Qui sommes nous ?

L’enfant et la poésie

     Je demande aux participants de ces rencontres de m’excuser si, obligé de rester hors de Paris, je ne puis être parmi eux.

     Le thème abordé ces jours-ci est passionnant et je suppose que l’on n’a pas manqué de souligner une fois de plus les modifications fondamentales qui ont changé la place et le rôle des enfants dans la société moderne.

     Il n’y a pas si longtemps – disons pendant le première moitié du XIXième siècle – les enfants étaient comparables à des esclaves. Ils n’avaient aucun droit, ni celui de parler ni  d’avoir des sentiments ou des idées ou des goûts personnels. Ils n’avaient qu’à obéir. Ils étaient enfermés dans un système d’interdictions, dans un monde à la fois clos et marginal où tout écart, toute évasion étaient sévèrement punis.

     Sous l’influence des grands réformateurs de l’éducation, sous l’effet des sciences de l’homme et grâce au génie des philosophes, des savants et des artistes, de Rousseau à Freud, de Lewis Caroll à Wilhem Bush, ils ont conquis plus de liberté et ont pris de plus en plus conscience de leur identité et de leur valeur propre.

     Aujourd’hui, on respecte, on favorise leurs talents, surtout dans le domaine des arts créateurs.

    Cela est si vrai que, désormais, leur style d’inspiration influence à son tour beaucoup d’artistes adultes, parfois parmi les plus grands. Etre « naïf », ce n’est plus une tare, une preuve de sous-développement. C’est, au contraire, remonter à la source de l’inventivité, c’est laisser libre cours à l’imagination, c’est une façon de sentir, de voir et d’exprimer qui rend notre vie plus colorée, plus fraîche, souvent plus vraie et plus significative.

    Dans cette évolution, le rôle des enseignants a deux aspects complémentaires :

– d’une part, on invite de plus en plus d’enfants à s’exprimer librement et à faire connaître leurs productions sans fausse modestie.

 – d’autre part, on a eu l’idée d’offrir au public des jeunes et même des très jeunes, non seulement des œuvres composées spécialement pour lui, mais des œuvres qui, sans avoir été créées à son intention, correspondent spontanément à la mentalité et aux aspirations profondes de l’enfance.

     On s’est aperçu en effet que, dans bien des cas, la part la plus précieuse, la plus exquise de l’œuvre des artistes et des poètes majeurs était de même nature que la créativité enfantine.

     En bref, tout se passe comme si l’art enfantin, par ses dons d’imagination, par sa faculté à interpréter et de simplifier le réel, présentait déjà certains aspects propres à ce que l’on nomme la génie ou bien, ce qui revient au même, comme si une part du génie des adultes avait su conserver intactes certaines vertus inaliénables de l’enfance.

     C’est une découverte capitale de notre temps.

( communication  parue dans le n° 29 – mai 1986 – du bulletin du CRILJ )

Jean Tardieu (1903-1995), essayiste, dramaturge, critique d’art et surtout poète, travailla aux Musées Nationaux, chez Hachette et, après la guerre, pendant près de vingt ans, au « club d’essai » de la Radiodiffusion française. Traducteur de Goethe et de Hölderlin, il reçut le Grand Prix de Poésie de l’Académie française en 1972 et le Grand Prix de la Société des Gens de Lettres en 1986. Jean Tardieu n’écrivit pas spécifiquement pour les enfants, mais ses textes qui multiplient volontiers les expériences autour du langage poétique, sont fort souvent repris en albums et en anthologies. La communication ci-dessus a été lue le dimanche 20 avril 1986 lors du colloque « L’enfant et la poésie » organisé par le CRILJ.

 tardieu

Images comme ça

 

 

 

 

 

 

      Dans une époque où les jeunes illustrateurs frais émoulus des écoles d’art sont devenus des virtuoses de la souris et du clavier, il demeure des artistes qui s’expriment avec le pinceau, la plume ou le crayon.

     Plus rares encore sont les graveurs, héritiers d’un longue et noble tradition, aquafortistes, lithographes et autres xylographes.

     C’est à cette dernière catégorie, infiniment précieuse, qu’appartient May Angeli

     Cette remarquable artiste, née en 1937, a fait ses débuts en illustrant au crayon, à la gouache et à l’aquarelle des récits où se manifestent sa générosité, son respect de l’enfant et son attrait pour les cultures du monde.

     En 1975, elle découvre le Maghreb qui devent une de ses sources d’inspiration privilégiée. Elle fait désormais de fréquents séjours en Tunisie où elle a noué des relations de travail et de  coeur.

     C’est en 1980, au cours d’un stage à Urbino, qu’elle a la révélation de la gravure sur bois.

     En 1992, Régine Lilensten, créatrice et directrice du Sorbier, toujours dynamique et inspirée, se laisse séduire par la force graphique de cette technique,.suivie très vite par d’autres éditrices dont Valérie Cussaguet (Thierry Magnier), Françoise Mateu (Seuil Jeunesse),  Amélie Léveillé (L’élan vert) et Caroline Drouault (Sorbier). Certains de ces livres xylogravés  (Chat, Dis-moi) ont fait date dans l’histoire du graphisme et ont été sélectionnés par la Biennale de Bratislava et la Foire de Bologne. C’est aussi en renouvelant cette  technique qui était tombée en désuétude qu’elle a créé de merveilleux livres pour tout petits (Carotte ou pissenlit ou Petit) et réalisé cinq  livres d’artistes très raffinés.

     Dans cette veine, elle a illustré, à la suite des dessins alertes nés de la plume de l’auteur  lui-même, Histoires comme ça (1ère édition, 1903) puis, récemment, Le Livre de la Jungle (1894 & 1898) de Rudyard Kipling.

     Un travail considérable: douze gravures pour chacune des douze Histoires, vingt-quatre planches pour Le Livre de la Jungle, plus les pages de garde, et de nombreuses vignettes. Une prouesse technique réalisée d’un coup de gouge précis et énergique, mais aussi un usage inspiré de la couleur, un sens aigu de la mise en page, et une sensibilité esthétique qui font de cet ensemble une réussite exceptionnelle.

     Peintre de la nature, elle a su capter la luxuriance des jungles et la présence charnelle des animaux, avec poésie, humour, vigueur et tendresse.

     Il est passionnant de voir comment, un siècle après, cette femme d’aujourd’hui a pu exprimer, par delà les divergences historiques, sociales et géographiques, la séduction, la dérision et la violence des contrées exotiques fréquentées par Rudyard Kipling. De Bombay (1865) à Londres (1936), ce fils du conservateur du musée de Lahore, est expédié à 6 ans en Angleterre pour y parfaire, durant 11 ans, son éducation. Les souffrances de son enfance délaissée, les nombreux voyages de sa  carrière de journaliste et les deuils de sa vie familiale  (il perd, de maladie, une de ses deux filles, et son fils est tué à la giuerre), ont nourri une oeuvre sensible et imaginative où sont magnifiées les multiples cultures de son Inde natale.

     C’est dans cet intérêt commun pour les civillisations lointaines, l’amour de la nature et des animaux et l’émotion de sentiments éternels, que May Angeli et Rudyard Kipling se rejoignent pour notre plus grand bonheur.

  angeli

Agrégée de lettres modernes, professeur en collège, lycée, Ecole Normale et IUFM où elle enseigna jusqu’en 2002 la didactique du Français et la littérature de jeunesse, chargée de cours à l’Université de Picardie (Licence des Métiers du livre) depuis septembre 2005, Janine Kotwica écrit, voyage, expose : articles nombreux dans la Revue des Livres pour Enfants, Griffon, Parole, etc ; stages de formation à Abidjan, Tunis, Bucarest, Cotonou, Bamako, etc ; commissaire de nombreuses expositions d’illustrations originales dont Posthume sur mesure en hommage à André François. et, dernières réalisations en date, les Portraits-devinettes d’auteurs illustres de Philippe Dumas et Images comme ça consacrée à May Angéli.

 

 

 

Brigitte Richter

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       Brigitte Richter nous a quitté à la fin de 1991. Elle avait 48 ans.

     Directrice de la médiathèque municipale Louis Aragon au Mans de 1984 à 1991 après avoir dirigé la Bibliothèque Centrale de Prêt de la Sarthe de 1968 à 1984, elle avait littéralement créé et donné vie à ses deux institutions.

     Cette amie de longue date avait en effet, en même temps qu’une compétence aiguë des pratiques de bibliothécotomie moderne, un sens extrêmement ouvert de la lecture publique. Tant sur le plan de la distribution des livres dans les campagnes que sur celui de la création de dépôts vivants dans les petites villes et bourgades du département, elle avait lors de son passage à la BDP fait pénétrer le livre et la lecture partout. Et surtout elle veillait avec une vigilance de tous les instants à l’animation et au développement de la section « jeunesse ».

    Créant de toutes pièces la moderne médiathèque municipale du Mans, elle avait conçu un système original de présentation au public des différentes sections de l’établissement et d’exposition des docuents rares ou récents. Là encore elle apporta un soin tout particulier à la section « jeunesse », organisant des expositions et des rencontres avec des écrivains et des illustrateurs.

     Il faut dire que cette bibliothécaire moderne, auteur d’un magistral Précis de Bibliothéconomie, participait à des séances d’animation et de présentation de livres pour les jeunes. Remarquable pédagogue, elle enseignait aux Universités du Mans et de Paris formant des bibliothécaires avec compétence et passion.

     C’est que Brigitte ne se contentait pas d’être une bibliothécaire, une enseignante, une animatrice, elle portait en elle le démon de la poésie. Auteur d’un remarquable recueil Le cœur gouverné (éditions Saint-Germain-des Près, 1974), elle exalte en même temps que l’amour une espèce de méditation sur le temps. « Il fait jour chaque matin. Je t’offre la durée. » écrit-elle et cela résonne amèrement aujourd’hui.

     Et puis, elle écrivit et publia des poèmes plus particulièrement destinés aux enfants dont Le jardinier des bêtes (éditions Corps Puce. 1980), délicieux textes remplis de rêves. Ainsi : « Le hérisson se couche en rond comme une pelote de soleil. »

     Brigitte adorait conter et ses histoires pour les jeunes ont le charme rempli d’humour des vieux contes écrits pour des enfants d’aujourd’hui.

    Ses recueils sont en partie publiés : La Fugue de Grand père Médéric (éditions Magnard, 1984), L’arbre à chats (éditions de la Queue du chat, 1987), La vie compliquée de Marie Chicotte (éditions Magnard, 1989), Moi Benoît Largeliet fils de ma mère (éditions Magnard, 1991). Et il reste beaucoup de poèmes et de textes inédits à paraître.

     C’est avec des êtres comme Brigitte que la lecture en général et la lecture des jeunes en particulier peuvent devenir une réalité qui assure aux hommes une survie culturelle plus que jamais nécessaire. Elle a montré que dans ce domaine la conjonction d’un professionnalisme solide et d’un imaginaire généreux et sans cesse en marche est indispensable.

     Je n’oublierai jamais son regard rempli de songes exprimant une vie intérieure originale où l’esprit rejoignait la « raison ardente ».

     Brigitte, reçois mon affectueuse tendresse et celle de tous tes amis du CRILJ : « Nous ne connaitrons pas nos limites car l’éternité nous a pris dans sa foulée ».

 ( texte paru dans le n° 44 – mars 1992 – du bulletin du CRILJ )

   richter

Née en 1943 à Charlieu (Loire), Brigitte Richter écrit son premier récit à neuf ans. Elle continuera à écrire sa vie durant mais, à quelques exceptions près, seuls ses contes et ses romans pour enfants auront une diffusion commerciale. Conteuse, elle participa à de nombreuses animations dans les écoles, les collèges et les veillées festives. Photographe, elle aima travailler avec des plasticiens. Elle régala, dit-on, ses amis de plats inédits où « son talent créateur faisait merveille ». Brigitte Richter fut directrice de la bibliothèque de prêt de la Sarthe puis de la bibliothèque municipale du Mans. Elle fit connaître ses expériences dans des rapports, des articles et un Précis de bibliothéconomie qui a eu cinq éditions de 1976 à 1992.

Merci Massin !

 

 

 

 

    Premier coup  en janvier 1971, Nathan accepte de mettre en œuvre notre programme éditorial d’Europart, et de nous accueillir du même coup, Pierre Marchand et moi.

    Second coup : une semaine plus tard, Hachette nous fait la même proposition par la bouche de monsieur Schuwer, directeur d’Hachette Jeunesse.

    Troisième coup : en allant porter à Jean Massin, directeur artistique de Gallimard, le dessin qu’il m’a demandé pour illustrer la couverture des Aristocrates dans Folio qui va naître, je lui annonce que « Tiens, nous allons entrer chez Hachette, comme éditeurs, un copain et moi, la semaine prochaine. »

    – Ah, sourit-il, parce que tu fais également l’éditeur ?

    Alors je lui raconte Europart, Voiles et Voiliers, nos projets, nos coéditions, tant et si bien qu’il finit par me conseiller de ne rien signer avant d’avoir rencontré Christian Gallimard. Ce qui fut fait très vite et bien fait.

    Merci Massin !

    Voila comment, en avril 1971, un an jour pour jour après la sortie du premier numéro de Voiles et Voiliers, nous entrons, Pierre et moi, chez Gallimard, la caverne d’Ali Baba de l’édition française. Nous allons très vite y allumer « Mille Soleils » avant d’y puiser la matière des premiers « Folio/junior ».

    C’est là que nous dirons au revoir au Pierre des commencements. Nous sommes un vendredi soir. Après une semaine très remplie – les premiers « Folio/junior » sont à l’imprimerie – je m’apprête à rentrer à l’île d’Yeu où j’habite depuis un an. C’est alors que Pierre m’arrête. Il est inquiet : « Tu crois vraiment que l’on fait bien de mettre nos noms sir les pages de garde ? Si on se plante … Il est encore temps, réfléchis. » Je lui réponds que ceux qui se sont plantés avant nous n’avaient pas nos atouts, que Fixot est confiant, que ci, que ça, bref qu’on a bien fait, j’en suis sûr.

    Et je suis toujous convaincu, vingt-cinq années plus tard. Parce qu’on s’est assez peu plantés, finalement, pendant toutes ces années …

( article  paru dans le n° 74 – juin 2002 – du bulletin du CRILJ )

 

 Jean-Olivier Héron est né en 1938 à Cholet. Passionné de bateaux, il fonde en 1971 une entreprise de voile de plaisance et crée avec Pierre Marchand  le mensuel spécialisé Voiles et voiliers. Les réflexions de Pierre Marchand et de Jean-Olivier Héron sur un renouvellement de l’édition jeunesse prennent forme. Leurs projets, refusés par Hatier, mieux accueillis par Nathan et par Hachette, aboutissent en 1972 à la création de Gallimard Jeunesse. Auteur, illustrateur, peintre, installé à l’île d’Yeu depuis 1973, il est à l’origine des éditions Gulf Stream qui publient affiches, cartes postales et documentaires pour la jeunesse. Parmi les nombreux ouvrages écrits ou illustrés par Jean-Olivier Héron : Le hautbois de neige, Les Contes du 7ième jour, Le livre qui avait un trou.

mille soleils

Samivel

    Samivel vient de mourir à 84 ans. Nous sommes nombreux à avoir devant nos yeux des illustrations d’albums pour jeunes : une double page avec un champ de neige et un petit personnage, un chamois au sommet d’une montagne, un très gros et rond personnage tiré de l’œuvre de Rabelais.

    Il fut un dessinateur, un écrivain pour les jeunes et les adultes, un poète, un humoriste plein de saveur et un écologiste avant l’heure. Explorateur, il fait partie de la première expédition Paul-Emile Victor au Groenland en 1948. Conférencier à « Connaissance du Monde » de ses nombreux voyages en Egype, en Grèce, en Crête, en Isalnde, il rapporta es films, des livres illustrés, des photos.

    Ses premiers albums pour jeunes ont été publiés dans les années 1933-35 : Parade de Diplodocus et Les blagueurs de Bagdad chez l’éditeur Paul Harmann en 1937, Sous l’œil des choucas chez Delagrave. Puis il illustra des adaptations de Rabelais, Pantagruel et Gargantua, et illustra trois épisodes du Roman de Renard : Goupil, Brun l’ours, Les malheurs d’Isengrin, toujours chez Delagrave. Pendant la guerre, chez l’éditeur IAC, à Lyon, il écrivit et illustra, entre autres, Chansons de France et Bon voyage monsieur Dumollet. En 1944, il donna sa vision des Fables de La Fontaine. Dans les années 1950 vont paraître, chez divers éditeurs, Les Contes à pic et Alain Bombard naufragé volontaire.

    Certains livres ont été réédités ou se trouvent toujours chez Delagrave. L’éditeur Hoëbeke a fait paraitre en 1986 le Samivel des rêves, anthologie pour jeunes, et, en 1991, Tartarin dans les Alpes.

    En décembre 1990 une exposition des originaux de ses dessins a été organisée au Musée Ethnologique de Conches près de Genève.

    Samivel dit par le dessin, l’écriture, les conférences, les films, son amour de la nature, de la neige, des glaces. Il traite les animaux avec une indulgence amusée et les hommes avec une ironie parfois cinglante. Son trait est précis, enveloppant pour les rondeurs, ses couleurs sont simples et fraîches. Et il sait faire vibrer le blanc de la neige. Michel Tournier a dit : « Perdu dans la grandiose splendeur alpine, que l’homme est petit, laid, stupide et sale. »

    Pour moi, l’homme Samivel est un curieux non spécialiste, épris de la beauté et de la nature. Il a déclaré un jour : « La liberté coûte cher, mais c’est la liberté. »

    Samivel a su faire partager à ses lecteurs ses passions et son œil amusé.

( texte paru dans le n° 44 – mars 1992 – du bulletin du CRILJ )

brun

Né à Paris en 1907, savoyard d’adoption, Paul Gayet-Tancrède emprunta son nom à une lecture d’enfance, Les Aventures de Mr Pickwick de Charles Dickens. Samivel se fait connaître dès 1928 par ses illustrations dédiées à la montagne, notamment celles qu’il donne à la revue La vie Alpine. Ecrivain dès 1940 avec L’Amateur d’abîmes, Samivel n’oublia pas les enfants, adaptant et illustrant pour eux quelques grands auteurs. Alpiniste confirmé, grand voyageur, artiste multiple, écologiste de la première heure, humaniste avant tout, Samivel est traduit en anglais, allemand, italien, espagnol, polonais, islandais.

 

Philippe Dumas dans la Somme

 

 

 

 

 

L’auteur-illustrateur Philippe Dumas est né à Cannes en 1940. Après des études à l’École des Métiers d’Art et à l’École Nationale supérieure des Beaux-Arts, il commence, en 1971, à créer d’abord pour les adultes puis, en 1976, pour les enfants, la plupart de sa belle centaine de livres paraissant à L’École des loisirs. Il y alterne les grands albums élégamment aquarellés et les petits livres griffés de petits dessins à la plume très alertes, au trait empreint d’un humour tendre et ébouriffé ou d’une ironie réjouissante, acérée sans méchanceté. Il se réfère avec admiration à Töpffer, Busch, Samivel et André François. Dans un  temps où les jeunes illustrateurs collent et bricolent et où l’ordinateur tente de détrôner crayon, gomme, plume et pinceau, le dessin expert et savoureux de Philippe Dumas nous est infiniment précieux.

Bon nombre des livres de cet artiste sensible et inspiré prennent leur source avec authenticité dans les événements de sa vie familiale, ainsi Ce changement-là qui raconte la mort de son père, la série des Laura qui évoque ses deux aînés, Émile et Alice, Pêche à pied qui relate la connivence affectueuse d’une escapade en bord de mer avec son fils Jean, Robert et Louis qui narre des anecdotes vécues par ses « petits derniers » en Angleterre ou encore Fils Hermès où ses souvenirs personnels se mêlent avec la description du fonctionnement d’une entreprise parisienne.

Il donne même aux héros des contes le visage de ses proches parents et amis, ainsi de sa mère en Grand-mère du Chaperon Bleu marine, de son compère Boris Moissard qui lui servit de modèle pour de savoureux portraits  dont celui du berger de Une ferme, ou de ses neveux croqués princièrement dans La reine des abeilles des frères Grimm.

Nostalgique des villages et des maisons d’antan (César, le coq du village), il ressuscite des scènes de la vie rurale et bourgeoise avec une distance poétique teintée d’humour. Il partage en bon pédagogue sa connaissance des arts équestres avec ses jeunes lecteurs avec une érudition qui ne pèse jamais (L’équitation et l’école espagnole de Vienne et Nougatine). Même ses leçons de morale ou de savoir-vivre sont distillées avec une drôlerie irrésistible – indispensable Convive comme il faut – et une allégresse désinvolte qui leur ont assuré un durable succès.

Il dessine et peint aussi sur le motif et Dieppe à deux, fruit de sa vieille amitié avec Gérard Barthélémy qu’a édité Elizabeth Brunet, nous dévoile, comme Trajets qui illustre une méditation de Ulrike Blatter, une autre facette, bien séduisante, de son grand talent.

D’une culture éclectique et d’un esprit très ouvert, il excelle dans les illustrations des chansons et comptines du patrimoine (Au clair de la lune, Il pleut bergère et Le temps des cerises) et  revisite les contes traditionnels (Les  fées)  et même la Bible. Il a mis son humour élégant et distancié au service de très nombreux écrivains du passé et d’aujourd’hui, en vrac, Maupassant, Jarry, Hugo, Gautier, Mérimée, Dutourd, Aymé, Rostand, Voltaire, Hauff, Ardizzone, Rudigoz, Dickens, Topelius, Tchékhov, Gripari, Flaubert, Courtine, Carême, Edward Lee Master, Tourgueniev …

L’interpénétration de l’univers familial et de la littérature est particulièrement réussie  dans Victor Hugo s’est égaré, chef d’œuvre de complexité narrative et de virtuosité littéraire et graphique.

Les Portraits-devinettes d’auteurs illustres (École des loisirs, 1994), qui font l’objet de l’exposition de le Bibliothèque Départementale de la Somme, se moquent avec une irrévérence savante de ses gens de lettres préférés. Il y illustre avec brio les pastiches et anagrammes composés avec une aisance légère et néanmoins érudite par Anne Trotereau. Fille d’un peintre, née à Paris en 1944, cette brodeuse de talent qui crée des tableaux d’étoffe sur le thème des Contes de Perrault ou de Marcel Aymé, a écrit pour Philippe Dumas des textes, comptines et chansons visant la première enfance. Discrète, celle que son complice nomme parfois, non sans malice, « Anne Trop-Trop » ou « Âne Trot-Trot » est aussi l’auteur d’un roman nourri de ses souvenirs de petite fille. La teneur de ses pastiches littéraires en dit long sur sa maîtrise de l’écriture et son exceptionnelle connaissance des lettres françaises.

La virtuosité, l’allégresse désinvolte et la maîtrise d’un trait éminemment rapide, l’ouverture de deux esprits curieux, la spontanéité et la complicité amusée de leur double regard, la drôlerie des postures et des situations, une joyeuse irrévérence qui n’exclut pas l’admiration, font de cette cinquantaine de portraits des petits chefs-d’œuvre uniques en leur genre dans le paysage éditorial français.

dumas 

Agrégée de lettres modernes, professeur en collège, lycée, Ecole Normale et IUFM où elle enseigna jusqu’en 2002 la didactique du Français et la littérature de jeunesse, chargée de cours à l’Université de Picardie (Licence des Métiers du livre) depuis septembre 2005, Janine Kotwica écrit, voyage, expose : articles nombreux dans la Revue des Livres pour Enfants, Griffon, Parole, etc ; stages de formation à Abidjan, Tunis, Bucarest, Cotonou, Bamako, etc ; commissaire de nombreuses expositions d’illustrations originales dont Posthume sur mesure en hommage à André François et, dernière en date, les Portraits-devinettes d’auteurs illustres de Philippe Dumas. La prochaine sera consacrée à May Angéli et à Rudyard Kipling.

 

 

Henri Delpeux vient de mourir

 

 

 

 

 

     Henri Delpeux avait 80 ans et vivait seul dans une maison située dans un hameau de l’Yonne. Son ami était mort il y a trois ans et, plus encore que ce décès prévisible après une longue et douloureuse maladie, les commentaires des neveux de son compagnon sur le PACS de ces deux vieux messieurs et l’affection qui les liait l’avait profondément blessé.

      Il avait une toute petite retraite de marionnettiste et d’écrivain de livres pour enfants, livres dont vous trouverez les titres toujours en librairie. Il avait 80 ans, pas beaucoup d’argent et hébergeait les animaux, les sans-papiers, les adolescents en rupture familiale, et tous ceux qui frappaient à sa porte. Il aimait et protégeait tous ceux que notre société rejettent pour défaut de conformité.

     Depuis qu’il ne pouvait plus faire de tournées dans les écoles dans toute la France, il avait abandonné sont petit studio en banlieue parisienne. Il se concentrait sur les alentours de Sens et, en particulier, sur l’école du village. Et sa maison était remplie de marionnettes qu’il créait avec trois bouts de tissu, personnages fantastiques des nuits d’enfance.

     Tous les ans, il organisait à la Pentecôte trois jours de culture, où venaient des amis artistes de toute l’Europe, poètes, musiciens, acteurs, qui jouaient bénévolement pour le plaisir de partager un moment de culture et de création. Il faisait jouer une pièce de théâtre par des adolescents du coin, pièce qu’il écrivait, mettait en scène et pour laquelle il tarabustait durant l’hiver tout un village pour que les jeunes préparent le spectacle, réalisent les décors, atteignent un niveau de qualité conforme à ses exigences de professionnel. Michel, mon mari, avait dessiné le logo de cette fête annuelle.

     En 1993, avec des amies professeurs au Conservatoire de Musique de Nanterre, nous avions créé une association, ARSIS, pour permettre à des mômes qui apprenaient un instrument et dont les familles n’étaient pas musiciennes de passer ce cap difficile de la maitrise d’un instrument, quand le charme de la découverte fait place à des heurs de travail ingrat.

     Nous hébergions, mon mari et moi, les enfants dans notre maison, voisine de celle d’Henri. Henri leur faisait faire un stage de théâtre et leurs profs les faisaient travailler tous les jours en leur apprenant non seulement les bases mais aussi à préparer un concert. Et puis, à la fin de la semaine, on se réunissait dans la grange d’Henri pour une soirée de production culturelle avec les parents, grand-parents, amis des familles et on faisait la fête une partie de la nuit. Des dizaines d’enfants de Nanterre sont ainsi venus dans ce hameau de dix maisons découvrir le plaisir de la culture vivante, inventée, partagée, entre les vaches et les forêts.

     Depuis quelques années Henri était trop âgé pour continuer les stages mais beaucoup se souviennent de leur émerveillement de voir ce barbu maigrichon mélanger Tchékov, l’actualité et des contes pour enfants afin d’inventer des pièces magiques, à la mesure des jeunes acteurs amateurs et avec une frénésie de perfection pour chacun non seulement dans le dépassement mais aussi, et c’est cela qui était magique, dans l’adaptation de la difficulté à la capacité de chacun pour éviter l’échec.

     Henri est mort le 31 octobre, nous sommes tous venus hier l’accompagner dans sa dernière volonté, être incinéré, dans les lumières d’automne des côteaux de l’Yonne. Boudu le chien a trouvé une famille d’adoption, les oies, les chats sont orphelins et nous tous aussi. Et il va nous manquer à nous aussi.

     Nous sommes fier de l’avoir connu.

delpeux

Formatrice-consultante vacataire de profession, Marie-Laure Meyer est conseillère municipale de Nanterre et conseillère régionale d’Ile-de-France. Adhérente du Parti Socialiste depuis 1993, elle a publié Qui veut tuer la démocratie ? chez Denoël en 2003. Elle est représentante de la Région Ile-de-France au conseil d’administration de l’EPAD. Merci à elle pour nous avoir confié ce bel hommage.

 

 

 

 

 

Préface pour Patrick Joquel

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     La découverte et la lecture d’un nouveau recueil de Patrick Joquel me procurent  toujours une joie intense. Je l’aborde en effet avec la curiosité, l’attente, le pressentiment d’une surprise : quoi de nouveau cette fois-ci ? Qu’a-t-il encore inventé ?

     Car certains poètes, même majeurs, se peuvent enclore dans l’attendu. Certes, ils nous enrichissent, mais dans un registre balisé d’avance qui ne promet que peu ou pas de total étonnement. On peut les classer dans tel genre ou tel autre: lyrique, comique, méditatif …

     Depuis que je connais Patrick et fréquente assidûment son œuvre, j’ai toujours été frappée par l’intense curiosité d’esprit, le goût de l’inconnu, du risque, le courage impétueux, joyeux qui lui fait dépasser perpétuellement ses limites, explorer sans cesse de nouveaux champs d’écriture. Ne se satisfaire définitivement de rien. Ne jamais s’enfermer. Rebondir.

     A travers Perché sur mon planisphère, Mammifère à lentilles, Tant de secrets se cachent alentour, Entre écritoire et table à cartes, Maisons bleues, Croquer l’orange, pour ne citer que quelques titres, Patrick poursuit sa route, tour à tour pensif, tendre, ironique et doucement moqueur, ébauchant un pied de nez là où nous ne l’attendions pas, mais toujours lui-même. En prise directe – et c’est peut-être sa très grande force – avec notre monde moderne de l’ordinateur, d’Internet, des voyages spatiaux, le regard embrassant à la fois l’homme de la préhistoire et l’homme d’un futur à inventer … Tout cela comme en se jouant, le plus naturellement du monde et sans jamais tomber dans l’artificiel. Ecriture multiple, variée, plurielle mais toujours voix singulière, unique parce qu’on retrouve, dès que l’on creuse un peu, une même souche, une même manière de dire.

     Oui, quel délicieux recueil que Mille cinq cent dix-sept pieds sur le papier ! Côté déjà délectablement loufoque du titre : seul un auteur de limericks pouvait avoir l’idée biscornue de compter le nombre exact de pieds d’un ouvrage. Et l’on peut dire que nous avons là, avant les textes eux mêmes, la précieuse essence de tout limerick : jeu de mots inattendu, cocasse, impertinent, raccourci saisissant nous donnant à voir sans le dire l’œuvre poétique sous forme d’un mille-pattes.

     Mais qu’est-ce donc exactement qu’un limerick, cette forme particulière de l’humour largement popularisée par Edward Lear ? Le limerick nous raconte sous forme lapidaire et poétique une petite histoire absurde. Un zeste de cruauté désinvolte pourra être le bienvenu, tel ce couplet de Edward Lear lui-même, admirablement traduit (ou réinventé) par Henri Parisot :

     Le père sévère

     Entendant pleurer ses enfants,

     Il les jeta dans l’océan

     Et dit en noyant le troisième :

     C’est silencieux que je les aime.

     Le limerick est en ce sens l’antidote du mélodrame. Ce petit côté sadique, disons plutôt ce parti pris de traiter par le rire une situation tragique en elle-même, n’a pas échappé à Patrick. Nous le montrent par exemple : la marmotte et l’aigle, l’ours du pôle, ou l’astéroïde anonyme. Se retrouve aussi présente dans ce recueil la petite référence géographique souvent de rigueur : le héros du limerick ne surgit pas de nulle part. Il est généralement d’une ville ou d’un pays. Le dragon d’Angleterre, le potier chinois ou le jeune oursin de Hyères vont donc ici déambuler de page en page et de pied ferme. Ou de pied en pied.

     Et – le limerick étant la revanche de la fantaisie sur l’esprit de sérieux – domine ce petit grain d’indéfinissable folie que je sens doucement flotter ici sur l’escargot timbré, l’aspirateur du dimanche… ou les chagrins promenés en laisse au bord du Rhin.

     Mais, chut … j’en ai trop dit. A toi, lecteur, bon appétit !

( préface pour Mille cinq cent dix-sept pieds sur le papier, poèmes de Patrick Joquel, photos de Jean Foucault, Corps Puce 2009 )

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Enfance limousine, mère institutrice lisant Marcel Aymé, Rudyard Kipling et Selma Lagerlöf, agrégation de philosophie en Sorbonne. Professeur à l’école normale d’Orléans de 1959 à 1980, Jacqueline Held y assura, à une époque où cela ne se faisait guère, un cours de littérature pour la jeunesse. Premiers textes vers 1969. Parmi ses nombreux livres où se manifeste souvent, mais pas seulement, son goût du fantastique et de l’onirique : Le Chat de Simulombula (1970), Les enfants d’Albédaran (1976), Petit Guillaume de Sologne (1981), Le jouet du Père Noël (2005). Ne pas oublier la série des Croktou et La part du vent, roman autobiographique paru chez Duculot en 1974. Nombreux recueils de poèmes pour enfants et pour adultes, en collaboration fréquente avec Claude Held, son mari. Auteur de plusieurs ouvrages théoriques témoignant de sa grande connaissance des livres pour l’enfance et la jeunesse, Jacqueline Held fut longtemps au conseil d’administration du CRILJ.

Maurice et Katia Kraft

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    Maurice Kraft était une force de la nature, une présence, une corpulence, une voix, un rire et un regard. Katia cachait derrière sa mince silhouette une volonté à manger les pentes les plus raides.

    Pour un éditeur, souvent cloitré dans son bureau, l’irruption d’un conquérant de l’impossible laisse toujours une trace impalpable et pourtant tenace. A l’époque, il y a plus de quinze ans, une précédente rencontre avec Gaston Rebuffat m’avait déjà donné cette sensation de croiser le vol d’un grand migrateur.

    La vie des livres devait m’offrir la chance de suivre beaucoup plus régulièrement la route de Maurice et celle de Katia, entre deux voyages, deux aéroports, deux volcans en éruption. Ils avaient en effet choisi la liberté, la recherche en « free lance », car ils voulaient pouvoir sauter dans le premier avion venu, sans en rendre compte à personne, dès qu’un volcan se réveillait quelque part dans le monde. Leurs enfants étaient bien ces montagnes de feu dont les dangers leur interdissaient sans doute les petits de chair et de sang. Les discussions, au fil des livres, tournaient toujours autour de ces êtres chers qui représentaient, pour l’un et pour l’autre, le maître-étalon de la vie. Le grand Maurice se sentait aussi fluet que Katia lorsqu’il retrouvait l’un d’eux. Chaque colère de la terre ne remettait-elle pas à l’heure les pendules de nos petitesses, de nos mesquineries, d’un quotidien que nous avions souvent rêvé différent.

    Lire Maurice et Katia, regarder leurs superbes photographies – dont nous prenions un soin particulièrement attentif puisque, comme Maurice nous le disait d’une voix grondante : « Celle-là, je ne pourrai jamais plus la refaire. » – c’est beaucoup plus qu’une simple, belle et fidèle découverte de la vulcanologie et de la géologie. Entre les lignes, partout, Maurice et Katia affirment leur admination pour la planète Terre sur laquelle, si nous les suivons, nous ne sommes finalement qu’un étrange accident de la l’évolution. Ils n’hésitaint jamais à rappeler que nos horribles armes nucléaires ne sont que des pétards mouillés en comparaison d’une grande manifestation volcanique. Peut-être nous détruirons-nous en les utilisant, mais ce n’est pas pour autant que nous empêcherons la Terre de trembler, les continents de dériver et les volcans de cracher leur flot de lave, de cendres et de gaz.

    Il m’est arrivé plusieurs fois de demander à Maurice et Katia s’ils n’avaient pas peur. Ils me répondaient que seuls les imbéciles diraient le contraire. Bien sûr, ils avaient peur, mais ils prenaient toutes les précautions, toutes les sécurités nécessaires, sachant qu’un volcan, aussi connu soit-il, reste pour une large part imprévisible. Et puis, je me dois de le dire, si Katia et Maurice aimaient la vie, au point de ne jamais « tenter le diable », j’ai souvent eu le sentiment qu’il n’y aurait pas pour eux de plus belle mort que celle qui les unirait définitivement dans les foudres des volcans.

    Katia et Maurice, vous nous manquerez. Merci pour les films, les photographies, les livres que vous nous laissez. Merci pour l’amitié sans faille, l’honnêteté scientifique, le goût de la vraie vulgarisation. Merci pour tous les rêves de voyages-découvertes que vous avez fait naitre. Pour beaucoup d’entre nous, vous serez désormais associés pour toujours aux forges légendaires de Vulcain qui, dit-on, font rougeoyer les entrailles de l’Etre.

    Les légendes ne meurent jamais.

( texte paru dans le n° 42 – septembre 1991 – du bulletin du CRILJ )

C’est pendant ses études à Strasbourg que Maurice Kraft rencontre Katia avec laquelle il se marie en 1970. Ensemble, ils consacrent leur vie à la volcanologie, photographiant et filmant plus de 150 volcans en éruption, en particulier les volcans explosifs, dit « volcans gris » qui les fascinent. Volcalogues indépendants, parfaits vulgarisateurs, ils partagèrent leur passion avec le grand public, multipliant les conférences filmées et rédigeant près de vingt ouvrages, très illustrés, dont plusieurs en direction des jeunes lecteurs. Maurice et Katia Kraft trouveront la mort en 1991 emportés par une coulée pyroclastique sur les flancs du mont Unzen, dans l’île de Kyushu, au Japon.

 kraft

 

Filles intrépides et garçons tendres

    C’est sous ce beau titre que furent organisées par l’Institut suédois, Livres au trésor et l’Institut suédois du livre pour enfants, le jeudi 10 et vendredi 11 septembre 2009, à l’Institut suédois de Paris, deux journées d’études au programme particulièrement riche et dont les lectures offertes par les auteurs, traducteurs et comédiens du projet Labo07 ne furent pas la moins éclairante des propositions.

    Ces journées ont été ouvertes par monsieur l’Ambassadeur de Suède en France qui, rappelant que son pays assurait actuellement la Présidence de l’Union Européenne, précisa dans son intervention que la Suède se préoccupe depuis fort longtemps de la question de l’égalité masculin/féminin. Il évoqua plusieurs projets de recherche et posa d’emblée la problématique qui traversera les interventions à venir : comment peut-on travailler pour l’égalité dans le domaine de la culture sans faire de cette dernière un usage instrumental.

     Les relations d’égalité entres hommes et femmes ont évolué, mais comment ce changement se reflète-t-il dans la culture destinée aux enfants ? Alors, poupée ou camion ? Ou les deux ? Quel créateur réalisera un jouet hybride poupée-camion à la manière de Claude Ponti ? Les éditeurs sont-ils soucieux d’équilibrer les genres masculin et féminin ? Les stéréotypes dans les livres pour enfants marquent-ils les lecteurs au point de déterminer et de figer leurs comportements ? Que sait-on sur la réception des ouvrages ?

    Plusieurs articles de presse publiés cet été dans Libération et dans Le Monde sont évoqués par Véronique Soulé comme constituant un bon état de la question et témoignant de l’intérêt porté à un sujet comme le masculin et le féminin. Souvenons-nous aussi de Simone de Beauvoir parlant en 1949 des contes et des légendes comme valorisant le rôle masculin. Peut-on (doit-on) aujourd’hui encore remettre en cause la représentation des sexes dans la culture pour la jeunesse ? Que nous donne à voir les objets, livres, pièces de théâtre, films dans et de l’organisation sociale ?

    Sylvie Cromer, sociologue, rappelle le travail de militants et le programme Attention albums ! Elle précise le corpus de la recherche de 1996 : 537 albums de fiction et la quasi-totalité des nouveautés produites en France au cours de l’année 1994, étudiés pour y déceler les représentations des sexes (cf les brochures Quels modèles pour les filles ? et Que voient les enfants dans les livres d’images ?) Depuis, d’autres études ont été menées concernant la variable sexe des personnages : un travail sur la liste 2002 de l’Education nationale (128 ouvrages pour les 8/11 ans), des enquêtes portant sur la presse d’éveil avec l’étude de 505 revues en 2004, sur les spectacles pour enfants en 2006/2007 et, en partenariat avec l’Unesco, sur les manuels scolaires. Nous disposons aussi des résultats des analyses de contenu de Pierre Bruno concernant la presse des jeunes, publiés dans Le Français aujourd’hui n° 163 de décembre 2008.

    Martine Court, professeur en sciences sociales, communique ses résultats de recherche sur les représentations du corps féminin dans la presse féminine pour enfants à travers une comparaison des revues Witch et Julie. Elle constate des discours et des modèles variables d’une revue à l’autre qu’elle croise avec les caractéristiques sociologiques du lectorat. Elle note l’injonction à être soignée et pas seulement jolie, l’invitation à apprendre à consommer et à recycler. Elle pointe un discours sur la surveillance du poids. Pour le sport, elle note une valorisation ambigüe de la pratique. Si les deux revues répondent différemment à des questions comme quels sports pratiquer quand on est fille, se dessine, dans l’une comme dans l’autre, une représentation fortement stéréotypée du rapport des filles à la pratique sportive.

    Marie Lallouet, éditrice chez Bayard, vient, à sa manière, compléter cette intervention en argumentant sur les critères de choix de l’éditeur qui sont d’abord originalité et  qualité plutôt que sexe de l’auteur ou des héros. La presse, forme ramassée, ne pousse pas à la caricature mais à l’épure. Des traits à peine suggérés dans le texte peuvent être accentués dans les images. Elle donne l’exemple de Ariol, bande dessinée d’Emmanuel Guibert et Marc Boutavant publiée dans J’aime lire et exprime son souhait de placer deux autres BD dans la revue pour ne pas montrer uniquement des figures extrêmes, une pimbêche jolie mais pas très futée et une fille moche et intelligente.

    L’état de la recherche en France apparaît aux intervenants peu étoffée, comme s’il y avait des résistances à étudier cette question du sexe. Toutefois un regain d’intérêt existe depuis 1990 car, dans la « vraie » vie, les inégalités persistent : manque d’une réelle diversification professionnelle, persistence d’actes violents et sexistes, déficit de parité chez les élus aux différents échelons de la représentativité. Cette recherche sur les sexes dans les albums est portée par des personnes comme Brigitte  Smadja (Le Temps des filles), Hélène Montarde (L’image des personnages féminins dans la littérature de jeunesse française contemporaine de 1975 à 1995). En 2002, plusieurs articles sont parus dans la revue Population que publie l’Institut National d’Etudes Démographiques.

    En Suisse, libraires et bibliothécaires sont à l’origine du mouvement « la-belle » qui signale les albums attentifs aux potentiels féminins.

    Revues et magazines, albums et romans diffusent des stéréotypes, y compris sous l’angle du masculin et du féminin. Pas d’ouvrages, disent certains, pour  contrebalancer. D’autres notent une évolution sensible sans toutefois s’appuyer sur une quelconque étude statistique de la production française. En littérature de jeunesse, suite aux stigmatisations et recommandations adressées aux éditeurs, nombre de stéréotypes ont été éliminés. Peut-on (doit-on) être plus virulent ? La crainte d’être accusé de vouloir attenter à la liberté de création plutôt qu’une croyance à une différence naturelle des sexes freine les évolutions : la représentation du masculin et du féminin a certes changé mais pas autant qu’on pourrait le penser sur le plan de l’égalité et une dichotomie persiste.

    Que constate-t-on ? Que la catégorie masculin/féminin est mieux présente que d’autres marques comme la couleur de la peau ou la nationalité, mais que le masculin est toujours hégémonique et le féminin toujours minoritaire. Que le féminin est présenté comme un particulier et le masculin comme un neutre. Que, d’un côté, on sur-ajoute au féminin des attributs tels que bijoux, nattes, chapeaux et sacs et qu’on attribue aux filles des prénoms très féminins et que, d’un autre côté, on institutionnalise un sujet masculin neutre qui n’abolit pas la domination. Manière de faire, d’écrire et d’illustrer, qui empêche de penser les inégalités et laisse se perpétuer un ordre sexué inégalitaire.

    Qu’en est-t-il en Suède, 9 millions d’habitants, où l’on publie 1800 titres jeunesse par an ? Plusieurs recherches entre 1960 et 1970 portent sur les femmes dans la littérature. En 1967, s’est tenu un séminaire sur le rôle sexué (Uppsala) et il existe une anthologie sur ce sujet. Des études pluri et inter-disciplinaires portent sur la grammaire sociale. Un secrétariat pour la recherche sur le genre a été créé. Le projet de recherche « Challenging Gender » travaille les thèmes égalité et citoyenneté, violence, genre et santé, normalisation dans les institutions. Des études existent sur les filles scoutes et sur les livres de jeunes filles. On constate ainsi que ce genre n’est pas homogène et qu’il existe dans les récits des filles expansives, aventureuses et d’autres ayant des caractères différents. Au moment du 100ième anniversaire du mouvement scout (2007) l’accent a été mis sur les garçons. Quarante chercheurs travaillent en liaison avec la Finlande et les Etats-Unis, dans le cadre du projet « Flick Forsk international Network for Girlhood Studies ». Certaines maisons d’édition mettent en avant une spécificité garçon/fille quand d’autres, au contraire, montrent les alternatives possibles.

    Les chercheurs suédois s’intéressent au sexe des auteurs qui écrivent pour les jeunes enfants et pour les adolescents. Leurs travaux concernent aussi l’écriture et plus particulièrement le récit à la première personne, l’hétéro-focalisation, la narration croisée. Peut-on parler d’une écriture féminine, d’une écriture masculine ? Que se passe-t-il quand un auteur homme choisit un personnage féminin comme narrateur ou une écrivaine un personnage masculin ? Bien des exemples sont donnés par Jan Hanson,  chercheur et directeur de l’Institut du livre pour enfants, pour illustrer le fait que le personnage peut perdre en crédibilité ou le texte se teinter de voyeurisme (Le garçon qui guérit le sommeil, Jeune fille déguisée, Trois Nanas, Un petit trou dans l’obscurité, Le chant du Rossignol). Mais il existe des réussites certaines plus particulièrement du côté des écrivaines. Toutefois, il est possible qu’un type d’écriture soit justement ce qui éloigne les garçons de la lecture.

    Ingemar Gens, sociologue, revient sur l’éducation des filles et relève que celles-ci sont d’abord éduquées pour écouter le désir des autres. Il résume ainsi les contrastes : côté féminin, l’obéissance, l’intimité, les relations en tête à tête, la capacité à exprimer des sentiments et des expériences, à éviter des conflits, à accepter la dépendance. Côté masculin, l’activité, la compétition, la performance, la non féminité, la violence physique, la propension à éviter l’intimité et le contact physique. Comment faire alors en matière d’éducation des filles ? Quelles sont les influences de la crèche et de la maternelle ? Des expériences conduites dans deux crèches suédoises ont proposé un traitement plus égalitaire et les résultats obtenus sont significatifs.

    Comme l’influence des médias est souvent jugée négative, des chercheurs suédois ont étudié un corpus de 121 émissions pour enfants à la télévision sur les deux chaînes du service public, prenant comme variable le sexe des personnages et des professions présentés ainsi que le sexe des animateurs. Analysant le journal pour les 8/13 ans et le programme « jeunes consommateurs », ils ont constaté une dominante des personnages masculins. D’autres travaux ont porté sur des œuvres patrimoniales bien connues pour savoir comment elles sont interprétées par les enfants d’aujourd’hui. C’est le cas pour Ronya fille de brigand et de Mio d’Astrid Lindgreen. Où se trouve le père chez cette auteure ? Il est peu ou pas visible et les mères sont des symboles de la dépendance de l’enfant. Quant au best-seller Fifi Brindacier, il questionne les rapports relationnels enfant/adulte et non le rapport féminin/masculin. Dans Ronya fille de brigand, la force psychologique des femmes est mise en avant et la force physique des hommes plutôt ridiculisée. Mio, lui, est un enfant en manque d’un père affectueux, d’un modèle sexué.

    Quelles mises en pespective après ces deux journées ?

    Les stéréotypes sont dénoncés fortement,  présentés sous leurs mauvais jours, venant renforcer l’éducation qui est déjà marquée par des différences d’attente et de comportement quand il s’agit de s’adresser à un enfant fille ou à un enfant garçon. Le refus des stéréotypes part de l’idée qu’une forte identification au personnage a des incidences sur le lecteur, le façonne, même si elle lui permet aussi de se maintenir en lecture longue, de savourer le texte et d’éprouver par procuration toute une gamme de sentiments.

    A contrario, l’enfant est capable aussi de dépasser l’empreinte, d’être ou de ne pas vouloir être comme ce personnage de papier. Le lecteur met des images sur les mots mais il les prend dans le réel. Il change de position de lecteur, passant du lecteur lisant au lecteur lectant et au lecteur lu, (pour reprendre les termes de Vincent Jouve qui, dans L’effet personnage, distingue dans le sujet une part passive, le lu et une part active, le lisant, le premier renvoyant à l’investissement pulsionnel, le second à l’affectif). L’enfant collabore avec l’auteur et il n’est pas inactif.

    L’interaction texte-lecteur fait de la lecture un vécu qui s’organise autour des personnages, avec des effets de persuasion, de séduction, de tentation. C’est l’imitation de personnages reçus comme exemplaires qui fait de la lecture un vécu. Mais, à l’origine, il y a le désir, car lire est d’abord une promesse de plaisir. La jouissance comme fait est incontournable et c’est elle qui fonde et autorise l’aventure du sujet. Le lecteur avec le texte comme support produit une figure, donnant ainsi une partie de lui-même. Les personnages l’aident à se désengager, à se libérer et cette prise de distance est  principalement due aux émotions. Quant aux stéréotypes, grâce à leur clarté, leur évidence, ils sont plus faciles à remettre en cause, du fait justement de cette caractéristique.

    Les éditeurs, qui ont à vendre, ne peuvent pas ne pas tenir compte des lecteurs qu’ils souhaitent atteindre et de la diversité des attentes. Tous ne le font pas de la même manière et, à côté de ceux qui semblent n’avoir comme horizon indépassable que celui de la demande, il y a ceux qui ont choisi de privilégier une politique d’offre. Aussi, assez souvent, au sein d’un même catalogue, cohabitent des ouvrages relevant plutôt de l’une ou plutôt de l’autre de ces deux logiques. La qualité littéraire, premier critère mis en avant pour justifier tel ou tel choix éditorial, doit-elle rester prioritaire ? Contentons-nous d’imaginer que les études sur le genre dont il fut question pendant ces journées  inciteront les responsables éditoriaux à croiser dans leurs collections qualité des textes et des images et équilibre des sexes.

petites filles

Anne Rabany est membre du CRILJ depuis 1975. Elle a trouvé auprès de cette association les ressources et les accompagnements nécessaires à différents projets qui ont jalonné sa carrière : pour la mise en place des BCD, la formation des personnels lorsqu’elle était Inspectrice départementale puis directrice d’Ecole normale, pour l’animation et le suivi des Centres de Documentation et d’Information des collèges et des lycées, en tant qu’Inspectrice d’Académie, Inspectrice Pédagogique Régionale Etablissement et Vie Scolaire et, actuellement, pour préparer des cours en tant qu’enseignante au Pôle du livre de l’Université Paris X.