Qui sommes nous ?

De l’usage difficile des index et des statistiques

      Le CRILJ qui s’intéresse aux mouvements de traduction essaie depuis toujours de promouvoir le livre pour la jeunesse français à l’étranger. Il est toutefois difficile de faire un recensement, sur deux ans, des ouvrages traduits du français vers l’étranger.

     Par contre, une étude relative aux ouvrages étrangers traduits en France a pu être  effectuée en prenant comme base « Les livres du mois » de La Bibliographie de la France. S’agissant des livres français traduits à l’étranger, peuvent être utilisés, d’une part, avec plusieurs années de retard, l‘Index Translationum de l’Unesco et, d’autre part, les renseignements fournis pour l’édition de l‘AZ des auteurs et illustrateurs francophones pour la jeunesse édité par le CRILJ en 1991 et remis à jour en 1994.

     Prendre en compte les statistiques est une façon concrète de poser le problème. J’ai donc simplement repris les parutions de l’année 1995, avec une possibilité de comparaison pour les années 1982 et 1991/92 pour lesquels le CRILJ avait mené une étude lors d’un colloque relatif aux problèmes économiques et culturels dans l’édition de la littérature de jeunesse.

     La nouveauté qui ressort de cette confrontation est la part de la création française par rapport aux années antérieures et les nombreux échanges que l’on a sur ce sujet  montrent qu’il y a une vraie richesse de la création française.

     En 1982, on dénombrait environ 54% de livres traduits dont 90% de livres anglo-saxons. En 1992, le chiffre était de 36% et de 30% en 1995, avec encore une propondérance de l’origine anglo-saxonne (81% de l’ensemble des livres traduits). Notons qu’il n’est pas simple de déterminer le pays d’origine des ouvrages de langue anglaise car les traductions ou les adaptations de livres américians ou canadiens portent le plus souvent la simple mention « traduit de l’anglais ». L’ensemble des autres pays  représentaient, en 1992, 19% – ce qui est très peu.

     En 1995, les traductions se ventilent entre 40% d’albums, 25% de romans, 24% de documentaires alors qu’en 1982 la répartition était sensiblement à parts égales : 34%, 31%, 27%. Il faut, je crois, noter à part les parutions « Walt Disney » qui représentent chaque année environ 10%.

     Mais on trouve aussi des choses étonnantes : Shakespeare traduit du tchèque, Perrault, Madame Leprince de Beaumont, Andersen traduits et adaptés de l’américain, Heidi traduit et adapté du danois, tout autant de pratiques qui nous renvoient aux épineuses questions de marché et de co-édition internationale.

     Comme indiqué plus haut, la part des ouvrages d’origine « Walt Disney » est importante. En 1995, sur environ 1800 nouveautés parus, on relève 78 livres dits « classiques » et 55 ouvrages « Walt Disney ».

     Que ce soit avec les petits albums sans nom d’auteur et d’illustrateur (160 titres répertoriés), qui se vendent très facilement, ou avec les albums de grand format signés par leurs auteurs et illustrateurs, il est difficile – à moins d’avoir l’ouvrage en main – d’en connaitre la provenance exacte entre Grande Bretagne et Etats-Unis. Parfois même, l’auteur ou l’illustrateur étant mentionné, le pays d’origine diffère.

     Il est indiqué 35 livres traduits de l’allemand. En y regardant de près, on s’aperçoit que 25 de ces livres ont été publiés directement en français par les éditions Nord-Sud basées en Suisse alémanique.

     En fait très peu de livres viennent d’Allemagne, un peu plus d’Espagne et d’Italie, essentiellement des petits albums. On relève aussi, assez souvent, des traductions « à l’unité » : un livre de Pologne, deux livres de la République Tchèque dont une réédition, un Baba Yaga venu de Russie, ce qui n’est pas vraiment une nouveauté.

    En fait, très peu d’auteurs contemporains sont traduits. Lorsqu’il y a quelques années nous avons affectué une recherche pour des collègues du Mans qui souhaitaient établir des relations entre leurs classes de quatrième et les douze pays de la communauté européenne en édudiant en commun un auteur traduit dans chacun des pays, il nous a été impossible de trouver cet auteur parmi les contemporains.

     L’Index translationim édité par l’Unesco est sur CD-rom en listing alphabétique. Mais les auteurs ne sont pas répertoriés en tant qu’auteurs écrivant pour la jeunesse. Nous envisageons au CRILJ de nous mettre à l’ouvrage. Nous aurons ainsi, dans le domaine d’intervention qui est le notre, en complément de notre AZ des auteurs et illustrateurs, une vision plus satisfaisante des échanges littéraires à travers le monde.

 ( texte paru dans le n° 48/49 – avril 1993 – du bulletin du CRILJ )

traduction

Quittant les éditions Stock quand Hachette rachète la maison, Monique Hennequin entre à l’Association nationale pour le livre français à l’étranger (Ministère des Affaires étrangères) où elle est l’adjointe de Lise Lebel. Elle publie chez Seghers en 1969 un Dictionnaire des écrivains pour la jeunesse de langue francaise, non signé, pour la section francaise de l’Union internationale des livres pour la jeunesse. Travaillant ensuite à mi-temps au Comité permanent du livre français à l’étranger (Ministère de la Culture), elle assure à compter de 1980 le secrétariat général du CRILJ. Déclarant volontiers ne pas être une militante, Monique Hennequin fut, pendant trente années, l’indispensable cheville ouvrière de l’association.

Lire et puis voter

  

 Quand le plaisir de lire est associé à une véritable démarche citoyenne

     Depuis six ans, le CRILJ Bouches du Rhône, dont le siège est à Velaux, organise, dans des établissements scolaires, centres de loisirs, médiathèques et maisons de retraites, le « Prix Chronos » de littérature.

     Ce prix, créé par la Fondation Nationale de Gérontologie, propose aux participants de tous âges de lire des ouvrages ayant pour thème les relations entre générations, la transmission du savoir, le parcours de vie, la vieillesse, la mort et a pour objectif de  primer les meilleurs albums et romans traitant des relations entre générations et d’éduquer à la citoyenneté grâce au vote individuel.

     Dès l’engagement dans ce projet, en 2003, projet alors soutenu par la Direction Départementale de la Jeunesse et des Sports, nous nous sommes efforcés de former, soutenir et même aider financièrement les responsables de structures éducatives de plusieurs villes du département, intéressées : Les Pennes-Mirabeau, la Fare les Oliviers, Vernègues, le Tholonnet, St-Chamas, Vitrolles, Mallemort, le 13 ième arrondissement de Marseille, Berre.

     Cette action a été reconnue par l’obtention du « Prix D’Age en Age », qui récompense les associations qui font participer le plus de lecteurs d’âges différents, prix honorifique dispensé par la Fondation Nationale de Gérontologie.

     A Velaux, voilà cinq ans que nous prenons en charge l’organisation du Prix Chronos pour faire lire et voter les enfants des deux groupes scolaires, certaines classes du collège Roquepertuse, des enfants du centre de loisirs Evea, les jeunes du comité de lecture de la médiathèque et, cette année, des résidents de la maison de retraite, sans compter les adultes qui participent volontiers à cette aventure.

     Tous ces lecteurs se retrouvent le jour du vote, carte d’électeur en main, dans différents bureaux : médiathèque, maison de retraite et même, une année, mairie, tenus par un élu de la commune. A Velaux, la participation amicale des élus sollicités donne à l’évènement un caractère solennel.

     Les enfants se souviennent longtemps après de ce jour où, à tour de rôle, dans le calme et le respect des règles, ils sont passés par l’isoloir, ont mis le bulletin choisi dans l’urne, ont signé la feuille d’émargement et, pour certains, participé au dépouillement. Plusieurs « grands » sont fiers de présenter leur carte d’électeur précieusement conservée d’une année sur l’autre et quelle responsabilité pour ces petits de maternelle qui, cette année, sont arrivés avec la procuration de leur parents pour voter à leur place car, oui, les parents ont le droit de lire aussi et ils ont le droit d’exprimer leur choix !

     Une innovation cette année : la création, à Velaux, d’un prix de poésie, « le Prix Ronsard », demandé par les enseignants du primaire, présenté et organisé selon le même processus que le « Prix Chronos ».

     Ce prix a eu un tel succès et a eu des prolongements si prometteurs (voir l’exposition itinérante réalisée par l’atelier d’art graphique du CASL) que nous nous préparons à renouveler cette action qui permet de sensibiliser à la magie des mots et à l’art de la poésie. 

 

  chronos

Née à Tunis en 1941, Mireille Joly doit à son institutrice de CM2 sa passion pour les lectures partagées. Psychologue scolaire, formatrice en Ecole Normale, directrice de CVL, responsable pendant dix ans d’un organisme de formation, elle est depuis fort longtemps impliquée dans la promotion de la littérature de jeunesse : création de coins-lecture en milieu scolaire et en centres de loisirs, animation de BCD, introduction de la littérature pour la jeunesse dans la formation initiale des animateurs présentant le Bafa et le Bafd, mise en place de stages spécifiques. Adhérente du CRILJ depuis plus de vingt ans, elle est l’actuelle présidente de la section locale des Bouches du Rhône qui, dans le cadre de ses nombreuses activités, apporte un soutien sans faille au Prix Chronos.

 

 

 

 

Alice Piguet

 

     » Pourquoi j’écris pour les jeunes ? Parce que je les aime et parce que c’est difficile.

     J’ai eu le privilège d’être élevée par une mère exigeante qui combattait la bassesse d’âme, la petitesse d’esprit, mais respectait les dons d’enfance.

     J’ai grandi, de ce fait, sans me dépouiller de cette aura spéciale aux jeunes et aux peuplades primitives. Bref, j’ai été mal élevée, si l’on s’en tient aux critères conventionnels, mais je me trouve de plain-pied avec les enfants et je préfère leur compagnie à celle des adultes.

     En littérature, le roman pour enfants est le genre le plus difficile qui soit. Il y faut, non seulement une grande aisance de langue, mais encore un sens développé de la construction : un mauvais synopsis ne retient pas l’attention des jeunes lecteurs.

     A cela, il  faut ajouter des clartés sur la vie de la nation, les mœurs, les nouvelles méthodes d’éducation, les progrès de la science, la psychologie et l’optique enfantine, la camaraderie, le sport. Cet ensemble de connaissances doit demeurer en toile de fond et ne jamais montrer le bout de l’oreille.

     L’auteur doit s’amuser en écrivant et seulement s’amuser.

    Ecrire pour les enfants, comme c’est gentil ! Comme j’aimerais ! s’écrient les femmes du monde. Eh là, mesdames, en échange de tout ce travail, qu’obtiendrez-vous ? La rentabilité ? Médiocre. La considération ? Nulle. En France, un écrivain pour les jeunes est un écrivain qui n’a pas su faire autre chose. Reste l’amour que les enfants portent à l’auteur à travers ses héros, et c’est cela la vraie récompense.

     Mais quoi, s’occuper des jeunes, n’est-ce pas tenter de les aider à devenir des hommes ? C’est dans cet espoir que j’écris. J’écris me servant plus souvent des ciseaux et de la gomme que du stylo. Et je sais bien que j’écrirai jusqu’à mon dernier souffle, parce que le livre, le vrai, celui qui portera enfin toute la chaleur de mon esprit est de mon cœur est encore à naître. »

     C’est cette Alice-là, transcendée, qui m’apparut à travers la petite dame d’un âge certain qui poussa un jour la porte de mon bureau. Ce fut elle l’instigatrice de notre collabotation auteur-éditeur qui, de 1965 à 1978, donna naissance à la trilogie des Tonio, à Traine les cœurs et à Tremblez Godons.

     Je savais à quel point elle était agacée parfois par des remarques du comité de lecture qui, disait-elle, n’avait absolument rien compris à sa démarche, combien elle était irritée des lenteurs éditoriales, par des délais trop longs de parution. Elle faisait partie sans nul doute de ce que j’appelais les « auteurs-oursins ». Mais elle fut certainement celui d’entre eux avec lequel j’entretins des relations de travail les plus passionnantes, dès que j’avais sauté par-dessus les fils barbelés de ses récriminations.

     Je lui demandais un jour de m’expliquer cette passion pour l’Histoire. Elle me démontra combien il était capital que les jeunes d’aujourd’hui ne se croient pas le fruit d’une génération spontanée, mais l’aboutissement de l’évolition qui leur a donné naissance. Elle m’expliqua le plaisir intense qu’elle éprouvait à se documenter, la joie de comparer sa propre vie à celles d’autres temps, révolus, et de pouvoir ainsi relâcher la pression du quotidien et les inévitables tâches matérielles et soucis qu’elle engendre.

      » Après les notes, les fiches, enfin toute la compilation, vient le temps de me laisser vivre avec mes personnages, de leur donner vie et forme à partir de ce que j’ai pu apprendre sur leur époque. C’est exaltant de penser que mes lecteurs vont s’enrichir à leur tour de ce dont le me suis enrichie, et peut-être se révéler à eux-mêmes à travers mes histoires. »

     Cette possible maïeutique la stimulait tout particulièrement : « Quand mes romans sont mûrs, je les cueille. » J’entendais : quand j’ai porté mes romans en certain temps dans ma tête, je les écris.

     Elle n’éprouvait aucune honte à avouer qu’elle écrivait pour les enfants, bien au contraire, et elle se moquait de ceux qui, disait-elle, se vantent, non sans une « prétention matinée d’hypocrisie » de faire avant tout une œuvre littéraire, sans viser un public déterminé.

     Alice Piguet contribua comme Pierre Devaux, René Guillot, Léonce Bourlaguiet, Claude Cénac, Nicole Ciravégna, Pierre Debresse, Susie Arnaud-Valence, Robert Escarpit et bien d’autres auteurs à enrichir de textes de qualité la collection « Fantasia » qu’alors je dirigeait. Parmi eux, certains nous ont quitté, mais ils survivent dans leurs œuvres comme témoins, pour les jeunes d’aujourd’hui, de valeurs auxquelles le temps n’oppose pas de barrière.

     Alice Piguet a désormais franchi le miroir des apparences. Au revoir, chère Alice – par delà l’espace et le temps.

 ( texte publié dans le numéro 48/49 – avril 1993 – du bulletin du CRILJ )

piguet

 Née à Nîmes en 1901, découvrant le pouvoir de la littérature à sept ans en lisant Les mémoires d’un âne, Alice Piguet aura vécu sous le signe de l’enfance : garderies et visites aux enfants malades dès sa classe de philosophie, articles dans un petit journal, éducation de ses propres enfants, intérêt marqué pour la pédagogie nouvelle, contribution régulière à la page des jeunes de La mode pratique, institutrice dans un village de Saône-et-Loire, écrivain s’adressant, à compter de 1945, principalement aux jeunes lecteurs et, de la fin de la guerre à 1958, membre rapporteur de la Commission de Contrôle de la Presse Juvénile. Hormis pour Thérèse et le jardin (Bourrelier) qui recevra le Prix Jeunesse à l’unanimité des membres du jury, les romans d’Alice Piguet se déroulent tous à des époques éloignés sur lesquelles elle se documente scrupuleusement. Prix Fantasia en 1966 pour Tonio et les Tarboules (Magnard), un de ses meilleurs livres.

 

 

   

 

   

   

 

Petits cailloux de création

     Si écrire fait partie d’une nécessité et d’un désir profondément ancré en moi-même, n’y aurait-il pas, dans cet acte, égoïsme mais aussi don et appel incertain vers l’autre ?

     Tout être ne vit-il pas d’intenses moments qui le marquent et l’écrivain n’est-il pas celui qui se laisse aller à les écrire même si cela lui demande energie, courage et entêtement ?

     N’éprouve-t-il pas alors une distance avec les propres évènements de sa vie, accompagnés d’un certain bien-être, soulagement et plaisir d’avoir créé ce texte ?

     Mais l’écrivain ne cherche-t-il pas, au-delà de sa question primordiale, à donner une universalité à son récit ? Il souhaite secrètement que chaque lecteur vive cette histoire, non seulement comme la sienne, mais aussi comme le reflet qui porte les signes d’universalité.

     Ecrire c’est capter la sensibilité, les sentiments, décrire de l’intérieur le cercle du ressenti d’un être ainsi que la construction de ses pensées.

     Mais c’est aussi développer les cercles extérieurs, le lieu de naissance, les paysages d’enfance, la lumière, la faune, la flore, toute cette extériorité qui influence. Ce sont aussi les lieux de vie, campagne ou cité, ainsi que tous ceux qui nous entoure, protègent, vivent ensemble.

     Ecrire, c’est nouer les fils d’une tapisserie autour de la mémoire d’un groupe. Ecrire, cercle après cercle, c’est voir naître personnages et monde, sensibilité et pensées, afin que le lecteur puisse s’identifier et reçoive quelque réponse à ses propres interrogations.

 ( article paru dans le n°70 – juin 2001 – du bulletin du CRILJ )

 rolande causse

Rolande Causse travaille dans l’édition depuis 1964. Elle anime, à partir de 1975, de nombreux ateliers de lecture et d’écriture et met en place, à Montreuil, en 1984, le premier Festival Enfants-Jeunes. Une très belle exposition Bébé bouquine, les autres aussi en 1985. Emissions de télévision, conférences et débats, formation permanente jalonnent également son parcours. Parmi ses ouvrages pour l’enfance et la jeunesse : Mère absente, fille tourmente (1983) Les enfants d’Izieu (1989), Le petit Marcel Proust (2005). Nombeux autres titres à propos de langue française et, pour les prescripteurs, plusieurs essais dont Le guide des meilleurs livres pour enfants (1994) et Qui lit petit lit toute sa vie (2005). Rolande Causse est au conseil d’administration du CRILJ.

 

 

Photocopillage et googlelisation

Récemment, une jeune institutrice bien intentionnée m’a invité dans sa classe après avoir commencé la lecture d’un de mes romans publié, en poche, chez un petit éditeur. Brandissant un exemplaire sorti de son sac, elle m’a révélé en désignant les feuilles agrafées posées sur chacune des vingt-cinq tables : « J’ai dû le photocopier, nous n’avons aucun budget pour l’achat des livres. »

    Rien d’exceptionnel, ce n’est pas la première fois que je me trouve confronté à ce problème. J’explique à l’enseignante que cette pratique coûteuse (et interdite) contribue à tuer le livre. Coûteuse ? Les écoles ont un budget pour l’achat de papier, de photocopieuses – sans parler de leur maintenance et des toners. Le coût réel de la photocopie d’un roman de 200 pages dépasse largement 4,80 euros … sans compter que l’objet final ressemble bien peu à un livre !

    Comme l’enseignante s’excusait d’avoir minoré mes bénéfices, je lui ai expliqué que je touchais … 0,22 euros par ouvrage. « Ce n’est donc pas si grave, me répondit-elle, je vous ai fait perdre cinq euros cinquante. »

    Hélas, c’est plus compliqué et c’est plus grave. Un ouvrage est rentabilisé par l’éditeur à partir de 2 ou 3 000 exemplaires vendus. Imaginons qu’une centaine d’enseignants fasse acheter à leur classe 25 exemplaires d’un ouvrage. L’éditeur rentre dans ses frais (et je touche 2500 fois 0,22 euros, c’est-à-dire 550 euros à la fin de l’année). Mais si les cent enseignants agissent comme mon institutice, l’éditeur ne vendra que 100 exemplaires dans l’année – ne croyez pas que ce soit si rare, hélas ! – et il devra bientôt mettre la clé sous la porte, outre le fait que je toucherai alors dans l’année 22 euros pour avoir écrit un roman qui m’aura demandé des semaines voire des mois de travail.

    La morale de cet incident en apparence mineur ? Certaines pratiques contribuent à tuer la création et le livre. On pense souvent que les auteurs vivent de l’air du temps, à l’image de cet éditeur (je préfère taire son nom) qui, en 1975, m’a jeté, face à mes prétentions : « Incroyable ! Non seulement je prends le risque financier de vous publier, non seulement vous allez avoir votre nom sur un livre, mais en plus vous voulez être payé ? » Bizarre : les enseignants, les éditeurs et leur personnel sont payés, mais le créateur, lui, devrait travailler gratis. C’est un peu comme si les gérants de supermarché jugeaient normal que les producteurs de tomates ne touchent rien. Après tout, c’est si agréable, le jardinage.

    Dans le même ordre d’idée, Google a mis tout en place pour la numérisation future de tout ce qui a été déjà publié, en France comme ailleurs. Vous doutez ? Eh bien tapez simplement « Google livres » sur votre moteur de recherche, suivi du nom de n’importe quel écrivain vivant, moi si vous voulez, et vous constaterez que ses titres sont déjà tous répertoriés avec éditeur, nombre de page, résumé, extraits. Sympathique, n’est-ce pas ? L’accès futur serait gratuit – et tant pis pour les droits d’auteur – ce serait presque défendable, mais il n’y a que de naïfs internautes utopistes pour le croire. Google n’est pas une société à but non lucratif.

    La vérité est que tout a un coût, même lorsque l’on croit (ou que l’on juge) que ce devrait être gratuit. Que les élèves ne paient pas le livre que l’enseignant souhaite leur faire livre, d’accord. Mais la fabrication de cet ouvrage, de l’écriture à la vente en librairie, a un coût. Décider qui doit payer – la collectivité, l’utilisateur – est un autre débat.

  grenier

Né en 1945 à Paris, Christian Grenier sera professeur de lettres parce que ses parents, acteurs, ne souhaitent pas qu’il suive la même voie qu’eux. Le prix de l’ORTF qu’il obtient en 1972 pour son troisième roman, La Machination publié par GP, l’incite à écrire pour la jeunesse : textes de science-fiction, romans historiques, fantastiques, intimistes, policiers. Il travaille un temps dans l’édition comme lecteur et correcteur, rewriter, journaliste, directeur de collection, scénariste de bandes dessinées et de dessins animés pour la télévision (Les mondes Engloutis, Rahan). Quatre essais à propos de science-fiction dont, en 2003, La Science-fiction à l’usage de ceux qui ne l’aiment pas (Le Sorbier). Cofondateur de la Charte des auteurs et illutrateurs en 1975. Traduit en une quinzaine de langues, rencontrant très souvent ses lecteurs, il vit depuis 1990 dans le Périgord.

Claude Aveline

par Mathilde Leriche

    Claude Aveline, né le 19 juillet 1901 (de son vrai nom Evgen Avtsine) était fils d’immigrés russes installés à Versailles. Il est mort à Paris dans la nuit du 3 au 4 novembre 1992.

     Editeur, auteur connu de nombreux romans, d’études sur des sujets variés révélant une grande richesse intellectuelle. Auteur aussi d’ouvrages scolaires, membre actif de divers organismes et associations, militant du Front Populaire en 1936, Claude Aveline participait pleinement à la vie sociale et littéraire de la France. Mais d’autres, mieux que moi, sauront évoquer son rôle, analyser sa personnalité.

    Je connais mieux son œuvre pour les enfants, pleine de fraicheur, de drôlerie, originale et malicieuse comme Histoire du chien qui voulait apprendre à lire, L’éléphant qui voulait passer pour un moustique, L’arbre Tic-Tac, Histoire du lion, de l’élephant, du chat … et de quoi encore ?

     Mais de tous ces livres pour enfants, celui qui me semble exprimer le mieux la pensée de Claude Aveline, c’est Baba Diène et Morceau de sucre, conte moderne paru en 1937, un des premiers livres anti-racistes écrit pour les enfants et qui se déroule en Afrique, dans une palmeraie.

     Conte moderne où la cornue et l’alambic du savant remplacent la baguette magique et deux hommes blancs généreux les fées. Un liquide, fruit des recherches d’un savant est bu en cachette par un petit noir, ce qui le rend blanc et blond. Un autre liquide lui rendra sa première apparence et tout le monde sera heureux. Mais que d’aventures, que de mystères et une bien jolie amitié entre les enfants.

     Voilà ce que dit le savant :

Je suis fou de joie, aujourd’hui est le plus beau jour de ma vie … J’ai trouvé le moyen de changer un nègre en blanc … Je pourrai aussi bien transformer un jaune en nègre ou un blanc en jaune … On nous racontait depuis toujours qu’il y a des races supérieures et des races inférieures et que, par exemple, les nègres sont moins intelligents que nous, qu’ils ne parviendront jamais à nous égaler. Ce sont de mauvaises raisons, inventées par les blancs afin de dominer les noirs. Les noirs savent moins de choses que nous, voilà la différence mais, pour le cœur et pour l’esprit, tous les hommes ont frères … J’ai pensé que si les hommes sont vraiment frères, il devrait y avoir un moyen pour qu’ils se ressemblent aussi par leur aspect physique.

     Je sais peu de chose sur Claude Aveline. Je l’ai connu vers 1936, au temps des années pleines d’enthousiasme du Front Populaire. On se retrouvait dans des réunions débordantes de projets consacrés au bonheur des enfants : école aux méthodes d’éducation nouvelle, bibliothèque, culture, loisir. On discutait beaucoup, on travaillait aussi.

     Chaque fois que j’ai rencontré Claude Aveline, il y avait entre nous une atmospère amicale, chaleureuse. On se quittait avec les promesses de se retrouver bientôt.

     Et les années passèrent …

     En 1959, Simone Martin-Chauffier reçut le Prix Jeunesse pour L’Autre chez les corsaires (Editions Bourrelier), excellent roman que Claude Aveline admirait beaucoup. A cette occasion, nous renouvelâmes une fois de plus la promesse de nous revoir.

     Mes plus récentes relations avec Claude Aveline dataient de ces dernières années, relations téléphoniques. Claude Aveline s’occupait très activement des rééditions de ses livres et pensait que je pourrais l’aider.

     Comme j’aime bien écouter ce qui m’intéresse, ces longues conversations avaient beaucoup de charme. C’est au cours d’une d’elles que Claude Aveline m’apprit qu’il avait créé une petite école portant son nom dans le Morbihan, près de l’Ile aux Moines. Je souhaite que cette petite école qu’il aimait beaucoup reste fidèle au souvenir de son créateur qui lui offrit sans doute, avec son œuvre si variée, le meilleur de lui-même.

 ( texte paru dans le n° 46 – décembre 1992 – du bulletin du CRILJ )

 aveline

Né Evgen Avtsine, en 1901, à Paris, de parents russes qui, fuyant la ségrégation raciale dont ils étaient victimes en Russie, s’étaient installés en France, Claude Aveline fut, malgré une santé fragile, un homme de lettres prolifique : poèmes, romans, récits, pastiches, contes et nouvelles, théâtre et théâtre radiophonique, articles de presse, critiques cinématographique, essais, mémoires et quelques textes pour les enfants dont, en 1946, Histoires du lion, de l’éléphant, du chat et … de quoi encore ? Il fonda en 1951 le Prix Jean Vigo – du nom d’un cinéaste mort jeune et dont il fut le fidèle soutien – et il publia en 1932 un singulier roman policier La Double Mort de Frédéric Belot, premier titre d’une « suite policière » qui, selon Boileau-Narcejac, « donna au genre ses lettres de noblesse ». Claude Aveline, prémonitoire, déclarait dans la préface :« Il n’y a pas de mauvais genres, il n’y a que de mauvais écrivains. »

Les éditeurs français face à l’Europe

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     Les éditeurs français de livres pour la jeunesse sont-ils, face à l’Europe, considérés comme innovateurs ou sont-ils à la traine ?

     D’abord, qui est concerné ? Les éditeurs industriels et déjà internationalisés depuis longtemps ou la littérature et l’art graphique français ?

     Quelles conséquences à long terme ? Pour l’évolution des mentalités des générations 2000 ? Pour celles des jeunes lecteurs d’une part, celles des admirateurs étrangers de la culture française d’autre part ?

     La Foire de Bologne a fêté le printemps dernier ses 25 ans d’existence. Les stands de quelques 1190 éditeurs exposaient la production de 55 pays.

     De cet ensemble de livres (présentés par pays) se dégage, pour le visiteur attentif, les lignes pédagogiques sous-jacentes qui déterminent les nouveaux comportements de lecture, mais aussi, liés alors aux contextes socio-économiques, les modes artistiques lancées par des personnalités fortes de créateurs que ceux-ci soient éditeurs, concepteurs ou illustrateurs, plus rarement romanciers jusqu’à maintenant.

     Avec l’industrialisation, le vocabulaire se modifie. Le livre n’est plus une œuvre mais un produit à rentabiliser par une diffusion et une vente rapide.

     Dans la rationalisation des écoulements de cette production sur un marché de dure compétition, nous pouvons le reconnaitre, les livres d’audience limitée comme les romans « littéraires » ou les albums d’artistes trouvent de plus en plus difficilement leur place.

     Selon les statistiques du Syndicat National de l’Édition, la production de livres pour l’enfance et la jeunesse en Francophonie représente 10 % du chiffre d’affaire de l’ensemble de l’édition avec quelques 550 collections, 4500 titres au tirage moyen de 13000 exemplaires dont plus de 55 % de traduction sur l’ensemble des titres parus en 1987. 112 sont des rééditions, 2738 des réimpressions en poche, reste donc, pour la création, 1970 titres à répartir entre bandes dessinées, ouvrages documentaires, ouvrages à caractère historique, livres-jeux, livres pratiques, romans et livres d’images.

        Sur quoi faut-il juger de la novation ?

     Sur le production des technocrates qui savent renouveller les emballages et qui assurent, sans risque financier mais avec honnêteté intellectuelle, la pérennité des textes classiques en direction du plus large public ?

     Ou sur l’œuvre d’avant-garde, pleine d’inventivité, conçue, créée, composée avec passion par une équipe artisanal, avec tous les aléas de diffusion et, par conséquent, de rentabilité que cela comporte ?

 ( article paru dans le n°35 – mars 1989 – du bulletin du CRILJ )

Critique spécialisée en littérature pour l’enfance et la jeunesse, d’abord à Loisirs Jeunes, puis à l’agence de presse Aigles et dans de très nombreux journaux francophones, Janine Despinette, qui fut également chercheuse, apporta contributions et expertises dans de multiples instances universitaires et associatives. Membre de nombreux jurys littéraires et graphiques internationaux, elle crée, en 1970, le Prix Graphique Loisirs Jeunes et, en 1989, les Prix Octogones. A l’origine du CIELJ (Centre Internationale d’étude en littérature de jeunesse) en 1988, elle est – depuis fort longtemps et aujourd’hui encore – administratrice du CRILJ.  

  despinette

Italie che festa !

Forte présence de la littérature pour la jeunesse italienne au récent Salon du Livre et de la Presse Jeunese en Seine-Saint-Denis. Les acteurs du pays invité cette année ont assuré, pendant les six jours de la manifestation, une présence continue : librairie, expositions, ateliers, rencontres, débats, dédicaces, café littéraire, salade de pâtes et tiramisu. Au rendez-vous de 10 heures du lundi 30 novembre participaient Antonio Monace, coordinateur du groupe jeunesse de l’Association des Editeurs Italiens et Hélène Wadowski, présidente du groupe jeunesse du Syndicat National de l’Edition. Fabio Gambaro modérait et Anne Rabany prenait des notes à la volée.

      En Italie comme en France, on constate que les filles lisent plus que les garçons. De 6 à 10 ans on compte 51,8 % de lecteurs et entre 11 et 14 ans 68%. Ces constats peuvent s’expliquer par le fait que la lecture est une activité solitaire qui demande une « collaboration lecteur/auteur ». Par ailleurs l’imaginaire est sans doute une dimension plus féminine. Il n’y a pas de concurrence entre les livres et les jeux. Les lecteurs qui lisent beaucoup jouent et regardent internet. Par contre l’inverse n’est pas vrai.

     En France, les livres d’éveil petite enfance, c’est-à-dire pour les moins de huit ans, permettent d’atteindre 39% du chiffre d’affaire. Le documentaire représente 11% et le roman 50%. Il y a 20 ans un grand lecteur lisait plus de cinquante livres par an. On considère aujourd’hui bon lecteur celui qui lit 20 livres par an. Le nombre de lecteurs a toutefois augmenté. 62% des filles lisent plus d’un livre par an et 58% des garçons lisent un livre par an. Le temps passé à lire a changé. Il y a les journaux, les écrans, les activités d’écriture pour les échanges en ligne.

Les structures publique et les aides

    En Italie, les éditeurs ont, depuis 2009, un « Centre du Livre » et l’état finance l’édition à raison de 1,5 millions d’euros.

    Les bibliothèques scolaires et publiques achètent en France pour 75 millions d’euros, mais pour l’Italie, ce n’est que 15 millions d’euros. La France dispose d’un bon réseau de bibliothèques, de CDI et de BCD.

     Pour le correspondant italien, la lecture est une vertu civile en France mais une vertu domestique en Italie.

Les librairies

      En 1972 s’est ouverte en Italie la première librairie spécialisée et le mouvement s’est accéléré en 1990. Des librairies se sont crées avec souvent une personne venant du monde de l’édition. Il y a des compétences en ce qui concerne le livre, un peu moins en ce qui concerne les lecteurs.

     En France plusieurs réseaux témoignent de l’activité des libraires : le réseau Sorcière, la FNAC, Eveil et Jeux, les librairies Chantelivre, d’autres, plus petites, indépendantes. Dans ces lieux, plus de la moitié du chiffre d’affaire provient de vente de nouveautés, ce qui montre l’importance du  travail militant.

Données sur la situation en Italie et en France

 

Italie

 

France

 

   Chiffre d’affaire : 150 millions.

   Chiffre d’affaire : 320 millions. (selon SNE)

 2000 nouveautés pour 4000 titres annuels.

5000 nouveautés pour 12000 titres annuels. La littérature pour la jeunesse c’est de 11% à 16% de l’édition globale. 205 millions d’exemplaires produits, 90 millions vendus.

Dépense moyenne par enfant en livres : 11 euros par an.

Dépense moyenne  par enfant en livres : 27 euros par an.

   Tirage moyen : 1900 exemplaires.

   Tirage entre 6000 à 8000 exemplaires.

179 maisons dont les 12 plus grandes représentent  la moitié des livres publiés. Les éditeurs possèdent plus de la moitié des 200 librairies.

120 maisons. Beaucoup de très petites publiant un ou deux titres par an.

Les exportation sont en croissance, de 300 à 1000 titres entre 1980 et 2009 1300 titres par an proviennent désormais de l’étranger. L’Italie traduit 100 titres par an venant de France.

Le nombre de traductions dépend du secteur et le roman est le secteur qui comporte le plus de traductions. La France traduit 45 titres par an venant de l’Italie.

   Une spécificité italienne : les illustrateurs.

Le nord de l’Europe est marqué par le roman, c’est très net en Allemagne où l’idée de première lecture a disparu. La France développe une politique d’illustrateurs.

Editeurs « jeunesse » en Italie

     Les grands : Mondadori, Einaudi Ragazzi, Fabbri, De Agostini Ragazzi, Salani, Giunti, Motta juniot. Mondadori, Bompiani, Feltrinelli, Giunti, Salani, Laterza, Rizzoli, Mauri Spagnol prennent plus de deux tiers du marché et sont à la fois éditeurs et distributeurs.

     Ils possèdent plus de la moitié des 2000 librairies.

     D’autres qui ont su s’approprier des espaces créatifs et commerciaux intéressants, dont les plus importantes sont Arka, Art’è, Babalibri, Nord-Sud, Il Castoro, Fatatrac, Editoriale Scienze.

     De plus petits tels que Città Aperta, Edizioni Corsare, e/o, MC, Nuove Edizioni Romane, Orecchio Acerbo, Sinnos, Editions du Dromedaire, Zoolibri. En Italie comme en France les petits éditeurs se multiplient.

    Plus petits encore, indépendants et créatifs : Topipittori, Orecchio Acerbo, Zoolibri, Lapis, Interlogos, Babalibri. 

Les auteurs actuels très diffusés

     Les auteurs italiens se vendent bien et certains illustrateurs sont connus ou, pour se faire connaîtren travaillent à l’étranger. Quelques noms : Elisabetta Dami, Bianca Pitzorno, Andrea Molesini, Domenica Luciani, Emanuela De Ros, Giovanni Rodari, Francesco D’adamo, Angela Nanetti, Beatrice Masini, Luciano Comida

 Foires et prix

     Des librairies motivées, Giannino Stoppani à Bologne, Libri liberi à Florence, Fiaccadori à Parme, organisent le festival Minimondi avec l’association Hamelin.

     Ne pas oublier la Foire de Bologne et les prestigieux « Bologna Ragazzi Award ».

 

innocenti

Anne Rabany est membre du CRILJ depuis 1975. Elle a trouvé auprès de cette association les ressources et les accompagnements nécessaires à différents projets qui ont jalonné sa carrière : pour la mise en place des Bibliothèques Centres Documentaires, la formation des personnels lorsqu’elle était Inspectrice départementale puis directrice d’Ecole normale, pour l’animation et le suivi des Centres de Documentation et d’Information des collèges et des lycées en tant qu’Inspectrice d’Académie, Inspectrice Pédagogique Régionale Etablissement et Vie Scolaire et, actuellement, pour préparer des cours en tant qu’enseignante au Pôle du livre de l’Université de Paris X.

 

 

Pierre Ménenteau

     Pierre Ménenteau vient de mourir dans sa quatre-vingt-septième année – mais sa poésie reste à jamais très jeune : elle est connue, aimée, récitée chaque jour par des enfants. Il n’appartient pas à la race des « poètes maudits », car il est de ces poètes heureux qui sont aimés des enfants.

     Sa poèsie est marquée par une double fidélité : à l’enfance et à la nature des pays de l’ouest.

     L’enfance, il l’a bien connue. D’abord parce qu’il était un ancien enfant, comme la plupart des gens, évidemment (mais lui ne l’avait pas oublié). Mais aussi parce qu’il a mené une carrière exemplaire d’enseignant, de directeur d’Ecole Normale, d’inspecteur primaire à Paris.

     J’ai eu le privilède d’être un de ses administrés et jamais je n’ai rencontré un inspecteur aussi bienveilant (mais jamais dupe), aussi attentif à aider les enseignants, à aimer les enfants, aussi plein d’humour sur lui-même, son rôle, ses activités.

     La nature, il l’a toujours passionnément aimé, bêtes et plantes qu’il connaissait toutes, paysages qu’il fréquentait. Ses fonctions l’obligeaient à vivre en ville – où, disait-il, il lui fallait tout de même la proche présence d’un arbre pour vivre.

 Le poète

     Ces deux thèmes fondamentaux se retouvent dans toute sa poèsie, dans les livres qu’il publia à l’intention de la jeunesse et dans ceux plus spécialement destinés aux lecteurs adultes. Les uns et les autres lui valurent de nombeux prix littéraires. Mais il ne tenait pas aux honneurs.

     Certains de ses recueils furent destinés spécifiquement à l’enfance. Mais on voit bien pour quelles raisons sa poésie fut adoptée par les enfants. Ce fut non seulement grâce à l’esprit d’enfance qu’il avait su garder en lui (c’est à dire la fraicheur d’un émerveillement jamais émoussé devant la beauté du monde), mais aussi grâce à deux qualités fort rares dans la poésie contemporaine.

     D’abord une transparence de ses poèmes qui n’a jamais été masquée sous une obscurité tellement à la mode. Cette transparence permet un accès immédiat à l’âme même du poète qu’il transmet par des mots. C’est l’essentiel de la poésie, on l’oublie trop aujourd’hui.

     Ensuite, une musicalité de ses vers qui le rattache à la grande tradition de la poèsie française : une harmonie comme « naturelle »  – le travail ne se voit jamais – qui fait chanter la langue par le rythme, les sonorités, les images.

     Ses plus beaux poèmes sont d’une savante simplicité et leur richesse profonde – celle de l’homme qui les écrivit – leur permet de s’adresser aussi bien à l’enfant qu’à l’adulte.

     C’est pourquoi bien de poèmes de Pierre Ménenteau sont devenus des « classiques » au sens propres ; ils sont présents dans les classes de nos écoles, dans les bibliothèques les plus vivantes.

     L’homme était d’une modestie rare et d’une bonté peu commune – mais, disait-t-il plaisamment : « Cela me coûte ».

     Une école porte déjà son nom en Vendée. Et ses poèmes vivent tous les jours par des voix d’enfants.

ménenteau

Né au Boupère (Vendée) en 1895, Pierre Menanteau eut un père instituteur et il est facile d’y voir là l’origine de sa carrière professionnelle. Poète, auteur de contes, il avait le goût des anthologies et des florilèges. Il fut critique littéraire, peintre et participa assidument au jury du Prix Jeunesse, Il entretint une correspondance avec Georges Duhamel, Jules Supervielle, Gaston Bachelard, Max Jacob, Maurice Fombeure, Tristan Klingsor, Maurice Carême. Attentif à la présence de la poésie à l’école, il publia Poésie et récitation chez Bourrelier en 1954. Son recueil Nouveau trésor de la poésie (Sudel, 1974) fut acheté dans de nombreuses écoles. Parmi ses textes pour la jeunesse, notons Les voyageuses sans billet, à la Farandole en 1965.

 

L’enfant et la poésie

     Je demande aux participants de ces rencontres de m’excuser si, obligé de rester hors de Paris, je ne puis être parmi eux.

     Le thème abordé ces jours-ci est passionnant et je suppose que l’on n’a pas manqué de souligner une fois de plus les modifications fondamentales qui ont changé la place et le rôle des enfants dans la société moderne.

     Il n’y a pas si longtemps – disons pendant le première moitié du XIXième siècle – les enfants étaient comparables à des esclaves. Ils n’avaient aucun droit, ni celui de parler ni  d’avoir des sentiments ou des idées ou des goûts personnels. Ils n’avaient qu’à obéir. Ils étaient enfermés dans un système d’interdictions, dans un monde à la fois clos et marginal où tout écart, toute évasion étaient sévèrement punis.

     Sous l’influence des grands réformateurs de l’éducation, sous l’effet des sciences de l’homme et grâce au génie des philosophes, des savants et des artistes, de Rousseau à Freud, de Lewis Caroll à Wilhem Bush, ils ont conquis plus de liberté et ont pris de plus en plus conscience de leur identité et de leur valeur propre.

     Aujourd’hui, on respecte, on favorise leurs talents, surtout dans le domaine des arts créateurs.

    Cela est si vrai que, désormais, leur style d’inspiration influence à son tour beaucoup d’artistes adultes, parfois parmi les plus grands. Etre « naïf », ce n’est plus une tare, une preuve de sous-développement. C’est, au contraire, remonter à la source de l’inventivité, c’est laisser libre cours à l’imagination, c’est une façon de sentir, de voir et d’exprimer qui rend notre vie plus colorée, plus fraîche, souvent plus vraie et plus significative.

    Dans cette évolution, le rôle des enseignants a deux aspects complémentaires :

– d’une part, on invite de plus en plus d’enfants à s’exprimer librement et à faire connaître leurs productions sans fausse modestie.

 – d’autre part, on a eu l’idée d’offrir au public des jeunes et même des très jeunes, non seulement des œuvres composées spécialement pour lui, mais des œuvres qui, sans avoir été créées à son intention, correspondent spontanément à la mentalité et aux aspirations profondes de l’enfance.

     On s’est aperçu en effet que, dans bien des cas, la part la plus précieuse, la plus exquise de l’œuvre des artistes et des poètes majeurs était de même nature que la créativité enfantine.

     En bref, tout se passe comme si l’art enfantin, par ses dons d’imagination, par sa faculté à interpréter et de simplifier le réel, présentait déjà certains aspects propres à ce que l’on nomme la génie ou bien, ce qui revient au même, comme si une part du génie des adultes avait su conserver intactes certaines vertus inaliénables de l’enfance.

     C’est une découverte capitale de notre temps.

( communication  parue dans le n° 29 – mai 1986 – du bulletin du CRILJ )

Jean Tardieu (1903-1995), essayiste, dramaturge, critique d’art et surtout poète, travailla aux Musées Nationaux, chez Hachette et, après la guerre, pendant près de vingt ans, au « club d’essai » de la Radiodiffusion française. Traducteur de Goethe et de Hölderlin, il reçut le Grand Prix de Poésie de l’Académie française en 1972 et le Grand Prix de la Société des Gens de Lettres en 1986. Jean Tardieu n’écrivit pas spécifiquement pour les enfants, mais ses textes qui multiplient volontiers les expériences autour du langage poétique, sont fort souvent repris en albums et en anthologies. La communication ci-dessus a été lue le dimanche 20 avril 1986 lors du colloque « L’enfant et la poésie » organisé par le CRILJ.

 tardieu