La violence dans les livres pour enfants

   La violence de plus en plus banale et « banalisée » dans la littérature de jeunesse, se fait l’écho de drames que connaissent des enfants dans tous les pays et dans tous les milieux, drames souvent provoqués ou évoqués par des adultes qui respectent de moins en moins la part d’innocence de l’enfance. Elle est aussi la résultante d’une écriture qui se veut actuelle, influencée par une « adultisation » qui laisse libre cours à une expression directe et forte. Cette littérature porte-t-elle atteinte à l’intégrité de l’enfance ? Problème de société crucial auquel les adultes conscients se doivent d’apporter non pas une réponse, mais des éléments de réflexion.

    Le problème de la violence est une question délicate qui déstabilise souvent l’adulte, médiateur et donc éducateur, dans son choix de livres pour enfants, et cela sous l’effet d’un double regard sur ce choix : le regard qu’il porte lui-même sur la société et l’image qui en est donnée dans le livre, confronté à ce qu’il veut transmettre à son lectorat enfant ; le regard que les parents portent sur ses choix en tant que médiateur. Car ce sont plus souvent les parents qui « censurent » la lecture de leurs enfants et qui s’opposent à des choix trop audacieux.

    Aucune tranche d’âge en littérature de jeunesse n’est épargnée par le phénomène, mais les lecteurs adolescents sont les plus visés : omniprésence de la littérature d’horreur ou fantastique, avec des ressorts visuels forts et un appel presque malsain à l’émotivité de chacun ; attrait de la forme et du fond qui utilisent de plus en plus les ressorts d’accroche cinématographiques d’une écriture très visuelle pour capter le lecteur et le garder, une écriture à la Stephen King.

    La question de la violence dans les livres d’enfants peut donc être abordée sous deux angles d’attaque : la violence « banalisée » est-elle un bon argument littéraire ? Quelle « violence » exercée par l’auteur envers l’enfant lecteur ?

Violente la littérature ? Par rapport à qui ?

    L’évolution sociale est génératrice de question parce qu’elle heurte, et que le médiateur est obligé de la véhiculer malgré lui. Pourtant il faut se garder de faire de l’angélisme : la violence est présente dans l’évolution psychologique de l’enfant (cf. les cours de récré). Celui-ci apprend très vite désormais qu’il vit dans un monde où il faut se battre pour s’en sortir. Face aux violences physiques et aux agressions morales inhérentes à ce monde, il est inévitable que la littérature de jeunesse, si elle veut être réaliste, soit l’écho de ces tendances et aide à réfléchir, à intégrer certaines données liées à la violence.

    Un fait vient brouiller les cartes : les livres pour enfants sont écrits par des adultes. Il peut en résulter un phénomène divergent. Soit les auteurs sont « en deçà » de ce que vivent les enfants au quotidien par ignorance de ce qui s’y passe ou par peur de l’écrire et leurs livres manquent de réalisme dans l’expression de la quotidienneté. Soit les auteurs vont « au-delà » de ce qu’il faudrait en laissant libre cours à l’expression de leurs fantasmes adultes : ils pèchent par excès d’agressivité dans l’imaginaire fantasmagorique. Par contre, si les auteurs sont des enseignants, ils agissent en militants conscients de la façon dont cette violence peut s’exprimer au quotidien.

. La violence : un phénomène de mode ?

    Une mode en littérature est l’expression d’interrogations de la société, d’un besoin plus ou moins exprimé, d’un rejet d’une chose ou d’une personne. Besoins qui sont partagés par beaucoup. La violence héritée des contes existe depuis toujours, mais elle a une vocation pédagogique. Par contre, depuis cinq à six ans, elle affiche une présence croissante sous les formes les plus diverses, et une recrudescence actuelle de l’escalade des détails forts. C’est la résultante de concordances particulières. La cloison entre littérature adulte et jeune cède : des auteurs, passant de l’une à l’autre, ignorent ou veulent ignorer les normes et tabous classiques de la littérature de jeunesse. L’environnement social épargne de moins en moins à l’enfant de l’impact incalculable de ce que véhiculent les médias. Tout ce que l’enfant prend de plein fouet dans la rue ou à la télé est présent dans la littérature de jeunesse.

    Les livres pour enfants peuvent aider à réfléchir que cette violence. C’est là la justification de leur effet « caisse de résonnance ». La rémanence d’un texte s’opposant à la fugacité des images quotidiennes permet un certain recul, des retours pour analyser et expliquer.

. Quelle violence dans les livres pour enfants ?

    Il y a deux types de violence en littérature : celle qui se nourrit d’imaginaire et celle qui s’appuie sur le réel. Bien que procédant d’une démarche totalement inverse, elles ne sont pas étrangères l’une à l’autre et peuvent être complémentaires.

    La littérature de jeunesse semble se nourrir davantage de la violence issue du réel qu’elle ne l’a fait ces dernières années. Comme s’il fallait toujours plus d’émotions fortes proches de la réalité et du quotidien, nourries des faits divers qui s’étalent à la une des journaux, et en traduisent toutes les ambiguïtés et les images dévalorisantes de l’adulte. Ces livres peuvent servir de base à une réflexion et leurs thèmes peuvent être regroupés en plusieurs types :

– L’exclusion, le racisme et l’abus de pouvoir, thèmes les plus courants qui analysent les différents rejets que la société peut générer.

– La violence civique : guerre, terrorisme, dictature. Thèses à caractère historique ou politique qui peuvent prendre une dimension symbolique pour les héros et les lecteurs et qui ont le plus souvent besoin de déboucher sur une réflexion avec un adulte médiateur.

– L’enfance exploitée et maltraitée : affronter les conséquences terribles que ces abus provoquent sur la psychologie. Vers 13-14 ans, le ton rejoint celui de la littérature adulte. Livres douloureux difficiles à un âge où celui qui subit des abus ne peut pas encore « dire », et où les autres ont encore du mal à exprimer ce qu’ils pensent et redoutent

– La violence pathologique moderne : née aussi de l’actualité, c’est celle des tueurs fous et la manipulation des sectes. Les auteurs, entre le monde littéraire adulte et jeune, ont un talent certain pour en faire d’excellents thrillers pour lecteurs adolescents au cœur et au niveau de lecture bien accrochés.

. La violence nourrie d’imaginaire ; la peur du monstre

    Historiquement, c’est la plus ancienne et aussi la plus récente en littérature de jeunesse. Elle découle d’un imaginaire débridé, à travers des personnages et des décors qui n’ont qu’un lointain rapport avec la réalité, car se situant toujours aux frontières du surnaturel. Déconnectée de la vie, elle autorise une certaine distanciation du lecteur.

Elle relève de deux types : le roman d’angoisse d’inspiration classique, et la littérature « gore », version poussée à l’extrême.

    Dans la roman d’angoisse classique, hérité du XIXème siècle, cette distanciation du réel laisse toute la place à l’appréciation des qualités littéraires de l’œuvre, surtout si elle est écrite par des maîtres du genre. On peut y assimiler les albums peuplés de monstres, sorcières, ogres et autres joyeux drilles venus en droite ligne des contes de tous les temps et de tous les lieux. Ces albums ont toujours une conclusion positive, eu égard à l’âge du lecteur, et une morale intrinsèque comme dans les contes.

    Le livre d’horreur représente une déviation du livre d’angoisse. Cette littérature gore fait référence à un fantastique aux marges mal définies, à des ambiances malsaines où le sang et l’agression sont élevés au rang d’argument littéraire absolu et surtout d’argument commercial envers les plus jeunes lecteurs. Ils se situent dans la lignée de ce nouvel engouement des médias pour les émissions sur le paranormal, la psychopathologique, les analyses des comportements des serial-killer dont les américains se sont fait une spécialité.

. La violence virtuelle, donc niée.

    C’est peut-être le plus inquiétant, un aspect nouveau qui est venu avec le développement anarchique des consoles vidéo, des jeux sur CD-Rom et autres jeux de rôle, et dont les limites dégringolent l’escalier des tranches d’âge à toute vitesse. L’auteur y entraîne l’enfant dans un jeu et un monde irréel où, armé de pouvoirs aussi aberrants qu’agressifs, il doit combattre, vaincre, tuer pour gagner et s’en sortir « vivant virtuellement ». Cela présente un double danger : créer l’habitude de pratiquer la violence pour se sortir de toute situation malaisée ou contraignante, au risque de ne plus discerner le virtuel du réel, et d’éprouver des difficultés à revenir à la réalité, à faire la part du jeu. Nous sommes loin de l’imaginaire fantastique qui permet une distanciation du lecteur.

    Mais ces « risques » ne sont-ils pas largement dépassés par les faits dont on reçoit les échos quotidiennement de la part d’adolescents en mal de vivre ?

    Les enfants en viennent à se forger un nouvel imaginaire, un monde interactif et immatériel où être violent correspond à une nécessité de survie, une action sans conséquences matérielles. Car si la mort n’est plus « réelle », la violence devient virtuelle, donc « niable ». Elle devient un jeu élémentaire.

La violence : comment l’utiliser ?

    Cette violence qui devient omniprésente dans la littérature jeunesse, les adultes médiateurs doivent apprendre à la gérer, voire à l’utiliser, mais ce n’est pas sans risque. Les enfants sont tous différents et sur des sujets aussi délicats, les raisons pour lesquelles ils posent des questions, leurs attentes vis-à-vis de l’adulte sont à ressentir et à gérer en fonction de chaque situation.

    Il faut faire attention à l’effet « bombe à retardement » éventuelle que peut porter le livre : inciter au lieu de faire réfléchir. C’est le reproche classique qui est fait à la démarche à visée « pédagogique » de certains auteurs : en parlant de violence, comme en montrant la violence à la télé, ne risquent-ils pas de susciter l’envie de devenir violent chez l’enfant ? En certaines circonstances, un ouvrage trop ancré dans le réel peut avoir un effet pervers : inviter à regarder son voisin comme le « mauvais de l’histoire », stigmatiser les rancœurs, réveiller les bagarres et d’aboutir à l’effet inverse de celui que l’on recherche. Cela risque de transformer la bibliothèque en une sorte de prétoire où chacun, en fonction du sort des héros peut désigner un coupable, ou se sentir désigné comme tel.

    Pour contourner ces écueils, il faut faire attention à des principes essentiels : éveiller l’esprit critique, apprendre au lecteur à prendre du recul. Pour que l’histoire soit crédible, le ressort de l’analyse psychologique doit être solide. Les enfants savent transposer un problème dans leur propre champ de vision et ils savent reconnaître les agressions et les problèmes d’aujourd’hui dans le récit de ceux d’hier ou d’ailleurs. Il faut néanmoins choisir judicieusement le livre et le sujet en fonction des capacités de réflexion et d’assimilation de chacun.

    La violence dans les livres pour enfants pose un problème grave, celui d’une société qui porte atteinte à ses propres enfants, donc à son devenir, qui ne parvient plus à donner des modèles positifs, qui ne parvient plus à gérer l’instinct de violence chez ses enfants. Cette question angoisse les adultes médiateurs, d’autant plus que les frontières entre l’univers enfant et l’univers adulte deviennent de plus en plus poreuses. Les livres peuvent amener à réfléchir sur cette violence, et c’est en quelque sorte la seule justification de la présence prégnante de cette violence. La distanciation que propose le texte écrit s’oppose à la fugacité impressionnante des images au quotidien. Elle autorise le recul nécessaire au retour sur les choses, à l’analyse, au travail d’explication. Mais il ne faut pas oublier un fait majeur : si la violence dans les livres pour enfant est une mode montante, si ces livres sont un aspect noir de la littérature de jeunesse, ils ne représentent qu’un petit pourcentage de la production éditoriale, et il existe à côté bien d’autres livres qui parlent de la vie d’une manière plus positive, voire distrayante, et qu’il faut aussi faire connaître aux enfants en contrepartie.

    Mais ce sont d’autres histoires.

(article paru dans le n°73 – juin 2002 – du bulletin du CRILJ)

 

D’abord enseignante, Muriel Tiberghien fut rédactrice en chef adjointe pour la partie jeunesse de la revue Notes Bibliographiques (Culture et Bibliothèques pour tous) et, à ce titre, coordinatrice du comité de lecture. Des articles toujours très documentés, des formations, des interventions et des collaborations nombreuses, notamment avec le CRILJ dont elle est administratrice.