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Situation de la création poétique dans le livre pour les enfants

     La création poétique ne doit pas être confondue avec la diffusion de la poésie. On voit bien comment faciliter la diffusion, la préparer, la planifier ; par contre, la création est toujours « imprévisible et anarchique ». Au sein de la littérature enfantine, la création poétique occupe une place très originale, dans la mesure où la spécificité de la poésie conduit à rejeter l’idée d’une poésie « pour » les enfants : la vraie poésie est indivisible, simplement, les responsables de la diffusion (éditeurs ou pédagogues) choisissent des textes poétiques qui leurs semblent convenir aux enfants, ce qui est très différent.

     Malgré le grand intérêt de certaines anthologies et de certains ouvrages de pédagogie, ils n’appartiennent pas à la création poétique proprement dite ; ils ne seront signalés ici que pour mémoire.

 Les livres de création

     On peut affirmer sans paradoxe qu’une bonne part de la création poétique contemporaine de qualité se trouve actuellement dans les livres à destination des enfants qui ont été un lieu d’expériences originales.

 Les « commandes poétiques »

     Par l’intermédiaire de certaines collections destinées aux enfants, quelques éditeurs ont joué ces dernières années un rôle considérable d’incitation à la création par de véritables commandes à des poètes contemporains. Il ne s’est pas agi de racler des « fonds de tiroirs », mais de publier des textes inédits, originaux, spécialement écrits ou réunis par l’auteur en un recueil individuel destiné aux enfants. C’est ainsi que des poètes importants comme Marc Alyn, Luc Derimont, Alain Bosquet, Lucienne Desnoues, Frédéric Kiesel, Eugène Guillevic, Daniel Lander, Bernard Lorraine, Pierrre Menanteau, Jean-Luc Moreau, Catherine Paysan, Gisèle Prassinos, Jean-Claude Renard, etc. ont publié des recueils à l’intention des enfants, parfois avec un plus grand succès que leurs recueils « pour adultes ».

     Un deuxième type d’ouvrages apporte une aide directe à la création : il s’agit de recueils collectifs, de véritables anthologies spécialement conçues autour d’un thème pour une collection, mais ne regroupant, encore une fois, que des poèmes inédits, originaux, qui n’auraient jamais pu être publiés sans ce type d’ouvrages : il s’agit bien d’une « commande ». Là encore, la poésie vivante est directement concernée. Tel ouvrage de ce genre peut réunir une soixantaine de poètes contemporains, les plus connus permettant, par leur présence, la publication de poèmes d’auteurs moins connus. On trouve ainsi de jeunes « débutants », avec des poètes contemporains parmi les plus importants –du moins aux yeux du directeur de la collection qui, par son libre choix, « agit » de façon modeste mais réelle sur la création, en suscitant, par exemple, des textes de Jean Cassou, Jean-François Chabrun, André Chedid, Georges-Emmanuel Clancier, Luc Decaunes, Marc Delouze, Jean Desmeuzes, Charles Dobzinski, Luc Estang, Pierre Ferran, Pierre Gamarra, Georges Godeau, Jacqueline Held, Edmond Humeau, Jean l’Anselme, Jean Lescure, Jean Mogin, Jean Orizet, Pierre Sabatier, etc. Un joli palmarès ! Parmi tous les écrivains sollicités, certains n’auraient jamais pensé pouvoir proposer leurs textes à des enfants. Tous semblent avoir été très heureux de l’accueil fait à leurs poèmes.

     Ces livres de poèmes, en général non illustrés, qui donnent donc la primauté au texte, s’adressent à des enfants à partir de 7-8 ans. La poésie qui est ainsi proposée est sans concession, elle n’est pas bêtifiante : elle n’aborde certes pas tous les thèmes (par exemple ni l’amour, ni la révolte), mais elle aborde des thèmes profonds, voire métaphysiques (la mort par exemple, traitée avec délicatesse) en des formes dont la diversité correspond à celle de la création poétique contemporaine.

     Mais ces livres refusent, par une saine contrainte, tout snobisme, tout « truc » à la mode, pour une raison très simple : le public visé, celui des enfants, est un « vrai-public » – peut-être le seul « vrai public » aujourd’hui en matière de poésie.

     En effet, il existe toute une frange snobinarde parmi les poètes qui n’écrivent que pour certains critiques ou directement pour la glose universitaire, visant avant tout l’utilisation du dernier « truc » à la mode, le scandale, l’hermétisme confus, l’imitation de ce qui « se fait », toute une sauce pour moyens de masse et tralala langagier qui en impose aux naïfs. Nous sommes alors loin du « plaisir poétique » dont parlait André Spire.

     Rien de tel avec l’enfant : on ne peut pas le tromper ainsi. Sa « naïveté n’est pas du même ordre. La poésie qui s’adresse à l’enfant doit le prendre tout entier, car il ignore, a priori, le nom de l’auteur, sa renommée, son prestige, sa surface dans les journaux. Le poème doit être vraiment un texte qui le saisit, l’enchante, ou l’amuse, ou l’émeut, etc. : il faut vraiment que le poème agisse sur lui.

     « Essayer » un poème avec des enfants, c’est un excellent moyen de remettre quelques valeurs à leur vraie place.

     Des adultes sont aussi devenus lecteurs de tels ouvrages de poésie où ils trouvent (ou ils retrouvent) la poésie telle qu’ils peuvent la souhaiter, loin du n’importe quoi à la mode.

     Bien entendu, de tels recueils personnels ou collectifs de poèmes inédits spécialement demandés à des écrivains n’ont pas tous la même valeur. Il y a des degrés dans la réussite. Mais un éditeur sérieux veille à ne pas infléchir la trajectoire d’un auteur, à ne pas lui demander de se trahir soi-même. Tout éditeur vise simplement à faire partager ses goûts. La pluralité des éditeurs est donc nécessaire en ce domaine pour garantir la pluralité des styles, le public restant juge.

     Le rôle des pouvoirs publics dans cette incitation directe à la création poétique en direction des enfants a été faible jusqu’ici. Personnellement, j’estime qu’il doit le rester. L’Etat n’a pas pour mission, même par l’intermédiaire d’une commission, d’orienter la création poétique à l’intention des enfants. La diffusion, c’est autre chose.

     Par contre, le rôle de l’école, des bibliothèques, des librairies, a été important pour faire connaître ces livres de création et insister sur leur originalité en servant de médiateurs. De même, le rôle de certains compositeurs de chansons pour les enfants, comme James Ollivier, Max Rongier, Christiane Oriol, Jacques Douai, etc. Mais nous touchons ici plus à la diffusion qu’à la création –encore que la mise en chanson oblige parfois l’écrivain et le musicien à un dialogue qui modifie le texte. Quant au rôle de la Grande Presse, il a été ponctuel et insuffisant. Bien des journaux sont encore prisonniers d’un certain mépris à l’égard de livres qui s’adressent en priorité aux enfants, il leur est difficile d’admettre qu’un renouveau poétique se trouve dans ces livres-là.

    Ces livres de création poétique originale doivent pourtant obtenir un succès commercial permettant à l’éditeur de poursuivre sa politique de « commandes » –donc d’incitation à la création. Mais ces ouvrages sont particulièrement sensibles au « piratage » : les enseignants, les bibliothécaires, etc. doivent savoir que si la reproduction par photocopie est très pratique, elle est nuisible à la création future, car elle pénalise l’éditeur, le poète –et les auteurs à venir. Il n’est cependant pas souhaitable de taxer spécialement les machines à reproduire pour compenser ce manque à gagner : l’expérience montre qu’une commission s’arrogerait le droit de décider des subventions à distribuer.

     En tout cas, on peut estimer que la poésie vivante se trouve aujourd’hui davantage dans ces livres à destination des enfants que dans de prétentieuses plaquettes qui ne sont que de « vains bibelots d’inanité sonore ».

 Les jeux de langage

     Par ailleurs dans la grande nébuleuse des livres « pour » les enfants, on assiste depuis longtemps à une floraison d’ouvrages tournant autour des « jeux de langage ». Leur pauvreté poétique est en général consternante et ces abécédaires d’un nouveau genre n’ont rien à voir avec la poésie –ni l’enfance : on bêtifie, on répète, on tourne en rond, c’est conventionnel, plat, sans invention. Il faut être exigent et dénoncer de telles sottises qui n’entrent pas dans la création vivante. Ba, be, bi, bo, bu constituent sans doute une étape dans l’apprentissage de la lecture, mais il est exagéré de présenter cette ritournelle comme un poème.

     Certes, il peut exister des ouvrages de qualité consacrés aux jeux de langage : mais on est alors plus proche de la pédagogie que de la poésie. On voit bien d’où vient la confusion : la poésie se fait « avec des mots » comme disait Mallarmé, le langage est sa matière première. Mais la poésie entend par le langage dire plus que le langage, atteindre un  « surréalisme » pour les uns, toucher l’âme pour les autres, en aucun cas elle ne peut se contenter d’en rester au niveau des sonorités. Or, ces ouvrages sont pléthoriques. Il faut les remettre à leur humble place.

 La poésie étrangère

     On le sait : la traduction de la poésie est impossible… et indispensable. Il existe actuellement aussi bien de déplorables traductions dans les livres pour enfants que de remarquables réussites. Quelques ouvrages sont bilingues et, à ce titre, intéressants a priori (mais il faut y regarder de très près). Il est évident que la véritable traduction est re-création, et elle ne peut être faite que par un poète français. Les règles de jeu sont très difficiles, mais connues ; après les remarquables études d’Etkind sur l’art de la traduction-recréation, il est impardonnable de proposer aux enfants de lamantables mot-à-mot avec des « contresens poétiques ». Les éditeurs devraient être plus attentifs à la qualité de ce genre d’ouvrage.

 Les anthologies

     Depuis La poèmeraie d’Armand Got (1928), mais surtout depuis 1950, nous avons assisté à un renouveau considérable d’anthologies poétiques rassamblant des textes modernes, à l’intention des enfants.

     Comme elles regroupent presque exclusivement des poèmes pré-existants publiés par ailleurs, ces anthologies n’entrent pas dans le cadre de la création vivante –donc de ce colloque– mais elles apportent une aide indirecte à la création en développant le plaisir et la connaissance de la poésie, en modelant les goûts : un poète aussi important que Jean Tardieu fut très surpris quand il constata l’accueil fait par des enfants à ses textes extraits de Monsieur Monsieur aux résonnances philosophiques, voire métaphysiques.

     Sans les étudier ici, il faut rappeler, face au snobisme dépréciateur de pseudo-élites, la très grande importance des anthologies dans la survie et la transmission du patrimoine poétique d’une part, dans la connaissance de la poésie contemporaine d’autre part : le bagage poétique des enfants à l’école élémentaire est aujourd’hui bien plus important que celui des adultes ; le paysage poétique de l’école a considérablement changé, c’est celui de la poésie de notre temps (ou d’une grande partie de la poésie de notre temps).

     Les anthologies de poèmes déjà publiées par ailleurs en des recueils personnels, proposent aujourd’hui une poésie vivante. Mais elles ne participent pas directement à la création. Leur influence mériterait pourtant une étude attentive.

 Les ouvrages pédagogiques

     De nombreux ouvrages pédagogiques consacrés à la poésie ont été publiés ces dernières années. C’est une démarche nouvelle, et paradoxale dans la mesure où la création poétique échappe évidemment à toute recette.

     Mais il est vrai que la poésie est un art – donc qu’on y trouve des techniques pouvant être enseignées (des « trucs » diront les pessimistes).

     La plupart de ces livres destinés à des pédagogues se répètent (certains copient les précédents) et proposent surtout des jeux de langage. Plusieurs ne sont, au fond, que des « exercices de vocabulaire et d’élocution » un peu modernisé. Les meilleurs expliquent qu’il s’agit d’un esprit et non de recettes pour devenir poète en quelques leçons.

     Malgré bien des réserves sur l’originalité et la valeur de la plupart de ces livres (souvent publiés par des éditeurs de « classiques ») ils correspondent à une volonté essentielle et assez nouvelle pour être soulignée : mener les enfants à s’exprimer, par un  de ces textes mystérieux qu’on appelle « poème », ce qu’ils ont en eux de plus profond (et qu’ils ne savaient peut-être pas avoir en eux). Il s’agit d’amener l’enfant à faire une expérience de la création. Ambition difficile à réaliser, mais importante et qui devrait être un aspect fondamental de toute pédagogie.

     L’école ne vise pas à former des « professionnels », mais des « auteurs ». La valeur esthétique des poèmes écrits par des enfants ou par des adolescents est le plus souvent très faible, mais leur valeur psychologique est considérable, tout comme l’intérêt sociologique de ces poèmes qui ont parfois été publiés. Mais ils ne semblent pas avoir eu d’influence sur la poésie contemporaine, pas plus que ne peuvent en avoir les études pédagogiques.

     Cependant, l’interrogation sur la création poétique contemporaine dans la littérature pour les enfants ne peut négliger cette importante constatation : aujourd’hui, la création poétique, c’est aussi l’enfance, à cet égard, l’école est devenu un lieu de création, quoi qu’en disent nos tristes détracteurs. L’enseignement ne vise pas la répétition, mais l’invention ; il ne réussit pas toujours, étant donné le poids des structures sociales et familiales. Du moins existe-t-il, grâce à l’école, un endroit où la création est reconnue.

     La création poétique a joué ces dernières années dans le livre pour les enfants, un rôle qui est loin d’être négligeable. Ce lieu d’accueil a, en retour, influencé la création elle-même en lui rappelant ses liens avec l’enfance.

     Cependant la situation me semble moins favorable depuis quelques mois.

     Non seulement ce secteur subit comme d’autres (plus que d’autres ?) les effets d’une certaine « crise du livre », mais il souffre également d’une baisse de qualité moyenne.

     Il serait tout à fait illusoire, et même dangereux à mon point de vue, de faire intervenir en matière de poésie l’Etat, ses commissions, des chapelles, des spécialistes, etc.

     Mieux vaut compter sur la vigilance et le discernement des relais entre le livre et l’enfant, enseignants, pédagogues, bibliothécaires, critiques, etc., pour qu’ils sachent distinguer entre la création véritable –et la répétition, l’invention créatrice -et le balbutiement, la poésie vivante –et le « truc » à la mode.

     La vitalité de la création poétique dans le livre pour enfants dépend en grande partie de l’exigence des éducateurs –et de leur formation.

 ( texte paru dans le n° 21 – octobre 1983 – du bulletin du CRILJ )

                  charpentreau

D’abord instituteur et professeur, puis écrivain, anthologiste, directeur de collections chez plusieurs éditeurs, Jacques Charpentreau fit beaucoup pour la diffusion de la poésie. Parmi ses nombreux recueils pour jeunes lecteurs : Poèmes d’aujourd’hui pour les enfants de maintenant et Poèmes pour les jeunes du temps présent. Il écrivit aussi, pour les enfants, de nombreux romans (Comment devenir champion de football en mangeant du fromage, La Famille Crie-toujours). Auteur, pour des lecteurs adultes, de poésie, de théâtre, de pamphlets, il est président de La Maison de Poésie. Très attaché au CRILJ, il en fut longtemps l’un des vice-présidents.

Patrimonialisation de la littérature de jeunesse

 

 

 

 

 

      Les travaux de Marc Soriano, Denise Escarpit, Isabelle Jan ou Francis Marcoin – pour ne citer qu’eux – ont d’ors et déjà permis de tracer les grandes lignes, essentiellement littéraires, de l’histoire de l’édition pour la jeunesse en France. La parution récente de plusieurs ouvrages de synthèse, notamment Des livres d’enfants à la littérature de jeunesse de Christian Poslaniec (2008), Le livre des livres pour enfants de François Rivière (2008) et Introduction à la littérature de jeunesse d’Isabelle Nières-Chevrel (2009), témoigne de l’intérêt croissant pour ce champ de recherche, visiblement en pleine expansion. Plusieurs expositions sont également venues confirmer la légitimation du livre pour enfants comme objet de conservation et d’études. L’exposition Babar, Harry Potter et compagnie. Livres d’enfants d’hier et d’aujourd’hui (4 octobre 2008-11 avril 2009), organisée à la Bibliothèque nationale de France (BnF), a ainsi constitué un événement d’envergure. Une autre exposition a encouragé ce phénomène, celle tenue à Paris chez les Libraires associés sous le titre De la jeunesse chez Gallimard. 90 ans de livres pour enfants (21 novembre-20 décembre 2008), dont le catalogue (1) apporte à son tour une contribution importante à l’histoire de l’édition pour la jeunesse.

    Deux auteurs se sont associés dans ce projet : Alban Cerisier et Jacques Desse, historiens du livre et de l’édition. Cerisier est éditeur et archiviste, actuellement responsable des archives et du développement numérique chez Gallimard. Il a publié trois monographies : Mercure de France. Une anthologie (1890-1940) (1997), Une histoire de la NRF (2009) et En toutes lettres… Cent ans de littérature à la NRF (2009). Deux de ces ouvrages ont contribué à la célébration, en même temps qu’une série de colloques et de conférences, du centenaire de la Nouvelle Revue française (NRF), dont le premier numéro est paru en 1909. Desse, libraire de livres anciens et modernes, est connu pour avoir organisé plusieurs expositions de livres. Il offre à l’ouvrage un regard critique grâce auquel le livre pour la jeunesse est examiné comme un objet d’art.

     L’introduction expose les ambitions, mais aussi les limites du projet, qui vise avant tout à la réalisation d’un guide bibliographique. L’ouvrage repose en effet sur le recensement et la description des titres pour la jeunesse publiés de 1919 à nos jours sous les auspices de la NRF et de Gallimard, afin d’évaluer leur place dans l’histoire et leurs spécificités, mais sans analyser leur contenu. L’enquête repose en partie sur le dépouillement du fonds d’archives de la société, qui a conservé l’essentiel de sa mémoire matérielle. Éclairés par l’examen de la correspondance entre les éditeurs, les auteurs et les illustrateurs, Cerisier et Desse décrivent la genèse, les aspirations, l’évolution et les spécificités d’une maison qui a marqué le paysage éditorial français par son ouverture précoce à une littérature longtemps considérée comme un sous-genre. Ils retracent une production caractérisée par les contributions des meilleurs auteurs et des plus fameux illustrateurs du XXe siècle, évaluant tout à la fois l’impact du contexte politico-économique (Crise de 1929, Seconde Guerre mondiale) et des techniques d’illustration ou de reproduction (pochoir, lithographie, héliogravure, offset, photographie) sur la présentation des livres. Ils commentent les choix, les audaces et les timidités, offrant quelques anecdotes inédites sur la conception des ouvrages et des collections, le tout sans jamais verser dans l’analyse littéraire ou plastique. L’ouvrage se divise en deux parties, qui couvrent les deux grandes périodes de l’histoire de la société : les années dites de la NRF, de 1919 à 1971, puis celles dites de Gallimard Jeunesse, de 1972 à nos jours.

    La première partie liste la totalité des 160 titres publiés jusqu’en 1971. Ce répertoire se divise en onze chapitres suivant une progression chronologique. Chaque chapitre débute par un texte introductif qui met l’accent sur un titre fameux (Le Petit Prince), une collection (Les Albums du gai savoir, La Bibliothèque blanche) ou encore une suite à succès (Les Contes du chat perché). À l’exception de deux parutions isolées au tournant des années 1910 et 1920 (dont le fameux Macao et Cosmage, ou l’expérience du bonheur d’Édy-Legrand), le véritable lancement de l’édition pour la jeunesse a lieu en 1930 avec Mon Chat d’André Beucler, illustré par Nathalie Parain. Cette publication ouvre une phase de renouveau – en termes de contenu et de présentation – du livre pour la jeunesse dans l’entre-deux-guerres. Avec la Libération débute ensuite une phase de ralentissement, qui se poursuit dans les années 1950, caractérisées à la fois par une institutionnalisation de la production et un manque de créativité se manifestant notamment par un recours aux auteurs reconnus et bien-pensants, doublé d’un certain désintérêt pour l’album. Ce n’est que dans les années 1960 que les livres d’images, réellement destinés à l’enfance, réapparaissent dans le catalogue. Les notices bibliographiques de chaque titre, particulièrement détaillées, sont complétées par un commentaire général, une mise en contexte avec les archives de l’éditeur, ainsi que des biographies des auteurs et illustrateurs. Cette première partie se clôt par une liste chronologique récapitulative des ouvrages parus avant 1972, doublée d’une liste complémentaire signalant les titres, non conçus pour la jeunesse, mais parfois présentés comme tel dans les catalogues de l’éditeur.

    À partir de 1972, la production explose : 11 854 titres, le plus souvent illustrés, répartis dans 263 collections ont paru depuis la création du département Gallimard Jeunesse (chiffres de juillet 2008). Même si de nombreux titres circulent d’une collection à l’autre, cette intense production reflète un climat général d’émulation autour du livre pour la jeunesse (création de bibliothèques, de prix, de biennales). Elle traduit également, au sein de la maison, l’arrivée de nouveaux dirigeants qui encouragent le développement d’une véritable politique éditoriale centrée autour de l’enfance et de l’adolescence. Dans cette deuxième partie de l’ouvrage, qui débute avec la section « Chronique », les auteurs abandonnent la formule du répertoire par ouvrage au profit d’un inventaire par collection, toujours selon une progression chronologique. Pour restrictif qu’il soit, ce parti pris dans la présentation se justifie en regard de l’immensité du travail que représenterait la description de tous les titres publiés par Gallimard Jeunesse. Certaines collections, comme Folio Junior, comptent en effet plus de 1500 titres. Les auteurs se limitent par ailleurs à une description globale des collections, mettant ponctuellement l’accent sur quelques titres dont la qualité littéraire, artistique ou encore le succès appelle un commentaire approfondi. Suivant des sélections plus ou moins subjectives (mais reconnues comme telles), ils passent rapidement sur certaines séries, parfois à peine mentionnées dans un court texte et sans présentation sous forme de notice. Pour compenser ces restrictions, huit chapitres se succèdent ensuite, dans lesquels les auteurs décrivent et commentent avec davantage de précision – toujours selon une progression chronologique – huit collections et sous-collections à succès de l’éditeur (1000 Soleils, Tournesol, Grands textes illustrés, Folio Junior, Enfantimages, Le Sourire qui mord, Découvertes et Giboulées). Un neuvième chapitre clôt cette saga, en présentant les quelques livres anthologiques publiés par Gallimard Jeunesse, contributions de l’éditeur à l’histoire du livre et de la littérature pour la jeunesse. Globalement, cette seconde partie paraît moins riche et moins satisfaisante que la première. Elle est d’ailleurs beaucoup plus courte (80 versus 150 pages), bien que la production soit quantitativement supérieure. Sans doute les auteurs manquaient-ils du recul qui prévalait dans l’examen de la première partie du corpus et surtout de moyens pour consulter cette immense production.

    L’ouvrage est complété par de courtes annexes, comprenant deux pages de bibliographie des ouvrages cités en référence et un index des auteurs de la maison. L’ensemble du corps de texte se présente sur deux colonnes, rythmées par de nombreuses et belles reproductions (d’illustrations, mais aussi de photographies des acteurs de l’époque) en couleurs sur papier légèrement glacé. L’ensemble forme un ouvrage à la mise en page variée et dynamique, dans lequel le lecteur aura peut-être la chance et le plaisir de retrouver, au détour d’une page, quelques-unes des images qui ont marqué son enfance. L’importance accordée à l’illustration dans cette production est d’ailleurs soulignée par la présence d’un texte de neuf pages de Raymond Stoffel, graphiste chez Gallimard Jeunesse pendant près de 38 ans.

    Ce catalogue, qui constitue un bel outil de travail pour les spécialistes, invite avant tout à l’exploration d’un patrimoine méconnu dont la richesse et la diversité ouvrent d’innombrables pistes de recherche en histoire de l’édition, de la littérature et des arts graphiques. Il ouvre la porte à une étude monographique approfondie de l’action de la NRF/Gallimard en faveur du livre pour la jeunesse. La contribution de cet ouvrage à un champ de recherche en pleine expansion a d’ores et déjà été reconnue, puisque que l’ouvrage a reçu en 2009 le Grand Prix de Bibliographie décerné par le Syndicat de la librairie ancienne et moderne (SLAM).

(1) Alban Cerisier et Jacques Desse. De la jeunesse chez Gallimard. 90 ans de livres pour enfants. Un catalogue, Paris, Gallimard/Chez les libraires associés, 2008, 256 pages, ISBN : 9782070622818

 

Cet article, reproduit ici avec l’autorisation de Stéphanie Danaux et de la revue en ligne Acta Fabula, est l’un des sept compte-rendus du dossier critique La littérature de jeunesse en questions publié dans Acta Fabula, volume 11, numéro 5, en mai 2010, et consultable à cette adresse.

    gallimard

Historienne de l’art spécialiste de l’illustration, Stéphanie Danaux est l’auteur d’une thèse intitulée L’essor du livre illustré au Québec en relation avec les milieux artistiques et éditoriaux français, 1880-1940 pour laquelle elle a obtenu une bourse de Bibliothèque et Archives nationales du Québec. Elle débute actuellement un deuxième stage postdoctoral au Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ) de l’Université de Montréal. Ses travaux en cours portent sur les dessinateurs de presse, notamment les bédéistes et les caricaturistes.

 

 

René Fillet

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 par Christiane Abbadie-Clerc

     René Fillet cultivait la lecture publique comme son jardin. Défricheur et paysagiste, il veillait à l’ouvrage des saisons, mariant le charme désuet des plates bandes rustiques à l’architecture rigoureuse des jardins « à la française ». Enraciné dans le bon sens du terroir populaire, il devait faire corps avec l’harmonie tranquille du végétal, au moment ultime où il s’en est allé à la fin de l’été dernier, proche de ses amis les arbres qu’il avait plantés dans son domaine de Beaumont la Ronce dont il était devenu un patriarche respecté.

     Je n’oublierai jamais cette répartie qui fut la sienne lors d’un débat organisé en 1978 sous sa tutelle vigilante par la Bibliothèque des enfants de la BPI au Salon du Livre de Paris. La petite salle du Grand Palais était bondée comme pour répondre à l’appel de la rencontre : « Des livres partout et pour tous » avec les associations professionnelles au premier rang desquelles le CRILJ où il apportait sa contribution active.

     L’auteur-illustrateur Jean Claverie et l’écrivain Pierre Péju y avaient ouvert la voie par la symbolique des contes, évoquant entre beaucoup d’autre chose le sens caché des images ainsi : « Un chêne n’aura pas la même connotation qu’un tilleul ou un roseau s’agissant de la représentation d’arbre. L’illustration concourt à forger cette première clef, cette première culture qui nous permet d’exister ».  Réponse de René Pillet :  » Vos propos ont été passionnants. J’en retiens une dernière image. Vous avez parlé du Chêne et du Tilleul. Il est très rare qu’un livre et qu’une illustration de ce livre soient comme Philémon et Baucis, absolument inséparables – et meurent ensemble sauf peut-être effectivement pour un ou deux livres de notre enfance – livres privilégiés mais très rares ».

     Ainsi Ovide et La Fontaine étaient-ils convoqués à travers ce mythe baroque qui semblait habiter naturellement l’imaginaire de l’orateur dont l’abord pouvait paraître le plus souvent classique et austère.

          «  Elle devenait arbre, et lui tendant les bras

           Il veut lui tendre les siens et ne peut pas.

           Il veut parler, l’écorce a sa langue pressée

           Le corps n’est tantôt plus que feuillage et que bois

           Baucis devient tilleul et Philémon devient chêne. »

     Ainsi donc le patron savait surprendre. Il osait entrouvrir, lorsqu’il s’agissait de l’enfance, une porte secrète, celle de la poésie et de l’amour. A travers Philémon et Baucis, Marie Fillet, sa femme saura aussi reconnaître l’hommage à peine voilée à la complicité de chaque instant, familiale, professionnelle, qui résiste à la durée et l’éloignement.

     Le personnage de René Fillet avait ce caractère emblématique dont les traits mobiles et expressifs composaient un visage paradoxalement immuable. C’est à peine si durant ces trente dernières années il avait changé d’apparence, par une sorte d’alchimie et d’osmose entre le dedans et le dehors : alerte, cheveux en brosse, moustache, le coin de l’œil plissé en cas de courroux légitime, bien campé et rivé au sol sur ses chaussures confortables, une allure sortie tout droit d’une bande dessinée des années cinquante, aucune concession aux mondanités ambiantes. Mais il connaissait lui, le jardinier, l’art et l’exigence de la métamorphose en matière d’éducation, celle des enfants en premier lieu et celles des hommes et des femmes qu’il a côtoyés dans l’exercice de ses fonctions.

     Ecoutons-le encore si vrai dans une allocution de synthèse donnée lors du colloque international « Le livre dans la vie quotidienne de l’enfant », organisé avec le Centre de Recherche et d’Information sur la Littérature pour la Jeunesse et l’UNICEF, en 1979, à l’occasion de l’Année Internationale de l’Enfant :

     « Si le conte est né de la connaissance intuitive et profonde de l’autre que donne l’amour, il s’exprime et se transmet parce que l’amour nous pousse à communiquer avec autrui et à lui consacrer de notre temps. Peut-être détenons-nous la clef de certains désordres lorsque nous nous apercevons que l’amour et le temps ne se donnent plus. »

     Et s’agissant de la quête de l’enfant comme source d’imaginaire : « A quel moment l’enfant peut-il être considéré comme une fontaine jaillissante et neuve dont l’eau, voyant pour la première fois le soleil serait irisée magnifiquement ? » René Fillet revient alors à l’apport nourricier du terreau éducatif et culturel : « Il faut que l’enfant ait reçu sa dose quotidienne de poésie, de musique, de littérature et de beauté pour que puisse s’épanouir son imaginaire et sa création personnelle ».

     La métaphore du jardinier se réactive toujours avec cet homme de métier qui, avant d’être un théoricien, est resté un homme de terrain pragmatique, alors même qu’il prenait la direction de la Bibliothèque Municipale classée de Tours, qu’il animait le groupe interministériel d’Etudes sur la Lecture Publique avec Etienne Dennery et, surtout, lorsqu’il prit la succession de Jean-Pierre Seguin à la tête de la Bibliothèque Publique d’Information du Centre Georges Pompidou.

     Il y a trente ans, il a contribué, avec quelques autres, comme Noé Richter, à inventer et à fonder la notion de Lecture publique.

     Le témoignage qu’il m’est donné d’apporter ici est celui des toutes premières années d’apprentissage fondatrices d’une culture et d’une vocation professionnelle.

     La promotion 1969 de l’Ecole Normale Supérieure de Bibliothécaires de la rue de Louvois dont je faisais partie, était particulièrement turbulente. Paule Salvan, la directrice, avait tenté de donner à chacun d’entre nous le sentiment d’appartenir à une « élite » vouée à la conservation des livres anciens, à la bibliophilie, à la recherche universitaire. La proximité de la Bibliothèque Nationale nous avait certes initiés aux arcanes et chausse-trappe de la navigation bibliographique, tout en nous offrant maints ravissements d’esthètes devant les parchemins, incunables et autres enfers jubilatoires.

     Mais l’enseignement de René Fillet, allié à la complicité d’Aline Garrigoux qui le soutenait depuis la Direction des Bibliothèques et de la Lecture, a fait l’effet d’une bombe douce, même si l’art de la maïeutique pour cette institution vénérable, n’était rien moins que révolutionnaire. Au printemps 1969, l’option Lecture Publique demandée par quelques élèves était créée.

     Le front offensif se composait d’un carré de jeunes filles passionnées de livres pour enfants (et dont l’esprit très curieusement œcuménique et presque rétro en cette période idéologique réclamait la diversité et la tolérance). La provinciale timide de Bordeaux que j’étais, nourrie par l’enseignement comparatiste et « gramscien » d’un Robert Escarpit ou d’un Marc Soriano, entraînait ses compagnes sur le boul’mich chez Monsieur Mirman alors directeur de collection chez Hachette, dans l’atelier du Père Castor qui venait d’être repris par Français Faucher, à l’école des Loisirs chez Monsieur Fabre, à l’Heure Joyeuse de la rue Boutebrie, à Clamart où Aline Antoine animait la toute nouvelle bibliothèque ou encore sur le boulevard Saint Germain dans les petits bureaux de l’Association Nationale du Livre Français à l’Etranger et de la Section française de l’Union Internationale de Littérature de jeunesse (IBBY) où Lise Lebbel et Monique Hennequin avaient une vue panoramique sur les échanges internationaux en matière de livres pour enfants.

     Le rapport du groupe d’étude interministériel sur la Lecture publique cette année-là, en 1969, devait être décisif pour la transformation des paysages de lecture de notre pays avec l’essor de Bibliothèques Centrales de Prêt, les créations de Bibliothèques municipales et de sections pour la jeunesse, l’harmonisation des politiques de conservation et de communication dans les Bibliothèques Municipales classées. La doctrine de René Fillet appliquée à Tours était celle d’une bibliothèque conçue pour tous les publics comme un outil de formation et d’information, un instrument d’auto apprentissage où les fonctions de recherche ne sont pas séparées de celles du loisir éducatif.

     Je me souviens d’une dissertation qu’il nous avait proposée en mai 1969 sur le thème de la future bibliothèque des Halles alors déjà préfigurée par Jean-Pierre Seguin rue de Richelieu où l’ensemble des principes était affirmé dans un « corrigé » exemplaire et prémonitoire. A l’époque, les directions de BCP, aujourd’hui Bibliothèque Départementale de Prêt, étaient encore comptées comme des lots de consolation entre les élèves de la promotion sortante. Mais déjà les vocations de nouveaux militants de la lecture étaient à l’œuvre, également parmi les nombreux élèves associés, conscients de leur mission et encouragés par la bibliothécaire de l’école, Anne Zundel Ben Khemis.

     Les stages de Lecture publique qui avaient lieu, évidemment, à Tours, au début de l’automne, avant la rentrée en poste des futurs conservateurs, restent des souvenirs mémorables. Je me souviens de ma déception lorsqu’on m’a demandé de rallier de toute urgence sans passer par Tours, la Bibliothèque Centrale de Prêt, alors « pilote » de Seine et Marne où je devais intégrer un poste d’adjointe, avec la promesse d’une session de rattrapage qui eu lieu au printemps suivant à Tours pendant une courte mais intense et fructueuse semaine.

     Tout comme Marc Soriano pour ses étudiants, René Fillet savait conforter l’énergie personnelle de chacun, fondée sur une stratégie exemplaire de terrain avec une vision large des objectifs généraux n’excluant pas, bien au contraire, le lien avec les structures associatives militantes, nombreuses et actives s’agissant en particulier du livre pour enfants.

     Grâce à lui, et avec le soutien de la Direction des Bibliothèques et de la Lecture où Messieurs Yvert et Thill menaient une action novatrice, des expérimentations ont pu être menées en Seine et Marne. Il m’apparaissait évident, que le réseau potentiel des Bibliothèques centrales de Prêt pouvait devenir un outil de formation transdisciplinaire en associant sur le terrain les politiques municipales et celles de l’Education Nationale, en particulier à travers l’Inspection Académique. Par chance, en Seine et Marne, l’inspecteur Arnilla, un érudit auteur d’ouvrages sur Flaubert, ami de Marc Soriano, m’avait chaleureusement accueillie. Grâce à lui, et à Monsieur Duranton, inspecteur départemental de l’éducation nationale, un feu vert avait été donné sur tout le département pour une coopération pédagogique avec les bibliobus pratiquant alors systématiquement le prêt direct dans tous les établissements scolaires, élémentaires, collèges, établissements spécialisés. Des dossiers de lecture d’analyses critiques Des thèmes, des livres pour les documentaires, Des livres pour notre temps pour la fiction ont été édités et diffusés dans les établissements afin de favoriser les démarches d’auto-apprentissage – maître mot de René Fillet – et de la pédagogie d’éveil dans les classes.

     En 1972, l’Année internationale du livre a vu, à Melun et dans les environs, l’aboutissement de ces actions avec des spectacles audiovisuels, heures du conte, colloques, entretiens avec les parents d’élèves où participaient les professionnels, critiques, auteurs et artistes : Bruno de la Salle, Huguette Pirotte, Taylus Taylor, Germaine Finifter, Raoul Dubois, etc. A cette époque, Robert Delpire et François Ruy- Vidal inventaient une approche visuelle de la littérature de jeunesse et les illustrateurs des livres pour enfants commençaient à s’accrocher dans les galeries. Marc Soriano venait d’initier ses cours à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes où se côtoyaient les milieux de l’édition, de la recherche, les pédagogues et médiateurs du livre, de jeunes créateurs. Dans ce contexte, René Fillet, développant sur le terrain l’esprit d’une université permanente représentait pour moi, à distance, une sorte de mentor professionnel, légitimant l’expérience pédagogique sur les différents lieux de lecture.

     L’idée neuve de René Fillet, même s’il restait prudent dans les applications, était d’ouvrir d’une manière pragmatiste les voies de communication entre les personnes. Ils n’hésitaient pas à mélanger les genres, sans provocation aucune. Il a été certainement le premier à dévoiler pour son grand public les arcanes de son fonds ancien à Tours. Ainsi se tendaient des passerelles entre art majeur et art mineur, enfance et âge adulte, bibliothèques, écoles et musées. Mettre à portée de tous de manière efficace, les instruments de la lecture, telle était sa visée tout en opérant les choix toujours rendus nécessaires par la rigueur. Réticent devant les opérations spectaculaires dispendieuses et sans lendemains, il incitait plutôt ses élèves et collaborateurs à s’investir au mieux sur le terrain selon leurs moyens.

     La Bibliothèque Publique d’Information fut pour lui l’aboutissement réaliste d’une utopie collective dont Jean-Pierre Seguin avait fondé l’existence avec sa part de rêve et d’élégance. L’outil était en place, ambitieux et déjà dépassé par son succès un an après l’ouverture avec une Bibliothèque pour enfants directement accessible sur la place du Centre Georges Pompidou. La préfiguration en avait été lancée dès 1972, date à laquelle j’avais intégré ce qui était encore la Bibliothèque des Halles installée provisoirement dans le décor surréaliste des pavillons de la viande désaffectés près de la Bourse du commerce.

     Avec un double objectif, celui du Service Public et celui de la Recherche, René Fillet a théorisé son approche pragmatique et scientifique de la lecture, offrant un terrain d’expérimentation privilégié aux spécialistes de la bibliologie et sociologues tout en instaurant un dispositif interne d’évaluation et de médiation. En redoutable gestionnaire financier, il a su imposer « ces crédits de renouvellement » grâce auxquels le fonctionnement de la BPI fut préservé en matière d’achats de livres et d’amélioration des matériels. Le directeur jardinier procédait au désherbage des collections, une opération parfois douloureuse aux conservateurs attachés à leurs fonds devenus rares comme je l’étais moi-même pour les ouvrages de Quist-Vidal ou Robert Delpire.

     Avec lui la bibliothèque des enfants a développé un catalogue multimédia en ligne avec sa liste « autorité matières » qui furent certainement à l’époque la première réalisation aboutie au plan national. Il a encouragé le travail coopératif quotidien avec les établissements scolaires et surtout les colloques interprofessionnels dont un grand nombre furent organisés avec le Centre de Recherche et d’Information sur la littérature de Jeunesse et la participation fréquente de l’Unesco.

     La force de René Fillet était sa capacité de présence. Il était toujours là, énergique, carré, logique, prévisible, capable d’intervenir sur le terrain, d’empoigner un marteau, des clous ou des pinceaux dans une exposition en cours de montage, de trancher, de sentir sa base, pour avoir balisé dans sa carrière tous les cas de figure, du haut en bas de la hiérarchie. Sa sévérité, ses rares accès de colère ou son intransigeance n’en étaient que mieux acceptés. Il savait dans les moments difficiles, quitter son havre de week-end à Beaumont la Ronce pour regagner le navire et rassurer amicalement ceux qui avaient eu à affronter des événements délicats ou douloureux dans l’exercice de la profession. Il arrivait toujours bienveillant en tenue sportive, apportant avec lui l’assurance et l’équilibre qu’il trouvait lui-même en son jardin.

     Jardin secret, certainement, pour beaucoup d’entre nous qui n’ont pu le rejoindre à Beaumont la Ronce au moment de son départ en retraite où ce sont, bien sûr, des arbres qui lui furent offerts.

     René Fillet a contribué à donner un sens à ces trente dernières années d’un métier dont l’évolution a suivi les soubresauts d’une société en quête d’identité et de sécurité. Cette foi en l’énergie individuelle, indissociable de l’échange interhumain lui a permis de transcender l’émergence des technologies nouvelles, à la prévoir et à les utiliser comme un simple levier.

     Il faudra retenir en lui cette image du jardinier poète mais aussi du laboureur n’hésitant pas à user du soc de sa charrue, de son sécateur pour émonder la nature sauvage et tracer les sillons du futur.

     Il n’avait peut-être pas la légèreté et la nonchalance de l’illustre fabuliste Maître des Eaux et Forêts, qui fut pourtant sa référence cachée, mais il savait être hédoniste car il lui arrivait souvent, dit-on dans le cercle familial, de prendre sa lyre et de donner à sa voix chaleureuse les accents du troubadour.

     Il laissera à ses enfants, petits-enfants et nombre d’amis et disciples, entre nature et culture, un paysage familier où les fleurs savent « passer la promesse des fruits ».

 ( texte paru dans le n° 58 – mars 1986 – du bulletin du CRILJ )

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Né à Saint-Marcellin (Isère) en 1921 et mort à Beaumont-la-Ronce (Indre-et-Loire) en 1996, René Fillet, pionnier de la Lecture publique et des bibliobus, activiste même dira Noë Richter, a laissé le souvenir d’un homme à la fois chaleureux et exigeant. Parce qu’il était titulaire d’un permis « poids lourds » acquis pour pouvoir, pendant la guerre, assurer le ramassage du lait pour la laiterie familiale, René Fillet est entrainé dans l’aventure du bibliobus du Vercors. En 1946, un « job d’étudiant » (sous-bibliothècaire à la bibliothèque centrale de prêt de l’Isère) décide de son parcours : bibliothécaire en 1952 à Saintes, puis à Blois, directeur de la bibliothèque municipale de Tours et directeur de la bibliothèque centrale de prêt d’Indre-et-Loire en 1953, chargé de formation et d’expertise, directeur de la Bibliothèque publique d’information du Centre Georges-Pompidou de 1977 à 1983, année de sa retraite. Très attaché au CRILJ, il en fut pendant plusieurs années le trésorier.

Les tendances de la littérature de jeunesse en France au cours de ces quinze dernières années

 

 

 

 

 

 

     La littérature enfantine était en France, aux alentours des années 60, en pleine léthargie et l’arrivée en force des médias audio-visuels et notamment de la télévision ne manquait pas d’inquiéter bon nombre d’éditeurs et d’éducateurs sur le devenir du livre pour la jeunesse et de la lecture.

     C’est alors que quelques novateurs très marqués par l’art contemporain et le graphisme publicitaire vont introduire dans l’album pour enfants de nouvelles formes d’expression et faire appel à de grands créateurs.

     Le premier, Robert Delpire, sortira Les larmes de crocodile avec André François, C’est le bouquet d’Alain Le Foll ; il fera connaître en France Max et les maximonstres de Sendak. Son apport : une rigueur professionnelle sans concession qui fait appel à toutes les ressources des techniques d’expression et d’impression, une confiance absolue dans l’image et ses pouvoirs.

     Dans un autre registre, les éditions Tisné, Le Sénevé, Le Cerf ont à cette époque commencé, elles aussi, à s’intéresser à l’image. Mais ce sont deux autres grandes figures de l’édition française qui vont transformer ces essais et donner au livre pour enfants un nouvel essor en développant des politiques éditoriales conséquentes, et des analyses sur l’image dans ses rapports à l’enfant.

     François Ruy-Vidal, enseignant d’origine, va poursuivre de 1964 à 1982, d’abord avec Harlin Quist puis chez Grasset, Delarge et aux éditions de l’Amitié, au rythme de dix livres par an. Il se présente comme un « concepteur », ce qui exprime bien tous les nouveaux rapports qu’il veut établir entre l’éditeur et les artistes. Ruy-Vidal, comme Delessert, défend l’idée du livre pour enfants aux images fortes qui doivent inciter le lecteur à réagir et à se poser des questions, du livre pour enfants créatif, libéré des tabous, qui puisse, selon les lecteurs, se lire à plusieurs niveaux.

     Jean Fabre, directeur des éditions scolaires L’Ecole va mettre entre les mains des enfants, à partir des années 1965, à côté du livre didactique et uniformisant, des ouvrages qui apportent à l’enfant du plaisir et une forme d’expérience, qui incitent à une lecture aléatoire et divertissante. Son premier effort portera sur l’album, la recherche de bons conteurs d’images ; il fait appel à des artistes étrangers ou résidant à l’étranger  (Maurice Sendak, Arnold Lobel, Tomi Ungerer) et révèle des illustrateurs français  (Philippe Dumas, Michel Gay). Le choix des créateurs, le souci d’une structure efficace de diffusion, la volonté de toucher un large public constituent très vite pour cette maison un gage de réussite.

     Il fallait beaucoup de témérité pour attaquer sur ce terrain de l’image : mais c’est peut-être ce choix qui a entraîné une réhabilitation du livre de jeunesse aussi bien dans l’esprit des lecteurs et des professionnels que dans celui des utilisateurs parents, enfants et médiateurs.

     Il faut bien comprendre de même qu’en ouvrant cet espace aux meilleurs créateurs du monde entier, les éditeurs ont offert à l’enfant d’aujourd’hui, dès son plus jeune âge une véritable confrontation interculturelle qui favorise leur imaginaire, leur éveil esthétique, le familiarise avec d’autres formes d’expression, du beau, de l’homme, et de la vie. Que ce soit le plus vieux média du monde, le livre, qui ait amorcé ce tournant, alors que les autres médias de l’image ont tant de mal à le prendre, constitue sans aucun doute une chance pour ce rapport culturel et pour l’enfant lui-même.

     Cette lignée de rénovateurs explique bien des choix et bien des voies qui vont marquer pour longtemps la production du livre pour enfants dans notre pays. A l’époque, les initiatives en faveur du livre de jeunesse sont peu nombreuses voire inexistantes. C’est dans ce contexte que s’ouvre la période dont je vais vous parler. Cette communication sur les grandes tendances de la littérature de jeunesse au cours de ces quinze dernières années doit beaucoup aux informations du groupe de critiques du Centre de Recherche et d’Information sur la Littérature de Jeunesse (CRILJ).

 Le paysage de l’édition française pour la jeunesse depuis 1970

 . Les éditeurs

     De grands éditeurs scolaires – en dehors de l‘Ecole qui devient l’Ecole des Loisirs – comme Hachette, Hatier, Magnard vont eux aussi être sensibles, dans la littérature qu’ils produisent parallèlement pour les enfants, à l’impact du graphisme, mais aussi aux activités d’éveil de plus en plus pratiqués à l’école. D’autres grands éditeurs vont créer des départements jeunesse : celui qui domine ces quinze dernières années par l’abondance et la qualité de sa production est le département jeunesse de Gallimard fondé en 1972 par Pierre Marchand et Jean-Olivier Héron, département qui deviendra très vite le lieu de rencontre des grands auteurs « maison » : Joseph Kessel, Albert Cohen, François-Marie Le Clézio, Michel Tournier, Claude Roy et des meilleurs illustrateurs du moment (Etienne Delessert, Nicole Claveloux, Jean Claverie, Claude Lapointe, Georges Lemoine, Henri Galeron, etc), d’abord dans les collections « 1000 Soleils », « Enfantimages », « Folio Junior », et depuis 1980, dans les collections « Folio Benjamin », « Folio Cadet », « Découverte Cadet ». D’autres éditeurs comme le Centurion, Albin Michel, Le Seuil, se lanceront aussi dans la littérature de jeunesse.

     Mais le phénomène qui a aussi beaucoup marqué les années 1970 est l’arrivée de petits éditeurs sur le marché tels La Noria, Léon Faure, La Marelle, d’Au, Le Sourire qui mord, Ipomée, Syros, qui ont renouvelé profondément les pratiques éditoriales et l’approche thématique de certains sujets. Avec des auteurs, des illustrateurs, souvent militants, pédagogues, ils ont voulu créer des images différentes en accord avec leur sensibilité, leur projet idéologique ou culturel ; ils se sont attachés dans la plus grande liberté à sortir des livres de transgression ou d’agression, à prendre en compte les enfants tels qu’ils sont plutôt que comme la société adulte se les représente.

     Ils ont cherché des solutions originales, souvent artisanales, aux contraintes de la conception et de la fabrication. Mais ils ont été freinés dans leurs réalisations par des problèmes d’ordre économique ou de distribution. De ce fait, plusieurs de ces maisons d’édition n’ont eu qu’une vie éphémère.

     Aujourd’hui, on compte en France sur 687 maisons, 87 éditeurs qui publient des livres pour la jeunesse : dans la plupart des cas, le secteur jeunesse n’est qu’un département de production à côté de la littérature générale ou des livres scolaires ; une dizaine d’éditeurs seulement ne font que du livre de jeunesse et trois maisons d’édition ont un double secteur livres et presse pour la jeunesse important. Cinq maisons d’édition font à elles seules 65% du chiffre d’affaire « Jeunesse » : Hachette, Gallimard, Les Presses de la Cité, Nathan, Flammarion.  

 . L’évolution du marché de l’édition pour la Jeunesse

     En un peu plus de quinze ans en France, le nombre de titres pour enfants publiés à l’année a été multiplié par 3,4 (1448 en 1965 – 4926 en 1983), et le nombre d’exemplaires mis en vente par 2,12 (31 millions d’exemplaires en 1965 – 66 millions d’exemplaires en 1983). Actuellement le livre de jeunesse dépasse le livre scolaire en nombre de titres et en nombre d’exemplaires mais non en chiffre d’affaires.

     Cette expansion, dans l’ensemble assez remarquable, ne doit pas cacher certaines zones d’ombre et des contrastes :

– cette progression ne s’est pas poursuivie d’une façon continue : s’il y a croissance accélérée de 1970 à 1979, depuis les chiffres fluctuent d’une année à l’autre et connaîtraient même une certaine stagnation malgré de légers progrès ces deux dernières années ;

 – dans le domaine des nouveautés, on note un recul de la catégorie « albums » et à l’inverse une assez nette augmentation de la catégorie « livres », ce qui est sans doute la conséquence de l’essor foudroyant du livre de poche jeunesse et du documentaire ;

 – le nombre des réimpressions représente environ 60% de la production annuelle totale, ce qui peut être interprété comme un pourcentage considérable ou comme un signe de succès et de la pérennité de certaines œuvres. Il aurait tendance à augmenter dans la catégorie albums et à rester stationnaire dans la catégorie livre ;

 – les conditions de distribution et de mise en place constituent encore bien des obstacles à la percée du livre pour la jeunesse en France : hormis les grandes surfaces qui représentent 15% des circuits de distribution, mais dont les produits livres sont souvent de médiocre qualité, les libraires assurent 45% de la vente jeunesse. Mais, sur 25 000 points de vente en France, il n’y en a que 2 000 pour la jeunesse ; et sur ce nombre on compte seulement 3 à 400 libraires ayant un rayon jeune très diversifié et 40 à 50 spécialisés jeunesse. Et, comme malgré certains efforts des pouvoirs publics, le réseau de bibliothèques est très inégalement implanté, le livre pour enfants n’est pas présent partout. Il y a donc pour les jeunes, un problème d’accès au livre. Ces déficiences sont compensées en partie par de nombreuses initiatives locales en faveur de la lecture mais en partie seulement selon les départements, ce qui a pour conséquence de renforcer les inégalités culturelles : ce sont les enfants appartenant aux milieux culturels privilégiés qui sont les plus gros consommateurs de livres ; ce sont les enfants appartenant aux milieux les plus défavorisés qui ont le moins de chance de rencontrer le livre et surtout les meilleurs œuvres de la production.

 Les tendances marquantes de la production

     Les albums, on l’a noté, ont opéré une véritable révolution graphique et culturelle, ce qui a modifié le paysage du livre d’images mais aussi des publics auxquels ils s’adressent maintenant. Les premiers bénéficiaires ont été bien sûr les jeunes enfants : cette tranche d’âge a bénéficié ainsi d’une floraison exceptionnelle de talents nouveaux tout en voyant son patrimoine se consolider et s’élargir avec l’extension du catalogue du Père Castor et l’arrivée de nouveaux éditeurs dans ce créneau. Mais les albums débordent aujourd’hui ce public : certaines œuvres illustrées de format albums s’adressent à d’autres catégories de la jeunesse (par exemple Thomas et l’infini de Michel Déon, illustré par Etienne Delessert aux éditions Gallimard). On peut donc parler d’une mutation éditoriale importante dans l’habitude des producteurs et des lecteurs.

     Mais le deuxième phénomène qui a modifié la physionomie de l’édition française pour la jeunesse durant cette période est l’essor foudroyant du livre de poche. Une première expérience tentée par Madame Rageot en 1971 resta sans lendemain. C’est Jean Fabre qui depuis 1975 a repris l’idée avec « Renard Poche » et « Lutin Poche ». Deux ans plus tard,   Gallimard lance sa fameuse collection « Folio Junior » qui comporte maintenant trois cents titres dont un tiers « d’œuvres maison », un tiers de reprises d’albums publiés par des confrères français, un tiers d’inédits français ou étrangers : de grands textes admirablement relayés par une mise en page et des illustrations d’époque ou signées des meilleurs artistes contemporains ; Gallimard s’intéresse aussi à l’image en poche avec « Folio Benjamin ». Magnard avec « Tire Lire Poche », Bordas avec « Aux quatre coins du temps », Hachette avec « le Livre de poche jeunesse », Nathan avec « Arc en poche », Casterman avec « l’Ami de poche », « Croque Livres », l’Atelier du Père Castor avec « Castor poche » se lancent à leur tour dans l’aventure. On compte en tout une vingtaine de collections de poche qui couvrent de petits livres d’images provenant ou non de réductions d’albums, des contes, légendes et romans pour moins de 8 ans, 8-12 ans, plus de 12 ans, des anthologies de poésie, des documentaires. Depuis cette percée du livre de poche, les jeunes et notamment les écoliers, ont à leur disposition, dans un conditionnement agréable et bon marché, les grands textes d’hier et d’aujourd’hui, français et étrangers. Mais la création littéraire dans ce secteur marque un peu le pas.

     La catégorie des documentaires pour la jeunesse est en pleine ébullition : ces livres représentent près de 50% des productions pour la jeunesse et ils ont tendance à proliférer dans le plus grand désordre, d’autant que la bataille du documentaire fait rage actuellement entre les éditeurs. Dans cette catégorie, il y a eu et il y a toujours beaucoup de faux documentaires aux sujets trop globalisants ou trop émiettés, aux images accompagnées de textes insignifiants ; il y a encore beaucoup de traductions et de coproductions qui relaient parfois, dans des adaptations mal transcrites, des informations mal adaptées ou non datées. Mais on observe aussi une part croissante d’œuvres françaises originales. Actuellement, la production française aligne trente collections publiées par quinze éditeurs, qui relèvent vraiment de l’information scientifique et technique. Certains thèmes sont surexploités : la nature, les animaux ; d’autres sont insuffisamment abordés : la chimie, la physique, la biologie, les objets, les techniques. Mais, fait étrange selon l’enquête du CRILJ de 1982, les enfants préfèrent pour s’informer sur le plan scientifique et technique : 1) regarder la télévision, 2) aller dans les musées, 3) consulter un livre. Il y a certainement à rechercher une meilleure adéquation entre les besoins des lecteurs, la demande des scientifiques et les offres des éditeurs.

     Dans la catégorie romans, contes et légendes, la situation est plus contrastée et plus inquiétante. Il existe quatre vingt collections bien étoffées et bien réparties pour lecteurs débutants, bons lecteurs, lecteurs chevronnés. Le développement de certaines d’entre elles en format de poche les rendent plus accessibles. Mais on constate aussi que :

– certaines valeurs sûres ne font plus autant recette sauf quand cette lecture est imposée par l’école ou par la famille. Certaines œuvres échappent bien sûr à ce désintérêt (Alphonse Daudet, Antoine de Saint Exupéry, Jules Renard, Mark Twain) ;

 – le roman social pour adolescents qui a été très en vogue après 1968 n’inspire plus aujourd’hui ni les éditeurs ni les lecteurs ;

 – les livres d’humour et d’aventures si recherchés par les 8-12 ans font quelque peu défaut ;

 – un genre en vogue depuis peu : les livres avec jeux de rôles et les interactions où le lecteur construit sa propre histoire mais où le livre reste maître du jeu (collection « Un livre dont vous êtes le héros », Ed. Gallimard) ;

 – les traductions dans le domaine des œuvres littéraires l’emportent largement sur les œuvres d’expression française. La production française qui avait aligné durant les années 1970-1980 un certain nombre de grands auteurs (Coué, Pelot, Solet, Garel, Massepain) semble avoir du mal à assurer la relève ; pourtant aux dires de certains éditeurs, de jeunes auteurs commencent à faire leur percée et à connaître le succès ;

 – comme sur le plan des tirages annuels, la production paraît étalée, la situation n’est pas alarmante mais le renouvellement des œuvres de fiction doit préoccuper tous ceux qui s’intéressent à la littérature de jeunesse. 

     On peut ajouter un mot sur la Bande Dessinée. La B.D. a fait, en France, après mai 1968, un saut décisif : cantonnée jusqu’alors dans le monde des enfants, elle a conquis subitement et rapidement en deux ans le monde des adultes. De nouveaux créateurs, pas toujours chevronnés, se sont mis à raconter leurs phantasmes. Gros succès temporaires puis usure du genre. On revient aujourd’hui aux qualités du scénario et du graphisme. Mais le tirage global annuel s’en est ressenti (baisse de 30% en cinq ans) ; le nombre des réimpressions l’emporte maintenant sur les nouveautés ; et le tirage moyen par titre est tombé en cinq ans de 27 000 à 14 000, ce qui pose problème quand on connaît le coût des investissements dans ce genre de production. On note toutefois une remontée de ce tirage moyen en 1984.

     On ne peut clore ce chapitre sur la production sans évoquer l’image de marque du livre français pour la jeunesse à l’étranger. Cette image a profondément changé en quinze ans. D’abord un certain nombre d’auteurs et d’illustrateurs de notre pays ont atteint une notoriété internationale : une preuve toute récente en est le grand prix attribué cette année et pour la première fois, par la Biennale Internationale de l’Illustration de Bratislava, à un français, Frédéric Clément. Ensuite les éditeurs français ont acquis maintenant un savoir-faire qui les place en concurrence avec les producteurs étrangers les plus compétitifs : ils ont appris à manipuler les mécanismes complexes de la co-édition, à calculer pour certains leurs ratios économiques sur une exploitation internationale, à implanter pour d’autres des agents ou des filiales à l’étranger, voire, ce qui est plus rare, à vendre, comme les packagers anglo-saxons, leurs projets clé en main de conception et de fabrication. C’est pourquoi on peut espérer dans les années à venir un rayonnement plus grand de la production française mais aussi un développement de la création dans notre pays.

Un environnement culturel favorable à la lecture

     Ce retour en force de la littérature de jeunesse dans notre pays n’a été possible que parce que l’environnement culturel s’y est prêté. Certes cet essor est d’abord le fruit de l’innovation des éditeurs et des créateurs. Mais que serait-il advenu de ces efforts, auraient-ils même été engagés si les milieux éducatifs et culturels n’avaient pas favorisé et soutenu cette action ?

     L’école a reconsidéré, depuis quinze ans, dans son discours et dans ses pratiques, sinon toujours dans les moyens, la place du livre pour enfants. Des groupements comme le Groupe Français d’Education Nouvelle (GFEN), les groupes Freinet, l’Association Française pour la lecture (AFL) ont beaucoup fait pour l’éveil à la lecture, le plaisir de lire, l’expression de l’enfant. Les enseignants eux-mêmes ont bénéficié, non sans difficultés, de possibilités de formation à la littérature de jeunesse. Le développement des Bibliothèques Centres Documentaires (BCD) dans le premier degré, des Centres de Documentation et d’Information (CDI) dans le second degré, contribuent maintenant à faciliter l’accès de l’enfant aux livres, à l’inciter à l’utiliser pour son plaisir ou pour son travail scolaire. Les Projets d’Action Educative (PAE) introduisent des activités sur la lecture et des intervenants extérieurs (éditeurs, auteurs, illustrateurs) au sein même de l’école et contribuent à motiver les élèves pour la lecture. Cet aspect du problème a déjà été développé par ailleurs.

     Des institutions, comme les bibliothèques, les centres culturels ont beaucoup investi pour créer ce climat d’intérêt autour de la lecture en développant non seulement toutes les procédures traditionnelles comme l’heure du conte mais aussi toutes les ressources nouvelles qu’apporte une animation bien comprise dans ce domaine.

     Des associations comme « La Joie par les Livres », avec ses groupes de critiques, ses matériaux d’information, son action au niveau international et national, comme « Loisirs Jeunes » avec ses diplômes annuels et en particulier le prix graphique du Livre pour enfants créé en 1972, des vitrines comme la Bibliothèque des Enfants du Centre Pompidou, des organisations comme les Francs et Franches Camarades, Culture et Bibliothèques pour Tous, contribuent à faire connaître et soutenir les meilleures réalisations en faveur du livre et de la lecture.

     Mais plus originale encore est sans doute l’action du Centre de Recherche et d’Information du Livre de Jeunesse (CRILJ), créé en 1974, qui réunit en son sein, au niveau national et régional, des représentants de toutes les professions intéressées au problème du livre pour enfants (éditeurs, auteurs, illustrateurs, libraires, critiques, chercheurs, enseignants, bibliothécaires, animateurs culturels). Son existence et ses nombreuses initiatives favorisent des confrontations interdisciplinaires et interprofessionnelles à divers échelons et des actions communes sur le terrain grâce à ses vingt cinq sections régionales : circulation de malles de livres, débats, journées d’études, stages, interventions dans les écoles, animation, fête du livre. Le CRILJ ouvre aussi ses portes aux livres d’enfants dans des lieux ou des secteurs où jusqu’à présent il n’avait pas sa place : salons, professions médicales…

     On ne compte plus aujourd’hui en France les manifestations sur le livre et la lecture (colloques, semaines de la lecture, journées de formation, expositions, cycles de conteurs…).

    Parmi les événements les plus significatifs de ces dernières années, on peut relever :

 – sur les nouvelles pratiques de la lecture, les rapports entre culture orale et écrite : le colloque international du CRILJ « Le livre dans la vie quotidienne de l’enfant » en 1979.

 – sur la création : le colloque national du CRILJ en 1982.

 – sur les illustrateurs : les expositions : « L’enfant et les images » organisée par le Musée des Arts Décoratifs en 1973, « la littérature en couleurs » organisée par la SPME en 1984, « Images à la page » organisée par le Centre Pompidou en 1985, mais aussi les expositions des illustrateurs pour enfants aux Salons du Livre et au Salons des Illustrateurs à Paris.

 – sur l’information scientifique et technique : les colloques nationaux de Strasbourg, de Paris, de Toulouse, de Marly mais aussi la mise en place d’un observatoire du livre et de la presse scientifique et technique pour les enfants avec le concours des pouvoirs publics, de musées, des associations spécialisées et des scientifiques eux-mêmes ; l’expérience pilote de recherche sur ordinateur des livres scientifiques et techniques menée avec des enfants par le CRILJ.

 – sur l’enfant et la poésie : un colloque national en avril 1986 organisé par le CRILJ.

 – en faveur de certaines catégories particulières d’enfants (enfants handicapés, enfants du Quart-Monde, enfants de travailleurs migrants) : de nombreuses initiatives d’associations des ouvrages originaux (ouvrages bilingues, ouvrages pour mal-voyants) des bibliographies thématiques, des rencontres spécialisées.

     Au-delà de cette énumération un peu sèche, il faut bien voir que nous assistons en France à un renouveau d’intérêt et à un redéploiement des actions en faveur de la lecture à tous les niveaux. Cette vogue touche les professionnels, la recherche, les milieux éducatifs et culturels et beaucoup de bénévoles. On regrettera toutefois que cette vitalité de la littérature de jeunesse ne soit pas suffisamment prise en compte par les autres médias : la grande presse et la télévision ne lui consacrent que peu de place. Il reste encore à toucher efficacement les premiers intéressés : les parents et les enfants eux-mêmes car avant d’amener l’enfant à la lecture, il convient d’amener le livre à l’enfant.

     Cette prise de conscience globale, ce concours de toutes les forces vives dans cette bataille de la lecture peuvent à terme changer le rapport de forces entre les médias mais aussi contribuer au développement culturel de l’enfant et du citoyen.

     « La lecture, disait Jacques Rigaud lors du colloque de 1979, apparaît comme quelque chose de paradoxal. Il n’y a pas en effet d’activité plus individuelle parfois même plus solitaire et qui en même temps soit davantage subordonnée à un environnement, à une vie collective, à un rapport social. Les nouvelles approches de la lecture sont étroitement liées à un contexte culturel d’innovation, de changement, de prise de responsabilités par les communautés ». Je crois que nous en faisons tous en ce moment l’expérience.

 Conférence donnée à Padoue en octobre 1985 au colloque franco-italien sur Lecture et Temps Libre pour la Jeunesse, dans le cadre des manifestations du 10ième Prix Européen de littérature pour la jeunesse.

( texte paru dans le n° 27 – janvier 1986 – du bulletin du CRILJ )

  colloque

S’intéressant particulièrement à la presse pour l’enfance et la jeunesse, Eudes de la Potterie fonde, en 1946, au sein des éditions Fleurus, un centre de documentation où il rassemble, quarante années durant, la totalité des publications périodiques francophones pour la jeunesse, un fort échantillonnage de publications étrangères et une très riche documentation sur le sujet. Cette collection est désormais, par convention, déposée à la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image d’Angoulème. Actif au sein du Bureau International Catholique de l’Enfance, président de 1963 à 1974 de l’ADBS (Association des professionnels de l’information et de la documentation), Eudes de la Potterie siégea, dès 1949, à la Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l’enfance et à l’adolescence. Homme de dialogue, il fut un administrateur du CRILJ aux contributions toujours parfaitement documentées.

 

 

 

 

Bibliothèque

    Le rempart contre l’ennui à la ville, et ce qui m’y attache serrée, c’est la Bibliothèque juste derrière chez nous. D’abord un drôle de chantier sous nos fenêtres, côté cuisine, salle de bains, chambre des parents. Très vite, la forme des trous dans la pelouse, sans angles droits, fait comprendre que ce n’est pas un immeuble en briques roses qui pousse là. Tiges de ferraille fichées dans les trous, puis coffrages en bois clair d’où les ouvriers démoulent des gâteaux de béton gris-blancs, parfaits, qui s’entrelacent sous nos yeux aussi ronds qu’eux. Un jeudi de novembre 1965 la Bibliothèque pour enfant ouvre, c’est « La Joie par les Livres ». Il pleut et les abords sont tellement boueux qu’on se déchausse à l’entrée. Habitude qui restera, même par temps sec. Rite de passage bienvenu entre vie du dehors et vie du dedans, cassures des angles droits et plénitudes des rondeurs.

     J’ai beau m’être précipitée dès la première heure, il y a déjà la queue et je ne serai que la 52ème inscrite : F 52, dans le petit rectangle, en haut à droite sur ma carte, jaune. F pour fille. Passé l’entrée, certitude absolue : on sera bien ici. Formes rondes et justes mesures, sol de liège léger, chaleur du bois clair sur les murs, et jusqu’à des galets et des arbres préhistoriques dans le jardin. Au rayon des romans, je remarque tout de suite, un peu dépitée, l’absence de la chère Alice détective. La joie choisit ses livres et nos bibliothèques seront de moins en moins roses ou vertes, pour devenir blanche, internationale ou « de l’amitié ». Nos vies changent. Je ne m’ennuierai plus que les dimanche et lundi, jours de fermeture. J’ai jeté mon premier dévolu sur Vingt mille lieues sous les mers, « R VER », malgré la prévenante mise en garde d’une bibliothécaire sur ma probable difficulté à en venir à bout. En quinze jours d’emprunt, je ne touche pas le fond. Le gros Jules Verne, protégé par du filmolux transparent, pas par l’affreux papier opaque bleu foncé qui bouche la vue sur les livres enfermés dans les armoires des classes, impressionne à la maison.

     La cité et la bibliothèque s’apprivoisent vite. Les bibliothécaires comprennent immédiatement les questions qu’on ne sait pas leur poser. Elles sont d’ailleurs et d’ici, et viennent de Paris, où elles habitent, -autant dire sur la lune-, dans des petites voitures poussives, cherchées instinctivement des yeux, sur le parking, retour d’école, pour savoir lesquelles sont là, avant de les rejoindre. Les bibliothécaires boivent du thé à cinq heures et ont parfois des peines de cœur qu’elles soignent avec des gâteaux au chocolat. Elles sont lumineuses, lunaires et humaines. Alors on s’enhardit à proposer de les aider, pour faire les inscriptions escortées du Sésame « en écrivant mon nom dans ce livre, je deviens membre de la Joie par les Livres… », pour tenir la banque de prêt ou pour faire visiter la bibliothèque – on vient du monde entier pour la voir. Nous sommes quelques « enfants-cadres » ou « piliers », comme disent les bibliothécaires, à vivre la Bibliothèque un peu plus intensément, à être aspirés par elle. Il faudrait presque nous retenir parfois.

     Les autres rares livres empruntés arrivent à la maison estampillés « Loisirs et Culture », dans le sac du père qui en prend de temps en temps à la bibliothèque du Comité d’établissement de la Régie. Arrivent aussi, régulièrement apportés par le facteur à l’une de mes sœurs, des livres blancs, toile protégée par rhodoïd, collection « Bibliothèque du club de la femme », bien emballés dans un cartonnage plié à leur juste dimension. Quand ils forment un alignement conséquent, elle leur achète un meuble, une bibliothèque. Trois étages en haut, derrière des vitres qui coulissent grâce à leurs petites encoches biseautées ; deux étages plus bas, derrière des portes pleines qui cachent ce qu’on veut, ça ne se voit pas. Plus tard, quand ma sœur quitte la maison, emportant avec elle La Loire, Agnès et les garçons, Les bijoutiers du clair de lune, Nous autres les Sanchez et les autres livres blancs ; j’hérite du meuble, enlève toutes les portes et range les livres à tous les étages. De toute les couleurs.

     Il y avait, dans la « Bibliothèque du club de la femme », Elise ou la vraie vie de Claire Etcherelli que j’ai lu cet été 2006, trouvé en Folio dans la bibliothèque de la Maison de Gaudissard, à Molines, dans le Queyras, où nous séjournons tous les étés. Les années précédentes, le livre était déjà là, mais jamais l’idée de le lire ne me serait venue. En fait, c’est le film que Michel Drach en a tiré qu’il faudrait revoir, parce que le roman lui ne se passait pas à Billancourt, mais aux usines Panhard. Le cinéaste a transposé l’histoire chez Renault. Je me souviens de ce film, vu avec une autre de mes sœurs, quand il est sorti en 1970, au cinéma « le Gudin », rue Gudin, près de la Porte de Saint-Cloud, fermé depuis longtemps. Je ne peux pas lui demander si elle s’en souvient aussi : la mort l’a ravie au printemps 2005 –un cœur qui n’en pouvait plus.

     Je voudrais revoir le film pour ses images de Billancourt. C’est l’histoire des amours mal vues d’un OS algérien et d’une employée française, sourire triste et blouse bleu clair (Marie-José Nat), pendant la guerre d’Algérie. La vidéo a existé, mais n’est pas disponible d’occasion sur Price Minister, et déjà une file d’acheteurs potentiels –à laquelle je ne me joins pas- s’est constituée. Enfants de qui, ceux qui attendent déjà ? Envie de chercher d’abord les critiques suscitées par la projection du film à Cannes, puis sa sortie en salles. D’écouter l’émission du Masque et la Plume qui l’avait évoqué : duel Charensol/Bory sur le sujet ? Qu’est-ce qu’ils pouvaient bien écrire ou dire, les critiques, à propos d’un film qui montrait la vie sur l’île ouvrière ?

 ( in Atelier 62 – Le temps qu’il fait – 2008 )

  clamart 1

Née à Céaucé, dans l’Orne, en 1955, Martine Sonnet quitte la maison natale six mois plus tard pour cause d’exode rural et grandit à la Cité de la Plaine à Clamart. Scolarité secondaire à Meudon, études d’histoire à Jussieu. Publication, en 1987, de L’éducation des filles au temps des Lumières, issu de sa thèse de 3ième cycle. « L’ouvrage est bien reçu, mais sur le plan carrière j’ai tout faux : mon refus obstiné de passer l’agrégation me ferme de fait les portes des universités et le Centre National de la Recherche Scientifique recrute ces années-là sur les doigts d’une seule main ; de plus, la spécialisation en histoire des femmes reste suspecte. » Songeant de plus en plus souvent à s’installer épicière à la campagne, Martine Sonnet est, en 1995, recrutée par le CNRS comme bibliographe pendant huit ans puis chargée d’une mission de recherche ministérielle en sciences humaines. Elle travaille actuellement à l’Institut d’Histoire Moderne et Contemporaine. Dans Atelier 62 que les éditions Le temps qu’il fait publie en 2008, Martine Sonnet mêle souvenirs recueillis et données chiffrées pour retracer le passé professionnel de son père et des ouvriers forgerons de Renault à Billancourt. Merci à elle pour nous avoir permis la mise en ligne du chapitre 20 et rendez-vous, pour en savoir plus, sur L’employée aux écritures.

Leo Lionni

      Léo Lionni est né à Amsterdam d’un père tailleur de diamants et d’une mère soprano. Emigré aux Etats-Unis en 1939, naturalisé américain, il devient directeur artistique d’une grande agence de publicité. Il s’installe en Italie dans les années 80.

     Il est venu par hasard aux livres pour enfants, mais c’est là que se sont épanouies ses qualités de fabuliste.

     Ses premiers livres arrivés en France en 1970 ont connu un succès immédiat. Qui ne se souviendra pas de cette histoire d’amitié exemplaire, toute simple, faite d’un rond bleu, d’un rond jaune et d’une poignée d’autres formes, Petit Bleu et Petit Jaune ?

     Combien de générations garderont en mémoire Pilotin, Frédéric, Tillie et le mur, Le rêve d’Albert et d’autres titres qui ont jalonné leur enfance ?

( article  paru dans le n° 66 – octobre 1999 – du bulletin du CRILJ )

 lionni

Tout petit, Léo Lionni observe et collectionne animaux, insectes et petits objets. Après ses études secondaires, il part pour Zurich où il étudie les sciences économiques. Premiers dessins, premiers tableaux. De 1933 à 1939, Leo Lionni vit à Milan et participe activement à la vie artistique locale. En 1939, il part pour les États-Unis, prend la nationalité américaine et entre comme directeur artistique dans une agence de publicité de Philadelphie. Son premier livre pour enfants, Petit-Bleu et Petit-Jaune, paraît en 1959. C’est certainement le premier album où l’abstraction formelle s’accorde aussi magistralement au fond. En 1962, Leo Lionni revient en Italie et se consacre principalement à la peinture et à la sculpture. Il réalise toutefois, chaque automne, un album pour enfants de trente-deux pages, utilisant la plupart du temps une technique de papiers collés faussement maladroite. Quelques titres, tous publiés à L’école de loisirs : La maison la plus grande du monde (1971), Pilotin (1973), Une histoire de caméléon (2000).

Réflexion sur la création

 

 

 

 

 

 

Réflexion sur la création

par Madeleine Gilard

Pour quoi écrit-on ?

Il y a une telle variété de motivations qu’on a du mal à dégager une idée et à s’y tenir. On écrit souvent parce qu’on étoufferait sans cela.

L’écrivain allemand, Ludwig Renn, a dit un jour, dans une interview en France, que son père et son frère aîné étaient doués d’une grande facilité de parole. Se trouvant muet devant eux, il a plongé dans l’écriture.

On écrit aussi parce que l’on a vécu une expérience qui vous paraît unique. Si elle est bien racontée, transposée, avec authenticité, et colorée par la personnalité de l’auteur, elle aura peut-être bien ce caractère unique.

On peut écrire pour se souvenir, ou pour compenser ce qui a pu manquer dans une vie, pour compléter.

Il arrive que l’on écrive parce que l’on vous dit : « Vous qui racontez si bien les histoires, il faut les écrire. » Ce peut être parfait ; ce peut être désolant. Les enfants, petits-enfants ou élèves ont pu écouter avec ravissement une voix connue et aimée, mais sur le papier, on peut trouver un récit mièvre en paroles banales. Il faut cependant ne pas se décourager et travailler pour faire passer dans l’écriture le charme du récit oral. Je crois fermement à la possibilité de s’améliorer dans le domaine de l’écriture comme dans beaucoup d’autres.

Il y a pourtant bien des dangers et des tentations dans ce travail d’écrivain. Pour les auteurs féconds, qui ont de la facilité, du brillant, ce doit être presque irrésistible d’écrire vite, fréquemment, pour le plaisir de produire, d’être imprimé, d’être lu, et, pourquoi ne pas le dire, pour recevoir son droit d’auteur. Il est difficile, me semble-t-il qu’une production trop abondante reste toujours à son plus haut niveau de qualité.

Vivre de sa plume, c’est parfois normal et inévitable, mais c’est un danger à ne pas négliger. On est trop tenté d’aller vite. D’accepter n’importe quelle commande. Je ne sais si c’est fréquent. A un moment le bruit courait qu’écrire pour les enfants rapportaient. Je n’oublie pas que bien des chefs-d’œuvre en peinture ou en musique sont des œuvres de commande. Pour la littérature, j’en suis moins sûre. Cependant, il est des cas individuels et tout le monde n’a pas la chance d’avoir un gagne-pain qui permette de vivre et faire vivre les siens, en gardant aussi le temps, le temps, le goût et la force d’écrire.

Autant d’individualités, autant de façon d’écrire. Tout peut être valable si c’est fait de bonne foi. Aussi bien le roman d’aventures à la Jules Verne, que le roman d’anticipation moderne, le roman de la vie quotidienne, le roman psychologique.

Pour la jeunesse, il existe, bien entendu, des contraintes, mais pas plus que pour un écrivain qui s’adresse aux adultes, à moins que l’on ne considère le pêle-mêle et le laxisme comme une nécessité de l’écriture moderne.

Pour qui écrit-on ?

La réponse, là aussi, varie selon les individualités.

Je suppose que certains écrivains ont en tête des lecteurs bien définis, d’autres, anonymes, tout en étant réels, auxquels ils souhaitent s’adresser. Kipling a écrit pour « la mieux aimée » qu’il avait perdue. On peut aussi écrire sans penser au public, en égoïste, pour soi. Mais si l’on est de bonne foi et le thème intéressant, je pense qu’il y aura un public et que le jeune lecteur pourra dire : « C’est moi, me voilà ». Je ne veux pas parler spécialement d’autobiographie. Le lecteur peut se rencontrer à travers le personnage que l’auteur est ou aurait voulu être et dont il invente une représentation projetée hors de lui.

Les livres pour les « jusqu’à dix ans » sont ceux qui présentent, à mon avis, le moins de problèmes. Si l’on a un peu de fantaisie, d’observation, le souvenir spontané de sa propre attitude d’enfant, et le don d’observer les jeunes autour de soi, on risque souvent de réussir. Bien entendu, pour cette tranche d’âge – et aussi pour des enfants plus âgés – il y a le danger de moraliser, de guider. C’est une tentation sournoise, difficile à éviter. On est naturellement amené au « Fais pas ci, fais pas ça » et « Voilà comment il faudrait vivre ». Il ne faut pas craindre d’éviter les fins heureuses, si la logique de l’histoire ne le veut pas. Des parents divorcés peuvent rester séparés, des grands-parents aimés peuvent mourir. J’ai souvent parlé avec Marc Soriano de cette très réelle notion et préoccupation de la mort qui existe chez les enfants, et l’on devrait en tenir compte.

Dans les romans pour les 10-12 ans, je ne sais pas si l’on continue à insister sur la nécessité de les confronter aux « problèmes ». C’est un grand point d’interrogation. Dans le monde où nous vivons, on peut se demander si on a le droit de peindre un milieu douillet, empli de tendresse, alors que les enfants voient la violence autour d’eux, souvent parmi eux, de même que sa présentation sur les écrans. Lorsqu’on fait évoluer son petit monde où règnent la gaieté, l’ordre et l’affection, on se demande si on n’est pas en train d’écrire pour un petit nombre de favorisés, de faire un livre d’évasion, sans plus. C’est dans ce domaine que je situerai fortement la responsabilité du créateur. Pour faire vrai, on sera amené à parler de la violence, du marginalisme, du chômage et de la drogue, mais il faudrait s’arranger pour qu’à la fin, en quelques pages, l’espoir apparaisse pas de façon artificielle par l’intervention de personnages positifs, relativement muets jusque là ou soudainement apparus. On est tenté de le faire si l’on est soi-même habité par l’espoir. A-t-on tort ? Raison ? Si la logique de l’intrigue, la psychologie des personnages le permettent, alors, oui, il serait bon d’ouvrir la fenêtre sur un avenir meilleur.

Il y a un grand besoin d’amour et de sécurité chez les jeunes, même s’ils affectent le cynisme et l’indifférence ; et pas seulement chez les petits. J’ai été frappée une fois, par une émission télévisée qui présentait quelques scènes de l’Aiglon de Rostand devant un groupe de lycéens. Ils restèrent d’abord muets et fermés, puis ils parlèrent et plusieurs garçons que l’ombre de Napoléon paraissait laisser indifférents ont demandé avec étonnement, avec chagrin : « Mais sa mère, Marie-Louise, elle ne l’aimait donc pas ? »

Ceux-là ont peut-être besoin de trouver dans les livres des mal-aimés, mais des mal-aimés capable de chérir les autres et qui se préparent à aimer leurs futurs enfants…

Je regrette de ne pas voir plus souvent des romans mettant en scène des personnages dans leur travail quotidien. Souvent, l’on a vu dépeindre des carrières de sportifs, pilotes d’essai, danseuses, mais les auteurs semblent moins tentés par les débuts dans les métiers techniques ou manuels, la vie d’apprentis dans la mécanique, la boulangerie, la vente en magasin, la coiffure, la tenue de la caisse, la poste, le secrétariat, etc. avec tous les drames et comédies de chaque jour que cela peut comporter. Je ne parle pas de faire du roman populiste et s’il l’on veut décrire des tâches dans l’électronique ou le laboratoire de physiologie, pourquoi pas ? Je suis trop âgée; personnellement, pour me lancer dans des stages qui me révèleraient le mécanisme intérieur de certains métiers, mais je souhaiterais que de jeunes confrères et consœurs le fassent. J’ai connu des écrivains doués qui avaient fait de la musique de groupe, conduit des marionnettes à travers la France et l’Europe. Si on leur suggérait de trouver là un cadre pour leur prochain roman ou livre-document, ils paraissaient indécis, et le prochain manuscrit était souvent une fantaisie non dépourvue de qualité d’écriture mais se complaisant dans l’irréel et le fantastique. Faut-il devenir vieux pour attacher du prix, un climat aussi bien dramatique que comique au vécu de tous les jours ?

Pour en revenir aux thèmes difficiles de la violence, de la guerre, de la drogue, etc. et aborder en même temps la question des livres pour adolescents (les Américains disent « jeunes adultes »), ces thèmes ne seraient-ils souvent pas mieux traités dans des livres-documents et les jeunes ne les liraient-ils pas plus volontiers que des « romans pour adolescents » ?

Sur la sexualité, par exemple, il existe et il existera des essais et des livres-documents fort bien faits. Ce n’est pas que la question soit à exclure des romans, nous n’en sommes plus là. Mais souvent, il m’a semblé que l’auteur se forçait pour en parler, parce que l’évolution des mœurs le veut, et qu’il en résultait un curieux mélange de froideur et d’une certaine brutalité. Cela choquait à cause du manque d’émotion.

On se demande parfois, pourquoi les écrivains pour adultes se sentiraient forcés de pimenter leur ouvrage d’érotisme si cela ne les amuse pas, ni ne répond à leur mode d’interprétation de la vie par l’écriture. De même, l’auteur pour jeunesse n’est pas tenu d’aborder les relations sexuelles si son sujet ne l’exige pas. Et, s’il le fait, ne peut-il pas écrire si tel est son penchant, avec naturel et discrétion, comme il aborderait le sujet dans une conversation intime avec des amis. Il existe un art de l’ellipse et de l’allusion, de l’évocation en sous-expression. Après tout, bien que les jeunes aient un parlé fort cru, on trouve souvent chez eux une grande pudeur à respecter.

Je souhaiterais qu’on puisse réunir devant le public, par les médias, des auteurs pour la jeunesse qui disent comment ils ont commencé à écrire, comment cette maladie leur est venue, quels sont leurs découragements, leurs enthousiasmes, ce qu’ils éprouvent à la lecture des premières épreuves. Je souhaiterais des réunions d’auteurs, d’éditeurs, de bibliothécaires, d’enseignants et d’animateurs qui soient aussi vivantes, touchantes, drôles et même éclatant en chahut, en conflits et ces querelles où tout le monde parle à la fois, bref chargées de cette atmosphère qui fait une grand part du succès de certaines émissions célèbres. Si le public pouvait recevoir cela, il me semble que le respect, l’estime et la curiosité pour le livre de jeunesse et ceux qui le font ne feraient que croitre.

( texte paru dans le n° 22 – février 1984 – du bulletin du CRILJ )

madeleine gilard

Née en Espagne d’une famille d’origine protestante, passant ses étés en France, Madeleine Gilard apprend à lire avec son grand-père paternel pasteur dans le Sud-Ouest. Ayant fait toutes ses études à la maison, ne possédant aucun diplôme, elle maitrisera parfaitement, outre le français et l’espagnol, l’anglais, l’allemand et le russe. Vie de bureau pendant près de cinquante ans puis aux éditions La Farandole comme secrétaire littéraire. Paulette Michel, secrétaire administrative, la pousse à écrire et, en 1956, est publié un premier album, Le bouton rouge, illustré par Bernadette Desprès. Près de trente ouvrages suivront, pour tous les âges, dans une veine réaliste proche de Colette Vivier. Notons Anne et le mini-club (1968), La jeune fille au manchon (1972), Camille (1984). Madeleine Gilard a reçu en 1983 le Grand Prix de Littérature Enfantine de la Ville de Paris pour l’ensemble de son œuvre.

Une collection : Ceux qui ont dit non

      Publiée chez Actes sud junior, dirigée par Murielle Szac, la collection « Ceux qui ont dit non » regroupe des « romans historiques destinée à éveiller l’esprit de résistance en offrant des récits de vie de figures fortes qui ont eu un jour le courage de se révolter pour faire triompher la liberté ou la justice. » Chaque roman est complété par un dossier documentaire et un dossier photos.

     Le projet est clair. Il s’agit de redonner aux jeunes des raisons de croire en la politique,  de lutter contre la morosité ambiante. C’est une invitation à s’engager, à se battre pour des causes justes. Les auteurs évitent le documentaire et un genre littéraire qui mettrait en avant le caractère de sainteté du personnage dont on raconte la vie. Les hommes et femmes choisis sont des exemples mais ne sont pas présentés comme des héros.

     Les adolescents sont effectivement capables de s’indigner et de se révolter. Ils trouveront dans chaque ouvrage des ressources documentaires et des adresses pour rejoindre des associations militantes. Ils pourront se demander pourquoi l’on peut avoir des raisons de caractériser la liberté comme « le pouvoir de dire non ». Il est certain que cette collection peut participer à lutter contre la perte de culture philosophique et politique de nos contemporains, l’évanescence de leur mémoire qui les conduit à nier leur propre histoire, le passé glorieux de la conquête des libertés et de l’égalité. Nombre d’adolescents clairvoyants sur les enjeux de société veulent exercer leur citoyenneté, refuser les discriminations et l’humiliation.

     Dans ces ouvrages, les questions abordées comme les discriminations ne peuvent qu’avoir des échos tant l’actualité politique est riche en heurts et malheurs dont quelques uns ont leurs racines dans l’histoire. Nous vivons dans une société que l’on ne peut pas traiter d’une manière neutre. Le paysage politique s’éloigne de l’Etat de droit. Les principaux contre-pouvoirs sont canalisés et les principaux pouvoirs sont sous la décision d’un seul. La crise de la démocratie représentative est à la mesure de la crise de confiance à l’égard des institutions et des politiques. La contestation de l’efficacité de l’égalité formelle en est une des causes. Or l’inflation législative pour corriger les inégalités, les mesures de discrimination positive pour combler les injures historiques et les discriminations présentes ne suffisent pas à apaiser le sentiment de ne pas être entouré, écouté. Nous sommes dans un moment peu favorable à l’intégration. Il en résulte une menace sur les libertés fondamentales. Une logique carcérale rentre dans notre société ouverte, dans sa gestion avec la présence de caméras, l’usage des pointages, une gestion par la peur. Mais il existe des espaces d’action, de liberté, d’initiative même si on ressent une certaine impuissance et cette collection « Ceux qui ont dit non » donne des ouvertures.

     Une réflexion du Président de la République a récemment étonné mais il fallait y repérer une traçabilité libérale théorisée par le philosophe économiste Hayek ou par le  philosophe écossais, Adam Smith considéré comme un des fondateurs de l’économie politique moderne, mais aussi du libéralisme économique et même du néolibéralisme. Ces propos nous invitaient à constater qu’une société égalitaire ne favorise pas la croissance, la motivation, le développement économique et social. Fallait-il en conclure qu’il est bon de poursuivre vers une société inégalitaire ? Bien sûr que non. Où met-on le curseur ? A quel moment va-t-on considérer que les inégalités sont inacceptables ? Plusieurs ouvrages abordent ces questions d’égalité en différenciant équité et égalité et en montrant les leviers d’une évolution pour une société plus juste avec des citoyens impliqués dans la vie, mobilisés sur des valeurs et sur l’intérêt général.

     Prenons encore quelques exemples pour montrer comment ces ouvrages sont d’actualité quand ils abordent la question des minorités. Nous vivons une période où     se pose la question de la mesure de la diversité. Puisque ceux qui mesurent les discriminations et qui agissent au quotidien contre elles depuis de nombreuses années affirment disposer des moyens de mesure adéquats, puisqu’ils les mettent en œuvre d’ores et déjà de manière consensuelle, pourquoi cherche-t-on à toute force à imposer ces étranges instruments de mesure des minorités  visibles ?

     En dehors des résonnances sociales et politiques la collection conduit à s’interroger sur la manière de faire passer l’histoire dans les romans historiques. Pourquoi dire l’histoire ? Un homme, une œuvre, un genre littéraire ne surgissent jamais ex nihilo, ils sont au contraire toujours préparés, conditionnés par un certain contexte historico-culturel. (Cette idée est développée par Georges Lukacs dans Théorie du roman). On peut s’interroger sur le regain d’un intérêt pour le genre. L’actualité est un fabuleux prétexte pour les éditeurs de rééditer quelques titres (procès Papon), d’en proposer de nouveaux. Il semblerait que la raison pour laquelle il est édité peu d’ouvrages sur les conflits contemporains est justement qu’ils relatent un fait de l’actualité : le sujet est encore trop sensible. Il est sans doute ardu de créer de la fiction sur un passé proche. Mais on voit bien comment une collection comme « Ceux qui ont dit non » dépasse ces craintes. Mais l’histoire contemporaine dépayse. Sa fausse familiarité oblige à identifier et à expliciter les différences, l’enchaînement des causes et des conséquences qui se sont succédées jusqu’à présent. En cela l’histoire contemporaine est particulièrement formatrice d’un esprit rationnel et scientifique. Elle donne à saisir la complexité croissante de nos sociétés, leur diversité emportées par ce mouvement désordonné de la mondialisation des biens et la circulation des personnes. Elle aide à comprendre que le métissage des peuples est une réalité observable. Dans le même temps l’adolescent doit faire un travail inconscient considérable pour essayer de donner un sens à la transmission entre ce qui l’a précédé et ce qu’il aura à son tour à donner.

     Dans le roman historique en général et dans cette collection en particulier, au-delà de ce passé restitué, de ces lieux revisités, c’est à une autre rencontre que nous convient les auteurs, une rencontre avec la mémoire individuelle et collective, enfouie, oubliée, puis ressurgie, ressuscitée, c’est là que peut-être tous ces romans prennent sens : écrire pour se souvenir, interpeller le passé pour comprendre le présent, aider les lecteurs à réfléchir, à se questionner, donc à se construire dans un monde complexe dont ils ont le devoir d’assumer ce qu’il est, pour pouvoir agir et participer, en citoyens responsables, à son amélioration.

     Le droit à la différence, le respect de l’autre, la tolérance, les injustices, les souffrances, la quête des racines, la recherche ou l’affirmation de son identité culturelle sont autant de thèmes, de questions abordées par les auteurs de romans historiques, et autour desquels ils invitent les lecteurs à réfléchir.

     Murielle Szac directrice de collection répond à certaines questions comme : quelles sont les fonctions de l’histoire dans la culture des jeunes ? Quelle est la place accordée à la mémoire, au devoir de mémoire ? (voir l’entretien sur le site Ricochet)

     La relation perturbée à l’histoire est l’une des conclusions majeures d’une recherche menée sous l’égide de la commission européenne en 2002/2004 (dans le cadre d’un projet Connect) sur la citoyenneté européenne. On sait que cette relation perturbée à l’histoire, l’ignorance d’un patrimoine culturel est politique, engendre le mépris de soi et des autres, qui est inévitablement source de violence. On ne construit pas une identité collective ou individuelle, en effaçant le passé ; on ne consolide, ni ne développe la démocratie en ignorant le combat pour les libertés ou les périodes de régression qui l’ont jalonnée.

Liste des ouvrages :

 . Isabelle COLLOMBAT – Chico Mendes : Non à la déforestation

. Frédéric PLOQUIN – Hubert Beuve-Méry : Non à la désinformation

. Véronique TADJO – Nelson Mandela : Non à l’apartheid

. Bruno DOUCEY – Federico Garcia Lorca : Non au franquisme

. Rachel HAUSFATER – Mordechaï Anielewicz : Non au désespoir

. Caroline GLORION – Gabriel Mouesca : Non à la violence carcérale

. Gérard DHOTEL – Louise Michel : Non à l’exploitation

. Didier DAENINCKX – Jean Jaurès : Non à la guerre

. Elsa SOLAL – Olympe de Gouges : Non à la discrimination des femmes

. Chantal PORTILLO – Gandhi : Non à la violence

. Jessie MAGANA – Général de Bollardière : Non à la torture

. Maria POBLETE – Simone Veil : Non aux avortements clandestins

. Caroline GLORION – Joseph Wresinski : Non à la misère

. Gérard DHOTEL – Victor Schoelcher : Non à l’esclavage

. Bruno DOUCEY – Victor Jara : Non à la dictature

. NIMROD – Rosa Parks : Non à la discrimination raciale

. Murielle SZAC – Victor Hugo : Non à la peine de mort

. Maria POBLETE – Lucie Aubrac : Non au nazisme

racisme

Anne Rabany est membre du CRILJ depuis 1975. Elle a trouvé auprès de cette association les ressources et les accompagnements nécessaires à différents projets qui ont jalonné sa carrière : pour la mise en place des BCD, la formation des personnels lorsqu’elle était Inspectrice départementale puis directrice d’Ecole normale, pour l’animation et le suivi des Centre de Documentation et d’Information des collèges et des lycées en tant qu’Inspectrice d’Académie, Inspectrice Pédagogique Régionale Etablissement et Vie Scolaire et, actuellement, pour préparer des cours en tant qu’enseignante au Pôle du livre de l’Université de Paris X.

Mathilde Leriche

     Ma première rencontre avec Mathilde Leriche date d’octobre 1949. En stage rue Boutebrie, j’avais poussé la porte de la bibliothèque et, assise au bureau, il y avait une dame souriante qui discutait avec vivacité d’un livre avec deux jeunes lecteurs. Fascinée, j’écoutais le dialogue savoureux d’égal à égal entre trois personnes. Dans ce lieu régnait un air de liberté, de tolérance et de respect des jeunes. La bibliothèque rêvée.

     La mixité et l’accès direct aux rayons étaient à la base du fonctionnement. Pendant trois mois, on apprenait là le métier de bibliothécaire pour la jeunesse avec Mathilde Leriche et Margurite Gruny. Mathilde trouvait naturel de faire profiter les stagiaires de ses compétences, de partager avec elles son expérience du métier et, en plus, de leur apporter ses propres richesses intellectuelles et humaines. Chez elle, l’intelligence des textes, la tolérance envers les autres, le respect des jeunes allaient de pair avec un humour constant. La fête était toujours présente quand elle racontait ou lisait à haute voix et les regards éblouis des jeunes qui entraient dans cette littérature, dite mineure, et qu’elle admirait tant, sont restés fortement gravé dans mon souvenir comme le charme de sa voix. Les lettres de ses anciens lecteurs à l’annonce de sa mort témoignent du souvenir de ces années-là. Et elle, toute sa vie, a gardé la mémoire de ses jeunes lecteurs disparus pendant la guerre. Elle en parlait souvent.

     Mathilde Leriche a été la fondatrice, la sécrétaire et la cheville ouvrière du Prix Jeunesse, de sa création en 1934 jusqu’à sa disparition en 1972, avec deux interruptions, la guerre et le changement d’éditeur. Ce prix, créé par Michel Bourrelier, propagandiste des méthodes actives, a été le premier prix pour la littérature décernée sur manuscrit. Il symbolisait le renouveau de cette littérature et a permis la découverte de nouveaux et jeunes talents. Il va apporter aux enfants des textes qui parlent de leur vie quotidienne, de leurs préoccupation du moment, d’aventures contemporaines ou historiques, sans oublier les contes.

     On retrouve le travail rigoureux de Mathilde Leriche, en liaison avec Michel Bourrelier, dans le choix et l’amélioration du manuscrit primé. Ces travaux se sont prolongés dans son rôle de directrice des collections « Primevère », « Marjolaine », puis « Les heures enchantées » et, enfin, la si jolie collection « L’alouette » illustrée par de grands noms comme Françoise Estachy, Gerda Muller, Pierre Noël, Pierre Belvès ou Romain Simon. La diversité des auteurs primés va de Marie Colmont à Nicole Vidal en passant par Colette Vivier, Alice Piguet, René Guillot, Pierre Gamarra ou Pierre Pelot. Le jury, complètement indépendant, permettait à des écrivains, membres ou nom de l’Académie Française, des poètes, des critiques, des bibliothécaires, des enseignants, un éditeur et, plus tard, des hommes de radio, de se retrouver. Les délibérations étaient sereines, parfois houleuses, quelquefois « bavardes » et Mathilde, discrètement, ramenait la troupe « au boulot ». Après les délibérations, la récréation du repas. Les membres du jury étaient souvent du genre joyeux et Mathilde n’était pas la dernière à alimenter le brouhaha par des mimiques malicieuses et des réparties percutantes.

     Je ne peux évoquer notre amitié sans parler des rencontres où nous nous racontions des histoires, où nous nous entretenions de nos joies et de nos peines, de nos enfants. Et là, elle était la femme libre, souvent anti-conformiste, un brin anarchiste, avec toujours son goût pour la vie, son amour des jeunes et son humour.

     Pendant quelques vacances, nous nous sommes retrouvées en Auvergne. Elle en aimait la diversité des paysages aux dômes arrondis, aux vallées étroites et verdoyantes. Elle marchait avec allégresse, par les chemins, admirant l’herbe des prés et les animaux, les bruits d’oiseaux, les ruisseaux ondulants et la joie des bains de pieds, la visite des vieilles pierres, surtout les églises romanes, qui devenait savoureuses car l’humour ne la quittait jamais.

     Nous avons en mémoire tout son travail fait avec tant de lucidité : cours, conférences, articles de revue, conseils à tous, bénévolat dans des associations autour du livre et de la presse pour la jeunesse et la lecture pour tous. Fondatrice du CRILJ avec Natha Caputo, elle en a suivi le parcours avec sympathie, parfois amusée.

     Et nous avons tous en mémoire le pique-nique qui s’est déroulé rue de Chateaudun, il y a peu d’années, où elle nous avait enchanté par ses dires et une certaine chanson grivoise – ô combien – du début du siècle.

     Un regret : que toutes ces activités aient freiné son œuvre de création personnelle.

     Mathilde, merci pour tout ce que vous nous avez donné.

( texte paru dans le n° 67 – avril 2000 – du bulletin du CRILJ )

mathilde leriche

Proche des mouvements d’éducation nouvelle, Mathilde Leriche sera, dès 1924, avec Marguerite Gruny, l’assistante de Claire Huchet, première directrice de la bibliothèque de L’Heure Joyeuse. Elle participera en 1937 à la création de l’Association pour le Développement de la Lecture Publique et sera, en 1967, la première présidente du CRILJ ancienne manière. Elle écrira pendant de longues années des critiques de livres pour enfants pour la revue des CEMEA Vers l’éducation nouvelle. Auteur, une fois retraite prise, de quelques albums pour enfants, elle avait publié, en 1937, avec Marguerite Gruny, le guide de lecture Beaux livres, belles histoires. Elle fut une conteuse remarquable.

   

Peter Härtling

 

 

 

 

 

 Portrait d’un auteur par son traducteur

     C’était il y a maintenant plus de trois ans. On s’inquiétait chez l’éditeur allemand Beltz & Gelberg du fait que si quatre romans pour la jeunesse de Peter Härtling avaient été traduits en français, les autres ne trouvaient pas preneur. Il fallait trouver un nouvel éditeur français notamment pour Béquille, mais aussi pour Sophie fait des histoires, Les fugues de Théo, Derrière la porte bleue et Flo qui allait paraître. Je ne suis pas dans le secret des dieux, mais je crois qu’à La Farandole, quand la proposition fut faite de publier Peter Härtlong, on n’hésita pas longtemps. A la grande satisfaction de tous les partenaires emportés par cette belle aventure, et dont je fais partie avec joie, puisque je viens de terminer, il y a quelques jours, ma cinquième traduction d’un roman de jeunesse de Peter Härtling, Derrière la porte bleue.

     Peter Härtling est l’un de ces écrivains allemands, plus nombreux que ses homologues français, qui alterne la littérature « pour adultes » et la littérature « de jeunesse » et qui contribue à ce que cette dernière soit prise au sérieux et constitue une branche maîtresse de l’arbre littéraire.

     Quelques mots de la biographie de cet écrivain majeur :

     Peter Härtlong est né en 1933 à Chemitz, en Saxe. Son père était avocat et, étant anti-fasciste, il ne put bientôt plus exercer sa profession. Il mourra au lendemain de la libération dans un camp de prisonniers russes. Sa mère se suicidera quelques semaines plus tard.

     Permettez-moi de vous raconter trois anecdotes qui expliquent l’écrivain.

     Pendant la guerre, la famille de Peter Härtling avait été balottée au gré des évènements tragiques, fuyant l’avance de l’Armée Rouge. Elle s’installa finalement à Zwettl, en Basse Autriche. Le jeune Peter, qui portait l’uniforme des jeunes nazis, vit de jeunes soldats et officiers organiser la résistance aux libérateurs russes : le Führer finirait bien par gagner la guerre. Un vieux médecin réussit à les persuader d’arrêter leur geste insensé, sinon la ville aurait brûlé. Quelques jours plus tard, Peter, qui portait toujours l’uniforme mais sans les insignes, jouait avec les soldats russes. Il vit venir à lui, en civil, un des anciens officiers nazis qui lui dit : « Espèce de petit nazi, nous allons te montrer comment on devient un démocrate. » Cette métamorphose le fit beaucoup réfléchir sur le sens du mot démocratie et ce que sont certains de ses défenseurs.

     Un autre souvenir que Peter Härling évoque volontiers est celui du jeune adolescent qui dut, en 1945, se rendre à pied avec sa tante, de Brünn à Zwettl, chez des parents tchèques. Des kilomètres et des kilomètres avec deux valises et un sac à dos. Il ne faisait pas bon parler allemand. Or, Peter Härtling ne connaissait que quelques mots de tchèque. Dès que quelqu’un lui parlait, il devait faire semblant d’être muet. Cette expérience de mutisme fut, dira-t-il dans son récit Der Wanderer, la première qui fit que, plus tard, il se mit à écrire. En faisant semblant d’être muet, il avait commencé à trouver les moyens de s’exprimer.

     La troisième souvenir est lié au lycée. Il avait un très bon professeur d’allemand qui l’avait initié aux grands écrivains. Ce professeur tombe malade avant le baccalauréat et il est remplacé par un professeur qui avait été nazi. Peter Härtling fit un exposé sur Thomas Mann et un autre sur Wollfgang Borchert. L’appréciation du professeur fut que ces deux écrivains avaient trahi leur patrie et étaient des déserteurs. Cet enseignant devint professeur principal et déclara à Peter Härtling :

–  Vous pouvez être sûr que vous aurez une mauvaise note en allemand.

 –  Vous voulez que je quitte l’école ?

 –   Oui.

 –  Alors, je m’en vais.

 –  Et je vous prie d’aller voir vos professeurs et de leur dire adieu.

     C’est ce que fit Peter Härtling, qui put se rendre compte de la sincérité de certains enseignants.

     Voilà l’homme dont la vie et l’écriture est faite de cette sincérité, qui travailla ensuite comme journaliste, puis comme éditeur, avant de devenir l’écrivain que nous savons.

     Peter Härtling est donc un de ces écrivains pour adultes reconnus qui n’écrit pas sporadiquement mais régulièrmeent pour les adolescents de 10 à 13 ans, c’est-à-dire pour cette tranche d’âge qui n’a pas encore atteint la puberté et qui est encore capable de curiosité.

     Au départ de cette vocation, Peter Härtling explique qu’il s’était mis en colère en voyant les livres que ses propres enfants rapportaient à la maison ou recevaient en cadeau. Il avait découvert une littérature infantile, idiote, une littérature qui ne prenait pas les enfants au sérieux, une littérature qui perpétuait les vieux mécanismes sociaux. Il décida donc de se mettre lui-même à l’épreuve, pour d’abord constater que, s’il savait écrire pour les adultes, il ne savait pas le faire pour les enfants, qu’il ne comprenait pas leur langue, qu’il ne connaissait pas leurs problèmes et qu’il ne savait pas grand-chose d’eux, alors qu’il avait lui-même quatre enfants. Il lui fallait changer de méthode.

       Peter Härtling fit parler ses enfants et leurs amis. Il les écouta et entendit ainsi leur façon de comprendre les choses et ce qui les intéressaient. Ces fragments de conversations devinrent un premier livre, …ind das ist die ganze Familie, qui sera suivi plus tard d’un récit connu en France sous le titre On l’appelait Filot. Il lui avait fallu deux longues années d’apprentissage pour se sentir enfin capable d’écrire pour les enfants. Peter Härtling me disait un jour, pour caractériser ce long parcours d’acquisition : « La plupart des écrivains, hommes ou femmes, qui écrivent pour les enfants, l’ignorent : la littérature pour les enfants n’est pas une petite littérature. C’est au contraire la littérature, une littérature très complexe qui doit être très simple. Cette simplicité, ce naturel est la chose la plus difficile qui soit en art. De loin, la chose la plus difficle. »

     En ce qui concerne le contenu, Peter Härtlng considère que la littérature est quelque chose qui apprend à vivre, mais indirectement puisqu’elle raconte. Tout ce qui fait que les hommes deviennent des hommes, tous les sentiments, toutes les émotions, l’amour, la haine, l’amitié, la peur, la tendresse, tout commence chez l’enfant et non pas chez l’adulte. Tout cela apparait dans l’enfance et commence avec une grande force puisque l’enfant est encore inexpérimenté et il est encore pur : le premier amour, la première colère, la première peur, le premier froid, la première chaleur, tout arrive pour la première fois. Les premières expériences sont de grandes expériences, des expériences fondamentales que l’écriture se doit de raconter, sans en exlure aucune : la peur de la mort, l’amour, par exemple, font partie de ces expériences. L’écrivain doit raconter comment les êtres vivent ensemble ou comment ils sont capables de le faire. Il doit raconter comment les choses se construisent, mais de telle façon que le lecteur comprenne que c’est lui qui a les choses en main, qu’il peut aimer mais qu’il peut haïr, qu’il peut avoir des amis et être aussi infiniment seul.

     D’où les thèmes extrèmement bien ancrés dans la vie quotidienne des jeunes que traitent respectivement les différrents romans de Peter Härtling : l’enfance handicapée, l’éducation par des grands-parents, l’amour entre deux enfants, l’amitié entre un adulte et un enfant, la fugue, la mort, l’arrivée d’un nouvel enfant qui risque d’être handicapé…

     Dois-je encore préciser que cette conception active de la littérature de jeunesse s’accompagne d’une pratique d’échanges avec le jeune public. Avant qu’un livre paraisse, l’écrivain le lit dans les classes. Il écoute les réactions et n’hésite pas à y apporter des modifications quand, par exemple, la tension se relache ou que des incompréhensions se font jour.

–  discours prononcé lors de la remise du Prix Natha Caputo-Enfance du Monde à Béquille publié en 1992 aux éditions Messidor-La Farandole  –

  ( texte paru dans le n° 45 – octobre 1992 – du bulletin du CRILJ )

        béquille

D’abord instituteur, puis journaliste, professeur d’allemand, auteur, chroniqueur pour le journal L’Humanité (littérature pour la jeunesse, poésie, traductions de l’allemand, de l’anglais et des langues d’Europe centrale), François Mathieu a, comme traducteur littéraire, permis que soient lus en français près de cent recueils de poèmes, essais, catalogues d’exposition, romans dont de très nombreux romans pour la jeunesse, notamment ceux de Christoph Hein, Isolde Heyne, Irina Korschunow, Christine Nöstlinger, Mirjam Pressler et Peter Härtling pour lesquels il a reçu plusieurs prix. « Chaque langue à sa propre logique, comme un tableau, un poème, un roman. A moi de faire mienne cette logique, cet autre système enrichissant du penser – y compris de me penser autrement que ce que me permet ma propre langue ! De marcher à côté de moi-même pour mieux me comprendre et comprendre les autres. » Membre de la commission jeunesse du CNL de 1998 à 2001, président de l’Association des traducteurs littéraires de France de 2000 à 2004, François Mathieu a publié en 2003, aux éditions du Jasmin, Il était une fois, première biographie en français consacrée à Jacob et Wilhelm Grimm.