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Un Japon excessif : l'Empire du fantasme

    Tout est excessif dans l’image mythique que l’Occidental se construit aujourd’hui du Japon frappée encore par la culpabilité qu’ont laissée les bombes d’Hiroshima et de Nagasaki, inquiétée par l’essor d’un Etat en plein expansion, notre imagination s’emporte et veut découvrir dans cette culture lointaine une étrangeté à la mesure de l’horreur que nous avons perpétrée. Réalité ? Pure fiction ou représentation correcte d’un désir de revanche de l’Orient mystérieux sur un Occident jusqu’ici rassuré par sa technique et son économie ? Il est difficile de répondre et il faut laisser la place aux témoignages.

    En livrant ces derniers, les récits japonais, eux-mêmes – qu’il s’agisse de films, comme l’Empire des sens, comme le récent et splendide Rêves d’Akira Kurosawa obtenant la palme d’Or à Cannes, ou des romans comme Narayama de Shichiro Fukazawa (Folio Gallimard) – qui sont bien de nature à accentuer l’idée d’une violence et d’une frénésie exceptionnelles qui, par leur qualité fantasmatique, dépassant de loin un projet purement réaliste. Que dire ainsi des minutieux constats et des implacables machines que représentent Le marin rejeté par la mer et Le Pavillon d’Or de Yukio Mishima ? De manière symétrique dans ces deux histoires, la mise à mort du marin programmé par un groupe d’adolescents et l’incendie du Temple provoqué par un jeune héros qui se détruit par ce geste sacrilège, relèvent d’une étude de la pathologie sociale. Comme le précise la préface du Pavillon d’Or, c’est bien comme l’acte d’un « psychopathe de type schizoïde » qu’est jugé le crime de l’incendiaire. Et l’envahissement de l’imaginaire du malade par l’image du feu dévastateur n’a d’égal que la lente montée de la neige salvatrice qui recouvre les vieillards attendant la mort dans la montagne de Narayama.

    Le scénario de l’élimination est planté chaque fois dans un décor fortement chargé des archétypes de « l’imagination matérielle », et ces deux obsessions d’un énigmatique « empire des signes » – selon la formule de Roland Barthes – sont rassemblées aussi d’une manière significative dans deux « rêves » d’Akira Kurosawa. Il semble donc que la description des relations sociales commandées par les rites et la tradition – et la présentation des conflits qui en résultent – conduisent à l’édification et à la diffusion d’une vision d’un pays légendaire dans lequel les forces naturelles se conjuguent avec les contraintes humaines pour offrir à la vie quotidienne une dimension particulièrement tragique. Huguette Pérol, lors d’un séjour qui a précédé l’écriture de La loi du plus fort, n’a pu qu’être sensible aux tensions de ce Japon mythique subissant les contrecoups d’une rapide mutation industrielle.

    Son témoignage prend alors la forme d’un récit, récemment publié dans la collection Les Maîtres de l’Aventure des Editions Rageot en 1989, qui laisse libre cours à tous les fantasmes que suscite la Différence. Ce texte fait suite à d’autres œuvres (ainsi, le Pays des femmes oiseaux, situé au Koweit) de la romancière, grande voyageuse qui a vécu en Afrique du Nord, au Moyen Orient et au Japon. C’est donc ses impressions que nous recueillons pour juger d’une civilisation qui nous intrigue et qui nous intéresse autant à titre documentaire que par comparaison avec l’évolution de notre propre société. Dans la réflexion qu’elle conduit sur le statut de l’enfant moderne, Huguette Pérol, par ses œuvres antérieures dans le domaine de l’édition pour la jeunesse, nous parait, d’autre part, fournir des gages quant à la validité de l’enquête et de l’aventure qui nous sont proposées. Le fait que l’exploration de la société japonaise soit absorbée par le moyen d’un jeu est aussi de nature à redoubler notre attention. Le jeu et les pratiques ludiques, comme le suggérait Roger Caillois, ne sont-ils pas des éléments précieux dans la démarche d’une sociologie critique ? Il y a là enfin un exotisme qui rejoint celui du film japonais L’empire des sens dans lequel, très curieusement, se manifeste aussi une violence impitoyable dans le ludisme amoureux.

    Et, de fait, c’est l’affirmation immédiate de cette violence qui semble avoir frappé Huguette Pérol dans son reportage sur la vie japonaise :

    « Tokyo, capitale orgueilleuse d’un des pays les plus riches du monde, Tokyo, deux fois ravagée par le séisme et par la guerre et deux fois reconstruite, mais condamnée à travailler d’un bout à l’autre de l’année, comme le requin qui doit nager sans relâche s’il ne veut pas mourir » (p.7).

    L’image du « requin » est d’une force extrême au début du récit : par ses connotations négatives, elle est de nature à commander d’emblée la vigilance critique du lecteur. Elle rejoint celle de « l’hydre à mille faces multiples respirant d’un même souffle et me dévisageant d’un même regard » (p.5), image déclenchée dans le style de la narratrice par la vision d’un groupe de collégiens. De toute évidence, c’est un malaise très fort qu’Huguette Pérol souhaite exprimer avec ces archétypes, malaise que le spectateur de Rêves ressentira, de même, devant le cauchemar que représente « Le mont Fuji au rouge » montrant la foule terrifiée par une éruption volcanique dans le film de Kurosawa. Ce malaise est celui d’une société toute entière tournée fondée sur la puissance, sur la lutte pour l’existence et la domination et dont le jeu de « l’Ijimé » est la projection révélatrice. Ce jeu qu’elle nous explique dans son prologue, « tient de la corrida et de la chasse à courre ». Le mot « Ijimé » signifie « maltraité un être en état de moindre défense » : ainsi, à l’école, par exemple, un groupe d’enfants choisit un camarade et ‘la victime désignée est enserrée de toutes parts, isolée, harcelée, elle se débat, s’épuise et finit par se rendre » (p.6).

    Le jeu résume donc et révèle l’essence même d’une culture surgie dans un milieu naturel très hostile qui dramatise l’existence et légalise des conduites dont Huguette Pérol souhaite affiner l’analyse : « pour ces enfants nés sur une île fouettée par les typhons et secouée par les tremblements de terre, grandis dans un espace exigu où le béton dispute son espace à la forêt vierge, la force indispensable à la survie a pour conséquence l’élimination de ceux qui sont incapables de se défendre » (p.6).

    Comme La violence et le sacré de René Girard montrant la cohérence qu’une société retrouve dans le sacrifice d’un bouc émissaire, La loi du plus fort est donc le démontage d’un mécanisme subtil qui atteint l’individu dans son enfance même. La fragilité de cet âge va expliquer que le jeu tourne mal et transforme le fantasme en réalité. Perspective qui pourrait paraître fantaisiste et « romanesque », mais que l’excès japonais rend plausible. Perspective qui est justifiée par un fait divers relaté par les journaux – tout comme l’a été celui du Pavillon d’Or de Moshima inspiré par le quotidien Yomiyuri – et qui sera encore plus brutalement confirmée par l’implacable remarque finale de l’épilogue :

    « J’ai lu dans le Yomiyuri d’hier soir qu’une jeune fille de quatorze ans s’était jetée du quinzième étage pour mettre fin aux persécutions de ses camarades » (p. 153).

    C’est donc à la mise en scène d’un assassinat que nous allons assister : au meurtre d’un enfant perpétré par des camarades qui se voient autorisés par le monde adulte à mener jusqu’au bout une élimination rituelle. Le fantasme classique « on tue un enfant » investit ici un contenu social concret et, comme dans la transe chamanique, est facteur d’équilibre pour des individus dont la solidarité repose sur l’exorcisme de la faiblesse, comme élément décisif du mauvais fonctionnement social qui les met eux-mêmes en danger.

    La difficulté de l’entreprise romanesque résidait pour Huguette Pérol dans le choix d’une stratégie narrative qui rende vraisemblable un tel compte rendu et la romancière a choisi ici le parti qui exigeait la pénétration la plus déliée : celle de l’identification à l’autre. Ce n’est pas le moindre paradoxe de son récit que d’être constitué d’une constellation de points de vue représentant l’éclatement du point de vue subjectif que pouvait avoir le narrateur du Pavillon d’Or, et éclairant le déroulement de l’action par la vision partielle que chaque participant en possède. Comme dans un roman policier, chaque témoignage, dans toute l’innocence et dans l’aveuglement de sa subjectivité, est ainsi le facteur décisif de l’intérêt d’un lecteur appelé à décrypter les ambigüités de la personne. En resserrant l’intrigue autour du point de vue central du jeune Youkio Kimura qui est éliminé au dénouement, Huguette Pérol enfin réalise, en matière d’écriture, une version d’écriture, une version originale du type de récit policier créé par les romanciers Boileau et Narcejac et appelé « roman de la victime » : la mort de Youkio est le couronnement d’un procesus complexe dont elle représente l’éclaircissement.

    La double implication : la victime et le moi divisé

    La dénonciation d’une idéologie de la force s’annonce d’emblée dans le roman par l’intermédiaire du récit de Takéo, le chef de classe qui va décider « l’élimination » (p. 16) de Youkio Kimura, « la brebis galeuse ». Cette élimination est présentée comme une sorte de purification :

« A quoi servent l’intelligence et la beauté quand on manque de caractère et de force », pense Takéo (p.16) en réfléchissant au cas de son camarade. Car une des contradictions de Youkio est de vouloir s’intégrer au système qui va le détruire.

    Le modèle est ici celui du rapport du samouraï et se son Shogun (p. 10), une relation que Youkio essaie d’instaurer avec celui qui le méprise. En réalité, comme tous les membres de la société japonaise, cet enfant représentatif est entraîné dans la frénétique course pour la réussite qui fonde le prestige sur le succès financier et intellectuel :

« C’était un élève travailleur. Trop peut-être ! Je me disais : s’il obtient les meilleures notes, c’est qu’il s’en donne la peine… Il se rongeait les ongles, pensant aux efforts qu’il aurait à faire pour entrer à Todaï, l’université de Tokyo, la plus cotée, celle qui ouvre les portes de la fortune et de la considération, le rêve des parents, le cauchemar des enfants » (p.8).

    Huguette Pérol a mis ici en avant un enfant semblable à ces « jeunes garçons, de petite taille, délicats, bons élèves à l’école » qui peuplent le récit Le marin rejeté par la mer de Mishima (p. 55). Ce héros apparaît comme le double littéraire de Noboru dont le beau-père est immolé par la bande dans ce dernier roman. Mais Youkio, qui, en réalité, porte – significativement peut-être – le même prénom que Mishima, tout en recevant, lui aussi, les compliments de ses professeurs, à la différence de ce qui se passe dans Le marin rejeté par la mer se trouve dissocié d’un groupe qui n’est pas exclusivement constitué de « garçons de bonne famille ». Son exclusion retourne contre lui la « nécessité du sang » de la victime humaine qui soude le groupe dans le récit de l’écrivain japonais ; en bref, Huguette Pérol insiste plus clairement sur les réalités économiques structurant les rapports des enfants : en ce sens, le morcellement des points de vue permet à la romancière d’éviter l’enfermement d’une narration subjective unique, semblable à celle qui place le lecteur de Mishima dans la dépendance d’une complicité exclusive. La distance critique ainsi introduite lui donne alors les moyens de dénoncer l’idéologie de la virilité et de la force à laquelle Mishima, on le sait, adhérait dans la vie et l’écriture féminine se présente alors comme une « lecture » ironique du culte de ce pouvoir masculin dont l’écrivain japonais s’est fait le champion.

    L’erreur de Youkio consiste donc à entrer dans un jeu qui aliène sa liberté en l’obligeant à embrasser des intérêts contraire à sa nature. Dès le début, cette idée d’un « faux Moi » de l’enfant – au sens où Winnicott emploie le mot – est suggérée par les rapports que le garçon essaie d’instaurer avec un de ses camarades, Masato, un « bon gros qui n’ira pas très loin dans ses études, qui s’intéresse aux jeux de hasard, aux images érotiques, à tout ce qui est étranger à Youkio » (p. 8.). De même, son désir de fréquenter le « chef » qu’il suit « comme un chien à la sortie de l’école » (p. 9), son imitation de celui-ci (« c’était moi version singe » pense Takéo) et enfin l’orgueil de participer au défilé annuel à Asakusa et de porter une lourde « pagode » (p. 11) provoquent rapidement la révélation d’une fêlure significative : incapable de supporter les coups que ses camarades lui infligent indirectement pendant l’épreuve, Youkio se met à gémir et à pleurnicher et abandonne lamentablement ses prétentions. Comme ses camarades le font remarquer, il a « une vraie peau de fille » (p. 15) : cette remarque est inspirée par les intolérances de l’adolescence et par des ambigüités sexuelles qui pourraient rappeler les perversités du Désarroi de l’élève Törless de Robert Musil ; elle prend tout son sens dans le point de vue du père de l’enfant qui considère la période de cette adolescence comme une faiblesse. Car le drame réside là : dans les ambitions et l’indifférence du père de Youkio, lui-même engagé dans la course pour le pouvoir qui l’éloigne de sa famille (il sera nommé directeur), tout en lui conférant dignité et honneur, et dans la tendresse refoulée d’une mère, elle-même, victime consentante de son mari et d’un système qui la transforme en esclave soumise.

    Deux voies d’offrent donc à Youkio : soit celle de l’artifice et des contorsions dans le mimétisme général de l’état hiérarchisé (et l’on songe ici aux héros de Dostoïevski entraînés dans « l’abstraction » et la fausseté que dicte le seul respect de « l’idée » aliénante) ; soit dans le sens d’une recherche de la vraie nature qui l’habite et dont il a une première révélation avec sa cousine Tetsouko. De nouveau, l’image d’un personnage dostoïevskien – la Sonia de Crime et Châtiment, par exemple – s’impose comme la suggestion équivalente d’une authenticité des rapports que Youkio pourrait trouver dans le respect de son entourage social. Le recours à l’amour dans le repliement narcissique que représente l’union fusionnelle ave sa cousine à la campagne près d’une grand-mère compréhensive, signifierait pour Youkio le salut et la vie simple dans le décor de l’enracinement traditionnel.

    Cette impression est corroborée et exprimée par Tetsouko qui a recueilli une partie des confidences de son cousin (« Je ne suis pas un héros » (p.27), lui a-t-il dit), pendant les vacances dans le lieu idyllique de Chuzenji ; là, au cours d’une promenade dans les bois, un orage a éclaté sur les bords du lac romantique et Youkio a laissé paraître un aspect de lui-même qui contredisait les affirmations de son propre père. Alors que ce dernier n’hésitait pas à affirmer que son fils « était un timoré », le jeune homme s’est révélé courageux.

    « Youkio qui haïssait la violence, accueillait sans révolte les déchaînements de la nature… Je m’étais rapprochée de lui, tremblante comme une feuille… Youkio a ôté son blouson, l’a mis sur mes épaules… Le déluge lavait son angoisse, faisait de lui un être neuf », note Tetsouko (p.30).

    L’image chevaleresque qui s’impose dans cette révélation n’échappe pas non plus au romantisme non moins échevelé de Tetsouko :

« Sa bouche s’est entrouverte comme pour mordre et il m’a repoussée, effrayé par cette force qui montait en lui et qu’il ne parvenait pas à maîtriser » (p.31) remarque l’adolescente qui interprète ensuite ses conseils comme un « ordre » auquel elle obéît volontiers.

    Mais Youkio, en réalité, est un être qui est placé dans une dépendance absolue à l’égard de sa mère par l’absence virtuelle du père au foyer. Cette mère Emiko, l’a « servi comme un petit seigneur » (p.47) et dans une double implication tout aussi aliénante que celle qui lie Youkio à son père, l’enfant a servi de compensation aux manques affectifs de celle-ci, lui « rendant douce » sa petite enfance.

    Ainsi est disposée la machine infernale : ressemblant de plus en plus à sa mère physiquement, (comme le père de l’enfant le remarque), enfermé dans les causes et les douceurs d’une affection maternelle envahissante qui lui fait haïr la violence sociale dont les relations parentales sont l’exacte projection (Youkio, transformé un instant seulement en « voyeur », comme le Noboru obsessionnel du Marin rejeté par la mer, surprend cette intimité à travers les cloisons légères de la maison, p.82), le héros-victime ne peut qu’imiter son père et refouler ses sentiments : en sauvegardant sa réputation de bon élève et en participant « à l’affrontement pour la première place » (p.54), il s’identifie à celui-ci, mais en même temps, il ruine ses ambitions, comme le remarque Nakaï par « sa prétention dissimulée sous une modestie hypocrite » (p. 39). Cette machine plantée dans un décor de rêve va enfin s’emballer quand « l’instinct de chasseur » du groupe a été éveillé rappelant les excès des enfants retournés à la vie sauvage de William Golding dans Sa Majesté des Mouches et quand :

    « Bientôt, les cerisiers tourneraient au rouge cendré, les érables rependraient des tons de cuivre (p. 31). L’image des cerisiers, – arbres de guerriers, dans l’iconographie traditionnelle – dépasse ici l’évidence du code social pour retrouver le merveilleux onirique qui n’est pas sans rapport avec celui de « l’enfant aux pêchers » d’Akira Kurosawa.

La mise en scène ou la mise à mort : la grande vague d’Hokusai

    La référence aux masques du théâtre Kabuki est donnée à plusieurs reprises dans le roman d’Huguette Pérol et la grande réussite de ce récit est bien de transporter jusqu’au délire les visions hiératiques qui vont entraîner l’anéantissement du héros dans un jeu pervers de mimes. Ainsi Youkio, rencontrant l’image obsessionnelle de sa mort, ne pourra qu’accepter le rôle qui lui est suggéré.

    Il n’est pas surprenant que la première image reçue par l’enfant soit celle d’une mort féminine, celle d’une « cousine » venue faire du ski à Chuzenji et qui s’est perdue dans la neige : « on l’avait découverte au matin, appuyée au pied d’un arbre, elle avait l’air de dormir » (p.23). Le récit jalonné de signes funestes transpose dans le domaine oriental la nécessité tragique qui conduit l’enfant à s’identifier à une morte : c’est bien de froid que périra Youkio séduit par une Reine des neiges qui partage la douceur de celle d’Akira Kurosawa dans le rêve de « la tempête de neige ». Mais les camarades de l’enfant ont aussi cruellement mimé ses funérailles dans une cérémonie parodique qui a eu l’aval du professeur en classe. Cette mise en scène redoublant le meurtre du lézard, animal favori de Youkio (lointain écho du meurtre initiatique du chaton dans Le Marin rejeté par la mer ?) a provoqué sa fin tout en la préfigurant. Le lecteur se trouve donc confronté à un rituel mortuaire où la poésie traditionnelle est condensée en des phrases et un scénario que n’aurait pas reniés Mishima, chantre de « l’unique » et de son désespoir :

    « Les morts ne parlent pas, ils ont d’autres moyens de s’adresser à nous, de faire sentir leur présence… Les couleurs des fleurs sont brouillées sous la neige, tellement qu’on ne peut les voir, mais leur parfum qu’on respire révèle leur présence… » (p.106).

    L’opposition de deux cultures confère alors à La loi du plus fort la portée d’un plaidoyer passionné en faveur d’un humanisme centré sur la notion de personne. La destruction de l’enfant dans l’engrenage des relations sociales qui impliquent l’acquiescement masochiste de la victime – alternative de la provocation « orgueilleuse » dont Tokyo est donnée comme modèle – alimente ici la critique générale des sociétés hiérarchisées régies par le principe de compétition paroxystique. Roger Caillois employait, à ce propos, le terme « d’agon » qui a des résonnances sinistres évoquant non seulement la lutte, mais l’agonie. Aussi, il faut lire le récit d’Huguette Pérol comme un conte d’avertissement relayant les remarques de Winnicott sur le faux Moi et sur le fantasme d’effondrement, sur la pulsion de mort qui commande les sociétés du Moi divisé. Le « roman familial », dans son emphase devient représentatif et incarne le tragique un peu grimaçant de notre époque même, d’une époque où les vieillards improductifs (la grand-mère de Youkio) sont sacrifiés, comme l’héroïne symbolique de Narayama. Et Youkio mourra dans une solitude semblable à celle du personnage de Fukazawa. En ce sens l’œuvre d’Huguette Pérol illustre parfaitement avec le jeu de l’Ijimé le principe central de l’ethnopsychiatrie complémentariste de Georges Devereux, selon lequel tout rite, comportement ou jeu dans une société donnée s’inscrit comme la réalisation de conduites n’ayant qu’un statut fantasmatique dans une autre.

    Si l’enfant dans sa lutte éphémère rêve de cataclysme et de lézard, comme le héros de La Gravida, récit de Jensen analysé par Freud, ce n’est pas pour une résolution heureuse de son aventure : pas de Zoé qui l’arrache à « l’orgueil’ de l’abstraction sociale dans son cas, pas de jeune fille qui puisse le sauver. Tetsouko, vrai « papillon » narcissique, n’a pas la force d’une Gerda capable d’arracher ce Kay oriental à l’emprise de la Reine des Neiges et de proposer la fin heureuse d’Andersen. Il semble ici que le conte de ce dernier soit mentionné (p.51) dans l’histoire autant pour fournir un contre-point dramatique que pour exprimer l’amour porté à un pays cruel par la romancière et ses personnages. Car le Japon, en définitive, est le lieu d’une emphase baroque dont la neige traduit le brutal et progressif soulèvement. La montée de celle-ci est signe de pureté et principe de mutation et rejoint la rhétorique de la temporalité et de la fragilité existentielles. Comme le dit Youkio :

« Je suis un oiseau qui passe, une cascade qui vit et meurt dans l’instant (p.57) »

ou comme l’affirme son père :

« La vie est une lame de fond qui s’élève, s’enroule sur elle-même et s’anéantit sans laisser de trace (p.80) ».

    La vague gigantesque d’Hokusai semble surgir du fonds culturel japonais pour convulser la conscience des héros, avec l’acquiescement final, lorsque « la neige » ou les « papillons blancs qui se détachent des cerisiers en fleurs » paraissent garantir le sentiment de l’immortalité de l’homme. Splendide élévation dans la perspective tragique de l’Occident, mais qui rendent plus aiguë aussi la destruction d’un unique enfant… De la rencontre contradictoire de ces visions s’impose en creux le désir d’une invincible fureur de vivre. En définitive, l’enfant assassiné, envers et complément de l’enfant-roi triomphant – beau « jouet neuf » transformé en pitoyable « mécanique », et, à l’image de son père, mort vivant parmi les vivants – n’aurait pu être sauvé que par le souffle d’un humanisme qui se veut adhésion totale au mouvement du monde. Comme le suggère la romancière dans ce qui nous paraît la plus belle phrase de son roman l’important alors est de s’abandonner à « une sensation qui se passe ailleurs que dans le corps », à « une mouvance comparable au vent, à la brume, à l’esprit mystérieux qui ébranle parfois la terre sous nos pieds (p. 134) ». Ce souffle est celui du Personnalisme qui conduit à l’unité inaliénable du Sujet triomphant de l’indistinction des foules.

( texte paru dans le n° 39 – juin 1990 – du bulletin du CRILJ )

Professeur de littérature comparée et spécialiste de littérature de jeunesse, fondateur, en 1994, en relation avec les universités et les professionnels des métiers du livre, de l’institut Charles Perrault à Eaubonne (Val-d’Oise), très actif au plan international, Jean Perrot a dirigé de multiples travaux sur le conte et la littérature pour la jeunesse, organisé colloques et formations, publié de nombreux ouvrages parmi lesquels L’humour dans la littérature de jeunesse (In Press. 2000) Du jeu des enfants et des livres (Cercle de la librairie, 2001), Mondialisation et littérature de jeunesse (Cercle de la librairie, 2008). Il est le coordinateur, avec Isabelle Nière-Chevrel, du Dictionnaire du livre et de la littérature de jeunesse en France, à paraître en 2012 au Cercle de la librairie.

Sylvain et Sylvette ont trois maisons (d’édition)

 

Alors que cette série avoisine le trois centième album, il est bon de se rappeler que Sylvain et Sylvette vit sa première parution en 1940 dans le numéro 38 d’Âmes vaillantes (journal de l’Action catholique des enfants) et non le 31 août 1941 dans Cœur vaillant- Âmes vaillantes édition rurale comme le signalent presque tous les documents à leur sujet. En vertu de quoi les éditions P’tit Louis communiquent allègrement qu’ils vont livrer huit albums en 2011 et 2012 avec Pesch pour le soixante-dixième anniversaire de la série.  La création de Sylvain et Sylvette est due au champenois Maurice Cuvillier (né à Dormans dans la Marne en 1897) qui les dessine jusqu’à son décès en 1956. Sous le crayon de ce dernier, les ennemis de Sylvain et Sylvette sont au départ le Renard, le Loup et le Sanglier ; ces trois personnages historiques sont rejoints par l’Ours Martin dans le cinquième album. Les caractères se sont fixés peu à peu et ainsi le sanglier donne maintenant un regard ironique sur les échecs de ses trois autres compères ; des personnages devenus presque récurrents se sont imposés comme monsieur Tartalo (au physique bienveillant de grand-père) un bricoleur d’objets techniques présenté comme un inventeur ou un savant génial, il introduit ainsi mieux le couple d’enfants dans la modernité. Sylvain et Sylvette sont des petits fermiers vivant à la lisière de la forêt qui possèdent au départ comme animaux : l’âne Gris-Gris, l’oiseau Cui-Cui, le chat Moustachu, le lapin Panpan, la chèvre Barbichette, l’agneau Mignonnet, le rat Raton et la poule Poulette. Dans Sylvain et Sylvette aux prises avec les bêtes sauvages le dixième  album de Maurice Cuvillier, les jeunes héros étaient partis en vain à la recherche de leur mère en Afrique ; ce fut l’occasion de sympathiser avec des animaux exotiques. Après le décès de Maurice Cuvillier durant une trentaine d’années par l’Angevin Pesch et le Lorrain Dubois (il y a également une demi-douzaine d’albums signés Pierre Chéry) alternent dans la création de Sylvain et Sylvette. Pesch fait entrer en scène d’autres personnages récurrents comme le canard Coincoin, Hulerbulu le hibou, Tiffany le basset, Basile le neveu de l’ours et deux animaux ayant des troubles du langage bien connus des jeunes (Cloé la tortue qui zozote et Croa le corbeau qui bégaye) et se refuse à intégrer un cochon à cet univers. Pesch a aussi introduit quelques pages de jeux en fin d’album. L’éditeur Dargaud, tout en continuant à diffuser de très nombreux titres de Pesch  écrits dans les années quatre-vingt-dix et deux mille, avait confié en 2001 à Bérik (Frédéric Bergèse, le fils Francis Bergèse) et Bélom (Jean-Loïc Belhomme) le soin de continuer les aventures des deux jeunes héros, aussi on leur doit huit albums dont le dernier sorti en mars 2011 s’intitule La Mare aux gags. Ce titre fait partie de l’ensemble des quelques albums que Bélom a scénarisé (reconnaissables au fait qu’ils ont dans leur titre le mot « gags ») où chaque page porte une mini-aventure propre avec une chute comique langagière ou visuelle. Réapparaissent ici ponctuellement certains détournements d’objets. Pour La Mare aux gags le scénariste a tenu à mettre en scène tous les animaux de l’univers familier des héros (les animaux rencontrés lors des quelques aventures exotiques sont absents). L’album a certains gags qui conviennent plus à un jeune lecteur et d’autres à un adulte nostalgique de la série, ayant des références culturelles en rapport. Ainsi écrire Adam et Ève sur un arbre sans dessiner les personnages en question rend l’histoire totalement hermétique aux plus jeunes et le titre savoureux « Roulez Genèze » ne fait que renforcer l’hypothèse que parfois l’humour ne peut être goûté que par une personne sortie du monde de l’enfance.

    Pesch jusqu’en 2009 continuait à produire ponctuellement un album de Sylvain et Sylvette chez Dargaud ; il vient de trouver un nouvel éditeur P’tit Louis et en 2011 puis 2012 doivent paraître plusieurs petits albums écrits en collaboration pour le scénario avec tantôt le même Jean-Loïc Belhomme ou Bruno Bertin, quand il ne s’en est pas occupé lui-même. Il est à noter que ces productions chez P’tit Louis ne sont pas de la bande dessinée, le texte est au-dessus de l’unique image présente sur une page (il s’agit d’album du type de ceux du Père Castor) et comme la pagination s’arrête à 24, les histoires sont donc extrêmement courtes et s’adressent par leur intrigue à des enfants d’âge de la maternelle (à condition d’adapter certains mots de vocabulaire, on voit mal les très jeunes enfants auxquels s’adresse ce livre comprendre par exemple « importuner »). Sur les huit albums annoncés et présentés tous comme des nouveautés, plus de la moitié sont en fait des rééditions déjà parus chez des éditeurs différents il y a moins d’une génération, avec à l’origine parfois un enregistrement sonore non présent chez P’tit Louis.

    Claude Dubois et Pesch ont vieilli les héros en augmentant leur taille, réduit en proportion le volume de leur tête et affinant leurs traits du visage. Dans les albums de Maurice Cuvillier, les Compères apparaissent sous un angle assez cruel, on croit bien plus à leur détermination d’éliminer Sylvain et Sylvette ; Pesch et ses scénaristes atténuent considérablement  leur dangerosité. Maurice Cuvillier le créateur de la série les faisait vivre dans un monde de gags visuels où par exemple un tabouret accroché au mur servait comme cible pour lancer des anneaux autour de ses pieds, cet aspect de détournement d’un objet à d’autres fins était fidèle à l’esprit de la presse française enfantine d’avant-guerre à laquelle il avait collaboré (travaillant en particulier pour de nombreux titres de la presse Offenstadt et des éditions Montsouris) ; ces gags avaient l’avantage de relancer l’intérêt. Cette série Sylvain et Sylvette  en BD plaît beaucoup aux enfants jusqu’à neuf ans ; ils y voient des jeunes déjouer leur propre crainte d’être mangé quoi que cet imaginaire soit réduit par Pesch qui parle beaucoup pour les compères de l’objectif de s’emparer des provisions de Sylvain et Sylvette (et à la rigueur de dévorer les animaux mais pas le couple d’enfants), des caractères dans la fratrie rassurants par leur conformisme (Sylvain impulsif et téméraire alors que Sylvette est plus réfléchie mais moins courageuse), un univers animalier très dense et last but not least pouvoir être un méchant élaborant des plans diaboliques à travers le personnage du renard. Heureusement depuis 1997 les éditions du Triomphe rééditent les aventures dessinées par Maurice Cuvillier qui sont parues dans Fripounet et Marisette dans les années cinquante et n’avaient pas connues d’édition en album jusqu’ici (c’est le cas pour huit titres) ainsi que plusieurs albums qui étaient parus chez Fleurus en albums souples (vingt-cinq à ce jour) ; le format à l’italienne choisi est bien plus adapté au jeune lecteur (page ayant un nombre de vignettes moindre et d’une grandeur plus importante). Il est évident que c’est vers ces rééditions qu’il faut se tourner si on veut un titre de BD qui change un peu du énième album de Pesch dont une dizaine de titres de Sylvain et Sylvette sous son crayon, sont présents dans toutes les bibliothèques de France et de Navarre. La Mare aux gags propose elle une succession de strips humoristiques qui élargissent l’univers fictionnel de Sylvain et Sylvette.

 

Professeur des écoles, Alain Chiron s’intéresse à l’œuvre d’Ernest Pérochon pour les jeunes, aux romans scolaires, aux journaux pour enfants de la période 1914-1918. Il s’intéresse aussi à la littérature de jeunesse francophone, à la bande dessinée, à l’histoire des sections jeunesse des bibliothèques municipales, à l’histoire des musées, à l’histoire de l’enseignement, aux instituteurs pacifistes à la Belle Epoque et aux pionniers de la pédagogie Freinet. Parmi ses publications, plusieurs contributions aux Cahiers Robinson et cinq articles (Fillette, L’Épatant, Le Bon Point amusant, Pérochon, Jauffret) dans Le Dictionnaire du livre et de la littérature de jeunesse en France (à paraître en 2011). Merci à lui pour nous avoir confié cet aricle.

Quelques remarques sur une nouvelle collection

 

     Depuis sa création, le CRILJ a voulu prendre des distances avec la critique des œuvres pour mieux centrer son action sur la littérature de jeunesse et l’édition dans son ensemble.

    Nous avons dit au départ de l’association que la création et l’édition étant libre, nous postulions que la liberté de critique était totale, mais que le CRILJ ne serait pas un lieu de critique.

   Ces remarques préliminaires ont pour but de bien cerner mon propos quand je veux essayer d’analyser une nouvelle collection « Les romans de la mémoire » éditée chez Nathan et dont quatre romans ont paru au moment où nous écrivons ce texte.

     Reprenons l’avertissement de l’éditeur :

   « En replaçant le lecteur au coeur de ces périodes difficiles de notre histoire, ‘Les romans de la mémoire’ fondés sur une information historique rigoureuse, proposée par la Direction de la Mémoire, du Patrimoine et des Archives du Ministère de la défense, en partenariat avec les éditions Nathan, se veulent une contribution à une approche de la citoyenneté. »

    Il y a là une volonté d’information à laquelle nous ne pouvons que souscrire. Trop souvent nous avons regretté que les informations sur l’histoire contemporaine soient, de fait, censurées par l’édition. Que de périodes historiques trop peu consensuelles ont été sacrifiées à la volonté de ne choquer personne ? Bien des études ont montré l’importance du roman pour éveiller la curiosité historique et apprendre au lecteur les chemins complexes de l’histoire.

    Cet intérêt posé, il est évident que la liberté de création de l’auteur reste entière. Il compose un roman obéissant aux lois propres de la création littéraire et dispose donc d’une liberté absolue, y compris par rapport à la vérité historique, dont on sait qu’elle est parfois bien subjective.

     Il n’y a donc aucune contre indication à la création d’une collection basée sur des « Romans de l’histoire ».

    Chaque œuvre sera reçue en fonction de ses qualités particulières. Le lecteur pourra juger et sa dimension historique pourra être appréciée suivant la culture historique du lecteur.

    Dans le cas qui nous occupe les ouvrages sont accompagnés de deux annexes complémentaires. L’une donne les sources auxquelles se réfère l’auteur et qui lui ont permis de mener à bien son travail. Elles peuvent devenir pour le lecteur des pistes de recherches intéressantes et fructueuses.

   La seconde annexe ne comporte aucune signature et se veut une documentation historique. Cela nous ramène à l’avertissement nous indiquant que « Les romans de la Mémoire sont proposés par la Direction de la Mémoire, du Patrimoine et des Archives du Ministère de la défense. Est-ce à dire que ces notes historiques ont été rédigées par ces services ?

    Peut-on alors considérer ces notes comme une « histoire officielle » ?

    Si oui, des débats récents sur des sujets traités dans ces quatre ouvrages montrent que cette « histoire officielle » n’est pas aussi consensuelle qu’on veut bien le dire. Qu’on parle de ce qui va amener les mutineries de 17, du rôle de la police, de l’armée et de l’administration dans l’arrestation et la déportation des juifs, de la place de la population de Paris et à plus forte raison de la Guerre d’Agérie ici et « là bas », rien ne doit être laissé au hasard. Qui écrit signe, il n’y a pas d »histoire officielle anonyme et consenselle et les omissions ne sont jamais innocentes.

    Dans l’ensemble, les auteurs l’ont compris et racontent à une époque donnée, sous un éclairage particulier : il ne faut pas risquer de les entrainer dans une confusion dont on ne peut être certain qu’ils ne la souhaitent pas.

   Souvenons-nous comment tout le monde fustige les régimes politiques qui enseignait – ou enseigne – une histoire officielle…

    Place au critique, aux remarques, et pas de petit doigt sur la couture du pantalon.

Dernière minute

   Cet article écrit, nous prenons connaissance d’un nouveau titre, Un tirailleur en enfer, qui, sous la plume d’Yves Pinguilly, a pour cadre la participation des soldats africains à la bataille de Verdun. La qualité de ce livre, le regard sans concession que l’auteur porte sur une page souvent gauchie par le conformisme historique, montre que nous pouvons faire confiance aux auteur si on leur accorde la liberté d’expression.

( texte paru dans le n° 77 – juin 2003 – du bulletin du CRILJ )

Né en 1922, Raoul Dubois est à seize ans plus jeune instituteur de France. Résistant pendant la seconde guerre mondiale, il cache des enfants juifs, les faisant passer pour musulmans. Il s’engage au Parti Communiste. Après guerre, il consacre son énergie à l’école publique, d’abord dans le primaire puis en collège. Fondateur à la Libération des « Francs et Franches Camarades », il y fut à l’origine des revues Jeunes Années et Gullivore. Raoul Dubois est l’auteur d’ouvrages historiques pour la jeunesse tels que Au soleil de 36 (1986), À l’assaut du ciel (1990), Les Aventuriers de l’an 2000 (1990) Julien de Belleville (1996). Co-fondateur du CRILJ, il lui restera, organisateur et débatteur de talent, avec Jacqueline son épouse, fidèle sa vie durant. « Raoul Dubois a été un éminent lecteur de littérature de jeunesse, un critique exemplaire, toujours exigeant et ne confondant jamais littérature et pédagogie. Il savait lire, il aimait lire et il faisait vite la différence entre la cohorte des textes toujours à la mode, toujours au goût du jour, et les textes écrits. » (Yves Pinguilly)

Les Francas et la lecture

Dès 1944, les premiers textes fondateurs du Grand Mouvement (première appellation du Mouvement des Francs et Franches Camarades puis des Francas) prévoyaient de publier un hebdomadaire à gros tirage s’adressant aux jeunes de huit à 14 ans. Les aléas du démarrage repousseront ce projet de quelques années puisque c’est en 1953 que paraît Jeunes Années, sous-titré « L’almanach de l’écolier et de l’écolière », magazine dont Alain Fourment dans son ouvrage Histoire de la presse des jeunes et des journaux pour enfants dit qu’il a contribué à faire naître une nouvelle conception du journal pour enfants.

Sous différentes formes, seuls ou en partenariat, nous avons donc agi à la fois dans le domaine de l’édition et dans celui de l’information. Cela a été le cas avec la brochure Une année de lecture produite par Jacqueline et Raoul Dubois qui faisait une présentation critique de la production annuelle des livres pour la jeunesse ou encore avec un accompagnement à la mise en place de la base de données Livrjeun créée par le CRILJ des Yvelines (Roger Boquié et Monique Bermond) avec le soutien de l’Association Française pour la Lecture. Le relais a été pris aujourd’hui par l’association Nantes Livres Jeunes.

Nous continuons aujourd’hui à proposer différentes opérations d’animation au niveau de notre Fédération mais surtout dans les départements et au plan local : mise en place de malles lecture, de station-livres, rencontres inter-centres, etc. Cela se complète par la mise en place des séquences de formation dans ce domaine dans le cadre du BAFA ou de formations destinées à des professionnels.

« L’éducation doit être harmonieuse, c’est-à-dire faire appel à toutes les techniques, tous les arts, toutes les formes d’expression qui permettent à chacun l’accomplissement de la personnalité et l’insertion volontaire dans une collectivité humaine » écrivions-nous dès 1969.

Ainsi, quelle que soit la forme d’intervention retenue nous agissons avec cette volonté, maintes fois réaffirmée, de valoriser l’importance de l’écrit et de considérer presse et littérature de jeunesse comme des composantes essentielles de l’activité éducative et culturelle en direction des enfants et des jeunes.

Enfin nous agissons en prenant en compte deux orientations complémentaires et indissociables : avoir une action pédagogique en direction des individus, avoir une action à la fois pédagogique et politique sur notre environnement.

Le premier type d’action doit permettre à chacun d’acquérir puis d’entretenir des compétences de lecteur et donner à l’enfant l’envie et le besoin d’avoir en permanence recours à l’écrit pour créer et entretenir des projets de lecture ou d’écriture.

L’action sur l’environnement doit être pédagogique au sens où elle doit permettre que tous ceux qui accompagnent l’enfant dans l’apprentissage de la lecture, dans le développement du goût de lire, puissent partager les enjeux de l’action pédagogique en direction des enfants. Cela suppose une certaine complémentarité mais cela exige surtout une cohérence, s’informer et s’expliquer sur le rôle des uns et des autres.

Si l’on considère que la lecture est l’affaire de tous (la famille, l’école, le temps libre), cette action est aussi politique au sens où elle doit, sur un territoire donné, concerner l’ensemble des temps de vie de l’enfant et les différentes personnes ou institutions qui participent à son accueil. Ainsi, il ne suffit pas de parler, de manière générale, d’une politique de la lecture. Il faut, à l’échelle d’un quartier, d’une ville, d’une communauté de communes, pouvoir observer les besoins des publics puis recenser et mettre en synergie les moyens disponibles pour développer la relation à l’écrit. Cela suppose complémentarité et cohérence des actions pédagogiques mais aussi développement de accessibilité à l’écrit : accessibilité économique certes, mais aussi physique (comment répondre aux besoins au plus près des publics), informative (faire connaître les différentes possibilités d’accès à l’écrit sur un territoire donné) et socioculturelle (faire comprendre que l’écrit est à la portée de tous).

L’ECRIT DANS LES ACTIVITES DE LOISIRS

1) Quels écrits ?

D’abord il nous semble important de mettre en avant la place de l’écrit – et donc à la fois de la lecture et de l’écriture – pour ne pas réduire l’action dans ce domaine à la seule promotion de la littérature de jeunesse, plus particulièrement du livre, même s’il s’agit d’une action indispensable. La presse en particulier, la bande dessinée, Internet aujourd’hui, ont aussi toute leur place dans les activités à proposer dans les temps de loisirs.

Au-delà de l’utilisation de cette production, particulièrement riche et diversifiée, il est essentiel aussi de s’appuyer sur ce qu’on peut appeler les « écrits du quotidien » qu’il s’agisse de ceux que l’on rencontre dans la structure d’accueil (le programme d’activités, le règlement du centre, les menus, la lettre des correspondants) ou dans son environnement proche : qu’est-ce qu’on peut lire dans la rue, à la devanture des magasins, etc.

2) Découvrir l’écrit, pourquoi ?

Proposer aux enfants et aux adolescents d’aller à la découverte de l’écrit c’est à la fois :

– agir dans le domaine de la médiation pour donner envie de découvrir et d’utiliser cette composante de leur environnement ;

– s’appuyer sur les apprentissages scolaires et les conforter : développer les capacités de lecture, les comportements de lecteur ;

– donner les outils permettant à chacun d’exercer son sens critique et d’être en capacité de choisir ou les outils permettant de s’informer, de communiquer et de produire soit même de nouveaux écrits.

3) S’appuyer sur les spécificités des temps de loisirs

Une action dans les temps de loisirs, péri ou extrascolaires permet aux enfants de s’approprier des savoirs en les investissant volontairement dans un autre contexte que celui de l’apprentissage, à leur propre rythme, dans des situations diverses.

Elle constitue un espace où ils peuvent découvrir des situations, réaliser des expériences hors du cadre familial ou scolaire, avec des adultes qui n’ont ni l’autorité parentale, ni l’autorité professorale. C’est un espace de choix, de réalisation collective de projets avec ses pairs, d’échanges de savoirs.

Les activités de loisirs ont l’intérêt de n’être pas contraintes par des programmes ou par des exigences de résultats autres que celles que le groupe se donne. Elles développent qualitativement les savoir-faire, les savoir être, et concourent à l’enrichissement des connaissances.

Ainsi ces activités, dans leur diversité, favorisent les apprentissages scolaires, les complètent, les valorisent, parfois les suscitent. En complément des activités du temps scolaire, elles constituent une source d’enrichissement personnel, de formation individuelle sociale et culturelle. Elles offrent également aux enfants et aux adolescents des espaces de participation, dans lesquels une large place est laissée à l’initiative et à la spontanéité. Elles tiennent un rôle majeur dans l’acquisition des compétences sociales.

Enfin, compte tenu des conséquences de l’évolution des temps sociaux sur le temps de vie des parents, compte tenu aussi de l’augmentation des situations de pauvreté et de précarité cette action contribue à la réduction des inégalités d’accès à l’offre éducative.

4) Une approche pédagogique

Quatre niveaux d’intervention peuvent être retenus, même s’il ne s’agit pas de passer par quatre étapes successives mais de penser, dans le déroulement des activités, à faire acquérir les repères qui permettront de construire et d’enrichir différents projets.

. Sensibiliser à la diversité des écrits

Il s’agit de « mettre en appétit », de développer la curiosité. En référence à la production actuelle on peut faire découvrir, de manière ludique chaque fois que c’est possible, différents types de supports (album, roman, documentaire, BD ou encore presse jeunesse, presse d’information, presse spécialisée, et aussi dictionnaire ou fiches d’activités. Le lecteur peut observer les différentes formes utilisées (histoires, documents, jeux, illustrations) et ce qui les distingue : présentation, format, pagination, prix, place de l’illustration, périodicité, qualité du papier, place de la publicité. De la même façon, en référence aux écrits du quotidien, on peut s’appuyer sur la vie du groupe, de la structure pour découvrir différents types d’écrits et la forme utilisée : affiches, courrier, panneaux de signalisation, publicités.

. Découvrir les caractéristiques des différents supports ou des différents écrits

Pour percevoir ces caractéristiques et, éventuellement, faire évoluer l’idée ou la représentation que chacun peut se faire du livre, de la presse, il s’agit de comprendre :

– « de quoi ça parle » : de l’actualité, du passé, de l’histoire des hommes, de la situation des enfants, des techniques,

– « à quoi ça sert » : pour la lecture plaisir, pour s’informer ou se documenter, pour réaliser une activité, pour jouer, pour échanger,

– « comment ça fonctionne » : le sommaire, la table des matières, la une, les rubriques.

. Apprendre à les utiliser

Il s’agit de mettre en valeur les différentes façons d’utiliser les écrits en s’appuyant, c’est essentiel, sur la construction de projets de lecture ou d’écriture individuels ou collectifs. Il s’agit de montrer que certaines réponses peuvent se trouver dans l’écrit. Comment utiliser des livres, des journaux ou magazines, Internet, le dictionnaire, le programme TV, un guide touristique, dans différents projets : rédiger un exposé, rechercher une documentation, préparer une sortie, etc.

Ces projets peuvent en effet naître d’une sollicitation de l’environnement (la journée des droits de l’enfant, la semaine du goût, un événement sportif, des élections, une catastrophe climatique), de la vie du groupe (préparer un dossier pour les correspondants, rechercher des recettes pour un goûter d’anniversaire).

. Mettre en situation de produire des écrits

On peut s’appuyer soit :

– sur les contenus découverts : inventer une autre fin de l’histoire, monter un spectacle de marionnettes, réaliser une revue de presse,

– sur les caractéristiques de tel ou tel support : inventer un conte, créer une bande dessinée, un roman-photo, produire un journal d’information.

5) Des conditions à réunir

. Au plan général

Il convient à la fois de bien connaître :

– le public auquel on s’adresse qui souvent se caractérise par son hétérogénéité. Qui est-il ? Quelles sont ses pratiques de lecture ? Quels sont ses besoins, ses attentes ? Pour cela on peut mettre en place un questionnement dans la structure d’accueil et/ou s’appuyer sur d’autres partenaires (la bibliothèque ou la médiathèque, les établissements scolaires),

– les potentialités de l’environnement dans le domaine concerné (journal local ou régional, radio, centres de documentation des établissements) ou au plan de la politique enfance/jeunesse. Existe-t-il un projet éducatif local donc des orientations éducatives, un diagnostic, des directions d’action ? Y a-t-il des possibilités de partenariat avec des services municipaux, des établissements scolaires, des associations de parents.

. Au plan pédagogique

… Développer des activités adaptées au public visé :

Les activités proposées doivent :

– privilégier le jeu. En effet, compte tenu des conditions d’apprentissage, certains enfants ne considèrent l’écriture ou la lecture que comme des activités scolaires. Il est alors intéressant de les « réconcilier » avec ces activités en utilisant des situations de jeu,

– s’appuyer sur les motivations des enfants et des jeunes en sachant utiliser les écrits du quotidien, ceux qui sont en rapport direct avec les préoccupations de la vie et leurs projets d’action,

– les mettre « en appétit de lecture » (donner l’envie de mettre en œuvre des projets de découverte et d’utilisation de l’écrit pour que, progressivement les utilisateurs acquièrent une autonomie dans ce domaine),

– leur permettre de maîtriser les techniques d’utilisation des différents écrits ou supports.

Il faut aussi penser à valoriser les activités réalisées vis-à-vis des adultes (les parents, les enseignants, la municipalité) et des autres enfants ou jeunes.

… Agir dans le domaine de la formation :

Une formation théorique des animateurs doit permettre de sensibiliser à la production, d’apprendre à l’utiliser, d’apprendre à utiliser l’écrit dans la vie du groupe (et donc dans le cadre d’un stage).

Mais elle doit se compléter par une formation sur le terrain pour apprendre à situer son action dans un cadre plus global, à travailler avec d’autres partenaires (collège, médiathèque, journal local), à utiliser les préoccupations motivations des jeunes (ils s’intéressent à la coupe du monde de foot : on peut écrire des reportages, faire un album souvenir, organiser une journée portes ouvertes à la médiathèque pour découvrir des documents).

. Au plan matériel

Il faut pouvoir en permanence mettre à la disposition des enfants et des jeunes différents supports, différents écrits. Cela doit permettre de les découvrir, d’apprendre à les utiliser et d’y avoir recours dans un certain nombre d’activités.

L’idéal est d’installer un « coin-lecture » dont l’aménagement devra être conçu en fonction :

– des activités que l’on veut pratiquer dans cet espace : lire, écrire, rechercher des documents, produire, échanger,

– des comportements que l’on veut induire : favoriser l’appropriation des supports, responsabiliser, faire participer au choix, permettre de s’isoler, donner envie de,

– de l’atmosphère que l’on veut créer : calme, chaleureuse, studieuse.

L’animation de l’espace doit à la fois permettre :

– d’apprendre à respecter le matériel mis à disposition et à responsabiliser les utilisateurs,

– de s’approprier les règles de fonctionnement de l’espace (prêt ou consultation sur place), le repérage des différents supports (classement, codification), les règles de fonctionnement des différentes propositions (CD, vidéo, Internet),

– de prévoir différents types d’utilisation, individuelle ou collective,

– de faire participer les enfants ou les jeunes à cette animation : présenter de nouveaux supports, rédiger la fiche d’identité d’un nouveau magazine, prendre en charge le prêt,

– de mettre en valeur les supports présentés,

– de mettre en valeur les réalisations produites.

LA PRESSE POUR LA JEUNESSE

Née véritablement au 19e siècle, la presse des jeunes a su, à chaque époque, innover et accompagner avec un succès grandissant le public des enfants et des adolescents.

L’actualisation permanente des différentes formules de presse et la créativité des équipes de rédaction ont permis de constituer dans notre pays une presse sans équivalent au monde, qu’il s’agisse du nombre de titres ou de nouveautés présentés chaque année.

Trois caractéristiques essentielles peuvent être mises en avant lorsqu’on observe la production actuelle :

– sa diversité : plus de 100 titres destinés aux 9 mois/20 ans avec une diffusion annuelle de 150 millions d’exemplaires (plus de deux enfants sur trois lisent régulièrement un titre de la presse jeunesse). Presse distractive et éducative, presse d’activités, presse féminine, presse d’actualité, presse lecture, presse de jeux, toutes ces formes de presse constituent une alternative aux jeux vidéo et à la télévision.

– sa force créative : elle produit chaque année plus de 50 000 pages de création inédites, texte et images.

– La renommée des écoles françaises d’illustrateurs a fait le tour du monde et la presse jeunesse constitue souvent un tremplin pour les nouveaux talents, comme elle a su accueillir, depuis de nombreuses années, des créateurs de tous les pays.

– sa proximité avec les lecteurs : forte d’une communication en profondeur auprès d’eux et d’une relation sur la durée, la presse jeunesse est le seul média pouvant revendiquer d’être « le copain de papier ».

– Le magazine, de plain-pied avec l’univers de tous les jours, est pour les enfants un espace de choix et de liberté, situé du côté des préoccupations et des centres d’intérêt de ses lecteurs. Il leur apprend à sélectionner, à choisir, pour accéder à l’information dont ils ont besoin.

Quelle utilisation dans les loisirs des jeunes ?

On peut s’interroger sur l’intérêt qu’il peut y avoir à utiliser la presse et en particulier la presse des jeunes dans des activités de loisir avec des enfants et des adolescents. Est-ce que cela les intéresse toujours ? Est-ce qu’ils ne préfèrent pas aujourd’hui d’autres médias ? Est-ce que cela n’apparaît pas comme une nouvelle activité scolaire ? Autrement dit : à quoi ça sert ? Est-ce que c’est un support éducatif ? Est-ce qu’ils ont besoin d’adultes pour la découvrir ?

Des éléments de réponse

La presse, dans sa diversité (journaux enfants et jeunes, mais aussi presse quotidienne régionale, journaux sportifs, magazines de mode, programmes télé) font partie de l’environnement quotidien de l’enfant et du jeune.

Si l’on considère que les activités que nous proposons doivent permettre à chaque enfant de découvrir et de comprendre cet environnement, alors il faut donner des occasions de découvrir la presse, de l’utiliser et sans doute aussi d’en produire.

Pourquoi utiliser la presse ?

La presse répond au besoin et à la nécessité d’information, en référence à la Convention internationale des droits de l’enfant (droit de recevoir, de rechercher, de produire des informations), à l’importance de la fonction information dans le fonctionnement démocratique des collectifs enfants/jeunes. Elle prépare ainsi les lecteurs et les citoyens de demain.

Elle est un outil de découverte, de connaissance. Elle permet de mettre « en appétit de lecture » grâce aux différentes entrées qu’elle propose et elle développe ainsi la capacité de l’enfant à construire des projets de découverte par la lecture.

Enseignant désormais retraité, Francis Vernhes est mis à disposition de la Fédération nationale des Francas de 1965 à 1995 et en devient, en 1996, vice-président. Nombreuses opérations d’animation, d’information et de formation dans le domaine du livre et de la lecture. Directeur des éditions Jeunes Années de 1985 à 1996, Secrétaire général puis président du Syndicat de la presse des jeunes jusqu’en 1997 et chargé de mission de ce syndicat jusqu’en 2009, Francis Vernhes fut, pendant 15 ans, membre de la Commission de surveillance des publications destinées à l’enfance et à l’adolescence. Il est coordinateur de l’ouvrage collectif Lire à loisir, loisir de lire (INJEP, 1987) et du fichier d’activités Jeux de lecture et d’écriture (Francas). Merci à lui pour nous avoir confié ce texte.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Jany Saint-Marcoux

par Nic Diament

    Jany Saint-Marcoux est née le 15 novembre 1920 à Paris, dans le quatorzienne arrondissement. Sa famille est originaire du Limousin. Elle passe sa petite enfance en normandie, face au Mont Saint-Michel, puis dans le Bourbonnais, à Vichy, jusqu’à l’age de quatorze. De retour à Paris, elle temine ses études secondaires puis entre à lEcole des hautes études sociales, section Journalisme, et mêne parallèlement desétudes de droit. Mariée le 14 février 1958 à l’écrivain Paul Berna, elle a deux fils et est grand-mère.

    Elle entreprend d’abord une carrière de journaliste comme reporter s’actualités pour un grand quotidien de province. Au bout de dix ans, par je, elle écrit un premier roman pour la jeunesse, La duchesse en pantoufles (1952), dnt l’immédiat succès l’encourage à poursuivre cette secopnde carrière, qu’elle mènera pendant vingt ans, principalement aux éditions GP dont elle devient la locomotive. En 1972, séduite par la perspective d’une activité différente, elle aborde la direction littéraire. Chez Hachette d’abord, elle devient responsable de collection puis chez Tallandier en 1976 pour l’ensemble des collections romanesques.

    Saint-Marcoux, dont le public est essentiellement féminin, situe les intrigues de ses romans dans des lieux variés (Mont Saint-Michel, Mexique, Baux de Provence). Elle y aborde des thèmes souvent dramatiques : la rééducation des grands handicapés (Le voleur de lumière, 1955), la création des premiers villages d’enfants (L’oubliée de Venise, 1954), l’alcoolisme (Aniella, 1962), la détention d’un père (Cet été-là, 1961). L’actualité y est présente : les progrès de l’aviation (La Caravelle, 1959), l’urbanisme des grands ensembles (Mon village au bord du ciel, 1965), les dons d’organnes (Pour qu’un cœur batte encore, 1969) ou encore la recherchee sous-marine (Le jardin sous la mer, 1963). Enfin, dans certains ouvrages, elle a démystifié des milieux séduisants et prestigieux comme la danse et le spectacle (Les chaussons verts, 1956 ; Un si joli théâtre, 1970 ; Criss ou j’étais une idole, 1964 ; les deux Corinne, 1970 et 1971).

    Les ouvrages de Jany Saint-Marcoux aux intrigues solidement charpentées, très romanesques, voire sentimentales, ont rencontré une énorme audience auprès des adolescentes des années 1950 et 1960 : un million cinq cent mille exemplaires ont été vendus. Elle est un des artisans du succès incontestable de la collection « Rouge et Or Souveraine », aux éditions GP. Cependant, malgré des personnages attachants et vraisemblables et une écriture soignée, ces romans ont mal vieilli. Leur ancrage dans la réalité des années 1960, qui a été une des raisons de leur succès, les dates inexorablement, et leur sentimentalité parfois appuyée ne plaît plus aux lecteurs actuels. Ses livres ont été traduits en anglais, allemand, portugais, espagnol, italien, néerlandais, danois, russe et plusieurs d’entre eux ont fait l’objet d’adaptations radiophoniques.

( texte paru dans le n° 78 – octobre 2003 – du bulletin du CRILJ )

Chartiste, Nic Diament a exercé son métier de la bibliothèque de Massy à la Bibliothèque Publique d’information du centre Pompidou. Spécialisée dans le domaine des livres pour l’enfance et la jeunesse, elle est directrice du Centre national du livre pour enfants – La Joie par les Livres de 2001 à 2007. Formatrice, elle est aussi l’auteur du Dictionnaire des écrivains français pour la jeunesse : 1914-1991 paru à l’École des loisirs en 1993, ouvrage réputé introuvable mais que l’on peut, en ce début d’été 2011, acheter « en état correct » sur Price Minister. Publication de Histoire des livres pour les enfants du Petit Chaperon rouge à Harry Potter en 2008 chez Bayard.

Astéroïde et les médias

Voilà un peu plus de deux ans, l’association Astéroïde lançait un appel aux médias pour que se créent des rubriques régulières d’information sur la vie culturelle de l’enfant, en général et sur la littérature de jeunesse en particulier.

Cette action (complétée par une campagne en 1983 sur le thème Que deviennent les enfants après Noël ?) a permis, d’une part, de concrétiser une revendication qui avait été évoquée par quelques uns et, d’autre part, de faire de ce sujet un évènement suffisamment fort pour qu’il soit repris lors de manifestations (Colloque CRILJ de Saint-Etienne, Festival du Livre Enfants-Jeunes de Montreuil, Salon de Saibnt-Gaudens, Semaine du Temps Livre) ou dans les discours récents des trois ministres concernés : Edwige Avice, Georgina Dufoix et Jack Lang.

Par ailleurs, des interventions périodiques auprès des responsables des médias ont favorisé quelques tentatives dont on devrait mesurer les conséquences dans les mois à venir.

Signalons, par exemple, que l’association Presse Information Jeunesse (APIJ) dont le champ d’intervention se limitait jusqu’à présent aux problèmes d’éducation et d’enseignement, vient de créer à l’initiatve d’Astéroïde un poste de vice-président délégué à la culture et aux associations.

Cela dit, le travail de fond que mène Astéroïde se poursuit et ses projets, dont nous aurons l’occasion de reparler dans un prochain numéro, nous autorise, malgré la difficulté de la tâche, à être optimiste.

( article paru dans le n° 22 – février 1984 – du bulletin du CRILJ )

 

Directeur de Fil Bleu, réseau de transport public de l’agglomération tourangelle, jusqu’en 2010, Patrice Wolf eut une première vie du côté de l’enfance avec notamment La Lettre d’Astéroîde, bulletin d’informations culturelles, et L’as-tu mon p’tit Loup ? émission de France Inter consacrée aux livres pour les enfants dont il eut l’idée et qu’il anima, avec Denis Cheissoux, pendant 21 ans. Patrice Wolf a récemment donné à la bibliothèque municipale de Tours 25000 ouvrages, large sélection de ceux qu’il recevait en service de presse.

« J’ai animé une émission pour une radio de service public. Je trouvais légitime de redonner au service public ce qu’on m’avait donné. J’ai proposé de donner ce fond à la bibliothèque de la Ville de Tours qui a accepté. Quand j’ai arrêté l’émission, je n’étais pas en manque. Avec la direction de Fil bleu, cela m’était devenu impossible de poursuivre la radio. Aujourd’hui, je continue à m’intéresser à la littérature jeunesse, on ne peut pas tirer un trait quand on est passionné. » (Patrice Wolf)

 

 

 

 

 

 

 

 

Ay Buéno ! ou Le Petit Livre Bleu par un bleu de la BD

 

En entendant et en lisant la masse des critiques de personnes qui n’avaient pas pu potentiellement lire Le Petit Livre Bleu (vu les dates de disponibilité de l’ouvrage chez la très grande majorité des journalistes et des libraires), on était tenté dans un premier temps de se rappeler l’épisode où Boris Vian recevait des centaines de lettres d’injures d’anciens combattants qui s’étaient persuadés qu’ils étaient visés par J’irai cracher sur vos tombes. Ce n’est pas la premières fois qu’un universitaire (ou assimilé) francophone se penche sur un héros de BD et médiatise ses recherches. Le travail d’André Stoll intitulé Astérix : L’Épopée burlesque de la France publié en 1974 est le pionnier en la matière ; les réflexions avancées sur la parodie des mythes, le système de valeurs et les identités polyvalentes des Gaulois et Romains ne manquaient pas d’intérêt. Les études de Serge Tisseron sur Tintin et son créateur eurent certains côtés extrêmement lumineux et récemment Jean Tulard proposait une synthèse autour des Pieds Nickelés. Tous ces travaux reçurent un bon accueil auprès des lecteurs assidus de chacune des séries en question.

La différence entre ces trois auteurs et Antoine Buéno est de taille : les premiers ont une culture bédéistique au contraire du dernier. Il semblerait que les lectures en matière de BD se limitent chez Antoine Buéno uniquement aux ouvrages en album de Peyo (et qu’il n’a même pas une connaissance du support d’origine des Schtroumpfs). Ceci a des conséquences énormes car considérant que ce qu’il ne connaît pas n’existe pas, il écrit par exemple : « Fait unique dans l’histoire de la BD, Thierry Culliford, le fils de Peyo, a poursuivi l’œuvre de son père ». Quand on a un minimum de connaissances de l’univers bédéistique, on sait que le scénario de Rahan est passé de Roger Lécureux à son fils Jean-François. Lorsqu’on traque l’univers communiste dans Les Schtroumpfs, le minimum est de connaître les deux héros principaux du journal Pif (l’autre est le héros éponyme), à capitaux venus de Parti communiste français. Même si Babar est de l’histoire illustrée (ancêtre de la BD), un nombre considérable de Français n’ignore pas que Laurent de Brunhoff a pris la suite de son père Jean pour les aventures de cet éléphant. Pour ne pas charger la barque, nous nous abstiendrons de citer des exemples de ce type pris dans l’univers non francophone. Dire que le physique des Schtroumpfs rappelle celui de Mickey laisse perplexe (Florence Cestac, qui se décarcasse avec ses personnages, appréciera cette comparaison à sa juste valeur), on a une BD anthropomorphique et une BD animalière de l’autre côté ; cela permet toutefois de glisser que les Schtroumfs sont un anti-Mickey. Plutôt que d’aller chercher des résonnances du chapeau des Schtroumpfs dans celui des lutins (Peyo désignant ses héros comme des lutins), Antoine Buéno nous parle de bonnet phrygien, symbole révolutionnaire ; la culture historique est plaquée où elle n’a pas à être et manque cruellement quand on en a besoin.

L’auteur ne dit pas un mot du journal Spirou des années cinquante, ignorant totalement ce qu’on pouvait s’autoriser de dessiner (ou être permis par la censure des journaux pour enfants) à l’époque. Pages trente-six et trente-sept on peut lire cette interrogation fondamentale : « Mais ont-ils également un anus et des organes génitaux ? (…) La BD ne nous informe pas sur le point de savoir si ces êtres défèquent ou urinent. » L’univers du Petit Spirou, aux gags très ancrés dans l’univers de la sexualité infantile et le dénigrement de certaines réalités du monde adulte, est très contemporain à nous ; une BD avec de telles allusions est totalement impensable pour les années qui voient la parution des aventures des héros de Peyo dans Spirou. Elle n’aurait pas fait bon ménage avec Les Belles Histoires de l’Oncle Paul, Timour et Jerry Spring. Globalement le journal Spirou, avec en particulier Buck Danny de Charlier, plongeait le jeune lecteur plutôt ouvertement dans l’apologie des valeurs du « monde libre » que dans la dénonciation allusive aux sociétés totalitaires. Antoine Buéno ne se pose pas le problème de la réception des Schtroumpfs, aucun jeune lecteur de 1958 à aujourd’hui ne voit l’ombre de ce que lui imagine et les adultes relisent généralement les albums de cette série avec leurs yeux d’enfants. Après qu’Antoine Buéno ait vu Staline dans le Grand Schtroumpf, il assimile avec un certain arbitraire le schtroumpf à lunettes avec Trotski. Le fodateur de l’Armée rouge a droit à ce traitement à cause de l’indice des lunettes, de son rôle de donneur de leçons et de la quasi-totale hostilité à son égard qui est attribuée aux autres Schtroumpfs. Les camarades du NPA, de LO et du POI alias le PT apprécieront qu’un maître de conférences à Sciences politiques identifie « Le Vieux » à ces trois caractéristiques. En 1958 Staline est mort mais Peyo ne peut ignorer la dimension du personnage, par contre ce dernier n’avait sûrement pas la moindre idée de la personnalité de Trotski d’après la biographie qui est consacrée à l’auteur belge par ailleurs. En fait les références culturelles de Peyo, qui avait fréquenté peu de temps un collège technique, étaient surtout celles du monde de la BD et quand le fils du créateur de la série déclare que le schtroumpf à lunettes renvoie à Agnan du Petit Nicolas, A. Buéno se dispense de nous le faire savoir. On reste confondu devant l’usage de certains qualificatifs qui n’apportent qu’une pincée de vulgarité gratuite comme dans « Ève goûte au fruit défendu et incite Adam à en faire autant (la salope !) ». Quelques pages après, Antoine Buéno nous montre un Peyo ayant une vision traditionnelle du rôle de la femme ; il est toutefois très vraisemblablement exclu que lui ne les ait traitées de « salopes ». La dissertation sur la taille des Schtroumpfs en centimètres, évaluée en fonction de la hauteur de trois pommes mises les une sur les autres, est consternante ; elle s’appuie sur le fait que Peyo avait écrit que ses héros étaient hauts comme trois pommes, expression imagée bien connue de tous mais que Antoine Bueno prend au sens propre.

Les deux pages les plus intéressantes de l’ouvrage sont tirées de la bonne biographie réalisée par Hugues Dayez sur Peyo au sujet de la vision qu’avait le créateur des Schtroumpfs sur la Schtroumpfette. Le passage sur la transposition des conflits entre Wallons et Flamands dans Schtroumpfs verts et Verts Schtroumpfs est très pertinent mais cette réflexion n’est pas à l’origine celle de l’enseignant de sciences politiques. Le titre de cet album provient du belgicisme « chou vert et vert chou » qui signifie « bonnet blanc et blanc bonnet ». Que Gargamel ait un profil qui rappelle les caricatures antisémites, cela est incontestable. Toutefois le physique rapace de ce personnage est là bien plus pour évoquer son désir de s’emparer des Schtroumpfs que pour dénoncer une action néfaste des Juifs. Cette dernière idée ne parle absolument pas au lectorat potentiel ; de plus Peyo votait pour le parti libéral belge qui dans les conflits qu’Israël a connus avec ses voisins a toujours été farouchement du côté de ce dernier. Quant à donner au chat de Gargamel le nom d’Azraël (ange de la mort dans la tradition hébraïque), la connaissance de la culture juive, qu’il implique, incite plutôt à penser que ce choix vient plus d’un philosémitisme que d’un antisémitisme, ce que confirme Ivan Delporte (rédacteur en chef de Spirou et collaborateur de Peyo) ; à l’origine de l’idée, il affirme qu’il s’agit d’un clin d’œil à la judéité de son épouse. Ivan Delporte a d’ailleurs appelé au départ le méchant Gargamel par référence à Gargantua et Pantagruel (héros de Rabelais) ; A. Buéno ne peut l’ignorer mais cela dérangeant sa démonstration, il nous le masque.

Se proclamer « écrivain prospectiviste » sur son site ne dispense pas l’auteur d’une connaissance de l’histoire de la BD et de la presse des jeunes, surtout s’il veut décrire un univers apparu il y a plus de cinquante ans. Le tollé suscité par le contenu de cet ouvrage devrait heureusement nous épargner la publication d’une étude par Antoine Buéno sur d’autres œuvres populaires comme nous le promettait l’auteur. Cet ouvrage trouvera sa place dans les anthologies de la recherche en BD ; il se pourrait même qu’ »Ay Buéno ! » devienne une expression qui signalerait une étude en bande dessinée (ou sur tout sujet littéraire) où l’auteur partirait de présupposés arbitraires et irait à la pêche d’exemples peu significatifs car coupés du contexte de leur création. Cela pourrait être la plus grande gloire de cet auteur mais peut-être aura-t-il aussi tué en France et outre-Quiévrain le secteur éditorial consacré aux études sur la BD … Quant à l’éditeur Hors Collection, il publie l’excellente bande dessinée Calvin et Hobbes de Bill Waterson, dont le tome dix Tous aux abris ! est sorti récemment ; il s’agit de l’histoire d’un petit garçon râleur à l’imagination débordante.

(1) Antoine Buéno, Le Petit Livre bleu, Éditions Hors Collection, 12,90 euros.

Professeur des écoles, Alain Chiron s’intéresse à l’œuvre d’Ernest Pérochon pour les jeunes, aux romans scolaires, aux journaux pour enfants de la période 1914-1918. Il s’intéresse aussi à la littérature de jeunesse francophone, à la bande dessinée, à l’histoire des sections jeunesse des bibliothèques municipales, à l’histoire des musées, à l’histoire de l’enseignement, aux instituteurs pacifistes à la Belle Epoque et aux pionniers de la pédagogie Freinet. Parmi ses publications, plusieurs contributions aux Cahiers Robinson et cinq articles (Fillette, L’Épatant, Le Bon Point amusant, Pérochon, Jauffret) dans Le Dictionnaire du livre et de la littérature de jeunesse en France (à paraître en 2011). Merci à lui pour nous avoir confié cet article.

Une vieille histoire

    Automne 79. On venait de démonter le tablier de la Passerelle des Arts et j’avais rendez-vous avec Pierre Marchand. Pour un stage. Jean-Marie Bouvaist m’avait dit que c’était impossible d’entrer dans ce lieu déjà bouillonnant mais que je pouvais toujours essayer. Après plusieurs mois de lapins en tout genre – Christine Mayer et Françoise Cabbert furent d’une patience d’ange dont je leur serai éternellement reconnaissante – j’ai enfin pu rencontrer le capitaine bleu marine. Il était d’assez sombre humeur, trouvant incongru que l’on puisse imaginer apprendre l’édition à l’école et n’ayant rien à faire de stagiaires d’où qu’ils viennent. Peut-être mon nom breton ou mon entêtement à vouloir le rencontrer ont-ils eu finalement raison de sa résistance. Bon, mais à la maquette alors, m’a-t-il concédé. Il y avait un bout de table qui venait de se libérer à la gauche d’Elisabeth Cahat et à la droite de Raymond Stoffel. Même cantinière, j’aurais dit oui.

    J’ai, avec autant de conviction que de maladresse, collé des lignes de Letraset et des pavés de compo, assistant avec émerveillement à la naissance de la collection « Folio Benjamin », redoutant comme la foudre les soirs où le capitaine bleu marine descendait dans la soute pour pousser des hurlements de fureur, de charrette bordel et de bougres d’imbéciles, et faire tout refaire deux minutes avant que Raymond reprenne son train pour Luzarches. Il m’a fallu quelques années pour mesurer la valeur de ce que j’apprenais là. Je n’ai jamais triomphé de la problématique des Letraset (mais la PAO a eu leur peau, ce que, pour ma part, je n’ai jamais regretté), mais j’ai su une fois pour toutes que le livre était un tout : un texte, une mise en page, des images, un objet et la conviction de son éditeur pour le défendre.

    Au bout de plusieurs semaines de cutter et de mine bleue, je suis montée à la passerelle pour travailler à l’éditorial. Des prières d’insérer, des quatrièmes de couvertures, la réception des manuscrits, des argumentaires commerciaux… Grâce à la science du désordre cultivée avec talent par Pierre, l’équipe de Gallimard Jeunesse était en perpétuelle désorganisation : un bonheur pour une petite main qui pouvait ainsi glisser son œil partout ou presque. Mon mémoire de fin d’études sur la collection « Enfantimages » fut comme une enquête menée aves délices dans cet atelier brouillon mais chaleureux et inventif.

    A la fin de mes stages, Pierre Marchand m’a engueulée parce que j’avais répondu à une petite annonce de l’école des Loisirs – l’autre lieu de rêve pour un moussaillon en mon genre. « Qu’est-ce que tu veux aller faire là-bas ? » Et il m’a engagée pour travailler sur ce qui allait être « Découvertes ». La préhistoire de cette collection ne fut pas une partie de plaisir. Entre l’ambition de Pierre et les moyens mis à sa disposition, le fossé était large. La bonne fortune des « Livres dont vous êtes le héros » viendra bien plus tard, l’étrécir au point de rendre cette ambitieuse collection possible. Françoise Balibar, Jean-Pierre Maury, Jean-Pierre Verdet, Marc Meunier-Thouret et d’autres essuyèrent les premiers plâtres de ce projet pharaonique qui attendra l’arrivée d’Elisabeth de Farcy et de Paule du Bouchet, en 1981, pour vraiment prendre forme. J »aurai alors déjà rejoint le versant plus littéraire de Gallimard Jeunesse pour prendre en charge « Folio Benjamin » et « Folio Cadet ». Avant de voler de mes propres ailes chez Casteman qui, en 1987, cherchait un éditeur jeunesse pour son bureau parisien. J’aime bien l »idée d’essaimer, disait Pierre Marchand, ne croyant pas si bien dire.

    Septembre 99. Retour de vacances. Ma boite vocale trahissait les efforts inlassables d’un numéro inconnu à me joindre. Stéphanie Séminel ne fut pas fâchée de me joindre enfin et il ne me fallut pas longtemps pour reconnaitre l’impatience de son patron. Pierre Marchand me dit deux ou trois choses : qu’il chassait, qu’il y avait chez Hachette un formidable catalogue de fiction (ça, c’était vrai), qu’il n’y connaissait rien (ça, c’était faux mais il le savait aussi bien que moi) et qu’on lui avait dit que j’étais l’homme de la situation. Rendez-vous le soir même au Café de la Marine, au bord du Canal Saint-Martin. Me dit « que nous avons devant nous un fameux chantier, que nous serons alliés, qu’il me laissait réfléchir jusqu’au lendemain. » Largement suffisant. Je n’ai pas beaucoup hésité. Et pendant deux ans et demi nous avons travaillé ensemble d’arrache-pied, redonnant au catalogue Hachette Jeunesse Roman le lustre qu’il avait perdu.

( article paru dans le n°74 – juin 2002 – du bulletin du CRILJ )

Successivement éditeur chez Gallimard jeunesse, Casterman, Hachette jeunesse et Bayard Jeunesse, Marie Lallouet donne également des cours aux futurs éditeurs du Master de Paris XIII-Villetaneuse. Elle vit à Paris et a trois enfants. Rédactrice en chef de J’aime lire, elle a découvert une nouvelle facette de son métier d’éditeur pour la jeunesse : la nécessité d’aller chercher les lecteurs là où ils sont, de les prendre par la main pour qu’ils puissent s’aventurer sur le chemin de la lecture. Participation à l’ouvrage collectif Aimer lire : guide pour aider les enfants à devenir lecteurs (SCEREN-CNDP et Bayard Jeunesse, 2004) et auteur de Mon enfant n’aime pas lire, que faire ? (Bayard Jeunesse, 2007)

« J’étais invitée à participer à une émission d’après-midi sur Europe 1. Thème : comment faire pour que les enfants aiment lire. Avec Edwige Antier, nous avons fait assaut de merveilleuses idées. Lire à haute voix même quand les enfants savent lire tout seuls, le faire autant pour le benjamin que nous l’avons fait pour l’aîné, ne pas craindre les livres que l’on ne trouve pas très bons, etc. Pourtant, à la réflexion, nous aurions dû dire aussi quelque chose d’important. Aussi précieuse que nous semble la lecture, nous devons pouvoir autoriser nos enfants à ne pas aimer ça. Accepter des enfants qui ne sont pas à notre image, ce qui n’est ni une pose théorique, ni un exercice facile. » (Marie Lallouet)

 

Rencontre à deux voix

Beaucoup d’enfants et beaucoup de parents, ce mercredi 24 novembre 2010, au Théâtre Olympe de Gouges, à Montauban (Tarn-et-Garonne). Dehors, il faisait beau et, sur la scène, les auteurs-illustrateurs Claude Ponti et François Place…

François Place – On va faire un truc qu’on a jamais fait ! On va se poser des questions ! C’est pas un exercice facile !

Claude Ponti  – Souvent, dans les interviews, je me dis : « Mais pourquoi on me pose cette question ? » Au fait, à quel âge tu as été vacciné ?

François Place – Je ne sais pas. Et toi, à quel âge tu as arrêté de faire pipi au lit ?

( Claude Ponti raconte l’appareillage que ses parents avaient installé pour son frère qui lui, faisait pipi au lit, un système assez agressif, réagissant à l’humidité )

Claude Ponti  – Et toi, le pipi au lit ?

François Place – Jamais ! Jamais !

( Claude Ponti  et François Place ironisent sur leur perfection, même avant la naissance )

laude Ponti – On a des tas de points communs. On a aussi une mère enseignante tous les deux.

François Place – C’est peut-être la même ?

Claude Ponti  – ça m’étonnerait ! Elle est très spéciale ma mère ! Toi, tu as l’air normal ! C’était un hussard noir, ma mère ! Moi, j’ai appris à lire avec la méthode globale intégrale !

François Place – Dis donc, tu crois vraiment à ce que tu écris, toi ?

Claude Ponti  – Ah oui ! Et toi, tu trompes les enfants ?

François Place – Non, mais toi, tu crois que les robinets ont des pattes !

Claude Ponti  – Dis-moi, la première fois où tu as fait des cartes, c’est que tu étais puni ?

François Place – Non, non, j’ai toujours adoré ça. Tu sais, Stevenson a commencé à dessiner la carte avant d’écrire L’Ile au trésor ! Bon, les enfants, vous comprenez ? Au fait, vous connaissez les livres de Claude Ponti ?

( Des enfants citent des titres )

François Place – L’arbre sans fin, c’est un de tes livres que je préfère. Comment est venue l’idée ?

Claude Ponti  – L’idée est venue par le titre : le monde entier dans un arbre. Souvent, on me dit que c’est l’histoire de la disparition d’une grand-mère. Désolé, il me fallait des évènements pour faire sérieux, alors j’ai parlé de la mort d’une grand-mère. J’adorais ma grand-mère, moi. Lorsqu’elle est morte, ma fille a accepté de voir son arrière-grand-mère morte et elle a dit : « C’est rigolo – chez nous ça veut dire : c’est bizarre – il n’y a personne dedans. » Souvent, les enfants disent des choses importantes. J’ai utilisé ça dans l’histoire. Quand j’ai pensé à mettre quelqu’un dans l’arbre, tout s’est enchaîné ! « Moi non plus, je n’ai pas peur de moi. » Cette phrase dans la bouche d’Hipollène répondant au monstre Ortic, a été le moteur ! La mort de la grand-mère est seulement un évènement.

François Place – L’illustration aussi m’a frappé. On a l’impression d’être au milieu des feuilles, il y a un effet de profondeur, l’impression très forte d’être immergé dans l’arbre.

Claude Ponti – C’était un petit coup de chapeau en passant ? Alors attends, il faut que je trouve un truc à te dire de vachement gentil.

François Place – Ah, ah ! le Pontilécheur est un animal qu’on trouve sur scène juste pendant une interview !

Claude Ponti – Je vais parler de ton livre La douane volante. Je me suis retrouvé complètement ailleurs, je me suis senti comme un enfant après la lecture du livre. Cette façon de parler de la réalité en s’échappant, en contournant le monde, c’est la démarche des enfants. J’ai traversé la Bretagne, côtoyé le monde des peintres hollandais – grâce à toi !

François Place – Nous sommes tous les deux intéressés par le phénomène de l’initiation : prendre un personnage, l’entraîner, l’accompagner à travers le monde un peu terrifiant des forêts, de la nuit, des monstres dans les placards et, au bout de l’histoire, le retrouver qui a évolué. Dans Bih-Bih et le Bouffron-Gouffron, quelques pages m’ont beaucoup ému ! Ces choses qu’on veut apprendre aux enfants, on ne peut le faire que comme ça. Il faut que l’enfant passe par la culture, même dans des univers très différents. Il faut passer par ces chemins là pour grandir ! Alors merci aux libraires, merci aux enseignants ! Avec un livre, on peut se promener dans un lit.

Claude Ponti – Moi je peux te poser une question ? Oui ? Alors, François Place, quel est votre parcours ? (rires)

François Place – Eh bien, je suis passé par ici et … je n’ai pas encore fini de passer ! (rires)

Claude Ponti – Moi je suis content quand j’apprends encore des choses. Faire des livres où on montre que la vie c’est comme ça, qu’il y a des obstacles… Les enfants sont des êtres humains si les parents sont des êtres humains ! Ça s’apprend. Il faut parler, il faut du racontage ! En ce moment, les enfants sont poussés à croire que notre planète est un énorme vaisseau spatial. Mais il a fallu un immense passé ! Les Arabes pour les maths, les Indiens pour autre chose, etc. Il est essentiel que les enfants puissent savoir ça pour grandir plus humains.

François Place – Dis donc, tu crois vraiment qu’on peut avoir des parents comme ceux que tu montres ou tu as pété un câble ?

Claude Ponti – Non, je ne crois pas avoir jamais eu de câble. C’était un moment où j’avais des soucis avec ma mère, ça fait longtemps que j’essaie de m’en débarrasser (rires). J’ai fait un livre là-dessus Le catalogue des parents. La plupart des enfants veulent changer de parents – mais pas longtemps !

François Place – Tu as fait aussi Le livre des frères et des soeurs

Claude Ponti – Ah oui, j’ai fait des études très sérieuses pour ça. Mais j’aurais voulu rajouter des cris ou des odeurs. Tu as eu des frères, toi ?

François Place – Trois frères et deux soeurs ! Mais c’était à une époque où les livres pour changer, ça n’existait pas !

Questions du public :

Un adulte – Vous êtes-vous déjà rencontrés ?

François Place –  Oui, c’est pour ça qu’on a l’air vachement pro. Mais non, c’est la première fois !

Un enfant – Comment vous faites pour dessiner aussi bien ?

François Place – Moi je suis plus dans le détail réaliste. Claude s’adresse à des enfants jeunes. Moi j’ai des textes plus compliqués. Lui son rôle, c’est d’enchanter la vie quotidienne, de vous emmener dans le monde des rêves. Les dessins grand format sortent le monde du livre. Moi qui m’adresse à des plus grands, je fais des dessins qui attirent vers l’intérieur, qui font renter dans la page. Dans nos livres à tous les deux, la lecture est toujours à plusieurs étages. Tu peux revenir plusieurs fois, tu découvriras toujours des choses. Tous les deux, on a envie de perdre le lecteur dans le texte et les images.

Claude Ponti – Tu t’en sors bien !

François Place – Tu n’es pas d’accord ?

Claude Ponti – Si, si ! Chaque livre, chaque histoire doit avoir son propre monde ! Chaque livre est un monde et il faut que l’enfant entre dedans. Moi je m’adresse aux petits qui sont très intelligents !

Un enfant – Qu’est-ce qui a poussé Claude Ponti à faire des bonshommes aussi bizarres ?

Claude Ponti – J’invente des espèces de mélanges de bestioles qui n’existent pas. Les enfants, quand ils lisent, se mettent à la place du personnage et c’est le meilleur costume que je puisse faire !

Un enfant – C’est votre vrai nom Claude Ponti ?

Claude Ponti  – Non, je s’appelle Ponticelli, mais j’ai coupé car pendant longtemps il n’a pas été d’accord avec son père.

Un enfant – Est-ce que vous pouvez expliquer comment vous faites vos livres ?

François Place –  On est tous les deux des illustrateurs alors on pense en images ! (rires) Je travaille une narration dans ma tête. La narration plutôt que le texte-images. Je prends des notes pendant longtemps, je fais des croquis…

Claude Ponti – Moi, c’est évidemment différemment pareil ! Ce qui compte, c’est la narration. En général, je commence par une maquette, des petits croquis, des notes, mais juste quelques pages car je ne sais pas refaire deux fois la même chose. J’ai été éduqué à la perfection immédiate ou tu meurs ! J’ai tous les éléments dans la tête, je fais peu de croquis préparatoires.

François Place – Moi à l’inverse, je fais beaucoup de croquis préparatoires, presque trop.

Claude Ponti – J’ai fait un petit livre avec deux poussins et le A. Des gens me demandent « Quand faites-vous le B ? » Mais non ! Par contre, j’ai reçu des livrets faits par des classes sur d’autres lettres. C’est bien ! Il faut que les enfants s’approprient le monde. Il faut que je me sente bien dans ce que je dessine ! Il faut que j’y sois, même dans le cinqième arrière plan. Comme un enfant. Quand on est adulte, on recherche les émotions qu’on a ressenties en tant qu’enfant dessinateur. C’est plus difficile quand on est adulte, d’être dans le dessin qu’on fait.

Un enfant – Vous avez l’intention de faire d’autres livres ?

Claude Ponti – Oui y a intérêt !

Un adulte – Est-ce que vous peignez toujours ?

Claude Ponti  – Non, j’ai arrêté de peindre quand j’ai commencé à dessiner pour ma fille. J’avais commencé par la peinture, mais je n’aimais pas le milieu. Je ne suis pas très sociable ! Je n’aimais pas trop le fait de vendre mes originaux. Et ça ne me plaisait pas que les tableaux que j’aimais, soient achetés par des gens que je n’aimais pas.

Un adulte – Vous êtes papa tous les deux. Est-ce que vous avez été des pères qui ont entraîné leurs enfants dans leur monde ?

François Place –  C’est un métier où on travaille beaucoup, mais on est à la maison. On est pas toujours disponible, mais on est là. J’étais un papa assez carré, mais mon atelier était totalement ouvert et, pendant plusieurs années, mon fils a eu un coin pour  dessiner près de moi. Mais raconter des histoires à ses enfants, ce n’est pas forcément les entraîner dans son univers à soi.

Claude Ponti – Moi, j’ai été un père normal. Le dos de ma fille est constellé de cicatrices de coups de plume et de pinceau que je lui lançais quand elle venait me déranger ! (rires)

François Place – Mais non, c’est pas vrai !

Claude Ponti – J’étais à la maison et tous les soirs, je racontais à ma fille de petites histoires de son quotidien mises en scène avec de petites bêtes, jusque vers 10/11 ans. Maintenant, elle a un master 2 de philo et elle lit des livres auxquels je ne comprends rien !

Un enfant – C’est une histoire vraie Le mange poussin ?

Claude Ponti – Elle est vraie dans le livre ! Et j’ai toujours un poussin…

François Place – Oui, un poussin qui a 32 ans !

( Applaudissements chaleureux, échange réussi, rencontre vraiment plaisante )

 

Institutrice à la retraite, passionnée de littérature depuis toujours et de littérature de jeunesse en particulier, à titre professionnel et à titre personnel, Martine Cortes est secrétaire de la section régionale du CRILJ Midi-Pyrénées depuis 2009. A ce titre, elle ne manque jamais, quand elle n’est pas partie embrasser sa famille en Sologne, d’assurer le compte-rendu des rencontres organisées par le CRILJ Midi Pyrénées et ses partenaires. Merci à elle pour nous avoir confié ce texte.

Georges Coulonges

 

    Du théâtre à la radio, de la chanson au roman, de l’essai à la télévision, Georges Coulonges a marqué de son écriture les cinquante dernières années de notre paysage culturel.

    Drôle, aimant la rime riche à la manière de La Fontaine et de Molière, imprégné de culture populaire, Georges Coulonges est avant tout un observateur avisé du présent et du passé. Sa cinquantaine d’ouvrages – tout genres confondus : romans, essais, pièces de théâtre, livres pour la jeunesse, œuvres télévisuelles, etc – et ses chansons engagées nous content, à travers des histoires individuelles, des pans entiers de notre histoire.

    Humaniste, défenseur de la culture et de la tolérence, Georges Coulonges s’est battu pour offrir au plus grand nombre un divertissement de qualité. Il s’est éteint le 12 juin à l’âge de 80 ans.

( texte paru dans le n° 79 – octobre 2003 – du bulletin du CRILJ )

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Né en 1923 à Lacanau, issu d’un milieu modeste, Georges Coulonges fut comédien, bruiteur à la radio, producteur d’émissions de variétés, écrivain aux talents multiples. Parolier à succès de Jean Ferrat (Potemkine), de René-Louis Laforgue, de Francis Lemarque et de Mouloudji (Le chomage), de Marcel Amont, de Nana Mouskouri (L’enfant au tambour), d’Annie Cordy et de beaucoup d’autres, il écrivit aussi, pour les adultes, des romans qui, comme Les Terres gelées (Presses de la Cité, 1993), rencontrèrent un grand succès populaire. Ses livres pour enfants, initialement publiés aux éditions La Farandole, sont, pour la plupart, désormais disponibles en Pocket Jeunesse.

Fin des années 60, début des années soixante-dix. Installé dans une banlieue parisienne avec sa famille, Georges Coulonges devient le grand-père involontaire des gamins de la cité.  Il a alors l’idée d’écrire pour eux, pour tous les gosses et pour ses propres petits-enfants. Paraît donc On demande grand-père gentil et connaissant des trucs. C’est l’engouement général. Enfants comme parents, éléves comme instituteurs s’enthousiasment pour ce sacré grand-père. Un petit lecteur lui demande même si le héros du livre est bien allé passer ses vacances en Aveyron. Emu et amusé, Georges Coulonges ne pouvait qu’écrire une suite, Grand-père est un fameux berger.