irrités que je sens, à n’en pas douter l’humiliante situation qui nous est faite, à moi et à tous ceux de ma race. Je me souviens d’un temps où des prêtres en longues tuniques de lin nous parlaient courbés et tentaient, timides, de comprendre notre parole chantée. Sache Chien que nous n’avons pas changé. » (13) Déclassé le chat par refus d’altérité ?

Retournements de situation

     Mais la chauve-souris outragée retourne la situation et fait valoir un monde inversé. Deux procédés, l’un sémantique, l’autre graphique, disent le jeu des miroirs. D’abord, la référence à Dracula (« C’est Chiffonnette qui nous empêche de dormir avec ses histoires de vampires.« ), soutenue par la cape, les ailes, la salade de bougies, l’activité nocturne. Ensuite, le point de vue de l’image. Tout est vu à partir du regard des souris : l’univers de la chauve-souris est inversé. Mais, lors du sommeil hivernal, tandis que les souriceaux aimeraient jouer, la scène est vue depuis le lit de Chiffonnette, celle qui impose la rupture et mène le bal. Quel est le vrai monde ? Celui des souris ou des chauves-souris ? Des diurnes ou des nocturnes ? Des granivores ou des insectivores ? Monde des chasseurs ou des chassés ? De ceux d’en haut ou de ceux d’en bas ? Des dominants ou des dominés ? Les cloisonnements sociaux sont interrogés, rarement dépassés.

    Dans Machin Chouette, le chien, lui aussi, retourne la situation à son avantage puisqu’il finit par usurper la place du chat sur le fauteuil (une place qu’il ne quittera plus). Quant aux mouches de ZZZZ… zzzz…, n’ont-elles pas, elles aussi, transformé la situation en leur faveur puisqu’elles ont obtenu ce qu’elles voulaient, malgré le démenti de l’auteur ( « Une histoire de mouches et puis quoi encore !« ) : un album rien que pour elles.

    Dans Papa !, deux univers parallèles se côtoient et s’affolent mutuellement : celui des humains et celui des « monstres ». Et pourtant, dans une homologie de situation impeccable, les mondes se ressemblent « terriblement » comme si un miroir les séparait : même crainte de l’enfant dans le lit, même secours des parents (les mères ont la même robe), même vie sociale de part et d’autre (réception au salon), même explication du cauchemar (excès de sucreries, seuls les genres de gâteaux varient), même issue (le recouchage de l’enfant).

    Dans Le Chien qui voulait être chat, on note un changement de position entre le chien et le lapin (le chien, demandeur, porte d’abord le lapin car il est son obligé avant que la situation ne s’inverse l’inverse puisqu’il il est pris en charge par le lapin). Cette soumission du lapin (sa domestication ?) se remarque à son allure : il se déplace d’abord par bonds (tel un lapin) avant de se mouvoir comme un chat (la cible incorporée).

Degrés et perspectives

     L’ironie, qui n’est pas qu’un jeu de contraires ou d’inversions, repose sur la perception de degrés et de connivences. Comprendre un discours ironique nécessite toujours la reconstruction d’un implicite (sous-entendu) : comment comprendre l’oisiveté de la chauve-souris qui regarde, sans rien faire, sa famille s’activer pour réaliser son désir de dormir la tête en bas (« Il faut déménager les meubles, accrocher, attacher, coller et clouer une partie de la nuit. Ça y est, c’est terminé. Tout le monde va pouvoir enfin se coucher.« ) alors qu’elle est extraordinairement active, la nuit, quand ses cousins dorment (« Toute la nuit, Chiffonnette, voletant, joue au ballon, sort, rentre, chantonne, bouscule les chaises et ne s’endort qu’au petit matin.« ) ? Comment expliquer cette attitude ? Détermination biologique (c’est une nocturne et pas une diurne) ou réalité psychologique (c’est une rouspéteuse, une boudeuse… une capricieuse) ? En permanence, sous des allures simples et franches, l’œuvre de Philippe Corentin conduit ses lecteurs à franchir des seuils pour dépasser les apparences.

    Mademoiselle (mademoiz-ailes) n’apparaît qu’au moment du dîner, s’endort au petit matin, commence ses repas par le dessert. A-t-elle des désirs de grandeur (« Elle monte encore plus haut, toujours plus haut.« ) ? Se prend-elle pour une star ? Cache-t-elle, sous son habit de vampire, une nature de « vamp », femme fatale du cinéma américain ? C’est par un dernier retournement, celui du livre, que la chute s’imposera. L’auteur a-t-il tiré parti de la position dominante de l’animal (elle plane) (14) pour contester les normes de la littérature de jeunesse ? Un point de vue narratif s’est imposé : « … l’ironie introduit dans notre savoir le relief et l’échelonnement de la perspective.  » (15) L’œuvre ne quittera plus ce regard d’œil surplombant (Flaubert), cet échelonnement du langage (Barthes), ce regard oblique (Doisneau) toute une signalisation de l’ironie que file une métaphore spatiale : péri-phrase, para-doxe, par-odie, circonlocution, intertextualité, digression, mise en abîme…

Le jeu des masques

     L’ironie, qui s’énonce à mots couverts, use de masques pour « dévoiler  » le monde. Les personnages se déguisent, changent de peau, vivent par procuration : de cette façon de « faire corps avec soi » résulte toute une manière de « faire corps avec les autres « .*

    Dans L’Ogrionne (1991), le loup capture le père Noël pour échapper au régime carottes infligé par l’ogre. Prise rejetée par la louve : « Qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ? C’est tout vieux, c’est tout dur… Même l’ogre n’en voudrait pas. » qui renvoie le vieillard à l’illusion, à la fable. Sous l’habit rouge, se dissimule non pas un être altruiste, comme on voudrait le faire croire, mais un dupeur d’enfants. Le loup suggère le piège en se glissant dans l’accoutrement. Quant au Père Noël, sous la table, il guette les effets d’une monstrueuse recette : sa propre tête en vinaigrette ! Une tartufferie aux allures de galette des rois ! Le sens du titre est servi sur un plateau. En se désignant comme princesse, l’enfant fait miroiter une couronne qui rappelle l’épisode de l’ogre égorgeant ses filles (des ogrionnes) dans le Petit Poucet. La tête du Père Noël rappelle l’horrible décapitation. Le rapport symétrique des fils du bûcheron et des filles de l’ogre, dans le conte, éclaire la position de Loustique et de Baignoire de part et d’autre d’un Père Noël aux allures de gisant. Leur différence, celle que l’ogre avait omise, est suggérée par l’inversion des couverts à table. L’enfant, seule dans la neige, a-t-elle échappée au massacre ? Les loups miséreux renvoient aux bûcherons tandis qu’avec sa botte ôtée près de la cheminée le Père Noël fait figure d’ogre. Quand le loup/Père Noël dort, sous l’arbre, il rappelle l’ogre de Gustave Doré.

    Dans Le Roi et le roi (1993) une carotte apparaît sur une pirogue : c’est un chasseur attiré par des lapins (eux-mêmes armés d’un arc… normal qu’ils « visent  » une carotte). Mais la carotte est en fait un renard (poil de carotte… comme dirait un certain Jules)… furieux qu’un crocodile ait fait fuir ces proies. Ce renard n’est pas un goupil mais un loup (Roman de Renart) déguisé en carotte pour berner les lapins (vêtus de peaux de bêtes). Le crocodile était un escargot déguisé en caïman pour échapper à l’étourneau. Jeu de mimétisme, courant chez les animaux, décrit par mis à jour par Henry Walter Bates dont la plupart des travaux partent de l’Amazonie… Le mimétisme confronte trois espèces : l’espèce « modèle », l’espèce imitatrice et l’espèce dupée. Le « modèle » (carotte), le « mime » qui imite l’espèce référente (loup) et le « dupe » dont les sens confondent les stimuli (lapins) reprennent les instances du mimétisme. Ces « entre-corps » en cachent d’autres. Loup et escargot recèlent, sous leurs défroques, une couronne. Les symboles ont beau être usurpés (aucun n’est roi) ils s’affrontent pour l’honneur (Le lièvre et la tortue).

La langue de l’ironie

     L’ironie pointe son museau jusque dans les choix linguistiques qui jouent sur des degrés d’homonymie et d’antonymie (Mère Sourit sourit après avoir sangloté), de paronymie (les aviateurs, descendants d’Icare, sont hilares), de proximités phonologiques (« Et chat ?« , « Ah ! Chat, ça c’est pas mal !« ).

    Nombre d’expressions sont inversées comme ce couple bien connu (« la carotte et le bâton« ) détourné (« Les coups de carotte ont fait leur effet.« ) (16) La carotte est préparée à toutes les sauces : Routoutou qui a un « poil dans la main » a aussi un « poil de carotte » et les carottes qu’il tire par la « racine » sont volées dans le champ du paysan, alors « carotté ». Quand le lapin court, hors du terrier, il n’a que son pelage, mais chez lui, il enfile un habit professionnel, il va « à la mine » chercher à manger. Les galeries des garennes se transforment en galeries de mineurs, lieux de gisement où la carotte trouve un autre emploi : échantillon cylindrique tiré du sol par forage. Ce sens sera réactivé dans Plouf ! par le cochon : (« Eh ! Je suis bien, ici. Je me baigne, je nage, je plonge… Je m’amuse beaucoup, mais je m’en vais car, comme dans tous les puit à carottes, il y fait trop chaud… » « Un puits à quoi ? » s’exclame le lapin. « Un puits à carottes ! » hurle le cochon « ).

    Que dire du sens de certaines expressions comme celle que le loup (déguisé en Père Noël) profère (« Avec cette astuce, on attrapera bien un gamin.« ) alors que se prépare une incroyable réplique entre le loup (déguisé en Père Noël) et une fillette (vêtue d’une cape ou chaperon rouge) :  » Lâchez-moi ! Je suis une princesse… « Le loup, qui s’y connaît en artifice, dévoile le sien : « C’est ça ! C’est ça ! Et moi je suis le Père Noël ! » ?

    Ces exemples illustrent deux types d’ironie : « une ironie paradigmatique qui s’attaquera à toutes les hiérarchies et jouera sur les ‘mondes renversés’ (…) une ironie syntagmatique qui s’attaquera à la logique des déroulements et des enchaînements, (…) aux diverses formes du ratage et des mauvaises évaluations… » (17)

Références et reverences

    Petit signe discret à Saint-Exupéry à travers l’image d’un boa avalant un couple de chauves-souris (l’auteur dessinait, lui, un boa avalant souris et éléphant). et patronymiques (Trottinette renvoie à la BD Moustache et Trottinette, à la patinette et trotte comme la souris de Verlaine dans Impression Fausse, Totoche renvoie à la BD, Totoche, et à la  » totote « , faisant naître par son suffixe  » – oche « collé au suffixe » – ette », le souvenir de Gavroche et de Cosette, l’hommage à Hugo.)

Corps à corps

     Philippe Corentin n’a rien oublié de la voix du conte : (Voilà c’est l’histoire d’un loup), (C’est trois loups qui font un pique-nique…), (Oh là là ! Il n’a pas l’air content l’animal. Qu’est-ce qu’il a ?), (Il tombe dans l’eau. Il s’aperçoit alors que le froma… Patatras ! Voilà le seau ! Il s’aperçoit donc que le fromage n’était que le reflet de la lune. », (C’est encore l’histoire d’un ogre mais celle-là, elle est rigolote. C’est donc un ogre…), (Bon, ça commence bien on n’y voit rien… Ah, là ça va mieux ! C’est donc une histoire de loups, de deux loups rigolos… Quoiqu’en y regardant de plus près on a du mal à croire que ce sont des loups. Ce n’est pas comme ça les loups…) (18) Une vive voix confère à l’œuvre une incroyable présence.

    La parole enfantine est associée à la faim, l’appétit, le désir. Si les repas familiaux sont constitués d’aliments frustes (salades, tartes, carottes, ragoût), le goûter est central : chocolat chaud, tartes aux pommes, aux noix, aux cerises, aux moucherons, aux La voix de Philippe Corentin est pleine d’accents, chargée de dialogues sociaux, empreinte de comptines, de chansons, de sonorités, de rimes, striée de formules répétitives, de continuités, saturée d’une  » opinion publique « , d’un  » déjà dit « , d’un  » déjà ouï « , une polyphonie qui crée un style propre : « C’est encore l’histoire d’un ogre mais celle-là, elle est rigolote.  » (19)

    L’auteur insère son intention parmi d’autres intentions : il « ne détruit pas les perspectives, il les introduit dans son œuvre. Il utilise des discours déjà peuplés par les intentions sociales d’autrui, les contraint à servir ses intentions nouvelles, à servir un second maître.  » (20) Pour que le jeune lecteur se repère dans cette confusion de Babel, l’auteur assure physiquement une transition entre la vive voix du conteur (l’oral) et les voix sensibles du texte (l’écrit), tout en prévoyant la participation de son auditoire. Dans Patatras !, par exemple, quand le narrateur pose cette question « Tiens, aujourd’hui par exemple, c’est son anniversaire. Qui y a pensé ?« , il n’est pas rare que de jeunes voix s’élèvent pour répondre « Moi !« , manifestant ainsi leur soutien au loup. Il interveint personnellement dans le texte pour provoquer des réactions et interroger le flux du langage comme dans Zigomar n’aime pas les légumes (1992) :  » Si un lapin vole, pourquoi une souris ne volerait-elle pas ? « se dit-il alors. Alors quoi ? » Même vigilance dans la réponse ( » Alors, il est allé voir un vrai oiseau. « ) où l’étrange début qui présentait le merle et le souriceau comme « un oiseau et un autre oiseau » s’éclaire. Deux oiseaux c’est deux oiseaux différents, un vrai et un faux, ce que montrait l’image. Philippe Corentin n’oublie pas que « le langage n’est pas un système abstrait de formes normatives, mais une opinion multilingue sur le monde. (…) Tous les mots, toutes les formes sont peuplés d’intentions. (…) le discours n’est pas dans un langage neutre et impersonnel (car le locuteur ne le prend pas dans un dictionnaire !) ; il est sur des lèvres étrangères, dans des contextes étrangers, au service d’intentions étrangères, et c’est là qu’il faut le prendre pour le faire « sien ». (…) Tous les discours ne se prêtent pas avec la même facilité à cette usurpation, cette appropriation. Beaucoup résistent fermement ; d’autres restent « étrangers », sonnent de façon étrangère dans la bouche du locuteur qui s’en est emparé…  » (21) En devenant l’écrin du plurilinguisme, l’œuvre présente aux enfants non pas le langage mais des langages dialogiques.

    Dialogue entre les formes artistiques, ici le cinéma de Godard :  » Ouf ! Je n’en peux plus ! On est allés trop loin !  » dit, à bout de souffle, l’autre oiseau.« , « Qu’es-ce que je peux faire, je sais pas quoi faire ? », dit Biplan le rabat-joie. (1992) et ce crocodile lisant dans sa baignoire comme Pierrot le fou.

    Dialogue entre le passé et le présent : l’incipit de Perrault « Il était une fois, une petite fille de village, la plus jolie qu’on eut su voir. » devient, dans Mademoiselle Sauve-qui- peut « Il était une fois, une petite fille, la plus espiègle qu’on eut su voir.« .

    Dialogue entre des logiques adultes et des logiques enfantines :  » « Dis maman ! pourquoi Ginette part-elle en Afrique et pas nous ?  »  » Parce que ton amie est une hirondelle et que les hirondelles se nourrissent d’insectes et qu’en hiver il n’y a d’insectes qu’en Afrique « , répond la souris à son souriceau.  » Si, pour aller en Afrique, il suffit de manger des insectes, je veux bien en manger !  » insiste Pipioli le souriceau.  »  » Si un lapin vole, pourquoi une souris ne volerait-elle pas ?  » se dit-il alors.

    Dialogue entre les niveaux d’énonciation : « Le voilà ! Le voilà ! » crie quelqu’un dans Patatras ! au moment où le loup touche au but d’un long jeu de piste qui devait le conduire à son gâteau d’anniversaire. Puis le texte continue ainsi : « Le voilà par terre ! » Il est évident que le présentatif vient de changer de nature et peut-être de bouche.

    Le sujet ne sort pas scindé mais fortifié de cette aventure comme le montre ce passage du « je » au « nous » puis au « on » dans Les Deux goinfres (1997) : « Maman me dit tout le temps :  » Bouboule, tu vas être malade à manger autant de gâteaux. Tu vas faire des cauchemars ! « Bouboule, c’est moi et c’est vrai que j’en mange beaucoup, des gâteaux. Attention, Pas tous les gâteaux. Je ne mange pas n’importe quoi. J’ai mes préférés. Et j’en ai plein, des gâteaux préférés et je peux en manger plein, si je veux. Plus même. Mon plus préféré, c’est celui-là. Au chocolat. Plus il est gros, mieux c’est bien. Mon plus préféré comme chien, c’est Baballe. C’est mon chien. Lui aussi il aime les gâteaux et il n’est pas né le gâteau qui nous rendra malades. Ce soir-là, alors que la nuit venait de tomber, nous, on venait de finir nos gâteaux. Et contrairement à ce qu’avait prédit maman, on n’était pas du tout malades, sauf que… « 

    Quand la littérature (sens et forme) réagit sensiblement aux atmosphères sociales, le lecteur peut entrer dans l’œuvre en tant que créateur, dans une position axiologique ou sa perception ne vise pas des mots, des phonèmes, un rythme mais s’accompagne de mots, de phonèmes, de rythme. Il embrasse le contenu, l’informe, le parachève, « con-sonne » avec lui, maître de l’activité de bout en bout dans: « le sentiment d’une activité valorisante (…) nécessitant l’unité subjective de l’homme sentant et voulant« . (22)

    Le mouvement perpétuel d’un vol d’insectes venant de nulle part et allant on ne sait où laisse derrière lui indifférence, crispation ou ravissement. Dans Biplan le rabat-joie (1992) nulle histoire sinon le long road-movie de deux moucherons en quête de sensations mais incapables de saisir l’aventure qui les poursuit de bout en bout sous la forme de l’araignée. « Bibi, qu’est-ce qu’on fait ? « , demande, au début de l’album, le moustique au moucheron. » Quoi qu’est-ce qu’on fait ? Je n’en sais rien !  » dit Bibi.  » Qu’est-ce que tu veux faire, toi ? « ,  » Je ne sais pas, moi ! On fait ce que tu veux ! « , répond Moustique. À la fin de l’album, le dialogue n’a pas varié d’un poil :  » Bon ! Alors, qu’est-ce qu’on fait ? « , demande Moustique le moustique.  » On fait ce que tu veux !  » répond Bibi le moucheron. Cette suspension du temps narratif n’est pas sa destruction mais la dilatation d’un autre temps, celui de la lecture interprétative, entreprise créatrice se saisissant du vide de la parole et du silence de l’action pour exister. Ici, l’image montre une aventure dont le texte ne s’empare pas (menaces de l’araignée, de l’oiseau, de l’homme, risque de noyade dans le verre de vin…) et le texte dément toute idée d’événement fictionnel pourtant mis à l’image : « Le film était nul, on n’a joué à rien et on n’a même pas vu l’araignée. » Dans ZZZZ… zzzz…., autre vol de mouches, le narrateur emploie l’espace pour rejeter l’intrigue :  » Une histoire de mouches ? Et puis quoi encore ? Elles peuvent toujours attendre. Non, mais des fois ! Ho ! ça ne va pas la tête ?  » Le temps, dans ces deux albums, n’est pas celui de l’action mais celui de l’écoulement des heures, leur fuite inachevée, l’espace vide et plein de l’ennui seulement rompu par une intimidation de scarabée ou de coprophage et une bagarre avec des poux ou des Suisses Allemands. Des vétilles.

    Audace de l’auteur pour enfants qui ne cherche pas à les divertir mais à les installer dans la durée, la linéarité régulière et monotone du temps qui passe : («  Je voudrais bien que tu me dises quand tu ne t’ennuies pas !  » s’énerve le moustique.  » Tu t’ennuies le matin, tu t’ennuies l’après-midi, tu t’ennuies le soir, tu t’ennuies tous les jours. Je ne vois pas pourquoi aujourd’hui, jeudi, tu ne t’ennuierais pas. « ). En refusant tout  » emploi du temps « , le moucheron espère-t-il échapper à l’absence de signification de l’existence ? Dans ZZZZ… zzzz…., l’album s’organise autour d’une histoire en train de se faire (work in progress). L’auteur place son narrateur (Monsieur Corentin) dans la situation d’une  » histoire  » qui viendrait  » le chercher  » :  » Voilà le bonhomme… C’est lui, je le reconnais !… on va lui dire deux mots. « . Il expose ce  » vague magma d’émotions  » (23) , préexistant à l’écriture constitués d’allers-retours entre lui et la page, lui et ses lecteurs :  » Bon, ça commence bien, on n’y voit rienAh, là ça va mieux !Ah ! Ils se sont retournésBon, alors c’est quoi cette histoire ?Ah, elles parlent ! C’est déjà çaen français ! Ça c’est bienMais ça parle de quoi ?On n’y comprend rienEt c’est quoi ça ? Et bing ! Ouille !… Ça, ça devait arriverEt allez donc ! Un chat maintenantIl ne manquait plus que çaBon, ça va ! On arrête là !… ça suffit ! Tout cela devient grotesque. On ne sait pas qui est qui ! Qui fait quoi ! Qui va où !… Tiens, quelqu’un…, etc.  » L’auteur invente devant son lecteur l’histoire qu’il ne saura imaginer sans lui. Il donne à l’écriture la fonction majeure  » d’une écoute qui ne soit pas pure réceptivité mais activité. Ré-énonciation. Celle du lecteur.  » (24) Il ne parle pas aux enfants il les écoute l’écouter  » une écoute traversière (…) l’écoute des autres écoutes.  » (25) Plusieurs fois le moucheron tentera d’infléchir l’action du père par des  » idées  » à lui : « Z’ai la très grosse idée qu’elle est zéniale… si on passait d’abord à la pâtisserie… (…) Dis papa ! Zzze pense à un truc…. La souette idée que ze viens de penser…. Papa ! Zuste encore un truc…  » Mais le père n’entend pas poursuivant son projet non explicité : « Bon, allons-y ! N’aie pas peur. Suis-moi ! Ce n’est pas loin.  » Aucune place pour le rejeton qui concentre son désir dans une seule question ( » Papa ! Tu m’écoutes ? « ), s’épuisant vainement à faire exister une parole subjective. Le vrombissement du titre (ZZZZ… zzzz….) peut alors se lire comme la forme zozotée du pronom personnel d’une première personne qui peine à être un inter-locuteur. Philippe Corentin ne fait pas qu’entendre cette difficulté des enfants, il met en scène une représentation littéraire du langage où tous les mots sont pesés, pensés, distanciés. En cela  » il se démarque radicalement du mélange des langages chez les prosateurs médiocres, mélange superficiel, irréfléchi, sans système, frisant souvent l’inculture. » (26)

    Homme de culture, respectueux des enfants, Philippe Corentin fait de la littérature un jeu sérieux mais pas pesant. En cela, il poursuit la grande lignée théâtrale qui va de la pantomime au théâtre de boulevard : « Faites sauter le boîtier d’une montre et penchez-vous sur ses organes : roues dentelées, petits ressorts et propulseurs. C’est une pièce de Feydeau qu’on observe de la coulisse. Remettez le boîtier et retournez la montre : c’est une pièce de Feydeau vue de la salle – les heures passent, naturelles, rapides, exquises.« , disait Sacha Guitry Il a l’air rigolo comme ça, mais il ne faut pas s’y fier. C’est un as, un malin, un futé. Un diable de créateur.

 

Professeur des écoles et d’IUFM désormais en retraite, chercheuse, présidente de l’AFL (Association Française pour la Lecture), conférencière infatigable, Yvanne Chenouf a publié de nombreux articles et ouvrages personnels et collectifs à propos de lecture et de livres pour la jeunesse dont Lire Claude Ponti encore et encore (Etre, 2006). Grande adepte des « lectures expertes ».

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(1) Conte n° 3, Texte de Ionesco, Jean-Pierre Delarge, 1970

(2) Ah ! Si j’étais un monstre, Marie-Raymond Farré, Hachette, 1979. En 1990, il a illustré 365 devinettes énigmes et menteries de Muriel Bloch, chez Hatier

(3) « Tête à tête avec Philippe Corentin « , Bernadette Gromer, La Revue des livres pour enfants, n° 180, avril 2008, p. 51

(4) Le Loup blanc, Philippe Corentin, Hachette, coll. Gobelune, 1980

(5) « Tête à tête avec Philippe Corentin « , Bernadette Gromer, La Revue des livres pour enfants, n° 180, avril 2008, p. 52

(6) Conte n° 3, Texte de Ionesco, Jean-Pierre Delarge, 1970

(7) Ah ! Si j’étais un monstre, Marie-Raymond Farré, Hachette, 1979. En 1990, il a illustré 365 devinettes énigmes et menteries de Muriel Bloch, chez Hatier

(8) « Tête à tête avec Philippe Corentin « , Bernadette Gromer, La Revue des livres pour enfants, n° 180, avril 2008, p. 51

(9) Le Loup blanc, Philippe Corentin, Hachette, coll. Gobelune, 1980

(10) « Tête à tête avec Philippe Corentin « , Bernadette Gromer, La Revue des livres pour enfants, n° 180, avril 2008, p. 52

(11) L’Opossum qui avait l’air triste, Franck Tashlin, L’école des loisirs, coll . Mouche, 1991

(12) Ma Vallée, Claude Ponti, L’école des loisirs, 1998

(13) « … marginaux, vagabonds, « barbares » (…) voyageurs, nomades sans feu ni lieu, tous personnages qui incarneront une quelconque marginalité ou variations sur le thème de l’étranger ou de l’intrus [sont] les personnages exemplaires de cette marginalité qui définit un genre à tonalité globalement ironique et critique. », L’ironie Littéraire, Philippe Hamon, Hachette, p. 116

(14) Dans La Petite fille du livre (Nadja, L’école des loisirs), les personnages vont aussi à la rencontre de leur auteure.

(15) Extrait audio et texte de Jean-Paul Sartre, Huis clos, Emen, 1964 et Gallimard, 2004.

(16) Il y a un chien mutant dans Le Loup blanc :  » Notre corniaud de bonne augure, qui avait changé de camp…  » Jean-Paul Sartre, « L’existentialisme est un humanisme »

(17) Dialogues de bêtes, p. 65

(18) Vinci a créé la machine volante à partir de la chauve-souris :  » ses membranes sont l’armature, la charpente des ailes « 

(19) Jankélévitch, L’Ironie, Flammarion, 1999, pp. 130-131

(20) Le Chien qui voulait être chat.

(21) Philippe Hamon, L’ironie littéraire. Essai sur les formes de l’écriture oblique, Paris, Hachette, 1996, pp. 69-70

(22) Plouf !, Tête à claques, Patatras !, Plouf !, L’Ogre, le loup, la petite fille et le gâteau, Zzzzz, Philippe Corentin, EDL

(23) L’Ogre, le loup, la petite fille et le chou, Philippe Corentin, L’école des loisirs, 1995

(24) Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Gallimard, coll. Tel, 1978, p. 120

(25) Mikhaïl Bakhtine, pp. 114-115

(26) idem, p. 77

Jean Vilar, bien sûr, Jean Vilar…

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Laurence Abel a publié, en 2011, aux éditions Lansman, Jean Vilar expliqué aux jeunes… et aux autres, ouvrage dans lequel elle raconte, au travers d’anecdotes, la vie et le combat du pionnier de la décentralisation culturelle, ses audaces, ses recherches, ses obsessions, ses bonheurs et ses questionnements. En cette année du centenaire de la naissance du grand homme – dont l’exposition Le monde de Jean Vilar présentée du vendredi 29 juin au samedi 22 décembre 2012, à la Maison Jean Vilar, 8 rue de Mons à Avignon, rappelera l’importance – le texte que Laurence Abel nous envoie est le bienvenu. Merci à elle.

    Comment devient-on Jean Vilar quand on nait dans une boutique de bonneterie-chaussures de Sète en 1912 ?

    C’est peut-être d’abord pour répondre à cette question, et pour me la poser à hauteur de la jeunesse du XXIème siècle, que j’ai eu envie d’écrire ce petit livre.

    D’autres questions ont suivi, au fond un peu celles que me posaient les gens – pas seulement les enfants – à la buvette que j’ai animée à partir des années 2000 à la Maison Jean Vilar, pendant le festival.

Il habitait ici, Vilar ?

    Plutôt que de me désoler de la naïveté des questions posées, et de déplorer sans cesse, avec le chœur des initiés, que plus personne ne sache qui était Jean Vilar, j’ai eu envie, simplement, de raconter.

    Comment le festival, ce grand bazar, a-t-il commencé ? Quels enjeux ? Quels paris ? Et le théâtre populaire ? Une utopie dépassée ? Une quête encore d’actualité ?

    Raconter la vie de Jean Vilar, mettre en scène, par petits tableaux, que j’ai voulus simples et vivants, scènes accessibles à tous pour dire – aux jeunes… et aux autres – à quel point Vilar leur parle encore.

    J’ai ainsi conçu ce livre un peu comme un marche-pied ou comme un premiere pas pour rendre Vilar à tout le monde – même à ceux qui n’en savent (presque) rien.

    Projet très vilarien, finalement, non ?

    En permettant à tous de se rapprocher de Jean Vilar, en le sortant des mains des spécialistes de la culture, il s’est agi avant tout de remettre en évidence que la vocation de Vilar a été d’apporter à tous, même aux plus modestes, l’excellence d’une culture exigente et les meilleurs textes.

(juin 2012)

 

Spectatrice passionnée et comédienne amateur, Laurence Abel travaille depuis 1993 dans une maison d’édition pour la jeunesse. Elle a développé dans la région d’Avignon une activité de « passeuse et nomade de livres » : lectures à haute et intelligible voix, formations de lecteurs adultes bénévoles, soirées contes, animations d’ateliers de la maternelle au collège. Adhérente de l’association Jean Vilar depuis une quinzaine d’années, elle participe, pendant le Festival d’Avignon, à l’accueil du public au sein de la Maison Jean Vilar. Comme l’an dernier, le CRILJ ira lui dire bonjour.