Jany Saint-Marcoux : la France des Trente Glorieuses racontée aux jeunes filles

par Monique Oyallon

  Le 26 novembre 2002 s’éteignait Jeanne Sabran (Jany Saint-Marcoux). Cette disparition m’est particulièrement douloureuse, puisque quelques mois auparavant j’avais eu la joie de la rencontrer, et de donner enfin un visage et une présence à la voix qui avait enchanté les lectures de mon enfance.

Pourquoi Saint-Marcoux ?

    Depuis quelques années aux Etats-Unis le renouvellement souhaité des enseignements touchant aux pratiques culturelles de la France contemporaine (identité et traditions) amène les chercheurs à identifier des documents et sources d’information autres, avec une nouvelle importance donnée à des textes diversifiés, tant par leurs auteurs que par leur genre. Le nom de Saint-Marcoux s’est imposé, et comme ses livres étaient encore à ma disposition, je me suis replongée dans l’univers de mon enfance, avec l’ambition de révéler la vision de la société française présentée dans cette œuvre, fort commodément étendue sur les fameuses trente années (en fait une vingtaine) au centre de mes préoccupations de recherche. Ce retour aux textes, bien des années après une première lecture naïve, m’a tout d’abord convaincue de la nécessité de replacer Saint-Marcoux dans le contexte élargi d’un corpus d’écrits procédant d’un projet éducatif et quelque peu militant. Il a également fait renaître le désir de rencontrer l’auteur de ces livres qui ont accompagné mes années formatives. Après quelques recherches j’ai pu établir un contact avec Jany Saint-Marcoux, qui a fort gentiment accepté de me recevoir en janvier 2002 lors d’un de mes passages à Paris. Cette rencontre d’une grande dame fatiguée mais encore rayonnante de vie et de lucidité autour d’un thé dans son appartement de Neuilly se teinte aujourd’hui de mélancolie mais confirme le portrait en filigrane qui transparaît dans tous ses ouvrages.

    Entre 1950 et 1973, Jany Saint-Marcoux a publié vingt-sept livres pour jeunes filles (en dépit de l’inscription sur la jaquette « G.F à partir de 12 ans », le lecteur visé était clairement une lectrice), dont l’action se situe dans des villes et régions emblématiques d’une France en pleine transformation économique et culturelle. Un rapide survol de sa bibliographie illustre la répartition géographique des histoires racontées : le Mont Saint Michel de La Duchesse en pantoufles (1952) ; l’Alsace des Sept filles de roi Xavier (1953) ; Montmartre dans Fanchette (1955) ; le Pays Basque du Voleur de lumière (1955) ; la Provence d’Aélys ou la cabre d’or (1956) ; l’île Saint Louis des Chaussons verts (1956) ; l’île de Sein du Château d’Algues (1957) ; la place des Vosges du Diable doux (1958) ; Toulouse de La Caravelle (1959) ; l’île de Ré de Cet été là (1961) ; Paris de Espoir en 33 tours (1961) ; Paris – la Provence d’Un si joli petit théâtre (1961) ; l’île de Porquerolles du Jardin sous la mer (1963) ; Paris et la banlieue de Mon village au bord du ciel (1965) ; Paris pour Corinne qui voulait danser et Corinne et son prince (1970-71).

    Journaliste de formation, Saint-Marcoux combine une approche documentaire sur des faits de société : handicaps physiques, villages d’enfants, alcoolisme, emprisonnement – des événements culturels : théâtre, cinéma, chanson – les traditions et la géographie de régions françaises phares : Alsace, Bretagne, Provence, Pays basque, Paris, avec la relation d’une expérience et d’une morale très personnelles mais socialement situées dans les couches aisées et cultivées. Elle aborde souvent le thème de l’attraction des carrières (ou des pratiques) artistiques : musique, théâtre, danse, cinéma, en mettant souvent en garde contre l’illusion des ambitions de succès. Beaucoup de ses héroïnes renoncent à leur art volontairement après un succès d’estime. Saint-Marcoux présente également dans plusieurs de ces livres une thématique de la modernité, en décrivant des questions d’urbanisme (les grands ensembles, la transformation des vieux quartiers), des avancées scientifiques (biologie et médecine, recherche sous-marine) et industriels (l’aéronautique).

    Ses ouvrages constituent un témoignage vivant, illustré par des figures féminines attachantes créées avec justesse, et ont attiré au moment de leur publication une très large audience (un million et demi de lectrices). Ils sont actuellement tous épuisés, et à ma connaissance, il n’y a pas de projet de réédition. Dans le Dictionnaire des écrivains français pour la jeunesse (1993), Nic Diament écrit : « ces romans ont mal vieilli. Leur ancrage dans la réalité des années 60, qui a été une des raisons de leur succès, les date inexorablement ». En réalité, les premiers ouvrages des années 50 renvoient à une réalité sensiblement différente, et à ce titre, pourraient revendiquer un statut de classiques de la littérature pour la jeunesse, aux côtés de ceux de la comtesse de Ségur, et figurer dans une rétrospective de portraits de jeunes filles à travers les âges.

    Pour les lecteurs (relecteurs) adultes, l’intérêt des ouvrages de Saint-Marcoux se place sans doute ailleurs, dans le retour nostalgique à des textes de l’enfance et dans la constitution d’un lieu de mémoire (selon la formule de Pierre Nora) de la France des Trente glorieuses. Le « goût de la documentation » que Saint-Marcoux souligne elle-même, citée par Nic Diament (et par elle-même, dans la jaquette de La Caravelle, au cours de l’entretien de janvier 2002) contribue à l’intérêt de ces pages comme témoignage d’une réalité quotidienne. « A travers une fiction romanesque, j’ai donc toujours essayé de cerner l’essentiel d’une réalité qui m’enthousiasmait et que je souhaitais faire partager. » Cette phrase résume les techniques d’écriture de Saint-Marcoux et révèle une dimension essentielle de sa personnalité et une motivation profonde de son travail d’écrivain : un amour de la vie, de la nouveauté, de la création, l’intention de communiquer aux jeunes filles la satisfaction éprouvée à participer pleinement au mouvement de la vie.

    Cet article a donc deux ambitions : d’une part retrouver la personnalité de Jany Saint-Marcoux à travers quelques livres clé, d’autre part évoquer la France telle qu’elle apparaît dans son œuvre.

    L’intrigue de sa première œuvre, largement inspiré de son expérience personnelle, La Duchesse en Pantoufles, se déroule dans le cadre de la baie du Mont Saint-Michel, à Genêts (petit village de la Manche) et nous présente une famille heureuse, mais tourmentée par des difficultés financières (un thème récurrent), les Bellegarde, au cours de vacances estivales annuelles (de juin à septembre) dans la maison familiale, La Nef. Le père (un industriel) travaillant à Paris, la figure parentale dominante est maternelle, Mamy, Madame Bellegarde (dernière héritière de la demeure conçue par l’amiral Le Harpeur) « si jeune dans sa robe fleurie », « apportant (…) le rayonnement de sa douceur blonde et de sa robe claire », « son regard clair », « sa sérénité ». Avec son autorité tendre, respectueuse des personnalités des enfants, sa grande dignité face aux difficultés financières qui affectent la famille, sa maîtrise de la conduite automobile et des contraintes du monde moderne, Madame Bellegarde est le prototype de beaucoup de personnages maternels rencontrés au fil des livres (Espéria de L’Oubliée de Venise, « Sœur Anne » de La Caravelle, Madame Marly du Village au bord du ciel, et beaucoup d’autres), très évocatrice de la personnalité de Saint-Marcoux elle-même, perçue dans les interactions directes avec elle et dans les photos publiées dans les années 50 à 70. Murièle, l’héroïne atypique (entre deux générations) des Sept filles du roi Xavier est aussi une personnalité rayonnante, énergique, pleine de vie, d’entrain et d’ambition, dépositaire du « secret de la joie », « épanouie dans sa robe couleur du ciel », « répandant sa lumière ». Elle fait preuve de l’énergie et de la compétence requises pour prendre en main une famille privée de mère, et soulager une « douce aïeule », mais dans le respect des traditions familiales et des personnalités individuelles, en témoignant d’une compréhension pleine de chaleur et d’humour. Elle met en place tout un programme éducatif : éduquer sans ennuyer, surprendre et séduire les jeunes « sauvageonnes » par une approche neuve de contenus classiques (histoire, géographie). Saint-Marcoux, à travers l’exemple de Murièle nous apprend que « la joie de vivre… le bonheur… se fabrique chaque jour, car on le porte en soi. (…) Il frappe à la fenêtre dès la minute où on sait donner et recevoir. (…), qu’il faut savoir apprécier la valeur des « choses de rien », qui une à une emplissent une existence. » Dans le Village, un des personnages déclare à la famille Marly « grâce à vous, j’ai compris que dans la cellule la plus étonnante, la plus luxueuse, la plus confortable du monde, chacun finit par se retrouver en face de ce qu’il y apporte d’essentiel : ses propres facultés au bonheur, d’adaptation, d’échanges ». « Mirentchou (du Voleur de Lumière), ayant perdu la vue, a retrouvé en elle une autre lumière, indestructible, celle-là.

La tradition catholique

     Cadre moral et complément de cette joie de vivre, le système de valeurs d’un catholicisme ouvert, sous-jacent dès la rédaction de La Duchesse, s’avère être un révélateur important de la personnalité de Saint-Marcoux :

« Bellegarde, se garde !

– Se garde de quoi ? avait un jour demandé Maïlys.

– De la colère, de la paresse, de l’égoïsme, avait dit sa Maman.

– Se garde, comment ? avait insisté la fillette.

– Se garde courageux, bon et loyal, avait répondu Papa.

– C’était là un programme que chacun s’efforçait de suivre, à la Nef. »

    Ces préceptes tirés des enseignements de la religion catholique servent de rappel de sa forte présence dans les paysages, les pratiques familiales, les rythmes de vie de la France des années 1950. S’il est vrai que les références directes au culte et aux symboles religieux se font plus rares dans les livres publiés à la fin des années 60, il n’est pas difficile d’en trouver de nombreux exemples dans les plus anciens. Une des pratiques les plus couramment citée, outre les prières quotidiennes et la fréquentation de la messe, est l’ex-voto, ou requêtes adressées à la Vierge pour le salut d’un être aimé. Dans La Duchesse, les enfants Bellegarde offrent leur nouveau cerf-volant, objet de leur fierté et garant de leur succès dans un concours local, en ex-voto pour demander la vie sauve de leur ami Edmond égaré en mer sur un bateau de pêcheur un jour de brume. Dans Les sept filles, Claude fait une offrande à la Vierge (Notre Dame des Jolis Soupirs) pour aider les amours contrariées de sa sœur Nelly. Mirentchou offre ses yeux d’aveugle, « la seule chose qui lui appartienne en propre », (tout le reste lui a été donné) comme terrain de pratique pour son futur mari, chirurgien des yeux. L’image du sacrifice est omniprésente. Presque tous les personnages de Saint-Marcoux se sacrifient ou sacrifient leurs possessions les plus chères pour le bien des autres.

    Dans ses derniers ouvrages, datant des années 60, la présence de la religion se fait plus discrète, plus symbolique, moins ancrée dans les faits et gestes quotidiens. Dans Mon village, elle apparaît autour de la construction d’une chapelle au cœur d’un grand ensemble situé au sud-ouest de Paris, au-delà de la fameuse « ligne de Sceaux », avec une réflexion œcuménique sur la prière vue comme un recueillement dans un lieu de sérénité ouvert à toutes les religions. La forme choisie pour la chapelle qui sera finalement réalisée est celle d’un œuf, blanche et pure, comme inspirée par un projet de Le Corbusier, Dans Criss ou j’étais une idole et Corinne qui voulait danser, le débat moral individuel du choix à faire entre une carrière artistique dévorante et la vie familiale (l’enfance) surpasse les préoccupations ou l’observation du rituel religieux traditionnel. Les valeurs morales d’entraide et de charité restent dominantes dans les derniers ouvrages, avec un crescendo dramatique dans le cas de Pour qu’un cœur batte encore, où Saint-Marcoux présente pour la première fois le choc de la mort d’un enfant, avec ce sacrifice ultime qui permet à une autre vie de continuer.

La découverte des régions de la France

     Dans la tradition du Tour de France de deux enfants, Saint-Marcoux reprend (sur l’ensemble de son œuvre) le thème du voyage de découverte des richesses multiples de la France, de la variété de ses cultures, langues, paysages, climats, traditions professionnelles, mais aussi de la cohésion nationale exprimée à travers les liens entre les régions, qu’ils soient de type personnel ou administratif.

    Dans La Caravelle, le lien Nord-Sud (Paris-province) est représenté par l’intégration de Jean-Luc Nordier (le « Viking parisien » à la troupe « sarrasine » des jeunes Soutiers toulousains, et par le placement du projet Caravelle dans le schéma de développement industriel national, la concentration des industries locales en une industrie nationale (à terme européenne – en effet la Caravelle est un précurseur de Concorde, puis d’Airbus).

    Le Parisien dédaigneux, ou déboussolé « c’est pas drôle, drôle, Toulouse, en hiver, quand on y débarque » va se voir présenter les charmes de Toulouse par les bons services de Marie-Cat Berlhiac (la demoiselle de la Soute). La présentation de la ville quoique succincte, couvre cependant les points essentiels du passé glorieux de la Ville des Troubadours, riche en hôtels somptueux et en venelles tortueuses, (les restes imposants du « rêve bleu pastel de la Ville Rose ») ce pays de cocagne qui fait encore soupirer parfois les héritiers dépossédés, à l’évocation des nouveaux quartiers et réalisations récentes (Allées, Grand-Rond, le Parc des Sports datant du Front Populaire). Une ville riche aussi de sa tradition littéraire et poétique : les Jeux floraux (« institués en 1323 par les sept Troubadours de Toulouse, qui désiraient ainsi maintenir les traditions de lyrisme courtois (l’art, talent de bien dire, d’émouvoir, de persuader) compromises après la croisade contre les Albigeois ») récompensent les poètes avec des fleurs d’or et d’argent (un lys d’or à Hugo, une Eglantine à Fabre), l’université, l’architecture romane, et la charmante histoire de Clémence Isaure, muse inspiratrice ou impôt ? Une ville où l’histoire et la géographie se rencontrent (comme dans l’enseignement pratiqué par Murièle, des Sept filles) avec la Garonne et le Canal du Midi (une autre réalisation du génie français au 17ème siècle), le vent d’antan et les printemps mouillés ornés de glycine et d’acacia, et « la neige des lointains sommets, ceux que l’on aperçoit du pont Neuf, par temps clair ». Une ville idéalisée, certes, mais dont le charme subtil est décrit avec justesse.

     Le Château d’Algues vient compléter le tour de France des régions commencé par Les Sept filles du roi Xavier, Le Voleur de lumière, Aélys et la cabre d’or, ouvrages où elle présente des traditions culturelles régionales et familiales, en situant des récits captivants et bien construits et des héroïnes mémorables dans quatre anciennes provinces saluées alors et maintenant pour leur particularisme : l’Alsace, le pays Basque, la Provence et la Bretagne.

     Le Château d’algues souligne le mélange de superstition et de pratiques religieuses fortes caractéristique de la Bretagne de l’Ile de Sein, avec l’importance de saints locaux (Corentin), le rôle du recteur (curé) dans la vie de la paroisse, la fonction sociale de la gouvernante du curé. Là encore, il faut noter la justesse de l’observation de Saint-Marcoux. Il est possible de vérifier les informations précises qu’elle donne, en choisissant presque au hasard, qu’il s’agisse du nom du bateau qui assure le passage Audierne-Sein (l’Enez Sun), de la Chapelle Saint Corentin, des noms attribués aux habitants de l’île (Guilcher-Thymeur, Merzin le fou, entre fol-en-Christ et Merlin l’enchanteur, un personnage du récit et Marzin un des patronymes courants sur l’île), de la récolte des laminaires, des souvenirs de la guerre (Sein est la première commune de France à avoir donné la totalité de ses civils au Général de Gaulle en 1940).

    L’inscription dans l’atmosphère de la vie culturelle du moment est assurée par une citation lancinante du poème de Prévert Démons et merveilles (par le fou Merzin), associé au film Les Visiteurs du soir et à la légende de la ville d’Ys, telle qu’elle est rapportée par le folklore celtique :

« As-tu vu, pêcheur, la fille de la mer,

Peignant ses cheveux blonds dorés

Au grand Soleil sur le bord de l’eau ?

J’ai vu la blanche fille de la mer,

Je l’ai même entendu chanter,

Plaintifs étaient l’air et la chanson. »

Saint-Marcoux reconstitue dans chaque microcosme régional un cadre vivant où se mêle avec bonheur la vie quotidienne « moderne » et nationale et les traditions locales inscrites dans les paysages, les rythmes de vie, le physique des hommes et des femmes, le langage quotidien, les joies et les peines de la vie de tous les jours.

Le chantre de la modernité

     On retrouve dans tous ces livres l’exploration de thèmes portant sur l’organisation sociale : la pauvreté, l’isolement et le dénuement, les différences, voire les barrières, qui séparent les catégories sociales, les citadins et les ruraux, Paris (ou la grande ville) et les régions éloignées. Chacun d’entre eux développe des problématiques plus individualisées : le choix que les jeunes femmes doivent faire entre le métier et la vie de famille (Les sept filles), l’ambiguïté des divisions nationales et régionales vue à travers la question de la contrebande frontalière (pré-Marché commun) dans Le Voleur, les dilemmes provoqués par les situations d’adoption dans Le Château. Saint-Marcoux s’efforce également de présenter la diffusion de la modernité dans des environnements traditionnels, à travers une attention aux détails de la vie quotidienne (hygiène, salle de bains et brosses à dents), en insistant sur la présence (vite indispensable) de produits de consommation nouveaux (magnétophone et transistor), en observant l’assouplissement des relations entre les générations. Dans chaque livre figure un thème de découverte scientifique ou de développement économique, soit au centre de l’intrigue (ou nécessaire à sa résolution) comme la chirurgie oculaire dans Le Voleur, l’exploitation commerciale des algues de l’île de Sein (le Château), des techniques agricoles et d’élevage (apiculture et poussins en couveuse dans Les Sept filles).

     La Caravelle, livre dédié à son fils Bernard, se situe à l’intersection de questions de politique économique (développement industriel et recherche aéronautique) et d’identité régionale (Toulouse). D’un point de vue économique, la Caravelle soutient « un enjeu qui entraîne la victoire ou la défaite d’une industrie entière », la chance de survie d’une industrie (d’une région), qui englobe la revanche sur toutes les défaites passés : celles du Sud et les Cathares, la fin du pays de Cocagne et le pastel ; celle de la France : l’écroulement de 1940, les difficultés économiques. Ce « miracle » de l’industrie aéronautique française est aussi présenté comme le résultat d’une tradition et d’une culture locale. Toulouse, siège de Sud-Aviation, héritière de l’Aéropostale (qui disparaît début 1930, racheté par Air France), se réclame de la mémoire de Mermoz et Saint-Exupéry (les pionniers), mais aussi de ses traditions culturelles remontant au Moyen âge et du savoir faire d’un artisanat ancien.

    Dans un avertissement aux lecteurs, Saint-Marcoux précise :

    « Cette histoire ne ressemble pas aux précédentes. C’est le roman de la naissance d’un avion. Epopée moderne, authentique et merveilleuse, qui a permis, grâce au génie d’une équipe et à l’effort patient de milliers d’hommes, la réalisation de cet enfant prodige de l’aéronautique française : la Caravelle. Je vous souhaite à tous d’emprunter un jour la Caravelle, afin qu’elle vous emporte, rapide et sûre, vers ces horizons neufs dont vous rêvez peut-être, et qui vous rapprocheront de la jeunesse du monde entier. Mais, en attendant ce jour-là, que chacun de vous, quand il verra s’élancer dans le ciel de France les ailes de mouette au dessin si pur de la prestigieuse Caravelle, se sente heureux et fier c’est une victoire qui passe ».

    Dans cet ouvrage particulier, Saint-Marcoux a mené une enquête directe et semble avoir reproduit scrupuleusement les informations techniques données par les ingénieurs de la compagnie qui était à l’époque Sud-Aviation (depuis le 1er janvier 1970, la Société nationale industrielle aérospatiale), en partie parce qu’elle se sentait redevable aux dirigeants et ingénieurs de leur disponibilité.

    Mais au-delà de cette exactitude technique qui fait honneur à son sens de la documentation, Saint-Marcoux veut communiquer aux jeunes lecteurs, « garçons et filles à partir de 12 ans », l’émotion (bonheur et fierté) devant une réalisation de génie (national), d’un miracle (technologique et commercial) qu’elle présente comme une victoire de l’espoir, une épopée, un mythe (« l’enfant prodige » Caravelle, pur-sang, mouette, phénix, reine et déesse), une image du progrès (voix de tonnerre, long fuselage, voilure étirée) et aussi « un avion français » (un avion formidable, un bel avion, un appareil fabuleux). Elle est présentée aux jeunes lecteurs comme un symbole du progrès (un tableau moderne, un étonnant schéma de l’allure du siècle, la beauté d’une aile et l’idéal d’un symbole).

    Saint-Marcoux rapproche cette expression du « génie français » au vingtième siècle de la construction des cathédrales, suivant en cela Barthes, qui écrivait en 1957 dans Mythologie  » je crois que l’automobile est aujourd’hui l’équivalent assez exact des grandes cathédrales gothiques. Je veux dire une grande création d’époque, conçue passionnément par des artistes inconnus, consommée dans son image, sinon dans son usage, par un peuple entier qui s’approprie avec elle un objet parfaitement magique. »

    « Car chacun des ouvriers de la Caravelle, du plus petit mécanicien au plus important ingénieur, chacun pouvait éprouver la fierté de collaborer à quelque chose de grand : à l’instar des artisans de jadis, les tailleurs de pierre, qui à côté des architectes bâtissaient les cathédrales. (…) « Vous êtes tous les bâtisseurs de la cathédrales » avait dit le président Héreil aux 22 000 ouvriers employés à la construction de la Caravelle » (La Caravelle).

    On retrouve cette admiration pour la beauté de l’innovation dans Mon village au bord du ciel, où la famille Marly, transplantée brusquement du centre de Paris dans un « habitat futuriste » de la grande banlieue (les grands ensembles qui se multiplient au cours des années 60), la « maison du fada », finit par ne plus pouvoir se passer des volumes élargis et de la lumière de leur 27ème étage. Le motif récurrent de la cathédrale revient en écho avec la construction d’une chapelle censée donner une âme à ce nouvel ensemble. On retrouve le même plaidoyer pour la beauté des bâtiments modernes « oiseaux prêts à l’envol », « voiles déployées », qui feraient « crier au miracle nos bâtisseurs de cathédrales ».

L’horizon du possible

     Beaucoup des héroïnes des Saint-Marcoux, et presque toujours leurs mères, doivent choisir entre famille et activité professionnelle. Les mères sont souvent décédées ou « au foyer » (une réflexion des réalités démographiques et sociales des années 50) ou aident leur mari dans la tenue d’un commerce de quartier. Aucune n’a une activité remarquable ou prestigieuse. Les filles deviennent secrétaires (Cathy de La Caravelle, Mirentchou du Voleur de lumière), se fiancent sans plus d’attention apportée à leur avenir professionnel (Corinne-Tann Foll du Château d’algues, Nelly des Sept filles du Roi Xavier), attendent que l’élu se déclare (Colombe du Village). Les vocations artistiques semblent avoir plus de succès, Corinne (Corinne qui voulait danser) s’engage dans une carrière de danseuse, Marie Bé (Un si joli petit théâtre) fait des débuts prometteurs, Chriss-Cristelle (Criss ou j’étais une idole) découvre sa voie vers une pratique plus professionnelle de la chanson. Les études des jeunes héroïnes sont rarement mentionnées, et presque jamais soulignées, elles semblent accidentelles.

    Les milieux décrits par Saint-Marcoux sont en majorité des classes moyennes, artisans et artistes, petits commerçants, parfois des familles plus bourgeoises ou d’origine aristocratique qui ont connu des jours meilleurs, quelques exemples de foyers très modestes, mais jamais d’ouvriers. Cette facture sociale explique probablement les attentes envers les filles, bien élevées et respectées, mais rarement destinées à des carrières prestigieuses. Dans La Caravelle, les Soutiers appartiennent à un milieu classes moyennes (professions libérales, cadres moyens), promis à un avenir professionnel (les aînés préparent les concours d’entrée aux Grandes Ecoles). La seule fille du groupe, l’héroïne du roman, est présentée comme « égale mais différente ». Comme Bourdieu l’a analysé dans ses ouvrages sur l’éducation, « l’horizon du possible » borne ses ambitions professionnelles. Mais le message est modulé : il n’y a pas d’interdit social, le blocage est présenté comme psychologique, dû à la mort précoce d’un père, pilote d’essai tué en vol, qui interdit à sa fille, pour ne pas renouveler le chagrin de sa mère, de risquer une carrière aussi dangereuse.

Cette approche est caractéristique de Saint-Marcoux : elle est porteuse d’un message de changement (social, culturel, scientifique), mais elle ne croit pas dans une révolution culturelle. Elle pense fermement que tous les frémissements du progrès doivent être soulignés, encouragés, mais que la progression se doit de rester cela : une progression. Un jour bien sûr les femmes seront pilotes d’essai, il n’y a pas d’obstacle congénital, mais des blocages personnels et temporaires.

    L’idéologie de l’ensemble, pour revenir au modèle possible du Tour de France, illustre bien le chemin parcouru depuis la fin du 19ème siècle ou le début du 20ème. La France ne peut plus être représentée dans un catéchisme patriotique et moral uniformisé. La France séculaire et immobile du Tour de France a vécu. Si les ouvrages des années 50 retiennent encore un parfum un peu nostalgique de cette France traditionnelle, ceux des années 60 et 70 reflètent déjà une autre réalité, moins attachante peut-être. Pour faire passer un message au fond similaire : la beauté et la richesse des régions françaises, la valeur de l’effort et du courage, la dignité et la charité, les traditions artisanales du terroir français, le sens patriotique, il faut à Saint-Marcoux des personnages plus complexes, plus développés, différenciés, des récits, des familles et des amis, un tissu social au moins ébauché. Elle rend compte du souffle de la modernité en respectant les traditions, elle souligne le développement des destins individuels, réalisés ou potentiels, sans négliger le respect des autres. Des valeurs inspirées par un catholicisme tolérant et ouvert, compatibles avec celles de la République, tel qu’il a pu s’inscrire dans le consensus républicain.

( article paru dans le n°79 – janvier 2004 – du bulletin du CRILJ )

 

Après des études de didactique des langues et des cultures à l’université de Paris III Sorbonne Nouvelle, économiques, de russe et de linguistique à l’univestité de Toulouse Le Mirail, Monique Oyallon entame une riche carrière internationale : univesité de Mansfileld en Pennsylvania (USA), Volgograd State University à Volgograd (Russie), université de Silésie à Katowice (Pologne), université de Riga (Lettonie).

Jany Saint-Marcoux

par Nic Diament

    Jany Saint-Marcoux est née le 15 novembre 1920 à Paris, dans le quatorzienne arrondissement. Sa famille est originaire du Limousin. Elle passe sa petite enfance en normandie, face au Mont Saint-Michel, puis dans le Bourbonnais, à Vichy, jusqu’à l’age de quatorze. De retour à Paris, elle temine ses études secondaires puis entre à lEcole des hautes études sociales, section Journalisme, et mêne parallèlement desétudes de droit. Mariée le 14 février 1958 à l’écrivain Paul Berna, elle a deux fils et est grand-mère.

    Elle entreprend d’abord une carrière de journaliste comme reporter s’actualités pour un grand quotidien de province. Au bout de dix ans, par je, elle écrit un premier roman pour la jeunesse, La duchesse en pantoufles (1952), dnt l’immédiat succès l’encourage à poursuivre cette secopnde carrière, qu’elle mènera pendant vingt ans, principalement aux éditions GP dont elle devient la locomotive. En 1972, séduite par la perspective d’une activité différente, elle aborde la direction littéraire. Chez Hachette d’abord, elle devient responsable de collection puis chez Tallandier en 1976 pour l’ensemble des collections romanesques.

    Saint-Marcoux, dont le public est essentiellement féminin, situe les intrigues de ses romans dans des lieux variés (Mont Saint-Michel, Mexique, Baux de Provence). Elle y aborde des thèmes souvent dramatiques : la rééducation des grands handicapés (Le voleur de lumière, 1955), la création des premiers villages d’enfants (L’oubliée de Venise, 1954), l’alcoolisme (Aniella, 1962), la détention d’un père (Cet été-là, 1961). L’actualité y est présente : les progrès de l’aviation (La Caravelle, 1959), l’urbanisme des grands ensembles (Mon village au bord du ciel, 1965), les dons d’organnes (Pour qu’un cœur batte encore, 1969) ou encore la recherchee sous-marine (Le jardin sous la mer, 1963). Enfin, dans certains ouvrages, elle a démystifié des milieux séduisants et prestigieux comme la danse et le spectacle (Les chaussons verts, 1956 ; Un si joli théâtre, 1970 ; Criss ou j’étais une idole, 1964 ; les deux Corinne, 1970 et 1971).

    Les ouvrages de Jany Saint-Marcoux aux intrigues solidement charpentées, très romanesques, voire sentimentales, ont rencontré une énorme audience auprès des adolescentes des années 1950 et 1960 : un million cinq cent mille exemplaires ont été vendus. Elle est un des artisans du succès incontestable de la collection « Rouge et Or Souveraine », aux éditions GP. Cependant, malgré des personnages attachants et vraisemblables et une écriture soignée, ces romans ont mal vieilli. Leur ancrage dans la réalité des années 1960, qui a été une des raisons de leur succès, les dates inexorablement, et leur sentimentalité parfois appuyée ne plaît plus aux lecteurs actuels. Ses livres ont été traduits en anglais, allemand, portugais, espagnol, italien, néerlandais, danois, russe et plusieurs d’entre eux ont fait l’objet d’adaptations radiophoniques.

( texte paru dans le n° 78 – octobre 2003 – du bulletin du CRILJ )

Chartiste, Nic Diament a exercé son métier de la bibliothèque de Massy à la Bibliothèque Publique d’information du centre Pompidou. Spécialisée dans le domaine des livres pour l’enfance et la jeunesse, elle est directrice du Centre national du livre pour enfants – La Joie par les Livres de 2001 à 2007. Formatrice, elle est aussi l’auteur du Dictionnaire des écrivains français pour la jeunesse : 1914-1991 paru à l’École des loisirs en 1993, ouvrage réputé introuvable mais que l’on peut, en ce début d’été 2011, acheter « en état correct » sur Price Minister. Publication de Histoire des livres pour les enfants du Petit Chaperon rouge à Harry Potter en 2008 chez Bayard.