Influence, vous avez dit influence ?

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Introduction à la journée d’étude « L’enfant sous influence : culture et conquête de son autonomie », au Collège de France, le 27 novembre 1987.

« Je n’aime pas le mot « influence » qui ne désigne qu’une ignorance, une hypothèse ». Ainsi parlait Paul Valéry et ce propos nous parait s’appliquer avec une singulière acuité au sujet qui nous réunit aujourd’hui.

Utiliser le terme d’influence à propos de l’enfant risque me semble-t-il de nous enfermer dans des limites assez déplorables surtout dans une représentation manichéenne des conduites de cet enfant. Écartelé tout au long de son développement entre bonnes et mauvaises influences, que choisira-t-il ? Et comment effectuera-t-il ce choix ? Et faire du livre un messager privilégié de ces influences lui confère, me semble-t-il, un pouvoir dont nous ne connaissons réellement ni les chemins, ni les moyens.

Je voudrais donc réfléchir brièvement sur les ambigüités de cette notion d’influence, sur sa signification dans le domaine qui est le nôtre, c’est-à-dire celui du livre et de l’enfant ou, si vous me permettez, plutôt des enfants et sur les moyens de conduire ces enfants à l’autonomie.

Puisque c’est à une psychologue que vous avez confié le redoutable privilège d’ouvrir cette journée, je ne vous étonnerai pas en vous disant que j’ai d’abord essayé de trouver appui sur quelques définitions tirées des meilleurs manuels et que mon attente a été singulièrement déçue.

L’influence est assurément une notion de psychologie sociale. « Des travaux expérimentaux, et ici je cite, réalisés sur des groupes restreints en laboratoire permettent de préciser certains mécanismes, certains processus d’influence sociale », par exemple sur la perception. Mais il est tout de suite indiqué et nous saurons gré aux auteurs de ces réserves, que « la généralisation à la société globale des constatations faites sur des groupes restreints n’est pas légitime dans tous les cas ».

L’influence pourrait alors être régie par une sorte de contagion, un besoin de cohérence (et je cite encore) « entre deux ou plusieurs individus » et ce besoin se traduirait par la formule « les amis de mes amis sont mes amis ».

Bien sûr ce qu’on appelle « le maniement des attitudes » implique, et de cela nous avons une large expérience à l’époque contemporaine, l’utilisation de techniques susceptibles d’orienter, de modifier et les motivations et les conduites. Au premier rang de ces techniques, naturellement la publicité, aussi, ce qu’on peut appeler les représentations de prestige, d’autorité et toutes les procédures utilisées par les moyens de communication.

Cette influence, pour être positive, doit reposer sur une certaine représentation du public, sur une certaine représentation de la population dont il s’agit d’orienter ou de modifier le comportement. Pour agir efficacement, il est donc nécessaire de connaître les destinataires de l’action à entreprendre d’où l’évaluation des groupes auxquels on veut s’adresser et à plus forte raison que l’on veut influencer. Mais cette influence, elle peut s’exercer ou tenter de s’exercer de la façon la plus directe, la plus explicite pour susciter par exemple des conduites d’achat ou bien elle peut s’exercer de façon plus discrète, quasi-implicite, dans la presse entre autres en créant un certain climat d’admiration ou un certain climat de suspicion qui se traduira ultérieurement, et à plus ou moins longue échéance, par des conduites d’adhésion ou de rejet. Il est bien évident qu’en toute circonstance, il faut tenir le plus grand compte du public auquel on s’adresse, et qui, selon l’âge, le sexe, le milieu, se montrera diversement influençable.

Or toute cette analyse, que vous me pardonnerez d’avoir représentée de façon toute à la fois naïve et fastidieuse, tout ce rappel d’expériences quotidiennes ou familières ont été faits pour en venir, en définitive, à parler de l’enfant, des enfants et surtout pour arriver à se demander comment on peut employer le même terme pour analyser l’achat d’une lessive ou la lecture des Misérables.

Quand nous parlons du livre, nous parlons d’un objet culturel qui a un auteur et qui porte un message ; quand nous parlons de l’enfant, nous parlons d’un individu – les généticiens nous disent qu’il n’y en a pas deux identiques – qui, si jeune soit-il, a déjà une histoire de vie, un milieu familial, un environnement social, un développement intellectuel et affectif.

De quel droit pouvons-nous dire, sans l’avoir consulté lui-même, qu’un livre aura pour lui une bonne ou mauvaise influence ? de quel droit, à moins de partir de portrait-robot de l’enfant, d’images stéréotypées de l’enfance, pouvons-nous dire que cette influence sera brève ou sera durable ? de quel droit pouvons-nous orienter son imagination, sa sensibilité et ses aspirations intellectuelles ? de quel droit pouvons-nous décider ce qui convient à sa croissance affective et sociale comme on décide des aliments de sa croissance physique ?

Rien ne nous permet, disons-le franchement et peut-être brutalement, de prévoir valablement l’effet qu’un livre aura sur un enfant. Et vous me permettrez ici de passer la parole à quelques auteurs et de faire référence à quelques exemples de contradictions, d’opinions résolument opposées entre spécialistes de haut niveau, de même spécialité, de génération quasi-identique, éminents psychiatres l’un et l’autre, à propos d’un auteur dont l’œuvre a largement donné matière à controverse, j’ai nommé Madame de Ségur.

L’un, Edouard Pichon, qui fut le maître de Françoise Dolto, disait que ses écrits « étaient ruisselants de sadomasochisme » et que certaines scènes « ont un rôle funeste dans la genèse des perversions libidinales et doivent être proscrites absolument ». L’autre Didier-Jacques Duché, auteur d’un excellent ouvrage intitulé La bibliothèque idéale, écrit « nous ne pensons pas qu’il faille bruler la Comtesse de Ségur, Madame de Ségur est rigoureuse et réaliste, elle se plait aux détails pratiques, elle a les pieds sur terre et on ne peut lui reprocher de décrire le milieu dans lequel elle vit, les nombreux domestiques de Madame de Réan qu’aimait l’enfant Mauriac ne sauraient donner des goûts de grandeur à nos enfants ».

Je voudrais même aller plus avant et montrer que la réaction d’un jeune lecteur est bien différente de celle qu’on eut pu attendre. A propos de livres qu’on lui donnait à lire, Sartre, dont tout le monde connaît Les mots, écrit « j’assistais à des événements que mon grand-père eut certainement jugés invraisemblables et qui pourtant avaient l’éclatante vérité des choses écrites. Les personnages surgissaient sans crier gare, s’aimaient, se brouillaient, s’entr’égorgeaient ; le survivant se consumait de chagrin, rejoignait dans la tombe l’ami, la tendre maîtresse qu’il venait d’assassiner. Que fallait-il faire ? Étais-je appelé, comme les grandes personnes à blâmer, féliciter, absoudre ? Mais ces originaux n’avaient pas du tout l’air de suivre nos principes et leurs motifs, même lorsqu’on les donnait, m’échappaient. Brutus tue son fils et c’est ce que fait aussi Mateo Falcone, cette pratique paraissait donc assez courante autour de moi, pourtant personne n’y avait recours ».

Ceci n’a pas besoin de commentaire et montre parfaitement la distance que les enfants savent préserver entre ce qu’ils connaissent de la réalité et ce qu’ils apprennent des livres. Chaque enfant a sa propre manière de comprendre, d’interpréter. Rien ne nous autorise à substituer notre jugement au sien et ici encore Didier-Jacques Duché écrit à ce propos : « Il ne s’agit certes pas d’élever autour de l’enfant une barrière destinée à le protéger des dangers du monde extérieur mais de considérer tous les moyens d’information actuels dans le presse et la littérature enfantine comme des réalités inhérente au monde moderne et d’aider les enfants à discuter, les comprendre, les assimiler. Les enfants sont avides de nouveautés, bonnes comme mauvaises, ce qu’ils deviendront dépend beaucoup de ce que les adultes en feront. Ce disant, n’est-il pas parfaitement d’accord avec un autre auteur, venant pourtant d’un horizon tout à fait différent, j’ai nommé Bernard Épin, écrivant ‘ »la première protection de la jeunesse dans un monde marqué par la violence des rapports sociaux et l’asservissement mercantile des aspirations humaines, ne consiste-t-elle pas dans l’action pour une éducation en prise avec les réalités de la vie qui l’aide à développer ses facultés d’autodéfense, à mieux connaître pour moins subir ».

Ainsi l’unanimité se réalise-t-elle entre ces spécialistes de l’enfance, qui s’accordent pour préserver l’autonomie de l’enfant et pour l’aider par tous les moyens comme le souhaitait notre amie Natha Caputo, à « assouvir cette immense soif de connaissances qui dort au cœur de chaque enfant ».

(article paru dans le n°32 – janvier 1988 – du bulletin du CRILJ)

Hélène Gratiot-Alphandéry (1909-2011), spécialiste de la psychologie de l’enfant, fut directrice de l’École Pratique des Hautes Études et chargée d’enseignement à l’Université René Descartes. Elle co-dirigea avec René Zazzo les six volumes du Traité de Psychologie de l’Enfant (Presses Universitaires de France). Fondatrice en 1948, avec Henri Wallon, de Enfance, une des seules revues scientifiques de langue française consacrées au développement de l’enfant dans ses aspects sensoriel, moteur, cognitif, émotionnel, social et langagier. Hélène Gratiot Alphandéry hérite en 1941 de la propriété vinicole de Château Larcis Ducasse qi’elle dirige jusqu’en 1990. Très attachée au CRILJ, elle apporta pendant de longues années à son conseil d’administration compétence et passion.