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La littérature francophone pour enfants : réalité d'Europe et du Québec

    Le nombre de livres pour enfants publiés en français chaque année, la qualité, la pertinence de leurs contenus, la valeur accordée par l’adulte à l’utilisation de cette littérature, ainsi qu’à la réalisation d’activités s’y rapportant, sont des facteurs qui témoignent de sa présence et de l’intérêt qu’on y accorde dans les sociétés modernes. S’y attardant, bon nombre d’adultes d’Europe, d’Amérique ou d’ailleurs, contribuent au développement du goût permanent de la lecture notamment.

    Le Québec ne fait pas exception à ce fait. Ainsi, en milieu scolaire ou parascolaire, plusieurs ouvrages de littérature jeunesse publiés en français sont utilisés dans le cadre d’activités spécifiques auprès d’une clientèle d’enfants, les bibliothécaires et les conseillers pédagogiques, en fonction des intérêts et des préoccupations inhérentes aux enfants en cause ici, ces réalisations visent à accompagner l’enfant en voie de maturation, dans les étapes de développement intellectuel et psychologique auxquelles il est parvenu ; la connaissance, la compréhension, l’intégration de certains concepts, situations, comportements, etc, constituant la pierre angulaire sur laquelle repose une croissance harmonieuse. Evolution de l’enfant grâce au support de la littérature écrite à son intention. Dépassement également !

    A la lumière de ces brèves constatations, il apparaît réaliste de dégager que bon nombre d’orientations, d’objectifs, de priorités, voire d’activités liées aux livres pour enfants et à leurs utilisations en milieu scolaire ou parascolaire, soit en France ou au Québec revêtent un caractère identique et/ou complémentaire.

    Toutefois, il importe de souligner ici le caractère différent de la formation prévalant actuellement en France et au Québec, en regard de la formation des étudiants qui se destinent à enseigner aux enfants en primaire, en l’occurrence ceux dont l’âge varie entre 4-5 ans et 12 ans.

    De niveau universitaire au Québec, et d’une durée moyenne de 3 ans à temps plein (90 crédits de 15 heures de cours chacun), ce type de programme de formation propose aux étudiants des cours portant sur l’étude de plusieurs disciplines enseignées à l’école primaire. Parmi elles, la littérature pour enfants.

    Ainsi, à l’Université Laval, à Québec, la majorité des étudiants qui terminent ce programme d’études de 1er cycle, soit 17 ans de scolarité excluant le niveau scolaire, ont complété 3 ou 6 crédits en littérature pour enfants, selon le cas. D’autres part, des cours dans cette discipline sont également offerts dans le cadre d’un programme de formation à distance structuré à l’intention des maîtres en exercice, enseignant dans des régions avoisinantes de la Communauté urbaine de Québec.

    A l’intention des étudiants ayant obtenu un premier diplôme et désireux de poursuivre des études universitaires de maîtrise ou de doctorat, la faculté des Sciences et de l’Education de l’Université Laval propose plusieurs champs d’études et de recherches, dont celui de la littérature pour enfants. Ainsi, l’étudiant de 2ème ou 3ème cycle peut s’inscrire à 12 crédits de cours dans cette discipline, soit 6 crédits de cours en groupe et 6 crédits de cours individuels.

    Ailleurs au Québec, les Universités de Sherbrooke, Montréal et plusieurs autres, celles faisant partie du réseau des Universités du Québec notamment, proposent également un ou plusieurs cours de littérature pour enfants à leur clientèle respective. A cela s’ajoute des programmes de certificat de 1er cycle universitaire développé récemment à l’Université du Québec à Montréal.

    La majorité des cours en cause dans les programmes énumérés précédemment reposent sur l’utilisation d’ouvrages de jeunesse francophones publiés en Europe ou au Québec. D’où la présence de la littérature enfantine à l’école primaire, présence qui se distingue nettement de celle assurée par différentes méthodes d’apprentissage du langage oral et écrit.

    Désormais, les enfants du Québec apprennent à découvrir la richesse et la profondeur des thèmes développés dans les ouvrages publiés en français, soit au Québec, soit en Europe. Ainsi les jeunes peuvent-ils acquérir des connaissances, vibrer à des émotions, développer leur imagination, de semblable façon que s’y adonnent les autres enfants francophones du monde, qui lisent et apprécient les livres créés à leur intention, en Europe, au Québec et ailleurs.

    Sans doute est-ce par intérêt soutenu pour la littérature d’enfance et de jeunesse, par souci d’approfondir et d’enrichir certaines habilités d’ordre intellectuelle ou pratique, que bon nombre de québécois et de québécoises œuvrant dans ce domaine souhaitent réaliser des séjours « d’études » en France. Pays où de nombreuses manifestations s’articulent autour de la littérature jeunesse, où la majorité des livres publiés en français sont produits, où évoluent des théoriciens et des praticiens.

    Dans le cadre d’une année sabbatique, j’ai opté pour la réalisation d’un séjour de ce type. Au nombre des objectifs poursuivis, la réalisation de certaines étapes liées à l’élaboration d’un cours télévisé de 13 émissions de 57 minutes chacune, en littérature pour enfants.

    Cette série télévisée sera accessible aux étudiants sous deux formes différentes, soit en formule auto-enseignement réalisée en laboratoire à l’Université, soit dans le cadre de la programmation régulière des réseaux publics de télévision francophones au Canada.

    Un projet ambitieux qui vise à répondre aux attentes de centaines d’étudiants qui souhaitent suivre ce cours, chaque année. A ce jour, un grand nombre ne peut y parvenir, le dit cours étant réservé à un nombre limité d’étudiants (environ 300 par année) inscrits au programme de formation des maîtres. D’où une ouverture déterminante du domaine de la littérature pour enfants et qui vise à en favoriser l’étude aux étudiants inscrits à différents programmes d’études de l’Université Laval, de maîtres en exercice, de conseillers pédagogiques, de bibliothécaires, etc.

    Emissions de télévision privilégiant l’étude de chaque genre de cette littérature, de différents aspects de l’animation du livre pour enfants, etc. Cours télévisés reflétant la diversité et la complémentarité des thèmes abordés et des approches retenues par les théoriciens, les formateurs, les utilisateurs de ces livres. Et ce, aussi bien en France qu’au Québec.

    Projet structuré en étroite collaboration avec le Service des Ressources Pédagogiques de l’Université Laval, où réalisateurs, conseillers pédagogiques, techniciens, etc. participent activement aux étapes de préparation et de production de chaque émission.

    A cette fin, il m’importe de parachever actuellement en France en France des entrevues, des discussions avec des spécialistes en littérature pour enfants ou des créateurs d’ouvrages destinés aux jeunes. Mais aussi de participer à des colloques, de rechercher du matériel visuel ou audio-visuel approprié, etc.

    Une tâche passionnante grandement facilitée grâce à l’accueil généreux et au soutien assidu du CRILJ. Sans conteste, une collaboration judicieuse et déterminante du succès de la démarche que j’effectue présentement.

    Saurais-je évaluer correctement la valeur d’un séjour de ce type ainsi que des bienfaits qui en découleront ? Je vous invite à venir au Québec et à le demander plutôt aux enseignants ayant une formation en littérature pour enfants. Mais aussi aux enfants qui fréquentent le réseau scolaire et parascolaire dans lequel les adultes appliquent les connaissances acquises et requises dans ce domaine.

( texte paru dans le n° 40 – septembre 1990 – du bulletin du CRILJ )

 

Professeure titulaire en didactique de la littérature d’enfance et de jeunesse à l’Université Laval (Québec) pendant plus de trois décennies, Charlotte Guérette (1946-2010) a mené des recherches portant sur la littérature et le conte, publiant plus de vingt ouvrages sur des sujets tels que les contes traditionnels et l’utilisation des livres pour enfants dans l’enseignement. Citons Peur de qui ? Peur de quoi ? Le conte et la peur chez l’enfant (Hurtubise 1991), et Au cœur de la littérature d’enfance et de jeunesse (La liberté 1998). Charlotte Guérette fut la première, en 1991, à créer un cours télévisé de 13 épisodes sur la littérature jeunesse. Prix Claude Aubry 2008 d’IBBY Canada et de l’Union internationale pour les livres de jeunesse pour sa contribution à la diffusion de la littérature pour enfants, elle avait constitué une collection de près de 30 000 albums, contes, œuvres de poésie et de théâtre, bandes dessinées, romans et livres documentaires pour l »enfance et la jeunesse, la plus importante de la francophonie en milieu universitaire, dont elle a fait don à l’Université Laval.

Pierre Probst

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par Janine Despinette

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Pierre Probst est mort le jeudi 12 avril 2007. Le dimanche 25 mars, eu Salon du livre de Paris, il signait encore ses albums à de nouveaux fans. Il avait 93 ans. Et l’on a pu découvrir dans chaque écho journalistique une nostalgie de sa propre enfance.

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     Je ne sais si on enseigne dans les académies des Beaux Arts combien la connotation sociologique et topologique marque le style d’un illustrateur. Je ne sais si beaucoup de lecteurs prennent en compte cette co-notation graphique lorsque l’œuvre est traduite d’un pays à un autre ou rééditée après un long temps, mais, du point de vue de la critique, il apparait évident que si, à la création, une œuvre icono-textuelle a trouvé place par l’osmose de connivence implicite avec l’entourage et dans un contexte linguistique précis, c’est lorsqu’elle entrera en affinité visuelle avec le regard des lecteurs d’ailleurs qu’elle pourra échapper à la limite de sa temporalité.

    Alors, j’ai longtemps considéré Caroline, créée par Pierre Probst pour Hachette, et Martine, créée par Gilbert Delahaye et Marcel Marlier pour Casterman, comme de l’imagerie distractive dont la présentation me semblait parfois à la limite du kitch, même si je reconnaissait à Pierre Probst et ou à Marcel Marlier un vrai talent de création et que j’admirais leur capacité à en renouveler les attraits au fil du temps.

    Or, lors d’un voyage en plein cœur de l’Anatolie turque, visitant la Bibliothèque municipale d’Urgup, en découvrant les deux séries complètes sur les rayons, j’ai eu la singulière surprise d’apprendre que Caroline et Martine représentaient pour les petites filles et les jeunes femmes de là-bas leur exotisme français et qu’au-delà des péripéties des histoires, nos jeunes amis turques s’exerçaient à copier le charme désinvolte de Caroline ou lé préciosité sucrée de Martine. Et notre conversation, ensemble, portait bien sur l »esthétisme, mais féminine : chaque détail des attitudes, de la coiffure, des vêtements portés, reconnu comme made in France, était discuté, apprécié ou non. Détour inattendu de la lecture.

    Les albums Caroline et Martine, outre en Turquie, sont en vente en Grèce, en Italie, en Espagne, dans les pays de langue arabe et de langur hébraïque, dans les pays franciscains, mais aussi dans les pays scandinaves et dans les pays du Commonweath comme au Japon. Bref, partout. Ces deux petites fille sont notre image de marque, le reflet de la féminité française et de la vie à la française, telles qu’en elles-mêmes les autres choisissent de nous voir.

( article paru dans le n°90 – juillet 2007 – du bulletin du CRILJ )

 Critique spécialisée en littérature pour l’enfance et la jeunesse, d’abord à Loisirs Jeunes, puis à l’agence de presse Aigles et dans de très nombreux journaux francophones, Janine Despinette, qui fut également chercheuse, apporta contributions et expertises dans de multiples instances universitaires et associatives. Membre de nombreux jurys littéraires et graphiques internationaux, elle crée, en 1970, le Prix Graphique Loisirs Jeunes et, en 1989, les Prix Octogones. A l’origine du CIELJ (Centre Internationale d’étude en littérature de jeunesse) en 1988, elle fut très longtemps administratrice du CRILJ.

Rencontre avec Thierry Dedieu

L’éditeur François Ruy-Vidal fut longtemps adhérent du CRILJ. C’est en citant sa fameuse phrase-slogan que Martine Tatger introduit la rencontre. A quoi Thierry Dedieu répond : « Oui, mais il y a une masse de livres idiots et … trop faciles à lire ! On a tendance à lire aux enfants, le soir, comme on remonte une couverture. Ce n’est pas ça, la lecture ! La lecture, c’est une découverte, c’est une aventure. »

Martine TatgerParlons de vos débuts  …

Thierry Dedieu raconte sa carrière dans la publicité, puis son premier album issu de la commande non aboutie d’un conte de Noël. Ce fut Le petit soldat Noël, plus vendu aux USA que chez nous. Thierry Dedieu a trouvé, au départ, très plaisante cette entrée en littérature de jeunesse, avec beaucoup moins de contraintes que dans la publicité. Tout de suite après ce premier livre, il a travaillé sur Cocottes Perchées, des variations à partir de la comptine Une poule sur un mur. Il se souvient de réunions, plusieurs samedis de suite, avec Chrisitan Bruel l’éditeur et l’illustratrice Katy Couprie. Tous deux reprenaient son texte et ajoutaient leur « grain de sel ». Il se sentait un peu humilié. Il en a discuté avec Denis Cheissoux, le journaliste de l’émission L’as-tu lu, mon P’tit Loup, qui l’a encouragé à continuer. « C’était il y a quatorze ans, commente Thierry Dedieu, il paraissait moins de livres, il y avait un champ d’exploitation immense et beaucoup de liberté. Voilà ce que furent mes débuts. »

M.T. Désormais, vous êtes auteur-illustrateur. Comment naissent vos livres ?

T.D. – Le processus est toujours le même. Une fois que j’ai une idée, je vais l’écrire, puis j’entre dans une période douloureuse et excitante, le choix d’une technique. Je cherche et, tous les matins, je remets tout en question. Je souffre. C’est un tourment, mais c’est le coeur intéressant de mon travail : trouver l’outil et la technique qui iront dans le sens de l’histoire ou qui contrebalanceront un aspect important de l’histoire.

M.T. – Avez-vous besoin du graphisme pour illustrer ? Que vous apporte le graphisme ?

T.D. – Pour moi, l’album doit être un tout, il doit être cohérent. Dans la publicité, je trouvais des concepts-idées et je cherchais le meilleur illustrateur. Maintenant, quand j’ai mon texte, je cherche aussi le meilleur illustrateur : moi ! Et je le mets à rude épreuve ! Par exemple, pour Yakouba, je commence avec l’idée d’un livre sur l’Afrique. Je veux quelque chose d’étonnant. L’histoire n’est pas encore finie, mais je cherche la tête de Yakouba. Je réfléchis. Je me mets dans la peau de Yakouba face au lion … et le lion apparaît comme blessé. Ça n’était pas prévu, ça !

(Thierry Dedieu montre l’original du « premier jet » avec un Yakouba qui a l’air particulièrement féroce)

Yacouba, ici, il me tue mon lion et il me le mange ! Ça ne va pas ! Je ne le maîtrise pas ! Lui, il ne va pas me porter les valeurs du livre ! Yakouba, il est droit dans ses bottes, même s’il est pieds nus, mais il n’a pas cette tête là, ni ces couleurs là. Yakouba ne fait pas de concessions, donc, graphiquement, je ne vais pas en faire non plus. Je retravaille, je me décide pour du noir et du blanc. Ce n’était pas évident il y a quatorze ans ! J’expliqué ça à l’éditeur. Heureusement, j’en ai trouvé un d’intelligent et il accepte.

La plupart du temps, j’écris l’histoire d’abord, je passe au graphisme après. Pour Barbe Bleue, ça a commencé avec l’envie de travailler la technique du papier découpé. C’est joli, ça fait dentelle, donc je vais faire un livre sur les princesses ! Je réfléchis et Barbe Bleue arrive dans ma mémoire. Stop ! On ne peut pas mieux !

(Avec un sourire gourmand, Thierry Dedieu continue)

Barbe bleue, c’est un livre interdit. Avant sept ans, il ne faut pas le lire aux enfants. Quand je vais dans un classe maternelle, je le lis, mais j’avertis les enfants : « Je vais vous lire un livre interdit ! Quand ce sera le moment, vous aurez très, très peur et vous fermerez les yeux ! » Evidemment, j’en fais des caisses ! Vous l’aurez compris, je suis un méchant ! Il y a quand même un ou deux enfants sur cent qui pleurent, je suis un peu malheureux …

Je me suis, un jour, trouvé dans un colloque où un pédopsychiatre a déclaré : « Voilà un livre qui est toxique pour les enfants ! » Et il a brandi mon album à la page où on voit une femme nue, un couteau sur la gorge …

M.T.Lorsque vous avez posé votre scénario, vous interrogez-vous : pour quel public ? pour quel âge ?

T.D. – Non, non, j’écris pour tout le monde.

M.T.Comment le monde de l’édition reçoit-il vos projets ?

T.D. – Je n’ai eu que deux éditeurs, Albin Michel, puis la même personne qui a créé Le Seuil Jeunesse. J’ai été un auteur maison ! J’étais dérangeant mais j’ai eu des prix ! J’étais une caution. Depuis deux ou trois ans, ça a changé, je dois avoir plusieurs maisons d’édition, car je produis beaucoup, donc c’est trop pour un seul éditeur. J’ai essayé de prendre un pseudo, mais ça n’a pas marché …

Et puis, mainteant, il faut qu’un livre se vende dans les six mois. Ensuite, c’est fini, le libraire le retire des rayons. Yakouba, au départ, ne s’est pas vendu, il est « marronnasse » ! Aujourd’hui, il est connu, ça s’est fait peu à peu, par le bouche à oreille. On le trouve beaucoup dans les écoles. Yakouba a eu la chance qu’on lui laisse du temps, Aujourd’hui, ça ne se passerait pas comme ça.

M.T.C’est moins vrai avec les petits éditeurs ?

Oui, certes, mais ils sont moins bien distribués ! J’ai eu récemment une prise de bec avec mon éditrice et j’ai ensuite poussé un coup de gueule sur mon blog. Elle m’avait dit un jour : « Fais-moi un livre de Noël ! » Evidemment, les livres se vendent surtout à Noël et pour les anniversaires ! Mais, pour moi, il y avait un malentendu… J’allais être obligé de faire du joli, comme sur les boîtes de chocolat, avec un graphisme pour plaire au plus grand nombre !

(Nicole Folch, sœur de l’éditrice en question, réagit et apostrophe Thierry Dedieu)

N.F.Ce n’est pas vrai. Quel livre avez-vous sorti qui soit joli ?

T.D. (en riant) – Elle, je la connais, elle est méchante ! Il y a des auteurs qui font du joli et qui réussissent : Claude Ponti, Rebecca Dautremer, Benjamain Lacombe. Mais, bon, d’accord, ils sont bons dans leur registre…

Tenez, voici Un océan dans les yeux. C’est une tentative de joli ! Un challenge pour moi ! L’aquarelle, je ne savais pas faire. A une autre époque, le phare, je l’aurais fait d’un trait, très vite. Et ici, j’ai passé des heures et des heures à en avoir les mains noires !

Ici, c’est une double page de Comme une soudaine envie de voler. En voulant faire du joli, j’ai des contraintes et c’est terrible ! Il faut que le regard soit happé par la couleur – c’est le côté tape à l’oeil – puis qu’il se pose sur la branche très dessinée… Pour que ce soit tout à fait à la norme, il faudrait une princesse, mais moi, je fais un petit bonhomme avec le nez retroussé, bien dessiné mais laid.

L’album Le Pacificateur, une histoire de guerre dans l’univers des jouets robots dinosaures, est difficile pour les enfants. Je me suis régalé à le faire, mais il n’est pas sympa pour les enfants. Enfin, il plairait certainement aux enfants, mais les parents ne l’achètent pas !

Mais le pire album est celui-là : L’Ogre. Je voulais faire un livre qui fasse peur. Je suis allé au bout du bout ! J’ai réussi. Il est parfait. Personne ne l’achète. Il a eu une mention à la Foire internationale du livre de jeunesse de Bologne ; mais il n’a pas marché. Pour tous les gens – à part vous, évidemment – un livre, il faut que ce soit joliment fait !

Moi, je m’intéresse à tout en littérature de jeunesse. Depuis longtemps, j’avais envie de faire quelque chose pour les tout petits mais mon éditeur me disait : « Non, tu ne vas pas y arriver ! » Ça m’a vexé et, quand même, j’ai cherché ce qui allait plaire aux enfants petits. Ah, tiens, disons, par exemple, des dinosaures et un méchant qui va être puni à la fin ! Très bien, ça. Et j’ai fait Le grobidon contre le mochgnac. Parfait pour les petits, à mon avis. J’avais tout bon ! Et pourtant, non ! J’avais oublié que le petit n’achète pas et qu’il faut passer par le filtre des parents. Si le père, le soir, ne se met pas en costume de Mochgnac, pour raconter, ça ne va pas marcher ! Et quand il rentre crevé du boulot, il ne peut pas se mettre en costume de Mochgnac ! Alors j’ai abandonné. Un peu après, j’ai fait Dieux et maintenant, je ne ferai que des choses comme Dieux. (clin d’oeil de Thierry Dedieu au public)

Marie-Hélène Roques Votre Petit Chaperon rouge qui est fait en collaboration avec Jouy en Josas, est-ce que c’est un joli livre ?

T.D. – Ah oui, j’ai réussi ! C’est un livre de Noël, ça ! Mais, j’avais envie de me coltiner au Petit Chaperon rouge. C’était un vrai challenge !

M.H.R Pourquoi avez-vous choisi un décor de toile de Jouy ? Etiez-vous sponsorisé ?

T.D. – Après Barbe-Bleue, j’ai eu envie de faire un Petit Chaperon rouge. Au départ, je voulais le faire en papier découpé et inclure des connotations sexuelles « non visibles par les enfants ». Finalement, je ne l’ai pas fait. Puis, j’ai participé à un concours dans le Val de Marne, département qui offre un album à chaque nouveau-né. C’est à ce moment là que j’ai découvert la toile de Jouy et que j’ai appris que les décors racontaient des moments historiques ou mythologiques.

M.H.R Lorsque vous avez choisi la version Perrault, avez-vous pensé aux parents qui préfèrent celle de Grimm ?

T.D. – Moi, je suis méchant ! Pour moi, celle de Grimm n’est pas la bonne fin.

M.H.R Quand parait en librairie un nouveau Petit Chaperon Rouge, c’est à 80% une version Grimm !

T.D. – Moi je l’ai fait pour tout le monde, je n’ai pas ciblé les petits.

M.T. Est-ce que vous collaborerez avec d’autres auteurs ou illustrateurs comme pour Dieux ?

T.D. – C’est difficile ! Pour celui-là justement, ça ne s’est pas bien passé. Par exemple, cette double page représentant les statues de l’Ile de Pâques, je ne suis pas d’accord avec l’illustrateur. Pour L’Ogre, l’éditeur m’a envoyé le texte, mais il n’a pas voulu que nous collaborions, l’auteur et moi. En voyant mes illustrations, l’auteur a eu un choc, puis il a considéré que c’était l’avis d’un lecteur. L’illustration est une lecture du texte et l’auteur a accepté. Une collaboration aurait sûrement donné autre chose.

M.T. Pouvez-vous parler de votre formation de biologiste ?

T.D. – J’ai fait deux ans en IUT. Je voulais porter un chapeau de paille et observer les petites bêtes comme Jean-Henri Fabre. Et puis, je me suis retrouvé en hôpital à Paris, à faire des analyses de sang et d’urine. Là, j’étais mal ! Je me suis sorti de ça. Et ce qui est resté, c’est ma passion d’enfant plus que mes études. Quand j’étais petit, je gardais une boîte pleine d’eau de mare sous mon lit, pour attendre la naissance des larves. Petit, c’était ma passion… Voici Comme une soudaine envie de voler. Certaines illustrations reproduisent des gravures empruntées à de vieux livres. Le tome 2, Comme un poisson dans l’eau, sortira dans une quinzaine de jours.

M.T. Nous n’avons pas parlé des « suites » justement, Kibwe par exemple ?

T.D. Yakouba a une fin ouverte qui déstabilise. Je vais souvent voir des classes et les enfants me disent : « On vous a fait la suite de Yakouba. » Au bout d’un moment, je me suis dit : « Stop ! je vais faire la mienne ! Au moins pour moi. » Et mon éditeur a accepté. Et puis, j’ai pensé à faire une trilogie. Là, je suis en train de finir le troisième tome qui s’intitulera Yakoubwe. Mais ce sera vraiment le dernier. Très triste évidemment !

M.T. Vous n’avez pas envie d’aller vers la BD ?

T.D. – J’ai essayé. Mais c’est très long ! Cinq fois le temps d’un album et les éditeurs m’ont payé comme pour un album ! Je peux le faire mais c’est difficile à faire accepter.

M.T. – Pouvez-vous revenir sur votre façon d’écrire et sur ces fins déroutantes ?

T.D. – Avec Aagun, j’avais l’idée d’illustrer un proverbe africain : « A celui qui a faim ne donne pas de pain, donne du grain. » J’ai donc écrit un conte sur ce thème et je l’ai illustré en style asiatique car j’aime l’art asiatique. Au départ, j’ai voulu faire des chevaux, des armures, pensant que ça plairait aux enfants, puis je me suis dit que ça avait été trop vu. Alors, je me suis tourné vers les oeuvres de la calligraphe toulousaine Fabienne Verdier et je m’en suis inspiré.

Les fins ? J’aime bien dérouter. Ici, j’ai voulu finir l’histoire comme l’ont vécu les protagonistes, dans l’incompréhension. Ensuite, la lettre adressée à Aagun, un ou deux ans après, montre que les villageois ont compris. Sans cette clé là, nous n’aurions pas compris, nous non plus. C’est vrai que c’est difficile pour les enfants, même les illustrations, mais une fois qu’ils arrivent à la compréhension, ils sont vraiment contents. Dans une classe où les enfants n’avaient rien compris à cette histoire, j’ai repris tous les épisodes avec eux. En fait, ils avaient très bien compris, mais ils n’étaient pas satisfaits de la fin. Ils ne l’acceptaient pas. J’étais un peu atterré car l’instituteur ne les avait pas aidés. Quand on referme le livre, il y a un temps de questionnement, il faut discuter avec les enfants. Moi, j’ai besoin à chaque fois d’un médiateur entre les enfants et mes livres.

Des fins déroutantes, j’en ai écrit d’autres, par exemple Un loup au paradis. Regardez le titre imprimé couleur bonbon avec des petits nuages. C’est un piège : les gens achètent à cause de la couverture et, dedans c’est très différent ! C’est l’histoire d’un loup qui ne se sent pas très loup et qui envie les moutons. Comme vous savez que je suis méchant, vous vous dites « Il va tous les manger. » Eh bien non …

Question du public Envisageriez-vous d’écrire sans illustrations ?

T.D. – Non, l’album me va bien pour ce qu’il est. Pourtant, je passe plus de temps à illustrer qu’à écrire. En fait, pour moi, jusqu’à maintenant, je n’étais pas illustrateur. Les illustrations se suivaient et faisaient partie du récit. j’étais plutôt un graphiste qui faisait des livres. Je ne m’attendais pas qu’on me dise que telle ou telle image etait belle. Cela m’était égal. Maintenant, ça ne m’est plus égal !

Question du public : – Est-ce que parfois l’image peut modifier le texte ?

T.D. – Le texte est fait quand arrivent dans ma tête les illustrations, Illustrations qui sont au service du texte et non le contraire. Souvent, je vois des albums qui sont des prétextes à images. Oui, parfois l’image parasite le texte. Quand le texte est fort, un trait minimaliste, japonisant, suffit.

M.H.R. Fabienne Verdier a appris la calligraphie pendant plus de 10 ans et vous ?

TD. – Au moins quinze jours ! Oui, j’aurais aimé apprendre mais je n’ai pas les moyens. J’ai heureusement un accélérateur. C’est l’ordinateur. Ici, pour la tache de la première page. j’avais fait trois petites taches. Je les ai grossies et manipulées à l’ordinateur et je suis arrivé à l’image définitive ! Autre exemple, pour L’Océan dans les yeux, j’ai peiné à faire les pastels. Comme la couleur, je ne sais pas faire, j’ai colorisé à l’ordinateur. Un jour, j’ai été piégé : pour Aagun, une médiathèque m’a demandé les originaux et j’ai été obligé de les faire… après !

Question du public Parlez-nous du Roi des Sables.

T.D. – Je voulais le réaliser comme un dessin animé tchécoslovaque d’autrefois. Puis j’ai changé d’avis. Imaginez-moi du côté de Gruissan, sur la plage, à cinq heures du matin, avec un château de sable d’un mètre environ. En fait, il était en polystyrène, recouvert de sable, afin que je puisse le bouger pour les photos. J’ai un peu bidouillé. Ensuite, quand le château est détruit par les vagues, je suis à quatre pattes. J’attends la vague. j’ai fait deux cents photos ! J’étais un peu mouillé, hein ! Ce roi, ce personnage en volume, il est presque vivant. J’ai adoré faire le livre comme ça, avec des photos et hors des conventions habituelles. Pour l’image des deux rois devant la fenêtre en ogive, je l’ai préparée dans mon jardin. Des enfants m’ont demandé comment j’avais fait pour prendre la photo de la larme. J’ai répondu : « Ben, dès qu’il a pleuré, tchak, j’ai pris la photo ! » Mais, en fait, j’ai fabriqué une larme en colle scotch. J’ai fini par leur dire, d’ailleurs, aux enfants …

( 19 octobre 2011 )

Quelle soirée ! Thierry Dedieu nous a offert une présentation de ses oeuvres et de techniques comme en un one man show ! Il a répondu, très à l’aise et avec humour, à toutes les questions, debout tout au long de la soirée, très près de nous, la parole facile, discours entrecoupé de tournures familières, ponctué de mimiques et postures comiques, jouant de son accent. Je ne sais s’il a convaincu tout le monde par sa manière d’expliciter ses choix et ses procédés, mais il nous a fait rire ! Au CRILJ, nous sommes divisés sur ce personnage médiatique. Alors on peut dire que ce soir-là, il a gagné en épaisseur, en complexité et en intérêt. Et puis, quand après Yakouba, on découvre L’océan dans les yeux, Le roi des sables et Aagun, on peut penser qu’il est au sommet de son art. Il était, en tout cas, au sommet de sa forme, pour le CRILJ, l’autre soir. (Martine Cortes)

Institutrice à la retraite, passionnée de littérature depuis toujours et de littérature de jeunesse en particulier, à titre professionnel et à titre personnel, Martine Cortes est secrétaire de la section régionale du CRILJ Midi-Pyrénées depuis 2009. A ce titre, elle ne manque jamais, quand elle n’est pas partie embrasser sa famille en Sologne, d’assurer le compte-rendu des rencontres organisées par le CRILJMidi Pyrénées et ses partenaires. Merci à elle pour nous avoir confié ce texte.

Hetzel découvreur de Jules Verne (et bien plus encore)

 

    L’année Jules Verne nous offre l’occasion d’une redécouverte, celle de son éditeur Hetzel. C’est Pierre-Jules Hetzel qui a lancé et, pour certains, « inventé » Jules Verne. Aujourd’hui, c’est grâce à Jules Verne qu’on prend la mesure de ce qu’a représnté Hetzel dans l’histoire de l’édition

Hetzel dans son siècle

     Hetzel (1814-1886) est le premier éditeur « moderne ». Il a inventé la marketing littéraire, combattu la contre-façon, mis en place une politique de droits pour ses auteurs avec lesquels il a négocié âprement sur la forme et sur le contenu de leur ouvrage pour obtenir la qualité éditoriale qu’il exigeait.

    C’est aussi un extraordinaire découvreur de talents : outre Jules Verne, il a publié Balzac, Musset, Sand, Hugo, Daudet, Stendhal, Proudhon, Michelet, Erckmann-Chatrian et le premier ouvrage de Zola, les Contes à Ninon. Il a accueilli dans sa maison des textes artistiques ou scientifiques de Flammarion, Guinet, Mendelsohn, Viollet-le-Duc. Il a également fait connaitre aux lecteurs français Andersen, Goethe, Poë, Tourghéniev, Tolstoï.

    C’est un vrai directeur artistique. Les illustrateurs auxuels il fait appel comptent parmi les gloires reconnues du XIXe siècle : Granville, Gavarni, Bertal, Gustave Doré. Mais il mobilise aussi une nouvelle génération de « reporters d’images » – Riou, Férat, De Neuville, Benett, Georges, Roux – pour donner de la vraisemblance aux images des Voyages Extraordinaires de Juless Verne.

    C’est un républicain laïc, avant que le mot laïcité n’entre dans Le Littré, qui a apporté un concours décisif à la fondation de la Seconde Répubique, s’est exilé à Bruxelles après le coup d’état du 2 décembre 1951 jusqu’à l’amnistie de 1859, a milité pour rétablir la concorde entre les Français après les épreuves de la Commune de Paris.

    C’est encore un auteur qui signe P.J. Stahl et qui, dès ses premiers écrits, se signale par des coups de maître : les Scènes de Vie Privée et Publiques des animaux (1840-42) avec la complcité de l’illustrateur Grandville et des plus grands écrivains de l’époque ; le Diable à Paris (1844), ouvrage à tiroirs sur le même modèle ; le Voyage où il vous plaira (1943), fantaisie quasi surréaliste. Mais, après des chroniques romanesques, des essais et des récits moralistes ou autobiographiques, il sa se consacer principalement – et les lecteurs de le revue du CRILJ s’en souviennent – à la littérature de jeunesse.

Hetzel et la littérarure de jeunesse

L’idée maîtresse d’Hetzel qand il fonde en 1843 son Nouveau Magasin des Enfants, c’est de proposer à la clientèle enfantine les œuvres des meilleurs écrivains de son temps : Balzac, Sand, Nodier, Dumas… L’éditeur part en guerre contre la « tisane littéraire », convaincu qu’il faut, quand on s’adresse aux enfants « ne semer que du bon grain… et monter aussi haut que puisse atteindre l’esprit humain ». Persuadé que l’image joue un rôle majeur dans le goût des enfants pour la lecture, il met en place avec Tony Johannot, un procédé qui intègre l’image dans le texte et permet une mise en scène de la page. Son grand projet, quand il rentre d’exil, c’est de créer un journal éducatif pour la jeunesse, son Magasin d’Educatin et de Récréation qu’il lance en 1984 av’ec le concours de Jean Macé, le futur fondateur de la Ligue de l’Eseignement, et… de Jules Verne recruté pour donner une caution scientifique au journal mais qui y donnera surtout, en prépublication, ses romans d’aventures. Ce Magasin sera prolongé par une Bibliothèque d’Education et de Récréation et, pour les plus jeunes, par la collection des Albums Stahl de Mademoiselle Lili, une héroïne due au talent du dessinateur Froelich. Il écrit également lui-même des adaptations-traductions comme les Patins d’argent ou Maroussia.

Hetzel et Jules Verne

     Mais c’est avec Jules Verne qu’Hetzel réalise pleinement son ambition : être, enfin, à l’abri des soucis d’argent, disposer d’un auteur célèbre qui lui fournit deux ouvrages par an, mettre sa griffe personnelle sur les ouvrages que sa maison publie.

    Plusieurs « verniens » ont glosé sur les rapports entre la maison Hetzel et Jules Verne. Charles-Noël Martin a, par exemple, soutenu, que Jules Verne aurait gagné un million et les Hetzel trois fois plus. Il y a ici confusion entre bénéfice et chiffre d’affaires. Au-delà des frais d’impression, de promotion, d’illustration et de distribution que supporte l’éditeur, il faut tenir compte des invendus qui reste à sa charge et du temps qu’il passe à relire et corriger les textes de l’auteur. Du vivant de Pierre-Jules Hetzel, Jules Verne se vend bien mais ce ne sera pas toujours le cas quand son fils Louis-Jules prendra sa succession, et encore moins quand Michel Verne tentera, après la mort de son père, de mettre en forme ses brouillons pour en faire des œuvres. Et Hetzel n’a cessé d’intervnir dans la rédaction de chacun des Voayages Extraordinaires, supprimant lourdeurs et répétitions, demandant ici qu’on rajoute une péripétie, là qu’on transforme un personnage, proposant des aménagement,, modifiant les dénouements et parfois même refusant l’ouvrage comme ce fut le cas pour Paris au XXe siècle, rédigé en 1863, un « livre de débutant » qui devra attendre 1994 pour être publié par Hachette et par le Cherche-Midi.

    En fait Hetzel et Jules Verne qui ont connu au départ de leur carrière des problèmes d’argent ont trouvé leur avantage dans cette collaboration. Le premier a pu faire agrandir et embellir sa maison de campagne à Bellevue et le second a acheté successivement ses trois bateaux, le Saint-Michel 1, le Saint-Michel 2 et surtout le Saint-Michel 3, un bateau à vapeur de 28 mètres de long qui lui permet d’accomplir des croisières en Méditerranée et dans les Mers du Nord.

    Au-delà des arrangments financiers que Jules Verne à plusieurs fois renégocié avec Hetzel, Jules Verne et Hetzel ont contracté un vrai « mariage » – c’est le mot qu’emploie Jules Verne. Mariage qui va élargir l’audience des œuvres pour la jeunesse à l’ensemble du public populaire et qui, conforté par les illustrations et les cartonnages de luxe que la maison Hetzel multiplie, touche aussi la clientèle des amoureux des livres.

    Ce mariage crée une double postérité. Hetzel à joué auprès de Jules Verne le rôle d’un père spirituel qui l’a mis au monde de la littérature. Jules Verne, au fil des années, représente pour Hetzel l’écrivain à succès que Stahl, pris par son destin d’éditeur, n’a pas su devenir.

( texte paru dans le n° 84 – juin 2005 – du bulletin du CRILJ )

 

Né en 1941, Jean-Paul Gourévitch est écrivain, essayiste, formateur, consultant international, spécialiste de l’Afrique et des migrations. Docteur en sciences de l’information et de la communication, il a enseigné l’image politique à l’Université de Paris XII et contribué à l’élaboration de l’histoire de la littérature de la jeunesse et de ses illustrateurs par ses ouvrages et ses expositions. Citons Les enfants et la poésie (l’Ecole 1969), Images d’enfance: 4 siècles d’illustration du livre pour enfants (Alternatives 1994), La littérature de jeunesse dans tous ses écrits 1520-1970 (CRDP Créteil 1998). Une douzaine d’ouvrages pour les enfants dont Le gang du métro (Hachette Jeunesse 2000) interdit à la vente dans l’enceinte du métropolitain par la RATP. Il travaille actuellement à un Abécédaire de la littéarature jeunesse à paraitre en 2013 à l’Atelier du Poisson Soluble.

Jacques Asklund

par Guy Jiménez

    Jacques Asklund vient de mourir, à l’âge de 65 ans, emporté en quelques mois par une maladie qui ne lui aura laissé aucune chance. Nos pensées vont à ses proches, à leur souffrance, à celle de Jacques dont ils auront été les témoins.

    Au milieu des années 80, Jacques était conseiller municipal à Beaugency (Loiret) au moment où se créait l’un des premiers salons du livre de jeunesse. Il conçut alors l’idée d’un Prix du « livre le plus drôle » doté par la Ville. Je travaillais à la bibliothèque municipale où les livres proposés par les maisons d’édition arrivaient. Cette gestion au quotidien nous a rapprochés. Nous échangions sur les livres reçus, que nous lisions avec autant de passion que les enfants. Ce Prix avait pour caractéristique d’être décerné par les écoliers. Le moment des délibérations dans la belle salle du Conseil avec les délégués de chaque classe était réellement émouvant. Si ma mémoire ne me trahit pas, les premiers ouvrages récompensés ont été l’hilarant Ça coince de Benoît Déchelle, bestiaire où les animaux peinaient à tenir dans le cadre de la page, puis le subtil et sensible Victor Hugo s’est égaré de Philippe Dumas. Cela commençait fort. Vingt-cinq ans plus tard, le Prix créé par Jacques existe toujours, a récompensé bien des auteurs et contribué au rayonnement du Salon du livre et à celui de la Ville Beaugency à laquelle il était très attaché.

    C’est sans doute cette immersion dans la littérature de jeunesse qui a donné à Jacques l’envie de se lancer dans cette forme d’écriture. Il avait jusque-là produit des contributions spécialisées, en tant qu’historien, dans le cadre de la Société archéologique et historique balgentienne, en particulier une délicieuse monographie : Histoire des rues de Beaugency. Très vite, il voit ses premiers romans publiés par Rageot et Flammarion (Le Secret du général X, Un trésor dans l’ordinateur, L’homme qui rajeunit). Suivirent tout au long de ces années une quinzaine d’autres titres qu’il écrivait chaque année au moment de ses congés d’été.

    Ses thématiques pouvaient être historiques (comme le très beau Dernier des Maures) ou tout à fait contemporaines pour des enquêtes policières où le fantastique affleure (Crime d’auteur, Plongée fatale, Le fantôme mène l’enquête). Son écriture fluide, efficace, ses intrigues bien charpentées lui auront acquis de nombreux et fidèles lecteurs et valu des récompenses parmi lesquelles le Prix Tatoulu en 2006 pour Crime d’auteur ou le Lionceau d’or au salon du polar de Neuilly-Plaisance en 2008.

    Jacques est aussi l’auteur d’ouvrages pédagogiques spécialisés, en lien avec son métier d’enseignant d’histoire dont il était retraité depuis trois ans. Il a aussi composé un vibrant hommage à la Loire pour un beau livre de photographies qui connut un réel succès populaire, aux éditions CPE où le directeur lui proposa alors de créer un secteur jeunesse. Jacques se lança avec courage, en 2007, dans cette aventure éditoriale qui, malheureusement tourna un peu court pour des questions de diffusion. J’ai été dirigé par lui le temps d’un roman dans l’une de ses collections, et j’ai pu apprécier son intégrité et son respect de la chose écrite.

    Il nous est arrivé bien des fois de signer l’un à côté de l’autre sur un stand de libraire. Nous ne manquions jamais d’évoquer parmi d’autre le souvenir lointain, mais toujours vivace, d’un auteur qui nous avait menacé en maître chanteur de ne pas honorer son contrat de rencontres scolaires si le Prix du livre le plus drôle ne lui était pas attribué ! Nous rigolions bien.

    Voilà, je voulais évoquer, trop rapidement sans doute, la mémoire de Jacques, avec la tristesse de sa disparition, mais avec la joie, aussi, des bons moments que nous avons partagés.

 

Né à Oran en 1954, Guy Jimenez passe sa petite enfance en Algérie à Rio-Salado, aujourd’hui El-Malah, jusqu’en juillet 1963. Scolarité en région Centre. Bibliothécaire à Beaugency (Loiret) puis à Saint-Jean de Braye (Loiret toujours) où il réside. « Mon statut est, depuis 2001, celui d’auteur indépendant. » Isabelle Jan publie son premier roman, Le Grand réparateur (Nathan,1981) et Jacqueline Cohen ses premiers contes pour le magazine J’aime lire. Ouvrages édités chez Syros, L’école des loisirs, Rageot, Nathan, Oskar jeunesse. Prix du Roman pour la jeunesse du Ministère de la Jeunesse et des Sports en 1992, sur manuscrit, décerné par le jury des adultes, pour La Protestation, publié chez Syros grâce à Germaine Finifter « J’ai aussi écrit ou co-écrit des pièces de théâtre, des adaptations de romans et de contes, des récits documentaires pour la presse et quelques nouvelles noires. » Merci à Guy Jimenez pour nous avoir confié ce texte.

Traduire 'In the Night Kitchen' ou la difficile lecture d'un album

In the month of June

I stand beneath the mystic moon

(E.A. Poe)

    C’est une déception qui est à l’origine de cette étude. L’anecdote se situe pendant l’hiver 72/73. À l’occasion d’une exposition d’albums contemporains, je découvre la toute récente édition française de l’album de Maurice Sendak, In the Night Kitchen, paru aux États-Unis en 1970, et que Jean-Henri Potier venait de traduire pour les éditions de L’école des loisirs. Je connaissais déjà Max et les Maximonstres (Where the Wild Things Are) album pour lequel j’avais la plus vive admiration (1). C’est donc avec une certaine gourmandise que je m’isolai pour découvrir ce nouvel album. Après l’avoir lu, je le reposai l’album, déçue et déçue d’être déçue. Je profitai quelque temps plus tard d’un passage à Paris pour me procurer l’album dans sa version originale. Puis, pendant près de deux ans, je lus et relus le livre, fouillant tous ses recoins, m’interrogeant sur les possibles, ou impossibles, solutions d’une traduction française. Je me replaçais donc mutatis mutandis dans la position du traducteur qui doit lire l’oeuvre originale (construire du sens) pour la traduire, c’est-à-dire tout à la fois imiter des formes et re-produire du sens. Ce n’est que lorsque je crus avoir « épuisé » l’album dans sa version originale (ce qui bien sûr se révéla inexact) que je m’autorisai enfin à me procurer l’édition française. Je compris immédiatement les raisons de ma déception : la traduction française avait totalement fait disparaître ce qui faisait la profondeur de ce livre. Lors de la création de cet album, Sendak écrit à un de ses amis : « It comes from the direct middle of me, and it hurt like hell extracting it. Yes, indeed, very birth-delivary type pains, and it’s about as regressed as I imagine I can go. Simply, it’s divine (2). »

Comment une traduction peut-elle en venir à desservir à ce point le texte qu’elle ne pouvait que vouloir servir ? Un album pourrait-il poser d’autres problèmes que ces difficultés de traduction bien identifiées que sont les niveaux de langue, le rythme, les jeux de mots éventuels, les références culturelles ? Afin de mieux cerner l’échec de la traduction française et pour faire la part entre ce qui relève du traducteur, ce qui est imputable aux contraintes de la langue française et ce qui se dérobe à tout transfert culturel, je me suis procuré une traduction allemande de l’album. Je me propose de confronter l’édition américaine originale, l’édition de L’école des loisirs et l’édition publiée en 1971 à Zurich chez Diogenes Verlag sous le titre In der Nachtküche, dans une traduction signée Hans Manz (3).

Une impossible traduction ?

    In the Night Kitchen est un album qui fut abondamment traduit et qui offre cependant de grandes résistances à la traduction. Une partie de ces résistances concernent le texte lui-même et elles sont de nature classique. Nous nous trouvons tout d’abord devant un texte fortement assonancé, selon une pratique très fréquente de la littérature enfantine anglo-américaine, mais quasi étrangère à la tradition française. Le récit comporte d’autre part quatre jeux de mots. La déperdition éventuelle ne serait pas catastrophique si ces jeux de mots ne jouaient qu’un rôle marginal dans l’économie du texte. Or il se trouve que ceux-ci sont au coeur de la narration : ce sont eux qui fondent le récit. Le texte nous dit que « The bakers […] mixed Mickey in batter, chanting : / Milk in the batter ! Milk in the batter … » (p. 7-8) (4). En d’autre termes, les boulangers ont pris Mickey, le jeune héros de l’album tombé dans la pâte à pain, pour du lait [milk], et ils mettent au four un « Mickey-cake »[ » milky-cake« ] (p. 10). Mickey va donc devoir se libérer de cette confusion qui nie son identité et le réduit à de la pure matière. Il jaillit du four et affirme « I’am not the milk and the milk’s not me ! I’m Mickey ! » (p.12). Le lien entre Mickey et le lait est à nouveau affirmé un peu plus loin, mais sous la forme d’un jeu de mots attribué à Mickey lui-même. L’enfant fait cette fois un jeu de mots au lieu de le subir. Il déclare aux boulangers : « I get milk the Mickey way » (p.19). Au narrateur revient d’expliciter la paronymie : « And he grabbed the cup as he flew up / and up and up / and over the top of the Milky Way in the Night Kitchen. » (p. 20-22). Une ultime paronymie termine l’album, sans que soit donné cette fois le terme qui la sous-tend « […] Mickey […] slid down the side / straight into bed / cakefree [« carefree« ] and dried » (p. 31-34). Elle affirme la délivrance de Mickey et souligne le trajet narratif de l’album. Enfin lorsque Mickey chante son bonheur d’être délivré de la confusion « God bless milk and God bless me ! » (p. 26), Maurice Sendak lui prête la mémoire d’une Nursery rhyme :

I see the moon,

And the moon sees me ;

God bless the moon,

And God bless me (5).

Cette référence intertextuelle est nécessairement perdue en traduction, sauf à imaginer une culture qui possède une prière enfantine équivalente (6).

Le texte de Maurice Sendak est réparti entre trois espaces distincts. La part qui revient au narrateur est imprimée dans des cartouches rectangulaires et cernés, les propos de Michey et des boulangers sont dans des bulles, selon le codage maintenant classique des bandes dessinées. Les traducteurs sont donc contraints par la surface d’impression qui leur est impartie, mais la souplesse du lettrage de Maurice Sendak leur permet d’inscrire dans l’espace imposé un texte soit légèrement plus court soit légèrement plus long. Mais à ces deux premiers types de textes, vient s’ajouter un troisième, discontinu celui-ci et inséré dans l’image elle-même : des noms d’aliments, des marques d’un produit, des prix de vente, des messages publicitaires, des adresses, des numéros de téléphone. On n’en compte pas moins d’une vingtaine dans la grande double page de Mickley surplombant la bouteille de lait (p. 23-24). Ces écritures incluses n’ont été traduites ni dans l’édition allemande ni dans l’édition française. Les éditeurs se sont trouvés devant une difficulté technique propre aux textes illustrés et aux albums, qu’ils connaissent bien et qu’ils résolvent parfois à l’aide de quelques caches. Sans doute ont-ils craint dans ce cas précis de dégrader totalement les illustrations de Maurice Sendak. Or il se trouve que ce troisième niveau de texte n’est pas un simple exotisme, mais qu’il constitue un des espaces de sens du livre. Une partie des inscriptions sont d’ordre privé et elles sont donc aussi opaques pour un lecteur américain que pour un lecteur français ou allemand (7). Mais d’autres sont parfaitement lisibles pour un enfant de langue anglaise et, comme les cailloux du petit Poucet, elles tracent un chemin dans l’oeuvre. On trouve dans la double page 9-10 « Salt », « Cooked. Ready to eat », « Phoenix baking soda », « pure, cream, open » associés sur une même boîte où figure une vache. Le graphisme des boîtes d’aliments de la page 20 mêle texte et images, et l’illustration déploie les étapes – jalonnées de nourriture – de la petite enfance. Une bouteille, sur laquelle la représentation d’un bébé redouble la mention « baby syrop », domine une boîte cylindrique avec le profil d’une tête de vache et les deux inscriptions « condensed food » et « absolutely pure ». Devant cette boîte, au premier plan, un des boulangers semble désigner du doigt une seconde boîte cubique où un visage de jeune enfant est associé à trois inscriptions « open » (avec une flèche), « infant food » et « Price 42 ¢ » (8). Le doigt prolonge notre regard vers Mickey qui s’envole dans son petit avion et surmonte une quatrième inscription alimentaire sur la facade d’un immeuble « Rolled White Oates. First, Cheapest, Best ». Quelle est la meilleure nourriture, la première, la moins chère, celle qui est absolument pure et toujours prête à être consommée ? Celle vers lequelle s’élance l’avion de Mickey, le lait de l’enfance. Plonger enfin dans le blanc laiteux de la bouteille de verre, c’est remonter sans doute plus en amont encore, c’est remonter jusqu’au lait maternel et plonger dans l’espace des origines, là où enfin contenant et contenu se confondent. On le voit, c’est toute une dimension du texte, secrète, un peu énigmatique, qui est refusée au lecteur français ou allemand.

    La substitution des textes inscrits dans l’image se limite aux onomatopées initiales et terminales. La série initiale « / Dump, Clump, Lump / Bump » devient en allemand : « Wumm / Rumm, Pumm, Pumm / Bumm » et en français : « Roum / Doum, Cloum, Ploum / Boum » (9). De manière tout à fait classique, le triomphal cri du coq de Mickey « Cock.a. Doodle Doo ! » devient « Kiiii Ke ri Kiiiiii ! » en allemand et « Coco Rico ! » en français (10).

    La résistance iconotextuelle de In the Night Kitchen à toute traduction va au-delà de ces insertions de la lettre dans l’image. Le prénom américain de Mickey a été choisi par Maurice Sendak comme un discret hommage au héros de Walt Disney (voir note 7). Que le lecteur français ou allemand ne perçoive pas les clins d’oeil au graphisme du dessin animé – en particulier dans les deux images circulaires initiale et terminale – n’entrave pas sa lecture. Il identifie par contre aisément les traits de l’acteur Oliver Hardy donnés au trio des boulangers – alors que ceux de Stan Laurel ne sont que fugitivement prêtés à Mickey à la page 13 – parce que les films de ce duo comique sont devenus des classiques internationaux. Au-delà d’un hommage au cinéma de son enfance, Sendak suggère-t-il un « combat » du frêle Mickey-Laurel contre le massif Hardy, dont le triplement confine ici au cauchemar (11) ? Il n’est pas étonnant qu’une autre culture iconographique américaine – celle de la bande dessinée – soit présente dans cet album. On peut lire en tout petits caractères sur la boîte « Homer’s Sugar » de la page 7, « Little Nemo » (12). Les somptueuses planches de Little Nemo in Slumberland furent découvertes en France grâce à une édition (partiellement en couleurs) publiée par l’éditeur Pierre Horay en 1969 (13). Ce fut une révélation. Tout lecteur devenu familier du héros de Winsor McCay était donc prêt à apercevoir trois ans plus tard la ressemblance entre le lit de Little Nemo – représenté de profil avec ses hauts montants de bois – et celui de Cuisine de Nuit. Le lit de Mickey ouvre et ferme l’album à l’instar du lit de Nemo qui ouvre les (premières) planches de Little Nemo et les ferme, à une différence près. La présence du lit à la fin de chaque planche marque chez McCay un violent retour de Nemo au réel, alors que le lit final de Mickey vient accueillir l’enfant pour un sommeil cette fois apaisé. Enfin Maurice Sendak fait deux emprunts au Max et Moritz (1865) de Wilhelm Bush, la séquence narrative de Mickey pris dans la pâte à pain et mis au four, et la croûte de pâte cuite (qui fait à Mickey une combinaison d’aviateur) (14). La référence est cette fois tout à fait lisible pour un enfant de culture allemande alors qu’elle est invisible en France, où le livre est inconnu. Le maintien ou la perte des allusions intertextuelles et inter-iconographiques est donc moins fonction de la culture convoquée par l’oeuvre originale que des références que culture initiale et culture d’arrivée ont en commun.

    Un dernier aspect de In the Night Kitchen se dérobe à la traduction. Il s’agit des jeux entre une forme verbale et une représentation graphique, ce que l’on pourrait appeler des jeux de mots « iconotextuels ». Je pense en avoir relevé trois dans l’album. Dans le premier, les deux « termes » du jeu sont présents. Mickey est réveillé par un grand bruit dans la nuit et il crie « Quiet down there ! » (p. 2). Le mot engendre la chute : Mickey tombe et tourbillonne dans l’espace. La narration sera toute entière une succession de chutes et d’ascensions jusqu’au repos final de Mickey. Le traducteur allemand conserve le pouvoir de l’adverbe en traduisant « Ruhe da unten ! », alors que le traducteur français retient la tournure française la plus attendue « Eh, là-bas ! C’est fini ? », et introduit du même coup une latéralité qui fait perdre à la protestation de Mickey sa logique d’engendrement graphique. Dans les deux autres exemples, l’iconique est informé par deux expresions idiomatiques qui restent en absence. Les boulangers enfournent Mickey englouti dans la pâte à pain (p. 10). Or, il existe une expression anglaise : « to have a bun in the oven » [a bun est un petit pain au lait], dont l’équivalent français pourrait être, dans un registre un peu plus familier, « avoir un polichinelle dans le tiroir ». Que l’on rapproche cette expression de la dénomination du four « Mickey Oven », et ce four « devient » le ventre de la mère, le lieu de la genèse de Mickey. Quelques pages plus loin, le narrateur nous dit : « Then Mickey in dough [pâte à pain] was just on his way » (p. 16). Un geste sur la page suivante est à lire comme l’indice d’un jeu de mots dont le second terme n’est pas verbalisé : on voit Mickey faire le salut militaire (p. 17). En américain, a doughboy est un soldat. Mickey serait donc un enfant qui joue à être un soldat en mission. Il affirme un peu plus loin qu’il est « Mickey the pilot » (p. 19). Le narrateur le dira plus modestement « Mickey the milkman » lorsqu’il plonge dans la bouteille de lait (p. 25). De ces trois métiers, seul le dernier figurera dans la version allemande.

Une lecture aveuglée

     La forte résistance de In the Night Kitchen à tout transfert culturel ne suffit pas à expliquer ma déception devant l’édition française de l’album, d’autant que la traduction allemande se révèle tout à fait satisfaisante.

    Tout se passe comme si le traducteur français avait été proprement aveuglé parl’écriture assonancée de Maurice Sendak, et qu’il lui avait semblé fondamental de recréer dans le texte français les effets formels du texte américain. Traduire, c’est toujours effectuer des choix. La question est ici la suivante : les choix de Jean-Henri Potier sont-ils pertinents ? Le rendement des jeux rimés est-il essentiel dans In the Night Kitchen (15) ? Je pars d’un exemple. Sendak écrit : « Where the bakers who bake till the dawn so we can have cake in the morn mixed Mickey in batter, chanting » (p. 7). Jean-Henri Potier traduit « Dans le pétrin de la cuisine trois pâtissiers de bonne mine mêlent les oeufs et la farine, et chantent. » Pourquoi ajouter cette qualification aux pâtissiers ? Pour obtenir en fait trois octosyllabes qui riment :

Dans le pétrin de la cuisine

trois pâtissiers de bonne mine

mêlent les oeufs et la farine

    Pour privilégier l’imitation d’une forme, le traducteur a été amené à sacrifier deux informations : l’activité nocturne pour le bien commun, à laquelle fait écho la dernière phrase du texte : « And that’s why, thanks to Mickey, we have cake every morning » (p. 35), et surtout la présence de Mickey dans la pâte, premier terme – nous l’avons vu – de la paronymie qui permet aux boulangers de confondre Mickey et le lait. N’ayant pas noué dès le départ le lien entre Mickey et le lait, le traducteur va se retrouver sans clairvoyance dans les passages stratégiques de l’album. Lorsque Mickey jaillit du four et se libère de la pâte, il déclare aux boulangers : « I’m not the milk and the milk’s not me ! I’m Mickey ! » (p. 12). Dans la traduction française, Mickey dénonce une confusion qui n’a pas été posée ou, plus précisément, il suggère trois confusions possibles : « Je ne suis pas du sucre, ni du lait, ni du beurre. Je suis Mickey. N’ayez pas peur ! » Une traduction littérale du passage ne présentait aucune difficulté. Le traducteur français disperce le sens de la protestation de Mickey. On voit ici les ravages qu’a pu entraîné le souci obsédant de la rime. Même remarque et même conclusion pour la chanson libératrice de Mickey dans la bouteille de lait. Sendak écrit « I’m in the Milk and the Milk’s in Me / God bless Milk and God bless Me ! » (p. 26). De ce Dieu, qui me semble être celui de la Genèse, celui qui nomme les être et les choses et qui garantit à Mickey son identité, il ne reste en français que cette pauvre rime : « Que c’est bon et doux le lait ! / Vive le lait quand il est frais ! »

    L’honnêteté veut de dire que le traducteur français, aurait-il su lire le voyage de Mickey aux sources de son identité, se trouvait de toute manière devant une situation linguistique bien difficile. Le français lui rendait quasiment impossible la re-création des jeux de mots qui donnent à l’album son sens. Le jeu de mot initial sur le prénom du héros est fondateur : sans lui, l’album s’effondre. L’allemand offre à Hans Manz une équivalence simple et pleinement satisfaisante : « Milch / Micky ». Aucune solution – une fois que l’on a exclu Pascalet (16) – ne se présente en français : aucun prénom masculin ne commençe ou se termine par [le]. On ne trouve guère mieux pour les trois autres jeux de mots. Et quelle malchance que l’adjectif correspondant au substantif français en soit phonétiquement si loin « lait / lacté » (17) ! Aucun des deux traducteurs ne rend le jeu de mots de la page 19 (« Mickey way »), mais Hans Manz profite cependant de ce que « Milky way » se dise « Milchstrasse » en allemand. Jean-Henri Potier essaie de compenser la perte en rapprochant – quant au sens – les deux termes à la page 22 : « plus haut que la voie lactée où le lait coule à volonté », mais le jeu de mots est perdu ainsi que le lien qu’il crée entre le lait et Mickey (17). Enfin les deux traducteurs ne trouvent aucune solution pour le « cakefree » final. Le seul réel cadeau qu’apporte la langue française est la polysémie du mot « cuisine » qui peut signifier tout à la fois kitchen et cooking. Qu’est-ce qui se cuisine de cette Cuisine de nuit ?

Finalement, pour un lecteur français, que raconte Cuisine de nuit ? L’essentiel a disparu : la menace qui pèse sur Mickey d’être confondu avec de la matière, l’angoisse de l’identité perdue, la fonction salvatrice de Dieu. Il est remarquable qu’à la page 26 non seulement toute référence à Dieu, mais également toute référence à Mickey ait disparu. Tout se passe comme si le héros n’était pas intimement impliqué dans cette dramatique aventure. Que reste-t-il ? L’histoire d’un petit garçon qui, de passif, devient actif et échappe à un trio d’adultes en leur fournissant un des ingrédients dont ils ont besoin pour faire « le pain du matin ».

Le traducteur allemand n’est pas arrêté comme le traducteur français par le rendement de l’écriture assonancée de Maurice Sendak. La proximité de ces deux langues accentuées que sont l’anglais et l’allemand va lui permette de créer sans contorsions excessives un texte lui aussi fait « pour l’oreille ». Du même coup, son attention reste disponible pour déchiffrer d’autres niveaux du texte.

    Là où Jean-Henri Potier peine à faire rimer adjectifs et substantifs, Hans Manz joue en virtuose de tous les temps et de toutes les formes verbales, les fait rimer entre elles ou les associe ici à un substantif, là à un adverbe, comme à loisir. Voici ce qu’il propose pour la page 7, dont le traducteur français avait tant sacrifié le sens dans son désir de rimer : « Hier standen die Bäcker an Tischen, um Micky in Kuchenteig zu mischen, sie schwangen den Teig und sangen. » Il fait aussi bien (mieux ?) que Sendak décrivant Mickey qui fabrique son avion : « dehnte und bog ihn, formte und zog ihn », quand Sendak avait écrit « He kneaded and punched it and pounded and pulled » (p. 14). Nous avons vu qu’une large parenté des lexiques anglais et allemand offre à Hanz Manz le jeu de mots dont il a besoin « Milch/ Micky ». On peut ajouter d’autres proximités lexicales, qui n’ont pas la même importance stratégique, mais qui participent au rythme et à la « couleur » du texte : « bakers/Bäcker », « Milkman/ Milchmann », « God/Gott », « bed/Bett » et, bien sûr, « In the Night Kitchen/In der Nachtküche ». Hans Manz recrée avec brio les effets d’écriture de Maurice Sendak, sans être condamné à s’écarter des unités de sens du texte original. Il a, de ce fait, toutes chances de ne pas passer à côté de l’essentiel. Micky dénonce la confusion qui le nie : « Ich bin nicht Milch und Milch ist nicht ich, Ich bin Micky ! » (p. 12), et il se met lui aussi sous la protection de Dieu « Gott behüte die Milch und behüte mich ! » (p. 26). Peut-on être certain pour autant que le traducteur n’a pas simplement suivi un texte anglais qu’il lui était assez facile de transposer, et qu’il a réellement lu l’album de Sendak et construit une interprétation proche de la mienne ? Deux indices m’invitent à le penser. Dans la double page 9-10, Hans Manz conserve scrupuleusement la confusion de Mickey, en remontant simplement du gâteau à la pâte (« Der Micky-Teig » pour « a delicious Mickey-cake ») et il introduit dans son texte – cas unique dans tout l’album – la traduction du « Mickey Oven » de l’image : « Der Micky-Teig wurde gehoben und in den Micky-offen geschoben ». Le traducteur estime qu’il lui faut donner au moins cette clé au lecteur.

La lecture des images

    Nous savons que toute traduction a tendance à l’explicitation. Sans doute est-ce là le prolongement spontané du travail d’élucidation qui s’effectue dans l’acte de lecture. Les traducteurs connaissent le piège et s’en méfient. Dans le cas précis des traductions d’albums, peut-on entrevoir dans le texte traduit des explicitations de l’illustration originale, qui se trouve, quant à elle, conservée dans l’édition étrangère ? En d’autres termes, arrive-t-il au traducteur de verbaliser une information qui n’est donnée que par l’image ? Dans la traduction allemande, il me semble avoir rencontré par trois fois ce mécanisme, mais toujours dans un souci de rythme ou de rime. Pour rendre « Past the moon & his mama & papa sleeping tight » (p. 4), Hans Manz utilise une information que seule l’image lui a donnée « Am Vollmond vorbeizog und an Papa und Mama ». Lorsque Mickey remonte du fond de la bouteille pour verser du lait aux boulangers, le traducteur exploite un détail de l’image pour avoir sa rime « Er schwamm nach oben, goss Milch vom Rand hinunter, wo der Kuchenteig stand » (p.27). De même, la dernière illustration donne au traducteur sa clausule et sa rime : « [Micky] glitt hinunter sehr tief / sprang in sein Bett / war trocken, schlief » (p. 34). Dans le texte français, les explicitations sont plus abondantes. La clausule du traducteur français est proche de celle du traducteur allemand, mais en choisissant « Et, bien au chaud, il se rendort », elle souligne la structure globale de l’album (19). À deux reprises, la présence des illustrations introduit par analogie l’univers du jeu enfantin, lors de la fabrication de l’avion (« Comme de la pâte à modeler, il la pétrit et la travaille » p.14) et lors la glissade le long de la bouteille (« Puis il descend en toboggan » p. 32). L’explicitation des images peut entraîner des inflexions de sens. Jean-Henri Potier inverse les regards en traduisant : « Madame la lune le voit, mais ni maman, ni papa. » (p. 4), alors que c’est Mickey (qui exclame « OOH ») et nous-mêmes qui voyons la lune – même s’il est vrai que la lune veille tout au long sur Mickey. Il interprète les expressions des boulangers (qui sont pour lui des pâtissiers) comme des expressions de peur (« Je suis Mickey. N’ayez pas peur ! » p. 12), puis d’affolement (« Les trois pâtissiers affolés » p. 17), là où on pourrait ne lire qu’une réaction de surprise, puis de colère (on a « howling » dans le texte original). Dans le premier exemple, Jean-Henri Potier déplace la peur de l’enfant sur le trio des adultes et anticipe l’inversion des rapports de force. Dans le second, l’affolement n’est pas si mal venu parce qu’il suggère une vulnérabilité des pâtissiers et nous prépare à ce ton de grande personne que prend Mickey à la page suivante en s’exclamant : « Vous voulez du lait, mes garçons » (p. 19) [« What’s all the fuss ? » dit le texte de Sendak].

    Quant à lire les images, le traducteur français aurait-il pu trouver dans celles de Maurice Sendak quelques détails qui l’auraient guidé dans le déchiffrement du texte et dans l’interprétation de l’album ? Il y a deux couples d’indices dans ce que Sendak dessine mais ne verbalise pas. Les premiers sont de nature religieuse et renvoient à la culture juive. Lorsque Mickey termine sa chute dans la pâte à pain, on voit apparaître sur la page de droite trois boulangers : le premier porte un sac de farine, le second une boîte de sel, le troisième une boîte – dont le contenu est difficilement lisible – est sans doute « baking soda » (20). La boîte de sel ornée d’une étoile de David (p. 6). On retrouve la boîte et son étoile dans le coin gauche de la page 9, quand l’un des boulangers s’avance avec une certaine solennité pour enfourner le « Mickey-cake ». Lorsque Mickey jaillit du four, la pâte lui fait comme un habit et le fragment qu’il porte sur la tête fait office de petite kippa juive (21).

    Ces deux signes auraient dû conduire le traducteur français à prendre très au sérieux la prière que Mickey adresse à Dieu, de même que le second couple d’indices – une bouteille et un four – qui nous « parlent » de mort et de résurrection. La boîte de « baking soda » de la page 6 est remplacée sur la page suivante par une bouteille jaune, posée par terre près de trois coquilles d’oeuf, sur laquelle on peut lire « Phoenix baking soda ». On est passé de la chimie au mythe. Cette bouteille apparaît par trois fois et elle accompagne Mickey dans son épreuve. Dans cette page 7, seule la tête de Mickey émerge de la pâte ; sur la page en vis-à-vis, il ne reste plus que sa main qui s’agite (un appel au secours ?). Mais la bouteille est là, comme une promesse. Dans la double page suivante, sont alignées de gauche à droite la boîte de sel avec son étoile, la bouteille toujours accompagnée d’une coquille d’oeuf et la porte du four ouverte, prête à « recevoir » le « Mickey-cake ». Dans une troisième et dernière étape, Mickey jaillit du four et de la pâte : la vapeur masque tous les espaces d’écriture, et seules demeurent, encadrant Mickey, « [P]oenix [b]aking soda » et « Mickey oven ». Ce four qui porte le nom de Mickey autorise deux lectures, qui ne sont pas incompatibles. La première est individuelle : le four est une des étapes de cette re-création et résurrection de Mickey, à laquelle nous pouvons associer la discrète référence à la propre résurrection de Maurice Sendak à l’hôpital anglais de Gateshead (voir note 7). La seconde est collective : Maurice Sendak sait qu’il y eut des fours qui ne furent pas des fours de fiction, des rêves dont les petits héros peuvent ressortir pour faire triompher leurs forces de vie. Ce qui n’est ici qu’un four « pour de faux » affleurera – mais sans jamais ne se dire – vingt ans plus tard dans Dear Mili (1988), puis dans We are all in the dump with Jack and Guy (1993), avec la silhouette du mirador d’un camp de concentration.

    Lire ces quatre indices dans l’image imposait de reconnaître à Mickey des préoccupations profondes, excluait de réduire sa prière à un simple éloge du lait frais et invitait le traducteur à explorer d’autres voies, à tenter d’autres choix.

    Les résistances à la traduction de In the Night Kitchen sont infiniment supérieures à celles que l’on rencontre d’ordinaire dans les albums pour enfants. Les éditions françaises et allemandes de l’album de Maurice Sendak me semblent mettre en lumière quatre problèmes.

    J’ai longtemps pensé que le médiocre rendement français des albums pour enfants anglais, allemands, suédois dont le texte original était fortement rythmé et rimé, voire écrit en vers, résultait pour l’essentiel de l’absence d’une tradition similaire dans la culture française. Mais ce travail sur Sendak me conduit à nuancer ma position et à estimer qu’il faut tout autant prendre en compte les spécificités de la langue française. Sans doute la culture enfantine française a-t-elle rompu dès son émergence au xviiie siècle avec le substrat populaire de nos comptines et formulettes. Mais ces petits vers régis par le mètre et la rime n’ont jamais eu la richesse rythmique et musicale des nursery rhymes anglaises par exemple. Ajoutons que la littérature pour la jeunesse du xixe siècle n’a rien produit en France qui ressemble à la littérature anglaise de nonsense, elle-même nourrie de la tradition des nursery rhymes. Est-ce à dire qu’il est impossible de rendre en français des pans entiers de la littérature enfantine étrangère ? Non, mais il y faut beaucoup d’art. On ne peut que saluer la réussite de Marie Farré à traduire Algernoon and other Cautionary Tales de Hilaire Belloc et celle de Christian Poslaniec à adapter The big brag du Dr Seuss (22).

    Lorsque les albums sont traduits dans une langue étrangère, nous avons pour habitude de considérer que les images, échappant à la malédiction de Babel, ne posent de problème dans la culture d’arrivée qu’en fonction de leur dimension référentielle. In the Night Kitchen nous rappelle que les images peuvent être nées d’expressions – parfois prises au pied de la lettre. Si l’expression est présente dans le texte original, le travail du traducteur relève alors de la résolution d’un jeu de mots, pour laquelle on ne pourra jouer que sur l’un des deux termes. Si l’expression est absente et qu’il est exclu de toucher à l’image, la déperdition semble inéluctable (23).

    À ce problème relativement classique (les traducteurs de Through the looking-glass l’ont rencontré avec « les insectes du miroir » représentés par John Tenniel), l’album contemporain ajoute une difficulté supplémentaire, celle des textes insérés dans l’image. Sendak se situe encore dans une apparente analogie au monde réel : écritures sur les boîtes d’aliments, publicités sur les facades des immeubles. Mais d’autres artistes, plus proches de nous, vont systématiquement jouer de la confusion du lisible et du visible dans des images sans profondeur, pratiquant le collage avec des fragments de journaux, conviant dans une même page – comme le fait Béatrice Poncelet – Le Petit Poucet illustré par Gustave Doré, Maria des mers illustré par Ivan Bilibine, Max und Moritz de Wilhelm Busch, Le dirigeable cage-à-mouches numéro un de O’Galop, dont l’un des deux héros est remplacé … par le Mickey de In the Night Kitchen (24). Il y a dans ces collages et ces montages un nouveau type de résistance à la traduction.

    Le dernier problème est à mes yeux le plus fondamental. Obsédé par un problème de traduction, Jean-Henri Potier n’a pas pris le temps de lire In the Night Kitchen. Ceci pose une question essentielle : qu’est-ce que lire un album ? Lire un album, ce n’est pas lire un texte, c’est lire un livre ; c’est lire ces entrelacs de sens que construisent le texte et les images. Il restera ensuite au traducteur à rendre la richesse de sa lecture par la force de sa seule traduction du texte.

(1) Where the wild things are est paru aux États-Unis en 1963 et il a été publié en 1967 chez Delpire sous le titre Max et les maximonstres, avant d’être repris à L’école des loisirs.

(2) Cité par Selma G. Lanes, 1980, The Art of Maurice Sendak,New York, Harry N. Abrams, page 174.

(3) Le nom du traducteur figure en bonne place dans la page titre intérieure où il a été inséré selon le même lettrage, alors que celui du traducteur français ne figure qu’en petits caractères dans les informations éditoriales obligatoires.

(4) L’album n’est pas paginé. Je numérote les pages à partir du début du texte de Sendak, la page impaire se trouve donc du même coup être celle de gauche. Les barres inclinées marquent le passage du texte d’une bulle ou d’une page à la suivante.

(5) Iona and Peter Opie, 1975, The Oxford Dictionary of Nursery Rhymes,Oxford, O.U.P., p. 312.

(6) L’inévitable déperdition se retrouve dans un autre album de Sendak, Higglety Pigglety Pop ! (1967) traduit en français en 1980 sous le titre Turlututu Chapeau Pointu ! La combinaison narrative de deux nursery rhymes fonde deux autres albums de Maurice Sendak, Hector Protector (1965) et We are all in the dumps with Jack and Guy (1993). Aucune culture enfantine « sous-entendue » ne fonctionne alors pour un lecteur français.

(7) « Kneitel’s Fandango » (p. 5) = Kenny Kneitel, collectionneur de Mickey Mouse ; le nom de la chienne de Sendak, Jennie et sa date de naissance, 1953 (sac du boulanger de gauche, p. 7) et sur un sac à terre – presque illisible – « Killingworth, Connecticut », son lieu de naissance ; entre les doigts du boulanger de droite, un portrait de la mère de Sendak. Au centre de la double page 9-10, deux adresses d’enfance de Sendak à New-York, qui nous donne également sa date de naissance à la page 15. Dans la grande double page 23-24, « Schickel » est un hommage à Richard Schickel, auteur d’une biographie de Walt Disney. Enfin page 32, l’inscription sur un bâtiment « Q.E. Gateshead » renvoie à l’hôpital anglais où Maurice Sendak fut soigné durant l’été 1967 d’une attaque cardiaque. Toutes ces éclaircissements sont donnés par Selma G. Lanes (op. cit.) dans le chapitre qu’elle consacre à In the Night Kitchen.

(8) Né en 1928, Maurice Sendak a 42 ans lors de la publication de l’album.

(9) Les hasards de la langue font que le traducteur allemand peut conserver telle quelle la bulle « Mama, Papa » de la page de dédicace et de la page 4. La version française ajoute discrètement un « m » pour obtenir « maman ».

(10) Mais il reste surprenant que deux éditeurs aussi sérieux que L’école des loisirs et Diogenes Verlag ne respectent pas le lettrage rouge choisi par Sendak et lui substituent un noir opaque en allemand et un lettrage noir évidé en français.

(11) Maurice Sendak dit que cette invention des trois boulangers renvoie à un souvenir d’enfance, à une publicité pour les « Sunshire Bakers » représentant trois gros boulangers et accompagnée du slogan « We Bake While You Sleep ». C’est la diffusion de la télévision d’un film de Laurel et Hardy – Nothing but trouble – qui lui donna l’idée de leur donner le physique de Hardy. ( Selma G. Lanes, op. cit. p. 174 et 179).

(12) Maurice Sendak dit avoir découvert l’oeuvre de Winsor McCay, dont il ignorait tout jusqu’alors, à l’occasion d’un exposition au Metropolitan Museum of Art en 1965, qui présentait des planches de Little Nemo in Slumberland. « I now sent me scooting back, with new eyes, to the popular art of my own childhood » ( Selma G. Lanes, op. cit. p. 175).

(13) J’ignore ce qu’il en est d’éventuelles éditions allemandes.

(14) On peut se demander si l’idée soudaine de Maurice Sendak de prêter aux boulangers la silhouette et le visage de Hardy ne trouve pas son fondement dans une réminiscence inconsciente du profil et de la silhouette – massive et blanche – du boulanger de Wilhelm Busch. L’appropriation personnelle des deux héros de Bush par ‘Moritz’ Sendak se manifeste en 1963 lorsqu’il donne au héros de Where the Wild Things Are le prénom de Max.

(15) Ce qu’il est par exemple dans les traductions des albums du Dr Seuss.

(16) Héros de l’écrivain Henri Bosco.

(17) On en regrette d’autant plus que le traducteur ait négligé de traduire « Mickey the milkman » (p. 25). La profession de « laitier » gardait cette fois toute la lisibilité de son radical.

(18) Dans un long article intituké « La cuisine de Maurice Sendak », Pierre-Pascal Furth suggère que cette dernière traduction fait écho au passage d’Exode (III,8) qui évoque « une contrée où ruissellent lait et miel (Europe, novembre-décembre 1979, Paris, n°607-608, p. 82).

(19) Tout ce récit de rêve est rendu au présent par le traducteur. Le prétérit est une source de difficultés en français, et le présent du texte rejoint ici le « présent » des images : le rêve de Mickey comme si vous y étiez.

(20) C’est-à-dire du bicarbonate de soude ; on en met une pincée pour fabriquer de nombreux pains.

(21) Maurice Sendak appartient à une famille juive d’origine polonaise.

(22) Philibert (illustrations de Quentin Blake), 1991, Paris, Gallimard ; Le plus vantard, 1986, Paris, L’école des loisirs.

(23) Edmond Cary est, à ma connaissance, le premier spécialiste des problèmes de traduction à avoir évoqué les problèmes posés par la traduction des livres pour enfants. Dans un cours radiodiffusé en 1958, il évoque la tyrannie des illustrations : « Le texte anglais parle de « traffic jam » (embouteillage) et joue sur le mot « jam », qui signifie aussi confiture. Le traducteur aurait la partie belle avec les doubles sens du mot embouteillage, avec les voitures en carafe, que sais-je encore. Mais l’image montre, d’une part des autos et, de l’autre, un magnifique pot de marmelade  » (Edmond Cary, 1985, Comment faut-il traduire ? Lille, Presses Universitaires de Lille, p. 54).

(24) Chez eux, chez elle ou chez elle, 1997, Paris, Éditions du Seuil. Précisons que toutes ces citations iconotextuelles sont retravaillées par l’artiste.

(article paru dans Traduction pour les enfants, Meta, volume 48, numéro 1, Presses de l’Université de Montréal, mai 2003)

Etudiante à la Sorbonne, enseignante, pendant deux années, en lycée, puis à l’Université de Haute-Bretagne-Rennes II comme professeur émérite de Littérature générale et comparée, Isabelle Nières-Chevrel consacre ses recherches à l’histoire de la littérature d’enfance et de jeunesse, tant sur l’album que sur le roman, étudiant les rapports entre texte et images tout comme les questions de traduction, d’adaptation et de réception. Elle est également spécialiste de Lewis Carroll et de la Comtesse de Ségur. Contribution aux Cahiers du CRILJ n°2 (novembre 2010) avec un texte à propos de Babar, le petit éléphant. Parmi ses nombreux travaux, une Introduction à la littérature de jeunesse parue chez Didier jeunesse en 2009. « La littérature de jeunesse est faite pour permettre au jeune lecteur d’acquérir une compétence, en limitant justement ses zones d’incompétence. C’est elle aussi qui a pris par la main les naïfs lecteurs que nous étions et qui, pas à pas (page à page), a construit en nous les fondements d’une expertise. Elle nous a fait lecteurs et elle a fait écrivains quelques-uns d’entre nous. » Merci à Isabelle Nières-Chevrel (et à la revue Méta) de nous avoir permis, par la publication de cette étude, de rendre ici hommage à Maurice Sendak.

Des enfants et des livres

 

 

Texte adopté par le bureau du CRILJ le 3 mars 1987.

     1. La vitalité et la diversité de la littérature pour la jeunesse dans notre pays tiennent en grande partie à la liberté de l’édition qui est de droit en France.

    Le CRILJ qui est un lieu de rencontres de personnes d’opinions différentes défend cette liberté de l’édition, particulièrement dans tous les domaines de la littérature de jeu- nesse : liberté d’expression des écrivains et des illustrateurs, liberté de publication des éditeurs, liberté de jugement des critiques, liberté de choix des bibliothécaires, liberté pédagogique des enseignants, etc.

    2. La littérature de jeunesse a des exigences particulières : du jeune enfant au jeune adulte, elle s’adresse à des personnes en formation qu’il importe d’aider à devenir responsables et libres en concourant au meilleur développement possible de leur intelligence et de leur sensibilité encore fragile.

    Il est souhaitable que tous ceux qui contribuent à la littérature de jeunesse, de la création à la lecture, aient toujours conscience de ces responsabiltés.

    Le CRILJ a été créé pour promouvoir une littérature de qualité dans le plus grand respect dû à l’enfant et à l’adolescent.

    Ce respect exige aussi qu’on n’arrête pas le développement de l’enfant à un stade infantile.

    3. Le CRILJ entend bien concilier les exigences de la liberté de création et les exi-gences du respect de l’enfant.

    Le CRILJ constate que cette conciliation se pratique normalement par la médiation d’adultes responsables (parents, éducateurs, bibliothécaires, enseignants, etc) afin que « le bon livre parvienne à l’enfant au bon moment » et qu’ainsi l’enfant puisse exercer son choix.

    Pour faciliter cette médiation nécessaire, il importe que chacun des responsables joue pleinement son rôle, qu’il ait une bonne connaissance des enfants qui lui sont confiés, des publications, de leur contenu, de leur valeur.

    Depuis ses origines, le CRILJ souhaite une formation toujours meilleure des personnels spécialisés et une information plus vaste et plus précise par les divers mouvements, associations, institutions et par la presse, la radio, la télévision.

    Ni la lecture ni l’éducation ne sont des choses simples. Le livre n’est jamais un produit neutre. Refusant toute « chasse aux sorcières », récusant les amalgames, les dénonciation et les anathèmes, le CRILJ estime légitime la diversité des courants, des options, des opinions, dans le respect des grandes valeurs humaines.

    4. Le CRILJ invite ses adhérents à poursuivre leurs efforts en faveur d’une littérature de qualité, avec le même discernement et la même opiniatreté.

    C’est une tâche difficile et complexe, rendu nécessaire par la richesse de la littérature de jeunesse qu’on ne peut pas simplement réduire, de façon manichéenne, à les listes de « bons livres » recommandés par tous ou de « mauvais livres » défendus pour tous.

    On ne peut donner à lire n’importe quoi à n’importe quel enfant. On ne peut pas non plus transformer les jeunes lecteurs en bébés-bulle vivant dans un univers aseptisé sans rapport avec la réalité qui l’environne. A ce titre, toutes les grandes œuvres de notre patrimoine risqueraient une condamnation, alors que ce sont des livres d’initiation : un grand livre est toujours vivant, toujours à l’œuvre dans l’esprit de celui qui l’a lu. Il conduit plus loin. Il participe à la vie et à ses changements.

    Le CRILJ incite ses adhérents à se garder aussi bien du laisser-aller que du terrorisme intellectuel qui prétend légiférer tout le monde, aussi bien de l’abandon aux puissances de l’argent que du retour à l’obscurantisme pervers, aussi bien du laxisme à la mode que du puritanisme de la peur.

    Le CRILJ invite ses adhérents à assumer pleinement leur rôle de créateur ou d’inter-médiaire entres les enfants et les livres, chacun unique, tous différents, irremplaçables.

( article paru dans le n° 30 – mars 1987 – du bulletin du CRILJ )

 

 

 

 

 

 

 

 

Claude Duneton

par Jacques Cassabois

 

Cher grand Claude en allé…

Enfin libre.

Enfin souple et léger, ingambe comme tu ne l’as jamais rêvé.

Tu as retrouvé ta voix d’écorce,

tes yeux d’eau salée, dissimulés dans tes sourires de malice,

et le torrent de tes mots, si longtemps obstrué, peut à nouveau jaillir et irriguer de ta paix

nos terres orphelines.

La maladie, depuis treize mois, t’emprisonnait dans ses carcans.

Tu viens de lui fausser compagnie.

Tu es sorti par le haut.

 

L’air se défroisse, sous la percée de l’herbe nouvelle,

discrètement perlée de primevères et de violettes.

Tu as choisi ce temps pour nous quitter.

La nuit est transparente,

des angélus tintent dans le cristal du ciel,

et, sur le rivage, l’océan a couché pour ton pas, une jonchée d’écume.

 

Tu as pris place dans ta barque.

Un bagage t’y attend, léger :

l’amour de tous ceux que tu as aidés, encouragés, accompagnés, préfacés…

J’y dépose le mien à mon tour.

Par-dessus tout ce que tu m’as donné, je conserve ce trésor ultime : ta main gauche de Lille ;

ta main de nos complicités dernières, qui scandait chacune de tes émotions

et qui serrait, serrait…

 

Au large, le continent d’Hyperborée dissipe ses buées,

l’île d’Avallon se découvre et ses vergers d’azur constellés de pommiers.

Des voix amies s’élèvent et te hèlent.

Elles te chantent par les mille noms oubliés de tes incarnations passées.

La lueur de leurs couplets fait danser l’obscurité.

Elles te convient au grand mélange et tu les laisses venir à toi, confiant.

Sous leur souffle, ta voile prend du gonflant.

Tu te détaches peu à peu,

tu t’en vas,

et te voici déjà hors d’atteinte, approchant les confins.

 

O mon bon frère en partance,

il m’est joie de savoir que tu accosteras bientôt.

( mars 2012 )

  

 Né en 1947, Jacques Cassabois interrompt sa scolarité pour devenir comédien. « L’année de mes 18 ans, mon bac en poche, je suis entré à l’école du Théâtre National de Strasbourg. Mon père ne l’a jamais su. Il était mort entre l’écrit et l’oral. » Il devient instituteur, entre à la Fédération des Œuvres Laïques de Seine-et-Marne et découvre la littérature pour la jeunesse. Il participe au comité de rédaction de Trousse-Livres, aujourd’hui Griffon. Participe, un samedi de 1984, avec une vingtaine de ses collègues, à la création de La Charte des auteurs et des illustrateurs dont il est président pendant trois ans. Parmi ses ouvrages : L’homme de pierre (Léon Faure 1981), Le premier chant (Ipomée 1983, Monsieur Pasteur (La Farandole 1985), Les deux maisons ( Hachette 1990) Lauréat du grand prix de la Société des Gens de Lettres et du Ministère de la Jeunesse et des Sports. S’intéressant aux textes fondateurs et aux héros mythiques, tels Sindbad ou Gilgamesh, son dernier ouvrage est consacré à Jeanne d’Arc (Hachette 2011). Merci a Jacques Cassabois pour nous avoir confié cet hommage.

Une bibliothèque à Saint-Tropez

par Laurence Warot

    J’ai suivi en 1971 une formation d’animatrice socio-culturelle à Peuple et Culture, mouvement d’Education populaire créée par Benigno Cacérés et Joffre Dumazedier.

    Au cours de cette formation de deux ans j’ai visité la bibliothèque pilote de Clamart. Celà a été pour moi un coup de foudre sociétal. J’ai depuis mon enfance été passionnée par la lecture et cette bibliothèque entièrement conçue pour les enfants m’a ouvert des horizons inconnus à moi jusqu’alors.

    En 1979, j’habitais en Seine-et-Marne. Je tombe sur une annonce dans le journal Le Monde qui propose un poste de bibliothécaire-animatrice à Saint-Tropez, par concours. Je n’avais pas fait d’école de bibliothécaire et n’avais donc pas le diplôme. Je postule néanmoins et, à ma grande surprise, peu de temps après, je reçois un courrier m’indiquant que j’étais présélectionnée et que je devais me rendre à Saint-Tropez pour y passer le concours.

    Ce concours était à l’initiative de Madame de Raïssac, adjointe à la culture à la mairie de Saint-Tropez qui avait demandé à Monique Bermond et à Roger Boquié de sélectionner la personne chargée d’organiser et d’animer cette nouvelle bibliothèque.

    Et Monique Bermond et Roger Boquié me choisissent, moi qui n’avais que ma passion pour la littérature jeunesse ! Tollé. D’abord la directrice de l’Ecole de bibliothécaires de Massy-Palaiseau qui, compte tenu que plus de cent bibliothécaires diplômés d’état s’étaient présentés à ce concours, n’a pas admis qu’une personne ne faisant pas partie de son école soit sélectionnée. Le maire de Saint-Tropez Monsieur Blua souhaitait, lui, ne pas tenir compte de ce concours et embaucher la femme d’un journaliste de Nice-Matin habitant à Saint-Tropez.

    Monique Bermond et Roger Boquié sont alors « entrés en résistance » en prévenant qu’ils dévoileraient l’affaire sur les ondes de France-Culture si on les avait fait se déplacer pour au final ne pas tenir compte de leur avis.

    J’ai donc été embauchée comme bibliothécaire-animatrice à Saint-Tropez en 1980.

    J’ai appris la bibliothéconomie en une semaine en suivant un stage à la fédération Léo Lagrange qui comprenait, selon les orientations   de Peuple et Culture, également l’organisation d’une politique culturelle dans une commune.

    Six mois avant l’ouverture de cette bibliothèque, j’ai rendu visite à toutes les classes de la petite section de maternelle à la troisème, chargée de livres que je présentais aux instituteurs, aux professeurs et, bien entendu, aux élèves.

    Madame de Raïssac avait demandé à un architecte tropézien de concevoir l’ameublement de la bibliothèque selon le schéma de celle de Clamart qui m’avait tant séduite. J’ai, quant à moi, été chargée de la décorer.

    Avant même l’ouverture officielle de la bibliothèque, environ cent cinquante enfants étaient venus s’inscrire. Au départ j’ai eu trois milles livres à classer par titre, auteur et matière. J’ai donc rédigé à la main neuf milles fiches. Mais ce n’était pas un travail pour moi. Juste le plaisir de lire et d’analyser ce que je lisais.

    Dès l’ouverture, la bibliothèque qui était ouverte du mardi au samedi, a été fréquentée assidûment par les jeunes, tant pour le prêt de livre que pour les animations que j’y faisais. Bien sûr j’ai organisé de nombreuses animations autour du « Livre Vivant », fait venir des illustrateurs et des écrivains qui partageaient leur goût de la lecture avec les jeunes Tropéziens.

    Les livres mènent à tout pourvu qu’on ait le sens du partage et la passion de rendre le livre vivant.

( décembre 2011 )

 

Bac en poche et après une solide formation d’animatrice socioculturelle Peuple et Culture assurée par Joffre Dumazedier, Laurence Warot crée en 1973, à Ibos (Hautes-Pyrénées), sa première bibliothèque. Elle en créera également une à Saint Tropez (Var), en 1980, et à Essomes sur Marne (Aisne) en 1991. Responsable plusieurs années d’une bibliothèque de comité d »entreprise de la SNCF à Lille (Nord), elle fut également directrice de MJC, journaliste, directrice d’agence immobilière. Nombreuses activités bénévoles, notamment au Secours Populare.

Une intervention à la Commission de surveillance

par Raoul Dubois

    Voici le texte de mon intervention à la Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à la jeunesse à propos de Après la guerre des chocolats de Robert Cormier. La bataille a été rude mais j’ai vu avec plaisir que d’autres commissaires se sont joints à nos efforts. Un représentant du Syndicat de l’édition a aussi fait de très bonnes interventions. Malheureusement, nous ne sommes pas à l’abri de divers incidents, surtout tant que divers ministres règleront leurs querelles sur le dos de l’édition.

     « Il est tout à fait exceptionnel que notre commission se trouve dans la situation d’examiner des livres qui sont édités pour la jeunesse. Il est non moins exceptionnel que depuis les premières séances de cette Commission je sois amené à m’excuser par avance auprès de vous de la longueur de mon intervention.

    On me permettra j’espère de faire un peu d’histoire puisque, depuis le départ de Monsieur Pottier, je me trouve le plus ancien – dans le grade le moins élevé, qu’on se rassure – membre de notre assemblée.

    Je rappellerai donc que, dès sa création, la Commission a été confrontée aux conséquences pratiques du texte de la loi du 16 juillet 1949.

    Ce texte est clair, la loi s’applique sans aucune ambigüité aux publications périodiques ou non, se présentant comme principalement destinées à la jeunesse, le terme étant, très explicitement dans la loi, relatif à l’enfance et à l’adolescence. La nécessité du dépôt en 5 exemplaires des ouvrages de toute nature ne saurait faire de doute.

    Bien que la production à l’époque n’atteigne pas les sommets actuels, le secrétariat, déjà submergé par la presse pour la jeunesse et par les publications relevant de l’article 14, saisit avec empressement la proposition que nous avons faite alors de surseoir à l’examen systématique des ouvrages édités dans les collections pour la jeunesse, en accord d’ailleurs avec le Syndicat National de l’Edition.

    En effet, il ne pouvait être question d’un examen non exhaustif des ouvrages en jeu et c’était déjà à l’époque plus de 2000 titres chaque année. Il fallait alors ou multiplier le nombre des rapporteurs, ou siéger de façon hebdomadaire, ou créer des sous-commissions. Ni le législateur, ni les divers Gardes des Sceaux qui se sont succédés n’ont eu l’intention d’aller dans cette voie.

    Depuis, la production d’ouvrages pour la jeunesse a connu un progrès quantitatif considérable puisqu’on peut tabler chaque année sur 4500 à 5000 titres de nouveautés et de réimpressions qui seraient pour nous des nouveautés, n’ayant jamais fait l’objet d’un examen.

    C’est dire que la tâche dépasse nos possibilités.

    Sagement, la commission a donc dans le passé décidé que, avec des inégalités de valeur, dans la pluralité des intentions, dans la diversité des idéologies, la création et l’édition de la littérature de jeunesse relevaient du champ de la critique sur l’opportunité de revenir sur cette sage position devant les injonctions qui nous sont faites d’intervenir.

    En effet, de quelles armes disposons-nous dans l’application de la loi quand elle prend en compte des livres pour la jeunesse ?

    L’étude du texte ne permet pas d’en douter, nous ne pouvons disposer que d’une demande de poursuite pour infraction à la loi du 16 juillet 49, demande que la commission adresse à Monsieur le Garde des Sceaux. Cette poursuite n’entraîne pas le retrait de l’ouvrage.

    Rappelons que seules les publications pour adultes sont susceptibles de l’application des dispositions prévues à l’article 14 de la loi.

    Par ailleurs, les procédures périodiques à destination de la jeunesse si elles sont efficaces dans le cas d’un périodique ne peuvent en aucun cas être appliquées à un livre dont la parution est achevée au moment où il sort des presses et dont la réimpression éventuelle ne peut qu’avoir lieu qu’à l’identique sauf avis contraire de l’auteur. Dans le cas contraire, on entre dans un processus de censure, contraire à nos traditions nationales et à nos textes fondamentaux.

Pour rester dans le côté plaisant, cela nous rappellerait fâcheusement ces livres où de pieuses mains rayaient quelques vocables à l’encre de Chine pour en préserver de chastes consciences. Mais vous savez bien qu’en ces domaines le plaisant risque vite de s’effondrer devant les atteintes à la liberté et à leurs conséquences. Il y a donc lieu d’examiner la situation. Est-elle devenue si grave qu’elle demande des mesures dont je crois avoir montré combien elles comportaient de risques de dérapage grave. En ce domaine aussi les « bavures » sont possibles et il convient de les éviter.

    Très franchement il ne me semble pas que la situation de la littérature de jeunesse en notre pays puisse se prêter à de telles mesures extrêmes.

    Ce qui me permet de parler ainsi, c’est une fréquentation constante depuis de longues années de ce qui de ce qui se publie en France et en langue française à destination de nos enfants et de nos adolescents.

    Ce qui me permet de parler ainsi, ce sont les quelques vingt cinq mille fiches accumulées depuis de longues années et que je veux bien mettre en consultation pour les commissaires qui voudraient en prendre connaissance.

    Est-ce dire que tout est parfait ?

    Non, bien sûr, ce qui est en cause, c’est une littérature justiciable de la critique plurielle la plus libre, mais devant être protégée de toute mesure administrative, pas une littérature réclamant des mesures répressives.

    Il est clair que nous pouvons les uns et les autres diverger de façon sérieuse dans les analyses que nous conduisons sur notre société, son évolution, le projet éducatif ou civique que nous formons pour l’enfant. Bien mieux, à l’intérieur des mêmes groupes idéologiques nous constatons des nuances si importantes que les clivages semblent parfois faire fi des idéologies. De plus, il ne suffit pas de répéter que notre société connaît des mutations technologiques profondes et de refuser leurs conséquences même affaiblies, parfois très contradictoires sur les mœurs et sur l’approche des divers problèmes par la jeune génération.

    Pour revenir au plaisant, j’emprunterai à un texte dû à l’un de nos plus délicats poètes qui a beaucoup fait pour la rencontre de la poésie et des jeunes, quelques remarques :

    « Dans quel ouvrage « une jeune fille de 15 ans dont on décrit la peau douce et la voix enchanteresse, est en réalité un monstre. Elle se drogue, elle essaie de séduire un jeune homme de très bonne famille, elle s’envole etc. Un tissu d’absurdités. » (La petite sirène)

    Ou encore :

    « Un livre qui conduit sournoisement à la zoophilie. » (Le livre de la jungle)

    Je ne rappellerai pas non plus les jugements que J.J Rousseau porte sur les livres qu’il interdirait volontiers aux enfants, à part Robinson Crusoé, dont d’autres ont pu dire qu’il évoquait « des rapports troubles entre un blanc et un noir ». Souvenez-vous aussi de la psychanalyse des la Comtesse de Ségur et de celle des contes de fées.

    C’est là action critique et les familles comme les éducateurs ont sans doute à tenir compte de ces avis car ils reflètent également une réalité de la littérature de jeunesse dans la mesure où cette littérature est la vie.

    Dans un texte récent, le Centre de Recherche et d’Information sur la Littérature pour la jeunesse (CRILJ) dit, voulant raison garder :

    « On ne peut pas donner à lire n’importe quoi à n’importe quel enfant ; on ne peut par non plus transformer les jeunes lecteurs en « bébés-bulles », vivant dans un univers aseptisé sans rapport avec la réalité qui l’environne. A ce titre, toutes les grandes œuvres de notre patrimoine risqueraient une condamnation, alors que ce sont des livres d’initiation. Un grand livre est toujours vivant, toujours à l’œuvre dans l’esprit de celui qui l’a lu. Il le conduit plus loin, il participe à la vie et à ses changements. »

    C’est pourquoi je continue à penser que la commission a été sage en essayant de ne pas dépasser les objectifs de son action et de le laisser à la littérature de jeunesse l’espace de liberté dont elle a besoin.

    J’ai déjà dit par ailleurs, lors des débats de 1982 et de 1983, ce que je pensais de l’article 14 de la Loi, mais de grâce qu’on ne se livre à aucun amalgame, les problèmes posés ne sont pas de même nature.

    Il reste que j’étais chargé du rapport sur le livre de Cormier Après la guerre des chocolats et que sur ce cas concret, je ne me déroberai pas.

    Commençons par la fiche que j’avais établie en juillet 1986 :

    Après la guerre des chocolats – Cormier Robert

    Ed. Ecole des loisirs 271 p., 1986

    1ère édition U.S.A. 1985

    Trad. de l’américain : Michèle Poslaniec.

    « La guerre des chocolats s’était soldée par un beau gâchis humain. Jerry Renault avait dû partir loin de la ville pour rétablir une santé physique compromise, David ne supportait par d’avoir trahi, Ray se sentait coupable. Mais les « vigiles » continuaient. « Frère Léon » étant directeur et Archie toujours le chef des vigiles, ils se partagent le pouvoir dans le collège.

    Cette nouvelle année va être encore une progression dans l’horrible. Brimades, suicide de David, retour de Jerry plus ou moins sombrant dans le mysticisme, tentative de meurtre sur la personne d’Archie par l’un de ses lieutenants après l’échec du viol collectif sur sa petite amie. Tout cela dans une atmosphère d’école catholique bien pensante.

    Si l’ouvrage pose avec force la question du « pouvoir » et de l’abus de pouvoir, il n’est à notre avis accessible à ce niveau qu’aux éducateurs. Pour les jeunes lecteurs il serait le plus souvent pris au premier degré et aboutirait en fait à banaliser les pratiques de racket et de brimades. A l’horizon se profile un 3ème volume qui débouchera sur la drogue et la violence plus systématique et mettra en scène de jeunes adultes.

    Il ne nous semble pas qu’un tel ouvrage doive trouver place dans les collections lues au niveau de la 4ème, et surtout pas avant. »

   Si ma fiche s’arrête là et ne parle ni des qualités d’écrivain de Cormier, ni de la véritable performance de la traductrice, c’est que j’ai eu à l’occasion de les signaler dans les ouvrages précédents du même auteur.

    Pour votre information, j’ajouterai que nous possédons en France quatre ouvrages de Cormier :

     La guerre des chocolats, première partie de cette histoire dans laquelle apparaît une bande rackettant un collège de la Nouvelle Angleterre, avec une tolérance pour le moins passive de certains responsables. Ce livre nous était apparu à réserver à de jeunes adultes, ou à des jeunes déjà lancés dans des actions d’éducation.

     Après ma première mort, qui tourne autour d’une prise d’otage et du conflit entre un enfant et son père, ce dernier utilisant son fils pour régler le problème posé. Une œuvre difficile convenant surtout aux jeunes adultes.

     Je suis le fromage, un ouvrage d’une grande complexité mettant en scène un enfant dans une atmosphère de services secrets, de manipulations, de lavage de cerveau, sur fond de police et de psychiatrie, également peu accessible aux jeunes lecteurs.

    C’est dire que le personnage de l’auteur est complexe et difficile à cerner dans la production littéraire aux U.S.A. où il est considéré comme l’un des meilleurs auteurs actuels pour la jeunesse, même s’il prend quand à lui des distances par rapport à cette affirmation.

    Des différentes interviews de Cormier publiées, dont certaines en langue française, nous pouvons conclure que l’action de Cormier écrivain n’est pas fortuite, Cormier tient à un certain nombre de valeurs, il insiste sur notre rôle en disant : « Des événements terribles se produisent parce que nous leur laissons la possibilité de se produire ».

    Quand il fait référence à La guerre des Chocolats pour la comparer à l’Allemagne nazie, il tente d’expliquer le terrorisme et l’incompréhension devant ce mode de pensée.

    Pour Après ma mort : « Ces actes ne peuvent s’accomplir que dans une innocence totale, une innocence monstrueuse personnifiée par Miro. »

    Et il dit aussi : « Je suis effrayé par le monde d’aujourd’hui. Il me terrifie et je suppose que cela transparaît dans mes livres. C’est la taille des choses qui m’angoisse. Certaines écoles comptent jusqu’à 3000 élèves et même la taille de ces écoles me fait peur et j’ai peur aussi de ces immenses systèmes de défense nationale. »

    Tous ceux qui ne discutent pas avec les jeunes dans des rapports de soumission ou d’intérêt ont en fait reconnu là des thèmes majeurs. Ils expliquent le succès de Cormier aux U.S.A., son succès moindre en France et pour des classes d’âge plus élevées.

    La critique dans son ensemble ne s’y est pas trompée. Citons le très intéressant article d’Edwige Talibon Lapomme dans l’Ecole des Parents, celui de la revue des Bibliothèques pour tous, plus réservé, celui d’Hélène Bardou dans Griffon et bien entendu les attaques de Marie-Claude Monchaux dans son pamphlet Ecrit pour nuire, qui nous vaut de discuter ce livre aujourd’hui.

    L’éditeur a-t-il voulu adresser ce livre à des jeunes lecteurs ? Il suffit d’en regarder la présentation. Dans ses catalogues, l’accent est mis sur le fait de s’adresser à des lecteurs plus âgés, plus mûrs, plus proches de l’âge adulte.

    C’est dire qu’un tel ouvrage pose bien la responsabilité réelle de l’adulte. Mis entre les mains des jeunes non susceptibles de le recevoir avec fruit, ce livre n’atteint pas son but et peut encourager des déviations, arrivant au bon moment il peut au contraire faire poser les interrogations les plus essentielles.

    Mais en quoi sommes-nous dans le domaine de la loi de 1949 ? Où y a-t-il démoralisation de la jeunesse ? Où y a-t-il des comportements présentés sous un jour favorable ?

    A quels enfants pensent les adversaires de ce livre ? Même pas à ceux d’autrefois placés au travail très tôt dans la promiscuité des adultes. Qui a oublié les scènes de collège du Petit Chose ou celles de Poil de carotte ? Qui n’a pas relu les œuvres de Musil ou de Rudyard Kipling dans Starky et Cie ?

    Une chose est de critiquer ce texte, de ne pas en faire un livre pour les jeunes lecteurs, une autre est de sanctionner sans véritable motif pour avoir donné une image d’un monde dangereux dont nous sommes tous, et parfois malgré nous, responsables.

    Vous l’avez compris, même si nous avions, ce qui n’est pas le cas, les moyens d’intervenir je m’opposerais de toutes mes forces à une intervention sous peine de voir la Commission s’écarter dangereusement de son rôle et de sa mission.

( texte paru dans le n° 82 – février 2005 – du bulletin du CRILJ )

 

Né en 1922, Raoul Dubois est à seize ans plus jeune instituteur de France. Résistant pendant la seconde guerre mondiale, il cache des enfants juifs, les faisant passer pour musulmans. Il s’engage au Parti Communiste. Après guerre, il consacre son énergie à l’école publique, d’abord dans le primaire puis en collège. Fondateur à la Libération des « Francs et Franches Camarades », il y fut à l’origine des revues Jeunes Années et Gullivore. Raoul Dubois est l’auteur d’ouvrages historiques pour la jeunesse tels que Au soleil de 36 (1986), À l’assaut du ciel (1990), Les Aventuriers de l’an 2000 (1990) Julien de Belleville (1996). Co-fondateur du CRILJ, il lui restera, organisateur et débatteur de talent, avec Jacqueline son épouse, fidèle sa vie durant. « Raoul Dubois a été un éminent lecteur de littérature de jeunesse, un critique exemplaire, toujours exigeant et ne confondant jamais littérature et pédagogie. Il savait lire, il aimait lire et il faisait vite la différence entre la cohorte des textes toujours à la mode, toujours au goût du jour, et les textes écrits. » (Yves Pinguilly)

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