Réflexions sur la vie, le devenir hypothétique ou la disparition des associations culturelles, sans nostalgie mais pour mémoire

par Monique Hennequin

Ecrit en 2009 par celle qui fut pendant plusieurs dizaines d’années secrétaire générale du CRILJ, à un moment où peu nombreux étaient ceux qui croyaient aux chances de survie de l’association, ce texte en forme de bilan apprendra beaucoup à ceux qui aujourd’hui découvre le CRILJ ou qui en ont oublié l’histoire. A lire (ou à relire) et à garder dans un coin de sa mémoire … dans l’attente du jubilé de 2015.

     Le Centre de Recherche et d’Information sur la Littérature pour la Jeunesse, carrefour de toutes les activités concernant la littérature pour la jeunesse était ouvert à toutes les initiatives éducatives et culturelles, dans le cadre associatif et institutionnel. Conscient de la nécessité d’une promotion de la littérature pour la jeunesse, le CRILJ a proposé pendant une trentaine d’années une plate-forme d’informations, de rencontres et de réflexions.

    Le CRILJ [tel qu’il fonctionnera à compter de 1974] est né à l’issue de journées d’études organisées au Centre International d’Etudes Pédagogiques, à Sèvres, par son directeur Jean Auba, inspecteur général de l’éducation nationale et du travail de la Section française de l’Union Internationale des Livres pour la Jeunesse (IBBY) lors d’une rencontre organisée par cette dernière à Marly le Roi, en octobre 1973.

    Sous la présidence de Jean Auba, il a repris le nom d’une association créée en 1965 autour de Natha Caputo, critique et journaliste au Progrès de Lyon, Isabelle Jan, productrice à la radio, Mathilde Leriche, bibliothécaire à l’Heure joyeuse, Marc Soriano, professeur d’université, Jacqueline Dubois, institutrice, et Raoul Dubois, son époux, instituteur et critique, Raymonde Dalimier, bibliothécaire au Lycée La Fontaine.

     Le CRILJ par ses statuts association loi 1901 sans but lucratif a été agréé par le Ministère de la Jeunesse et des Sports en 1979, et reconnue d’utilité publique en 1983. Il a toujours observé une rigoureuse indépendance et une totale neutralité par rapport à tout mouvement politique ou confessionnel. Il est ouvert autant aux utilisateurs du livre qu’aux professionnels du livre.

    Le CRILJ a surtout été composé de membres individuels, venant de toutes les régions de France et regroupant les illustrateurs, écrivains, éditeurs, libraires, critiques, journalistes, documentalistes, bibliothécaires des secteurs public et privé, enseignants de la maternelle à l’université, personnels du secteur médical ou paramédical, animateurs culturels et scientifiques, parents et toute personne s’intéressant à la littérature de jeunesse et au développement de l’enfant. Une grande majorité des adhérents font des actions de terrain et se retrouvent dans les sections régionales du CRILJ.

AUTOUR DES LIVRES POUR LA JEUNESSE ET DU MOUVEMENT DES IDEES

    Dès sa création le CRILJ a lancé la mise en œuvre d’une série d’études et de confrontation dans un grand nombre de domaines et il s’est aussi penché sur les grands problèmes de notre société, vus à travers la littérature de jeunesse.

    En 1975, au Festival du Livre à Nice, le CRILJ tenait un colloque sur La place et le rôle du livre dans la vie des jeunes et la place de la lecture dans l’éducation de la jeunesse.

    En 1977, une rencontre était proposée, au CIEP Sèvres, réunissant des pédagogues, libraires, chercheurs, graphistes ayant une expérience de formation dans le domaine de la littérature de jeunesse.

    En 1978, un « cycle d’études » dans le cadre du Laboratoire de Psychologie en milieu scolaire, réunissant un samedi après-midi par mois, une trentaine de personnes (dont la moitié de province) était organisé par Hélène Gratiot-Alphandéry, vice-prési-dente du CRILJ et directeur à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes. Les intervenants étaient Mme Chombard de Lauwe, le professeur Widlocher, Georges Jean, Jacques Wittwer, Jacqueline Danset, Marc Soriano, Denise Escarpit, Michèle Kahn.

    Après avoir constaté que la presque totalité des documentaires sur les sciences et les techniques étaient des traductions et pour sensibiliser les scientifiques français, en 1980, un colloque ayant pour thème Où se situe la demande des enfants en matière de livre scientifiques et techniques a eu lieu, sous la présidence de Jean-Claude Pecker, professeur au Collège de France, au Centre Georges Pompidou, réunissant 150 personnes et une quarantaine de jeunes venus de toute la France.

    Le résultat de ce colloque a été la création de deux collections avec des ouvrages écrits par des scientifiques français, chez Hachette sous la direction de Patrick Baradeau et chez Nathan avec Daniel Sassier.

    En 1982, A Saint Etienne, se sont réunis plus de 300 personnes sur le thème : Littérature pour la jeunesse : la création en France. Il s’agissait de faire le point sur la situation des années fin 70, début 80 et d’essayer de stimuler la création par des propositions concrètes des groupes concernés : écrivains, illustrateurs, techniciens du livre et de la presse, mais aussi de faire prendre conscience aux médias de l’importance de leur rôle.

    La création a vraiment été au centre des débats de ce Colloque. On pourrait citer quelques réflexions des participants : « La création, c’est le retour aux sources de l’élémentaire » (Georges Jean) – « La création est une vraie littérature de l’imaginaire, les livres ne délivrent pas de message monolithique étroit, ils constituent des graines que l’on sème en aveugle » (Jacqueline Held) – « Le livre est le plus enrichissant des jeux, le livre c’est la complicité entre l’auteur et le lecteur » (Huguette Perol)

    Le cri de Jean Claverie « Apprenez à connaître les gens de l’image » fut entendu puisque dès 1983, les illustrateurs regroupés firent appel au CRILJ, pour présenter sous son égide une exposition de dessins originaux, accompagnés des livres correspondants – 82 illustrateurs et 250 dessins originaux étaient au rendez-vous au Salon du Livre, à Paris, au Grand Palais – Une présentation des différents courants de l’illustration par Janine Despinette avait fait l’objet de l’éditorial du catalogue du Salon.

    Préalablement, ce colloque en leur donnant l’occasion d’une première rencontre entre eux aura permis une reconnaissance des illustrateurs en tant qu’artistes à part entière, ce qui n’existait pas jusqu’alors. Il aura été le début de la présence des illustrateurs dans les classes et aussi d’expositions dans les bibliothèques et autres lieux.

    En 1986, aété organisé en collaboration avec la BPI, sous la présidence de Jacques Charpentreau, un colloque consacré à la poésie L’Enfant et la Poésie. Une importante collecte d’expériences réalisées avec des enfants a été présentée avec l’aide efficace de Christiane Abbadie-Clerc, alors responsable de la Bibliothèque des enfants du Centre Georges Pompidou.

    Premier colloque sur ce thème qui avait réuni 150 personnes et qui a permis de confronter les points de vue sur le rôle et la situation de la poésie, notamment contemporaine, à l’école et vis à vis du public.

    Après avoir travaillé sur une bibliographie avec le Groupe de Recherche en Education Nutritionnelle (GREEN) et le Professeur Deschamps du Centre de Médecine Préventive CMP) de Vandoeuvre les Nancy, le CRILJ a organisé en 1987, en partenariat avec les institutions précitées, un colloque La santé, le livre et l’enfant qui avait pour but d’informer les non-spécialistes de littérature de jeunesse médecins, orthophonistes, infirmières, professions para-médicales) de ce qui existait sur les différents thèmes liés à la santé, sur leur approche, du documentaire, de la symbolique à la fiction.

    Nous rappellerons les paroles du Dr Schwartz : « Le message de la santé n’est pas neutre, d’où nécessité de faire équipe : éducateurs, professionnels de la santé et du livre pour que s’épanouisse la vie ».

    En 1988, le CRILJ avait réuni, au Collège de France, sous la présidence de Jean-Claude Pecker, une cinquantaine de personnes, sur le thème L’enfant sous influence : culture et conquête de son autonomie, avec Jacques Perriault, Suzanne Mollo, Isabelle Jan et une remarquable introduction d’Hélène Gratiot-Alphandéry.

    Avant l’acte unique européen, il a semblé au CRILJ, important de se poser la question sur les enjeux de 1992 concernant la littérature pour la jeunesse dans l’Europe de demain, d’où un colloque, en 1989, co-organisé par le CRILJ et la Bibliothèque d’Information du Centre Georges Pompidou, sous la présidence d’Emile Noël, directeur général de la Communauté européenne à Bruxelles et président de l’Institut universitaire européen de Florence.

    En 1991, Le CRILJ organisait pour Jean Perrot, membre de l’IRSCL du 10ème Congrès de l’IRSCL à l’Ecole Polytechnique, qui avait pour thème L’application des théories contemporaines de la Culture et de la Littérature de Jeunesse.

    1997 : La tolérance, la littérature de jeunesse peut-elle participer à la formation des jeunes lecteurs ?

    Pour toucher des publics différents, un thème non littéraire au sens propre du terme a été proposé pour un colloque, sous la présidence de Roger Bambuck, Le sport, c’est aussi dans les livres, à l’INJEP, en 1997.

    En 1999, au Palais de la Découverte, nous avons souhaité organiser des rencontres destinées aux animateurs de clubs scientifiques et de centres de loisirs pour une utilisation de livres pour la jeunesse dans leurs pratiques avec les jeunes, ce qui a donné lieu au colloque Lire la science, s’ouvrir au monde, sous la présidence de Jean-Claude Pecker.

    L’image des adultes se détériorant dans les romans, un colloque a été organisé, en 2000, à l’INRP, sur le thème L’image des adultes dans la littérature pour la jeunesse, où il a été essayé de répondre à quelques questions sur l’évolution de l’image de l’adulte, présent ou absent, modèle ou caricature ? Quel lien a-t-il avec la société ? Des inter- venants d’autres pays sont venus nous dire sous quelle forme l’adulte était présenté dans la littérature de leur pays : Penny Cotton, de l’université de Roehampton, Carla Poesio, du Comité scientifique de la revue LIBER de Florence, Jean-François Bouttin, de l’université Laval à Québec

    En 2001, un échange de réflexion intéressant se tenait, à la Société des Gens de Lettres, sur Le livre, un produit comme les autres ? « Il est un temps pour la rapidité, celui de l’économie de marché, un temps que l’on espère préserver par la lenteur, celui de l’auteur, de l’illustrateur et du libraire, un temps pour l’écoute, celui de tous les passeurs de livres ». où avaient pris la parole François Rouet, économiste et attaché au Ministère de la Culture, Ahmed Silem, professeur d’université, des éditeurs ont témoigné : François Geze pour La Découverte- Syros et Dominique Korach pour Flammarion.

    Beaucoup d’adultes s’interrogent sur la prévention face au mal de vivre de l’adolescence. Aussi le CRILJ a-t-il proposé aux psychologues de l’hôpital Necker à Paris de réfléchir comment et avec quel contenu la littérature de jeunesse abordait la Prévention. A partir de cette interrogation est née l’idée de proposer en 2002 un colloque Les maux dans les mots aux animateurs et professionnels de la santé. Une enquête auprès des collégiens lancée avec la collaboration d’Inter-CDI, eut un retour de 500 réponses.

    En 2005, La précarité dans les livres pour enfants, était-ce un phénomène de mode ou une réflexion sur ce qu’elle est et comment la faire percevoir aux jeunes à travers les ‘’passeurs de livres’’ ?

    Reprenons les mots laissés par Raoul Dubois qui avait soutenu ce projet : ‘’Et si la précarité n’était en fait que le nouveau moyen de conjurer ce mot, ce mot qu’on avait cru banni et renvoyé aux images du passé, celles de la pauvreté ».

    Seynadou Dia et Lydiane Chabin, militantes du Secours Populaire Français ont apporté l’éclairage de leur expérience au contact quotidien de ces réalités vécues. Le sociologue Jean-Charles Lagrée et le psychanalyste Claude Allard ont abordé la question en combinant les approches économique et sociologique, Anne Rabany, inspectrice d’Académie a présenté une « géographie de l’école » au regard de la précarité. Pour Alain Serres « mêler sa plume au mouvement du monde, est son projet, mais pas à n’importe quel prix. »

    Quant aux jeunes ayant rempli le questionnaire : le mot « précarité » n’est pas de leur langage.

   Internet envahissant l’espace, on se devait au CRILJ de s’interroger sur la place du livre et de la lecture à l’ère numérique. Il nous a semblé important de réfléchir sur les problèmes qui désormais se posent et comment inciter les médiateurs à un nouveau regard sur leur rôle pour une approche différente de la lecture, une incitation au désir de lire, à la circulation de textes de qualité, à la promotion de la littérature pour la jeunesse. C’est ainsi qu’est née en 2006 l’idée d’un colloque qui a eu lieu en juin 2007 à la Maison des Sciences de l’Homme Paris-Nord, co-organisé avec Ghislaine Azémar, Henri Hudrisier de l’université Paris 8. Existe-t-il un projet d’une bibliothèque jeunesse numérique au service des langues et des cultures, pour une culture humaniste ?

    Au-delà de la numérisation, Internet, avec les moteurs de recherche, inaugure une nouvelle forme d’accès au savoir. Les chercheurs s’interrogent sur les compétences de lecture que les jeunes désormais doivent acquérir pour maîtriser à la fois l’outil, les codes et le contenu. La formation à la recherche et au traitement de l’information est une préoccupation des éducateurs, qui vise non plus une formation info documentaire mais une véritable culture de l’information.

    Les jeunes ne sont plus seulement les enfants de l’image. Ils naviguent sur la toile et bénéficient d’un réseau de communication numérisé permettant le passage d’un média à un autre. Consommateurs avides de jeux vidéo, ils sont des lecteurs à leur manière

    Les communications étaient remarquables et même très savantes.

LE CRILJ ET SES PARTENARIATS AU FIL DES ANNEES

    Dès 1977, avec Travail et Culture et Georges Jean, pour une exposition dans les comités d’entreprise, le CRILJ a assuré le choix des livres, la réalisation des panneaux de présentation et le concours des animateurs pour une opération Les livres pour les jeunes et le monde d’aujourd’hui.

    A la demande de la Délégation à l’Information scientifique et technique (DBMIST) du Ministère de la Recherche, présentation pendant plusieurs années de livres scientifiques et techniques pour les jeunes, dans le cadre du Salon de l’Enfance, de manifestations au Palais de la Découverte ou lors de la Fête de la science dans les jardins de l’ancienne Ecole Polytechnique, rue de la Montagne Ste Geneviève, à Paris

    En 1978, dans le cadre de l’année internationale de l’enfant, l’UNICEF et la Commission française de l’Unesco ont organisé un colloque Le livre dans la vie quotidienne de l’enfant auquel le CRILJ a été largement associé dans la préparation.

    En 1984 et 1985, le CRILJ a collaboré à toutes les actions du Ministère de la Jeunesse et des Sports concernant le livre et la lecture dans le cadre de la Semaine Le livre et les jeunes. Sensibilisation de 500 libraires pour une vitrine – Participation au train Paris-Pékin – Mise en place des « Point Rencontre Information Littérature de jeunesse » en province avec les Francas, les CRIJ et les sections régionales du CRILJ.

    De 1984 à 2007, Avec le Ministère de la Jeunesse et des Sports, organisation du Prix Roman jeunesse, puis du Prix Premier Roman pour les trois dernières années

    Après une exposition des livres scientifiques et techniques à Toulouse, lors d’Assises de la Culture scientifique et techniques, le CRILJ fait partie du Collectif d’associations pour la culture scientifique, le CIRASTI, avec outre les réunions une participation régulière aux Exposciences départementales, nationales (Brest, Grenoble, La Réunion) et internationales (Prague – Québec).

    Opération avec les Pionniers de France sur la Culture scientifique et technique.

    Toujours tourné vers la culture scientifique, le CRILJ a été l’un des membres fondateurs de l’Observatoire du Livre Scientifique, Technique et Industriel pour la Jeunesse, présidé par le professeur Albert Jacquard

    En 1995, co-organisateur et gestionnaire de l’université d’été organisée par le Centre Internationale d’Etudes en Littérature pour la Jeunesse (CIELJ) à Charleville-Mézières, La littérature de jeunesse, les nouvelles technologies et la communication ?

    Avec le CIEP (Sèvres) et pendant plusieurs années, participation aux séminaires annuels d’été des professeurs de français, langue étrangère, à Caen. Des lycées français à l’étranger

    Collaboration avec la Fondation Nationale de la Gérontologie pour la création du Prix Chronos, sur le thème « Grandir, c’est vieillir ».

    2001 – Pour le Ministère de la Défense : des recherches bibliographiques sur les albums, les romans, les documentaires traitant des conflits du XXème siècle.

    2003 – Implication dans le programme national d’initiation à la lecture et à l’écriture dans le cadre de prévention et de lutte contre l’illettrisme mis en place par le Ministère de l’Education Nationale

( les partenariats ont été repris par date au début de la coopération, un certain nombre se poursuivent )

    Depuis 2000, grâce à l’implication personnelle et l’action internationale de Monique Hennequin, participation active dans deux projets Comenius.

    BARFIE (Books ans reading for Intercultural Education) projet soutenu par les institutions européennes qui travaillent dans le domaine de la littérature de jeunesse et de l’éducation. L’objectif était de promouvoir une éducation interculturelle à travers la littérature de jeunesse d’un certain nombre de pays en touchant un maximum de professeurs et d’élèves mais aussi d’animateurs, de procurer une plateforme créatrice pour échanger des informations, des expériences sur les meilleures pratiques en terme d’utilisation novatrice de la littérature au sein d’une éducation interculturelle et de renforcer la dimension européenne dans le processus d’éducation. C’est ainsi qu’a été constituée une collection de livres européens destinée à circuler.

    Cette recherche a fait l’objet de l’édition d’un catalogue dans les langues de chaque pays partenaire (10 partenaires) présentant chaque livre avec son résumé

    EDM Reporter (Electronic Digital Media Reporter), projet également soutenu par les institutions européennes qui travaillent dans le domaine de la littérature de jeunesse et de l’éducation. L’objectif était de mettre en place des outils pour les enseignants, bibliothécaires, animateurs et jeunes pour utiliser le WEB dans toutes activités liées à la lecture, à la littérature de jeunesse dans toute son interculturalité et sa multiculturalité.

LE CRILJ, C’ETAIT AUSSI UN CENTRE DE RESSOURCES

    Pendant 35 ans, grâce à son secrétariat permanent, dans son centre national et parisien, le CRILJ engrangera toute information quelle qu’elle soit sur la littérature et la presse de jeunesse, assurera au quotidien toute recherche de documentation, diffusera l’information aidant à une meilleure connaissance de ce domaine.

    Il a été un lieu d’accueil et de travail fréquenté par les documentalistes de collège, les enseignants, les bibliothécaires, les libraires, les animateurs mais aussi les professeurs et étudiants français et étrangers en diverses disciplines s’engageant dans des mémoires ou des thèses liés à l’enfance, la jeunesse, l’édition, la littérature de jeunesse.

( texte paru dans le n° 93-94 – septembre 2008 – du bulletin du CRILJ )

 

Quittant les éditions Stock quand Hachette rachète la maison, Monique Hennequin entre à l’Association nationale pour le livre français à l’étranger (Ministère des Affaires étrangères) où elle est l’adjointe de Lise Lebel. Elle publie chez Seghers en 1969 un Dictionnaire des écrivains pour la jeunesse de langue francaise, non signé, pour la section francaise de l’Union internationale des livres pour la jeunesse (IBBY). Travaillant ensuite à mi-temps au Comité permanent du livre français à l’étranger (Ministère de la Culture), elle assure à compter de 1980 le secrétariat général du CRILJ. Déclarant volontiers ne pas être une militante, Monique Hennequin fut, pendant trente années, l’indispensable cheville ouvrière de l’association.

Jany Saint-Marcoux : la France des Trente Glorieuses racontée aux jeunes filles

par Monique Oyallon

  Le 26 novembre 2002 s’éteignait Jeanne Sabran (Jany Saint-Marcoux). Cette disparition m’est particulièrement douloureuse, puisque quelques mois auparavant j’avais eu la joie de la rencontrer, et de donner enfin un visage et une présence à la voix qui avait enchanté les lectures de mon enfance.

Pourquoi Saint-Marcoux ?

    Depuis quelques années aux Etats-Unis le renouvellement souhaité des enseignements touchant aux pratiques culturelles de la France contemporaine (identité et traditions) amène les chercheurs à identifier des documents et sources d’information autres, avec une nouvelle importance donnée à des textes diversifiés, tant par leurs auteurs que par leur genre. Le nom de Saint-Marcoux s’est imposé, et comme ses livres étaient encore à ma disposition, je me suis replongée dans l’univers de mon enfance, avec l’ambition de révéler la vision de la société française présentée dans cette œuvre, fort commodément étendue sur les fameuses trente années (en fait une vingtaine) au centre de mes préoccupations de recherche. Ce retour aux textes, bien des années après une première lecture naïve, m’a tout d’abord convaincue de la nécessité de replacer Saint-Marcoux dans le contexte élargi d’un corpus d’écrits procédant d’un projet éducatif et quelque peu militant. Il a également fait renaître le désir de rencontrer l’auteur de ces livres qui ont accompagné mes années formatives. Après quelques recherches j’ai pu établir un contact avec Jany Saint-Marcoux, qui a fort gentiment accepté de me recevoir en janvier 2002 lors d’un de mes passages à Paris. Cette rencontre d’une grande dame fatiguée mais encore rayonnante de vie et de lucidité autour d’un thé dans son appartement de Neuilly se teinte aujourd’hui de mélancolie mais confirme le portrait en filigrane qui transparaît dans tous ses ouvrages.

    Entre 1950 et 1973, Jany Saint-Marcoux a publié vingt-sept livres pour jeunes filles (en dépit de l’inscription sur la jaquette « G.F à partir de 12 ans », le lecteur visé était clairement une lectrice), dont l’action se situe dans des villes et régions emblématiques d’une France en pleine transformation économique et culturelle. Un rapide survol de sa bibliographie illustre la répartition géographique des histoires racontées : le Mont Saint Michel de La Duchesse en pantoufles (1952) ; l’Alsace des Sept filles de roi Xavier (1953) ; Montmartre dans Fanchette (1955) ; le Pays Basque du Voleur de lumière (1955) ; la Provence d’Aélys ou la cabre d’or (1956) ; l’île Saint Louis des Chaussons verts (1956) ; l’île de Sein du Château d’Algues (1957) ; la place des Vosges du Diable doux (1958) ; Toulouse de La Caravelle (1959) ; l’île de Ré de Cet été là (1961) ; Paris de Espoir en 33 tours (1961) ; Paris – la Provence d’Un si joli petit théâtre (1961) ; l’île de Porquerolles du Jardin sous la mer (1963) ; Paris et la banlieue de Mon village au bord du ciel (1965) ; Paris pour Corinne qui voulait danser et Corinne et son prince (1970-71).

    Journaliste de formation, Saint-Marcoux combine une approche documentaire sur des faits de société : handicaps physiques, villages d’enfants, alcoolisme, emprisonnement – des événements culturels : théâtre, cinéma, chanson – les traditions et la géographie de régions françaises phares : Alsace, Bretagne, Provence, Pays basque, Paris, avec la relation d’une expérience et d’une morale très personnelles mais socialement situées dans les couches aisées et cultivées. Elle aborde souvent le thème de l’attraction des carrières (ou des pratiques) artistiques : musique, théâtre, danse, cinéma, en mettant souvent en garde contre l’illusion des ambitions de succès. Beaucoup de ses héroïnes renoncent à leur art volontairement après un succès d’estime. Saint-Marcoux présente également dans plusieurs de ces livres une thématique de la modernité, en décrivant des questions d’urbanisme (les grands ensembles, la transformation des vieux quartiers), des avancées scientifiques (biologie et médecine, recherche sous-marine) et industriels (l’aéronautique).

    Ses ouvrages constituent un témoignage vivant, illustré par des figures féminines attachantes créées avec justesse, et ont attiré au moment de leur publication une très large audience (un million et demi de lectrices). Ils sont actuellement tous épuisés, et à ma connaissance, il n’y a pas de projet de réédition. Dans le Dictionnaire des écrivains français pour la jeunesse (1993), Nic Diament écrit : « ces romans ont mal vieilli. Leur ancrage dans la réalité des années 60, qui a été une des raisons de leur succès, les date inexorablement ». En réalité, les premiers ouvrages des années 50 renvoient à une réalité sensiblement différente, et à ce titre, pourraient revendiquer un statut de classiques de la littérature pour la jeunesse, aux côtés de ceux de la comtesse de Ségur, et figurer dans une rétrospective de portraits de jeunes filles à travers les âges.

    Pour les lecteurs (relecteurs) adultes, l’intérêt des ouvrages de Saint-Marcoux se place sans doute ailleurs, dans le retour nostalgique à des textes de l’enfance et dans la constitution d’un lieu de mémoire (selon la formule de Pierre Nora) de la France des Trente glorieuses. Le « goût de la documentation » que Saint-Marcoux souligne elle-même, citée par Nic Diament (et par elle-même, dans la jaquette de La Caravelle, au cours de l’entretien de janvier 2002) contribue à l’intérêt de ces pages comme témoignage d’une réalité quotidienne. « A travers une fiction romanesque, j’ai donc toujours essayé de cerner l’essentiel d’une réalité qui m’enthousiasmait et que je souhaitais faire partager. » Cette phrase résume les techniques d’écriture de Saint-Marcoux et révèle une dimension essentielle de sa personnalité et une motivation profonde de son travail d’écrivain : un amour de la vie, de la nouveauté, de la création, l’intention de communiquer aux jeunes filles la satisfaction éprouvée à participer pleinement au mouvement de la vie.

    Cet article a donc deux ambitions : d’une part retrouver la personnalité de Jany Saint-Marcoux à travers quelques livres clé, d’autre part évoquer la France telle qu’elle apparaît dans son œuvre.

    L’intrigue de sa première œuvre, largement inspiré de son expérience personnelle, La Duchesse en Pantoufles, se déroule dans le cadre de la baie du Mont Saint-Michel, à Genêts (petit village de la Manche) et nous présente une famille heureuse, mais tourmentée par des difficultés financières (un thème récurrent), les Bellegarde, au cours de vacances estivales annuelles (de juin à septembre) dans la maison familiale, La Nef. Le père (un industriel) travaillant à Paris, la figure parentale dominante est maternelle, Mamy, Madame Bellegarde (dernière héritière de la demeure conçue par l’amiral Le Harpeur) « si jeune dans sa robe fleurie », « apportant (…) le rayonnement de sa douceur blonde et de sa robe claire », « son regard clair », « sa sérénité ». Avec son autorité tendre, respectueuse des personnalités des enfants, sa grande dignité face aux difficultés financières qui affectent la famille, sa maîtrise de la conduite automobile et des contraintes du monde moderne, Madame Bellegarde est le prototype de beaucoup de personnages maternels rencontrés au fil des livres (Espéria de L’Oubliée de Venise, « Sœur Anne » de La Caravelle, Madame Marly du Village au bord du ciel, et beaucoup d’autres), très évocatrice de la personnalité de Saint-Marcoux elle-même, perçue dans les interactions directes avec elle et dans les photos publiées dans les années 50 à 70. Murièle, l’héroïne atypique (entre deux générations) des Sept filles du roi Xavier est aussi une personnalité rayonnante, énergique, pleine de vie, d’entrain et d’ambition, dépositaire du « secret de la joie », « épanouie dans sa robe couleur du ciel », « répandant sa lumière ». Elle fait preuve de l’énergie et de la compétence requises pour prendre en main une famille privée de mère, et soulager une « douce aïeule », mais dans le respect des traditions familiales et des personnalités individuelles, en témoignant d’une compréhension pleine de chaleur et d’humour. Elle met en place tout un programme éducatif : éduquer sans ennuyer, surprendre et séduire les jeunes « sauvageonnes » par une approche neuve de contenus classiques (histoire, géographie). Saint-Marcoux, à travers l’exemple de Murièle nous apprend que « la joie de vivre… le bonheur… se fabrique chaque jour, car on le porte en soi. (…) Il frappe à la fenêtre dès la minute où on sait donner et recevoir. (…), qu’il faut savoir apprécier la valeur des « choses de rien », qui une à une emplissent une existence. » Dans le Village, un des personnages déclare à la famille Marly « grâce à vous, j’ai compris que dans la cellule la plus étonnante, la plus luxueuse, la plus confortable du monde, chacun finit par se retrouver en face de ce qu’il y apporte d’essentiel : ses propres facultés au bonheur, d’adaptation, d’échanges ». « Mirentchou (du Voleur de Lumière), ayant perdu la vue, a retrouvé en elle une autre lumière, indestructible, celle-là.

La tradition catholique

     Cadre moral et complément de cette joie de vivre, le système de valeurs d’un catholicisme ouvert, sous-jacent dès la rédaction de La Duchesse, s’avère être un révélateur important de la personnalité de Saint-Marcoux :

« Bellegarde, se garde !

– Se garde de quoi ? avait un jour demandé Maïlys.

– De la colère, de la paresse, de l’égoïsme, avait dit sa Maman.

– Se garde, comment ? avait insisté la fillette.

– Se garde courageux, bon et loyal, avait répondu Papa.

– C’était là un programme que chacun s’efforçait de suivre, à la Nef. »

    Ces préceptes tirés des enseignements de la religion catholique servent de rappel de sa forte présence dans les paysages, les pratiques familiales, les rythmes de vie de la France des années 1950. S’il est vrai que les références directes au culte et aux symboles religieux se font plus rares dans les livres publiés à la fin des années 60, il n’est pas difficile d’en trouver de nombreux exemples dans les plus anciens. Une des pratiques les plus couramment citée, outre les prières quotidiennes et la fréquentation de la messe, est l’ex-voto, ou requêtes adressées à la Vierge pour le salut d’un être aimé. Dans La Duchesse, les enfants Bellegarde offrent leur nouveau cerf-volant, objet de leur fierté et garant de leur succès dans un concours local, en ex-voto pour demander la vie sauve de leur ami Edmond égaré en mer sur un bateau de pêcheur un jour de brume. Dans Les sept filles, Claude fait une offrande à la Vierge (Notre Dame des Jolis Soupirs) pour aider les amours contrariées de sa sœur Nelly. Mirentchou offre ses yeux d’aveugle, « la seule chose qui lui appartienne en propre », (tout le reste lui a été donné) comme terrain de pratique pour son futur mari, chirurgien des yeux. L’image du sacrifice est omniprésente. Presque tous les personnages de Saint-Marcoux se sacrifient ou sacrifient leurs possessions les plus chères pour le bien des autres.

    Dans ses derniers ouvrages, datant des années 60, la présence de la religion se fait plus discrète, plus symbolique, moins ancrée dans les faits et gestes quotidiens. Dans Mon village, elle apparaît autour de la construction d’une chapelle au cœur d’un grand ensemble situé au sud-ouest de Paris, au-delà de la fameuse « ligne de Sceaux », avec une réflexion œcuménique sur la prière vue comme un recueillement dans un lieu de sérénité ouvert à toutes les religions. La forme choisie pour la chapelle qui sera finalement réalisée est celle d’un œuf, blanche et pure, comme inspirée par un projet de Le Corbusier, Dans Criss ou j’étais une idole et Corinne qui voulait danser, le débat moral individuel du choix à faire entre une carrière artistique dévorante et la vie familiale (l’enfance) surpasse les préoccupations ou l’observation du rituel religieux traditionnel. Les valeurs morales d’entraide et de charité restent dominantes dans les derniers ouvrages, avec un crescendo dramatique dans le cas de Pour qu’un cœur batte encore, où Saint-Marcoux présente pour la première fois le choc de la mort d’un enfant, avec ce sacrifice ultime qui permet à une autre vie de continuer.

La découverte des régions de la France

     Dans la tradition du Tour de France de deux enfants, Saint-Marcoux reprend (sur l’ensemble de son œuvre) le thème du voyage de découverte des richesses multiples de la France, de la variété de ses cultures, langues, paysages, climats, traditions professionnelles, mais aussi de la cohésion nationale exprimée à travers les liens entre les régions, qu’ils soient de type personnel ou administratif.

    Dans La Caravelle, le lien Nord-Sud (Paris-province) est représenté par l’intégration de Jean-Luc Nordier (le « Viking parisien » à la troupe « sarrasine » des jeunes Soutiers toulousains, et par le placement du projet Caravelle dans le schéma de développement industriel national, la concentration des industries locales en une industrie nationale (à terme européenne – en effet la Caravelle est un précurseur de Concorde, puis d’Airbus).

    Le Parisien dédaigneux, ou déboussolé « c’est pas drôle, drôle, Toulouse, en hiver, quand on y débarque » va se voir présenter les charmes de Toulouse par les bons services de Marie-Cat Berlhiac (la demoiselle de la Soute). La présentation de la ville quoique succincte, couvre cependant les points essentiels du passé glorieux de la Ville des Troubadours, riche en hôtels somptueux et en venelles tortueuses, (les restes imposants du « rêve bleu pastel de la Ville Rose ») ce pays de cocagne qui fait encore soupirer parfois les héritiers dépossédés, à l’évocation des nouveaux quartiers et réalisations récentes (Allées, Grand-Rond, le Parc des Sports datant du Front Populaire). Une ville riche aussi de sa tradition littéraire et poétique : les Jeux floraux (« institués en 1323 par les sept Troubadours de Toulouse, qui désiraient ainsi maintenir les traditions de lyrisme courtois (l’art, talent de bien dire, d’émouvoir, de persuader) compromises après la croisade contre les Albigeois ») récompensent les poètes avec des fleurs d’or et d’argent (un lys d’or à Hugo, une Eglantine à Fabre), l’université, l’architecture romane, et la charmante histoire de Clémence Isaure, muse inspiratrice ou impôt ? Une ville où l’histoire et la géographie se rencontrent (comme dans l’enseignement pratiqué par Murièle, des Sept filles) avec la Garonne et le Canal du Midi (une autre réalisation du génie français au 17ème siècle), le vent d’antan et les printemps mouillés ornés de glycine et d’acacia, et « la neige des lointains sommets, ceux que l’on aperçoit du pont Neuf, par temps clair ». Une ville idéalisée, certes, mais dont le charme subtil est décrit avec justesse.

     Le Château d’Algues vient compléter le tour de France des régions commencé par Les Sept filles du roi Xavier, Le Voleur de lumière, Aélys et la cabre d’or, ouvrages où elle présente des traditions culturelles régionales et familiales, en situant des récits captivants et bien construits et des héroïnes mémorables dans quatre anciennes provinces saluées alors et maintenant pour leur particularisme : l’Alsace, le pays Basque, la Provence et la Bretagne.

     Le Château d’algues souligne le mélange de superstition et de pratiques religieuses fortes caractéristique de la Bretagne de l’Ile de Sein, avec l’importance de saints locaux (Corentin), le rôle du recteur (curé) dans la vie de la paroisse, la fonction sociale de la gouvernante du curé. Là encore, il faut noter la justesse de l’observation de Saint-Marcoux. Il est possible de vérifier les informations précises qu’elle donne, en choisissant presque au hasard, qu’il s’agisse du nom du bateau qui assure le passage Audierne-Sein (l’Enez Sun), de la Chapelle Saint Corentin, des noms attribués aux habitants de l’île (Guilcher-Thymeur, Merzin le fou, entre fol-en-Christ et Merlin l’enchanteur, un personnage du récit et Marzin un des patronymes courants sur l’île), de la récolte des laminaires, des souvenirs de la guerre (Sein est la première commune de France à avoir donné la totalité de ses civils au Général de Gaulle en 1940).

    L’inscription dans l’atmosphère de la vie culturelle du moment est assurée par une citation lancinante du poème de Prévert Démons et merveilles (par le fou Merzin), associé au film Les Visiteurs du soir et à la légende de la ville d’Ys, telle qu’elle est rapportée par le folklore celtique :

« As-tu vu, pêcheur, la fille de la mer,

Peignant ses cheveux blonds dorés

Au grand Soleil sur le bord de l’eau ?

J’ai vu la blanche fille de la mer,

Je l’ai même entendu chanter,

Plaintifs étaient l’air et la chanson. »

Saint-Marcoux reconstitue dans chaque microcosme régional un cadre vivant où se mêle avec bonheur la vie quotidienne « moderne » et nationale et les traditions locales inscrites dans les paysages, les rythmes de vie, le physique des hommes et des femmes, le langage quotidien, les joies et les peines de la vie de tous les jours.

Le chantre de la modernité

     On retrouve dans tous ces livres l’exploration de thèmes portant sur l’organisation sociale : la pauvreté, l’isolement et le dénuement, les différences, voire les barrières, qui séparent les catégories sociales, les citadins et les ruraux, Paris (ou la grande ville) et les régions éloignées. Chacun d’entre eux développe des problématiques plus individualisées : le choix que les jeunes femmes doivent faire entre le métier et la vie de famille (Les sept filles), l’ambiguïté des divisions nationales et régionales vue à travers la question de la contrebande frontalière (pré-Marché commun) dans Le Voleur, les dilemmes provoqués par les situations d’adoption dans Le Château. Saint-Marcoux s’efforce également de présenter la diffusion de la modernité dans des environnements traditionnels, à travers une attention aux détails de la vie quotidienne (hygiène, salle de bains et brosses à dents), en insistant sur la présence (vite indispensable) de produits de consommation nouveaux (magnétophone et transistor), en observant l’assouplissement des relations entre les générations. Dans chaque livre figure un thème de découverte scientifique ou de développement économique, soit au centre de l’intrigue (ou nécessaire à sa résolution) comme la chirurgie oculaire dans Le Voleur, l’exploitation commerciale des algues de l’île de Sein (le Château), des techniques agricoles et d’élevage (apiculture et poussins en couveuse dans Les Sept filles).

     La Caravelle, livre dédié à son fils Bernard, se situe à l’intersection de questions de politique économique (développement industriel et recherche aéronautique) et d’identité régionale (Toulouse). D’un point de vue économique, la Caravelle soutient « un enjeu qui entraîne la victoire ou la défaite d’une industrie entière », la chance de survie d’une industrie (d’une région), qui englobe la revanche sur toutes les défaites passés : celles du Sud et les Cathares, la fin du pays de Cocagne et le pastel ; celle de la France : l’écroulement de 1940, les difficultés économiques. Ce « miracle » de l’industrie aéronautique française est aussi présenté comme le résultat d’une tradition et d’une culture locale. Toulouse, siège de Sud-Aviation, héritière de l’Aéropostale (qui disparaît début 1930, racheté par Air France), se réclame de la mémoire de Mermoz et Saint-Exupéry (les pionniers), mais aussi de ses traditions culturelles remontant au Moyen âge et du savoir faire d’un artisanat ancien.

    Dans un avertissement aux lecteurs, Saint-Marcoux précise :

    « Cette histoire ne ressemble pas aux précédentes. C’est le roman de la naissance d’un avion. Epopée moderne, authentique et merveilleuse, qui a permis, grâce au génie d’une équipe et à l’effort patient de milliers d’hommes, la réalisation de cet enfant prodige de l’aéronautique française : la Caravelle. Je vous souhaite à tous d’emprunter un jour la Caravelle, afin qu’elle vous emporte, rapide et sûre, vers ces horizons neufs dont vous rêvez peut-être, et qui vous rapprocheront de la jeunesse du monde entier. Mais, en attendant ce jour-là, que chacun de vous, quand il verra s’élancer dans le ciel de France les ailes de mouette au dessin si pur de la prestigieuse Caravelle, se sente heureux et fier c’est une victoire qui passe ».

    Dans cet ouvrage particulier, Saint-Marcoux a mené une enquête directe et semble avoir reproduit scrupuleusement les informations techniques données par les ingénieurs de la compagnie qui était à l’époque Sud-Aviation (depuis le 1er janvier 1970, la Société nationale industrielle aérospatiale), en partie parce qu’elle se sentait redevable aux dirigeants et ingénieurs de leur disponibilité.

    Mais au-delà de cette exactitude technique qui fait honneur à son sens de la documentation, Saint-Marcoux veut communiquer aux jeunes lecteurs, « garçons et filles à partir de 12 ans », l’émotion (bonheur et fierté) devant une réalisation de génie (national), d’un miracle (technologique et commercial) qu’elle présente comme une victoire de l’espoir, une épopée, un mythe (« l’enfant prodige » Caravelle, pur-sang, mouette, phénix, reine et déesse), une image du progrès (voix de tonnerre, long fuselage, voilure étirée) et aussi « un avion français » (un avion formidable, un bel avion, un appareil fabuleux). Elle est présentée aux jeunes lecteurs comme un symbole du progrès (un tableau moderne, un étonnant schéma de l’allure du siècle, la beauté d’une aile et l’idéal d’un symbole).

    Saint-Marcoux rapproche cette expression du « génie français » au vingtième siècle de la construction des cathédrales, suivant en cela Barthes, qui écrivait en 1957 dans Mythologie  » je crois que l’automobile est aujourd’hui l’équivalent assez exact des grandes cathédrales gothiques. Je veux dire une grande création d’époque, conçue passionnément par des artistes inconnus, consommée dans son image, sinon dans son usage, par un peuple entier qui s’approprie avec elle un objet parfaitement magique. »

    « Car chacun des ouvriers de la Caravelle, du plus petit mécanicien au plus important ingénieur, chacun pouvait éprouver la fierté de collaborer à quelque chose de grand : à l’instar des artisans de jadis, les tailleurs de pierre, qui à côté des architectes bâtissaient les cathédrales. (…) « Vous êtes tous les bâtisseurs de la cathédrales » avait dit le président Héreil aux 22 000 ouvriers employés à la construction de la Caravelle » (La Caravelle).

    On retrouve cette admiration pour la beauté de l’innovation dans Mon village au bord du ciel, où la famille Marly, transplantée brusquement du centre de Paris dans un « habitat futuriste » de la grande banlieue (les grands ensembles qui se multiplient au cours des années 60), la « maison du fada », finit par ne plus pouvoir se passer des volumes élargis et de la lumière de leur 27ème étage. Le motif récurrent de la cathédrale revient en écho avec la construction d’une chapelle censée donner une âme à ce nouvel ensemble. On retrouve le même plaidoyer pour la beauté des bâtiments modernes « oiseaux prêts à l’envol », « voiles déployées », qui feraient « crier au miracle nos bâtisseurs de cathédrales ».

L’horizon du possible

     Beaucoup des héroïnes des Saint-Marcoux, et presque toujours leurs mères, doivent choisir entre famille et activité professionnelle. Les mères sont souvent décédées ou « au foyer » (une réflexion des réalités démographiques et sociales des années 50) ou aident leur mari dans la tenue d’un commerce de quartier. Aucune n’a une activité remarquable ou prestigieuse. Les filles deviennent secrétaires (Cathy de La Caravelle, Mirentchou du Voleur de lumière), se fiancent sans plus d’attention apportée à leur avenir professionnel (Corinne-Tann Foll du Château d’algues, Nelly des Sept filles du Roi Xavier), attendent que l’élu se déclare (Colombe du Village). Les vocations artistiques semblent avoir plus de succès, Corinne (Corinne qui voulait danser) s’engage dans une carrière de danseuse, Marie Bé (Un si joli petit théâtre) fait des débuts prometteurs, Chriss-Cristelle (Criss ou j’étais une idole) découvre sa voie vers une pratique plus professionnelle de la chanson. Les études des jeunes héroïnes sont rarement mentionnées, et presque jamais soulignées, elles semblent accidentelles.

    Les milieux décrits par Saint-Marcoux sont en majorité des classes moyennes, artisans et artistes, petits commerçants, parfois des familles plus bourgeoises ou d’origine aristocratique qui ont connu des jours meilleurs, quelques exemples de foyers très modestes, mais jamais d’ouvriers. Cette facture sociale explique probablement les attentes envers les filles, bien élevées et respectées, mais rarement destinées à des carrières prestigieuses. Dans La Caravelle, les Soutiers appartiennent à un milieu classes moyennes (professions libérales, cadres moyens), promis à un avenir professionnel (les aînés préparent les concours d’entrée aux Grandes Ecoles). La seule fille du groupe, l’héroïne du roman, est présentée comme « égale mais différente ». Comme Bourdieu l’a analysé dans ses ouvrages sur l’éducation, « l’horizon du possible » borne ses ambitions professionnelles. Mais le message est modulé : il n’y a pas d’interdit social, le blocage est présenté comme psychologique, dû à la mort précoce d’un père, pilote d’essai tué en vol, qui interdit à sa fille, pour ne pas renouveler le chagrin de sa mère, de risquer une carrière aussi dangereuse.

Cette approche est caractéristique de Saint-Marcoux : elle est porteuse d’un message de changement (social, culturel, scientifique), mais elle ne croit pas dans une révolution culturelle. Elle pense fermement que tous les frémissements du progrès doivent être soulignés, encouragés, mais que la progression se doit de rester cela : une progression. Un jour bien sûr les femmes seront pilotes d’essai, il n’y a pas d’obstacle congénital, mais des blocages personnels et temporaires.

    L’idéologie de l’ensemble, pour revenir au modèle possible du Tour de France, illustre bien le chemin parcouru depuis la fin du 19ème siècle ou le début du 20ème. La France ne peut plus être représentée dans un catéchisme patriotique et moral uniformisé. La France séculaire et immobile du Tour de France a vécu. Si les ouvrages des années 50 retiennent encore un parfum un peu nostalgique de cette France traditionnelle, ceux des années 60 et 70 reflètent déjà une autre réalité, moins attachante peut-être. Pour faire passer un message au fond similaire : la beauté et la richesse des régions françaises, la valeur de l’effort et du courage, la dignité et la charité, les traditions artisanales du terroir français, le sens patriotique, il faut à Saint-Marcoux des personnages plus complexes, plus développés, différenciés, des récits, des familles et des amis, un tissu social au moins ébauché. Elle rend compte du souffle de la modernité en respectant les traditions, elle souligne le développement des destins individuels, réalisés ou potentiels, sans négliger le respect des autres. Des valeurs inspirées par un catholicisme tolérant et ouvert, compatibles avec celles de la République, tel qu’il a pu s’inscrire dans le consensus républicain.

( article paru dans le n°79 – janvier 2004 – du bulletin du CRILJ )

 

Après des études de didactique des langues et des cultures à l’université de Paris III Sorbonne Nouvelle, économiques, de russe et de linguistique à l’univestité de Toulouse Le Mirail, Monique Oyallon entame une riche carrière internationale : univesité de Mansfileld en Pennsylvania (USA), Volgograd State University à Volgograd (Russie), université de Silésie à Katowice (Pologne), université de Riga (Lettonie).

Cultures plurielles et littérature de jeunesse

Communication donnée lors des journées organisées par le CRILJ et le Laboratoire Jeux et Jouets de l’Université Paris-Nord les 19 et 20 septembre 1991.

     Avant d’aborder le thème du « multiculturalisme » dans l’édition pour la jeunesse, laissez-moi vous dire toute mon inquiétude sur le « multiculturalisme » en général (et d’ailleurs sur le « culturel » tout court).

    Les mots « multiculturel » ou « pluriculturel » sonnent bien et donnent souvent lieu à de très beaux discours. Quand à savoir ce qu’ils recouvrent concrètement, dans la réalité de tous les jours, c’est une autre affaire…

    Si est « multiculturel » tout ce qui favorise un dialogue vrai avec l’autre, avec l’étranger, celui qui parle une autre langue, qui a peut-être une autre écriture, une autre religion, d’autres références que les nôtres, alors je dirai que nous sommes mal partis, que notre époque pressée et superficielle n’est pas multiculturelle, et que de plus elle est menacée par deux dangers mortels et contradictoires, en Europe aujourd’hui qui sont flagrants :

    D’un côté nous assistons, navrés, au réveil des nationalismes et des intégrismes les plus étriqués tandis que dans le même temps, nous voyons s’avancer de façon insidieuse et rampante une uniformisation réductrice, sous l’hégémonie d’une culture et d’une langue dominantes dans lesquelles risquent de s’estomper peu à peu l’irremplaçable diversité des langues et des cultures. Entre l’homme éclaté, barricadé dans ses particularismes, et l’homme « unidimensionnel » la voie est étroite.

    Et malheureusement, nous sommes en Occident, paradoxalement, particulièrement désarmés devant cette double menace du fait de notre ignorance du monde qui nous entoure. Parce que nous voyageons librement, que nous avons des médias que nous pensons libres et pluralistes, un haut niveau de scolarisation, des universitaires persuadés d’avoir les outils d’analyse nécessaires pour comprendre et décortiquer les autres cultures, nous sommes persuadés de « savoir ». En réalité, gavés d’informations comme nous sommes gavés de nourriture, nous n’avons plus de réelle curiosité, ni d’appétit, nous ne cherchons pas vraiment la connaissance, mais seulement la spectaculaire, qui n’est que l’écume de choses.

    Il n’est pas grave d’être ignorant, on ne peut pas tout savoir, il est dramatique d’être inconscient de ses ignorances. Donc, avant de parler de « multiculturel », prenons la mesure de ces ignorances et l’unité de mesure, l’étalon infaillible, c’est tout simplement, notre désir, notre capacité ou notre incapacité à parler les langues étrangères, car la connaissance réelle d’un peuple et de sa culture passe, obligatoirement, par la connaissance de sa langue qui seule peut traduire la forme et la subtilité de sa pensée. Dialoguer par l’intermédiaire d’une langue tierce si c’est infiniment mieux que de ne pas dialoguer du tout, ne créera jamais la même richesse de relation et d’échanges.

    Permettez-moi de citer ici Maurice Allais, prix Nobel d’économie. Il écrivait en 1989 :  » La langue d’un peuple représente une partie de son âme, et un stricte bilinguisme risque de « compromettre l’épanouissement de la Communauté européenne. En réalité, ce dont nous avons tous besoin, nous européens, c’est d’un « plurilinguisme, au minimum d’un trilinguisme… Si l’on veut réaliser une véritable communauté économique et la communauté politique qui la conditionne, si l’on veut réaliser un véritable humanisme européen fondé, non pas sur la domination d’une seule langue et d’une seule culture, mais sur un juste équilibre entre les différentes langues et les différentes cultures, nous nous devons de réformer fondamentalement l’enseignement dans chacun de nos pays ».

    En effet, la volonté d’un pays de véritablement jouer un rôle dans le monde contemporain, sa volonté de préparer ses enfants à avoir une place dans un avenir qui ne peut être que de plus en plus international, se mesure à la priorité qu’il donne ou ne donne pas à l’enseignement des langues dans ses programmes scolaires et à la précocité, c’est-à-dire dès la maternelle, de la sensibilisation linguistique des enfants.

    Or, jusqu’ici, pour faire face à cette internationalisation nous voyons nos pays industriels consacrer beaucoup de milliards, de temps et d’efforts à développer leurs « moyens de communication » : autoroutes, trains à grande vitesse, avions supersoniques, télécommunications, etc. Mais, faut-il rappeler qu’en français, le mot « communication » a deux sens ? Il y a « les communications – transports », avec les « moyens de communication » dont nous venons de parler, et puis il y a « la communication-dialogue ». Car « communiquer » c’est aussi parler, échanger des idées, des rêves, des projets, des expériences, et il est fondamental de pouvoir le faire aussi avec l’autre, avec l’étranger, grâce à ces « outils de communication » que sont les langues. Là, malheureusement, nous ne voyons ni milliards, ni efforts particuliers consacrés dans nos écoles, ni peut-être dans nos éditions pour la jeunesse, à la sensibilisation, puis à la maîtrise des langues étrangères, à la connaissance sérieuse et approfondie des autres cultures, comme si, aux défis de notre temps nous n’avions plus que des réponses techniques, comme si nous faisions de moins en moins appel aux capacités humaines. Certes, le monde a besoin d’un outil collectif de communication, et l’anglais joue aujourd’hui parfaitement ce rôle, mais le monde a aussi un ardent besoin de préserver ses diversités culturelles, condition absolue de sa richesse et de son dynamisme.

    Après cette trop longue introduction que je vous demande de me pardonner, venons-en enfin aux tendances de l’édition dans cette situation internationale et les bouleversements que nous voyons se précipiter aujourd’hui.

    Concernant l’ouverture vers les autres pays et les autres cultures, il y a trois types de livres :

– les ouvrages documentaires, dont je ne dirai rien, dont l’intérêt est évident, il y en a pour tous les âges et de très bien faits, ils ont parfois du mal cependant à suivre la rapidité des évolutions et dans certains secteurs, ils sont facilement dépassés par les événements. Dans ce type d’ouvrages, il faut se garder aussi du regard extérieur porté sur l’autre à la lumière de nos références culturelles, de notre propre échelle des valeurs. Et il faut bien reconnaître que cela est en partie inévitable quelle que soit notre vigilance et notre honnêteté en la matière.

– en second lieu, nous avons les traductions de contes et de romans étrangers. Et là, nous avons en France une proportion de rachats de droits démesurée. Cette invasion de traductions témoigne-t-elle de cette ouverture au monde extérieur que nous appelons de nos vœux ? Malheureusement, ce n’est pas vraiment le cas, du fait, d’une part de l’énorme déséquilibre qu’il y a entre le nombre de traductions venant de l’anglais par rapport aux autres langues en général, même aux autres langues européennes. Nous avons peu d’ouvrages d’origine allemande, encore moins d’Italie, d’Espagne, de Grèce, des pays nordiques ou des pays de l’est et nous retrouvons là nos inquiétudes précédentes. D’autre part, les textes choisis sont trop souvent « passe-partout » et peu révélateur d’un pays donné. De plus, la traduction demandée va plus ou moins gommer ce qu’il pouvait y avoir d’insolite dans le style ou dans les situations. Alors, l’enfant n’a pas conscience, devant ce live écrit en français comme les autres, d’avoir en main un ouvrage qui vient d’ailleurs et rien, la plupart du temps, ne viendra le faire réfléchir à ce qui pourrait être une approche de l’autre.

– démesurée, jusqu’à 80% dans certains secteurs, cette proportion de rachats de droits réduit à la portion congrue nos propres créateurs, qui, n’étant pas publiés dans leur pays, ne se retrouvent pas évidement sur le marché international.

– enfin, je ne voudrai pas quitter le terrain des traductions et des échanges sans évoquer la situation actuelle des pays de l’est nouvellement rendus à la liberté. Ces pays ont aujourd’hui un formidable appétit de confrontation et d’échanges avec l’ouest, dans tous les secteurs de la culture et donc aussi dans celui du livre pour enfants, mais ils sont pour l’heure dans l’impossibilité financière de racheter des droits et des films. Il faudrait que les éditeurs que nous sommes, inventent de nouvelles formes de transaction, des échanges de films par exemple, pour favoriser le dialogue, au niveau du livre pour la jeunesse avec ces pays trop longtemps muselés, et pour commencer à rétablir un meilleur équilibre dans l’origine de nos traductions.

    Je voudrais aborder pour terminer, toujours dans la perspective de cultures plurielles, un troisième type de livres qui me tient particulièrement à cœur, les livres bilingues. Très marginaux, encore trop rares dans le monde de l’édition pour enfants, le nombre de livres bilingues progresse, lentement mais régulièrement ces dernières années. Je ne parle pas seulement des livres anglais-français qui ont connu une véritable explosion ces cinq dernières années, mais d’autres langues aussi commencent à arriver sur le marché, alors que le public n’y est encore pas prêt, n’a pas encore compris l’intérêt et l’usage que l’on peut faire de ce genre d’ouvrages.

    Pourquoi en effet un livre bilingue, pourquoi ces deux langues différentes face à face ? D’abord, parce que, contrairement aux traductions dont il était question, le livre bilingue ne permet pas à l’enfant d’ignorer qu’il est en face de l’autre. L’autre est là, à chaque page dans cette langue, dans cette écriture parfois, différente. Bien au-delà de toute fonction linguistique, le livre bilingue a un rôle de sensibilisation, d’éveil de la curiosité, de familiarisation et d’acceptation de la différence.

    Livre-rencontre, livre-dialogue, il y a la même différence entre un livre bilingue et une simple traduction qu’entre un film en version originale sous-titré et un film doublé : l’authenticité et la présence de l’autre sont toujours plus fortes dans la version originale.

    Il est inutile d’insister sur l’importance du livre bilingue pour ceux que l’on appelle les enfants de l’immigration. Même s’ils ne parlent plus leur langue d’origine, c’est une valorisation nécessaire de la langue de leurs parents. C’est l’occasion d’un dialogue entre ces enfants, leurs parents, leurs maîtres, leurs camarades.

    Pour les enfants étrangers provisoirement loin de leurs pays, et nous retrouvons là les problèmes de l’Europe, de ce grand brassage de population qu’elle suppose, dans ce contexte, le livre bilingue permet aux enfants contraints à la suite de leurs parents de passer d’un pays dans un autre, d’une langue à une autre, d’un système scolaire à un autre, de garder des liens nécessaires avec leur culture et leur langue maternelle.

    Mais plus encore qu’à ces enfants de l’immigration ou à ces enfants étrangers, c’est à nos propres enfants, à notre propre société, à notre opinion publique que ces livres s’adressent, en cela qu’ils nous préparent l’acceptation de sociétés véritablement multiculturelles. Moyen dérisoire pour un si vaste objectif ? Certes mais au-delà des beaux discours, ils représentent une action concrète de sensibilisation à l’existence et au respect de l’autre, ce qui n’est déjà pas si mal.

    Aujourd’hui, face à l’ouverture de l’Europe, ouverture élargie aux pays de l’est, peu de choses sont faîtes pour préparer l’opinion, pour adapter l’école, à l’arrivée d’étrangers sur notre terrain. De même que par imprévoyance nous n’avions préparé ni l’opinion, ni l’école à l’arrivée massive de travailleurs venus des pays du sud, laissant ainsi se déclencher des réactions de rejet, d’intolérance, de xénophobie, que nous payons cher aujourd’hui, de même face à l’Europe la même imprévoyance, le même aveuglement, la même ignorance, font le lit des tensions, des refus, des souffrances de l’Europe de demain.

    Le livre bilingue est une toute petite réponse aux inquiétudes que nous avons manifestées tout au long de cette intervention, je vous laisserai découvrir en sortant le sens du travail mené en collaboration par les éditions Syros et l’Association des Amis de l’Arbre à livres, dans le domaine de l’édition pour enfants, depuis la collection pour tout-petits les contes du poulailler, bilingue en douze langues, jusqu’aux triptyques de l’arbre aux accents où trois livres bilingues ouvrent les portes d’un pays : un livre de cuisine, un livre de contes, un livre de nouvelles contemporaines.

( article paru dans le n°43 – novembre 1991 – du bulletin du CRILJ )

 

 Longtemps libraire à L’arbre à livre, Suzanne Bukiet fut également, avec Françoise Mateu, directrice des éditions Syros. Auteur notamment de Écritures (Syros, 1984), Les cahiers de la République : promenade dans les cahiers d’école primaire, 1870-2000, à la découverte des exercices d’écriture et de la morale civique, avec Henri Mérou (éditons Alternatives, 2000) et de Paroles de liberté en terres d’Islam (Editions de l’Atelier 2002).

Le héros enfantin, témoin de l’évolution du statut social de l’enfant

    Dans le cadre des manifestations de Lire en Fête de septembre-octobre 2001 lancé par le Ministère de la Culture, diverses expositions et colloques consacrés aux Images et représentations de l’enfance dans le Patrimoine écrit, textes administratifs, manuels scolaires et livres pour la jeunesse sont devenus témoins de l’évolution su statut social de l’enfant.

    Depuis 1972, l’UNESCO lançant son projet d’une Année Internationale du Livre et de la Lecture, a déclenché un vaste réseau de coopération culturelle et de lutte contre l’analphabétisme et l’illettrisme dans le monde, y compris dans les pays européens. L’évolution de ce Patrimoine écrit est suivie avec attention dans tous les milieux professionnels ou associatifs de promotion de la lecture.

    Aujourd’hui à travers les études socio-historiques et d’anthropologie culturelle qui se multiplient en France et ailleurs, il est clair que le système scolaire aura permis à l’institution littéraire de gagner un public relativement large par le fait même de sa mission d’alphabétisation.

    Marie-José Chombart de Lauwe dans Un monde autre, l’enfance (Payot 1971), Philippe Ariès dans L’enfant et la famille sous l’ancien régime (Le Seuil 1973), Marc Soriano dans Guide de littérature pour la jeunesse (Flammarion 1975) ont appris aux professionnels de l’éducation de ma génération que les relations enfants-adulte, le type d’autorité auquel les enfants doivent se soumettre et la place que la société civile et politique leur accorde, sont des facteurs se modifiant sans cesse…

    Si l’on excepte les enfances des Maternités des légendes dorées chrétiennes de l’imagerie populaire, et les bois gravés représentant Le petit chaperon rouge ou Le petit poucet, l’enfance et un thème introduit relativement tard dans la littérature française. Il faut attendre le 18ème siècle et le déclic de l’Emile de Jean-Jacques Rousseau pour que l’enfant personnage romanesque apparaisse : chaque étape de la vie a une « sorte de maturité qui lui est propre. Nous avons souvent ouï parler d’un homme fait. Considérons un enfant fait, le spectacle sera nouveau pour nous… ».

    Mais sur l’essence de la nature enfantine, la querelle était grande depuis toujours. C’est la pensée d’Augustin qui, au Vème siècle avait enseigné que l’enfant était l’image de l’anti-perfection, que Jean-Jacques Rousseau remettait en cause. Et l’on retrouvera des partisans des deux thèses de génération en génération d’éducateurs.

    Introduits ainsi par les propos de Rousseau dans la vie sociale et culturelle de la société bourgeoise française, les enfants vont devenir effectivement « personnages de romans » dans un courant littéraire d’éducation moralisatrice.

    L’enfant innocent et son altération par la société est la base des interrogations des uns, alors que les autres craignent l’ébranlement de cette société par la présence de l’enfant vu comme un perturbateur quelque peu insaisissable parce que biologiquement évoluant. Berquin dans L’ami des enfants lancé par lui en 1872, fut, en France, le premier qui, en sortant de la féérie des contes pour parler de la vie réelle, montra l’enfance aux enfants. Mais il suffit de regarder les tableaux de Greuze, de Fragonard ou de madame Vigée-Lebrun pour comprendre comment le monde des adultes concevait l’enfance et façonnait, alors le naturel et la spontanéité des enfants.

    Les relations enfants-adultes en famille, la place que la société accorde aux enfants, le type d’autorité auquel ceux-ci doivent se soumettre, tous ces facteurs se modifient sans cesse. Le tournant historique dans l’évolution du statut de l’enfant en France a lieu au 19ème siècle. Pris en compte par la société avec l’institution de la scolarité obligatoire et la réglementation de l’âge d’entrée dans la vie professionnelle, l’enfant de « mini-adulte » est devenu parfois infantilisé par l’exploitation commerciale qui a pu être faite de son nouveau statut social, y compris dans l’édition et la Presse. En littérature, on le voit passer peu à peu des rôles secondaires à celui de héros principal d’une histoire et pas seulement dans l’édition pour la jeunesse.

    Il serait intéressant d’étudier longuement l’impact symbolique de la présence du jeune garçon qui, en brandissant fièrement son pistolet dans le sillage de La liberté guidant le peuple peinte par Delacroix au lendemain des Journées de juillet 1830, va inspirer à Victor Hugo, trente ans plus tard (alors qu’il est exilé à Guernesey) la création de Gavroche, un des personnages clés des Misérables. Le qualificatif attribué par Victor Hugo au gamin : Gavroche est devenu aujourd’hui, dans le dictionnaire et dans les esprits, tout simplement synonyme d’enfant de la rue.

    Les Misérables de Victor Hugo sont un des grands classiques de la littérature mondiale, en réédition constante avec illustrations très diverses. L’écrivain qui était lui-même, on le sait, un bon dessinateur, nous a laissé des croquis intéressants évoquant son personnage. Mais pour le public français, l’image référence reste celle du tableau de Delacroix. Victor Hugo n’a-t-il exprimé à propos de ce gamin de Paris « épris de liberté, mais cœur d’or, malicieux, effronté et incapable de tenir sa langue pour le simple plaisir de jouer avec les mots et les idées » qu’une partie du non-dit du peintre Delacroix pour que, 150 ans après, nous les gardions ainsi liés en mémoire, complémentairement ?

    Gavroche conduit à bien d’autres interrogations… Un portrait d’enfant tracé par un écrivain, par un peintre pour réaliste qu’il soit, n’est cependant qu’artefact : sous le détail descriptif et objectif, le référent symbolique est à décoder. Les auteurs écrivant sur l’enfance ne sont pas des sociologues, mais ils observent souvent l’enfance dans un contexte historique. Et naturalistes ou fabulateurs, leur œuvre est évidemment le résultat d’une réflexion personnelle prenant en considération, la constance de l’état d’enfance et l’originalité de la situation d’un enfant précis.

    L’enfant et les Sortilèges de Colette, mis en musique par Ravel en 1920 et qui vient de suggérer à une quarantaine d’artiste plasticiens l’une des expositions les plus ludiques qui soit à l’Orangerie du Luxembourg en est un autre exemple significatif.

    Il est indéniable que dans l’évolution de notre littérature pour la jeunesse, l’enfant est aux yeux de l’adulte « créateur », celui qui relie au mystère du temps qui passe. Il est l’occasion d’exprimer, soit une nostalgie d’un passé, paradis perdu, soit un point d’interrogation sur un destin à venir. La caractéristique du héros enfantin qui va s’imposer par son illustration est aussi d’avoir un nom qui appelle une image avec son halo de signification teinté ou non d’affectivité.

    L’enfant éternel, gage de pureté et d’innocence, c’est pour nous : Tistou les pouces verts de Maurice Druon et Jacqueline Duhême, mais surtout Le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry. Nous constatons que là encore tout tient à la présence physique d’image de l’enfant. Vous est-il possible de dissocier du titre du livre la silhouette fragile de cet enfant blond, mains dans les poches et l’air grave, debout sur une boule grise, qui nous apparaît comme une planète, puisque l’environnement est constitué d’étoiles ? Les vêtements de cet enfant n’ont ni pittoresque, ni mode, ils ne datent pas, ils ne sont pas datables. Mais depuis plusieurs générations, chacun de ses lecteurs l’atteste : on se retrouve marqué par cette image, qui plus encore que me texte fait entrer Le Petit Prince dans notre mémoire collective. Le dessin est constamment le support du récit avec l’originalité d’être un dessin d’aviateur qui regarde la terre sous un autre angle de perspective et de la coloration des choses. Et peut-être aussi un dessin d’un écrivain qui considère ces croquis comme une expression normale complémentaire des mots dans le jeu même de l’écriture de son texte, et par conséquent, indissociable.

    Cependant, le signe de l’aspect social de notre époque est sans doute moins l’enfant-roi que l’enfance-reine.

    Aujourd’hui, innombrables sont les enfants qui, effectivement sont personnages témoins de l’état d’enfance vécu au quotidien : Emile (Domitille de Pressensé), Mimi Cracra (Agnès Rosentiehl), Valentine (Michel Gay), Caroline (Pierre Probst), Ernesto (Marguerite Duras/Bernard Bonhomme), Le Petit Nicolas (Goscinny/Sempé), Grabote (Nicole Claveloux), Pierre l’ébouriffé (Hoffman/Claude Lapointe), La petite géante (Philippe Dumas)…

    On rencontre parfois ces enfants en héros d’une seule histoire, mais souvent aussi dans des récits à rebondissements comme dans les feuilletons de télévision. Ces personnages très vivants, remuants, très présents pour la plupart, sont créés par des illustrateurs « professionnels » et père, mère ou grand-pères… donc des adultes contemporains voyant vivre des enfants et qui font d’eux des croquis sur le vif.

    Sans faire abstraction de la déréalisation que provoque désormais l’ambiance des médias visuels, ces auteurs-illustrateurs ont la préoccupation de faire prendre conscience à leurs jeunes lecteurs, de la nécessaire sociabilité de notre vie quotidienne. Ils évoquent dans leurs livres illustrés les heurs et malheurs, les moments de tension et les moments heureux des rapports réciproques adultes-enfants… à la maison, à l’école, dans les transports, dans les loisirs.

    La communication et l’incommunicabilité entre les générations dans nos sociétés contemporaines sont traitées le plus souvent par la caricature… ou plutôt avec une certaine fantaisie qui peut aller jusqu’au surréalisme ou à l’hyperréalisme selon le tempérament de l’artiste. Le glissement de sens dans le jeu des mots, conduisant à oser des improvisations visuelles dont la logique sera poussée jusqu’à un absurde provoquant un rire de distanciation, est peut être ce qui peut unir et faire communiquer encore aujourd’hui les enfants et les adultes.

    C’est peut-être l’un des aspects paradoxaux de notre époque de communication que peu de sociologues prendront en compte mais qui est un fait tangible : les artistes qui disposent des commandes de l’imaginaire contemporain s’intéressent avec éclat aux problèmes de l’Enfance et des enfants et n’hésitent pas à bouleverser l’univers culturel adulte relativement clos sur lui-même, en réintroduisant avec les livres « pour enfants » un plaisir de lecture partagée.

Post-scriptum

    Chaque médiateur adulte entre le livre d’images et le jeune enfant perçoit vite la réalité du dialogue qu’instaure l’illustrateur-auteur avec son lecteur. Les enfants sont pour le conteur-imagier des interlocuteurs directs.

    Pour l’écrivain, les enfants sont plus souvent le point de départ d’une réflexion « littéraire » sur des faits de société dans lesquels les enfants sont impliqués. L’un des exemples le plus récent est le conte philosophique de Sophie Ducharme qui vient de paraître chez Syros sous le titre Les enfants perdus : quelque part sur la Terre, dans un pays sans non, une adolescente refuse la facilité (le diktat du maître) qui devrait la conduire à être esclave comme sa mère et ses aïeules avant elle. Par sa révolte personnelle elle arrivera à entraîner tous les enfants perdus de sa cité à sortir de l’emprise de la fatalité du malheur.

    Parce qu’elle travaille ses phrases en poète, Sophie Ducharme attire ses lecteurs en vraie conteuse et on comprend qu’elle ait reçu le Prix du roman jeunesse 2000 du Ministère de la Jeunesse et des Sports.

( article paru dans le n°71 – novembre 2001 – du bulletin du CRILJ )

 

Critique spécialisée en littérature pour l’enfance et la jeunesse, d’abord à Loisirs Jeunes, puis à l’agence de presse Aigles et dans de très nombreux journaux francophones, Janine Despinette, qui fut également chercheuse, apporta contributions et expertises dans de multiples instances universitaires et associatives. Membre de nombreux jurys littéraires et graphiques internationaux, elle crée, en 1970, le Prix Graphique Loisirs Jeunes et, en 1989, les Prix Octogones. A l’origine du CIELJ (Centre Internationale d’étude en littérature de jeunesse) en 1988, elle est – depuis fort longtemps et aujourd’hui encore – administratrice du CRILJ.

Le rôle de la fiction dans le développement de l’enfant

L’enfant, la fiction et l’école

Pour l’enfant comme pour l’adulte, la fréquentation du monde des fictions est primordiale, tant pour son équilibre psychique que pour la construction de son identité culturelle. Et les éducateurs que nous sommes sont en droit de se demander si la place que l’école réserve aux histoires et le statut qu’elle leur reconnaît sont à la mesure des enjeux.

Les histoires racontées – ou lues – les contes, les légendes sont présentes dans nos classes, chacun le sait, notamment à l’école maternelle ; mais on n’a pas l’impression que cette présence de la fiction reflète un intérêt profond pour l’imaginaire ; d’ailleurs les enseignants qui organisent des activités de création verbale et de construction de récits sont encore rares.

Tout se passe comme si l’attrait que la fiction exerce sur l’enfant servait uniquement de motivation à la pratique d’autres activités : activités manuelles, graphiques, motrices, ludiques… organisées à l’école maternelle à partir d’un conte ; apprentissage et entraînement à la lecture à l’école primaire dans des pages de romans.

On pourrait multiplier les exemples qui montreraient que notre système éducatif, fidèle en cela à la tradition philosophique occidentale, a eu depuis un siècle une attitude de méfiance, voire d’hostilité à l’égard de l’imaginaire et de la fiction.

Tout le monde s’accorde pour considérer que l’objectif essentiel de l’éducation est l’émergence et la construction de la pensée rationnelle. Mais faut-il pour autant, au nom de la connaissance scientifique et raisonnée, nier l’existence d’une autre connaissance subjective et imagée ?

Sur ce point capital, l’apport de Gaston Bachelard est particulièrement éclairant. Pour lui en effet, les concepts rationnels et les créations imaginaires se développent sur deux axes divergents de notre pensée, mais sont complémentaires et constituent en définitive « l’unité de notre vie psychique ».

Et si « l’esprit scientifique doit sans cesse lutter contre les images, contre les analogies, contre les métaphores » (Bachelard, Formation de l’esprit scientifique), de même l’homme de sciences « doit oublier son savoir, rompre avec toutes ses habitudes de recherches philosophiques, s’il veut étudier les problèmes posés par l’imagination poétique » (Bachelard – Poétique de l’espace).

Mais c’est bien le même homme qui rêve et qui pense alternativement, qui parcourt tour à tour, mais sans jamais les confondre, les deux axes de la vie spirituelle ; rationalité en animus, rêverie en anima, Bachelard reprend et développe l’analyse que fait Jung de la dualité profonde – masculin et féminin – de notre psychisme et en montre la richesse :

« Il faut connaître la bonne conscience du travail alterné des images et des concepts, deux bonnes consciences qui seraient celle du plein jour et celle qui accepte le côté nocturne de l’âme ». (Bachelard – Poétique de la rêverie).

Retenons de la pensée du philosophe que l’imaginaire et le rationnel sont aussi nécessaires l’un que l’autre à notre équilibre psychique.

L’action éducative peut donc – sans craindre de sacrifier à l’infantile – avoir un projet ambitieux dans le domaine de l’imaginaire, notamment par la fréquentation du monde de la fiction (aussi bien par la découverte des œuvres existantes que par la pratique des activités de création).

Ce projet ambitieux de l’école est d’autant plus nécessaire que l’importance de la fiction dans notre vie quotidienne a diminué au cours de ce siècle en particulier, de même que son statut social s’est considérablement dévalorisé ; et cette double évolution qui est particulièrement nette au niveau de l’enfance, se manifeste notamment par la perte d’influence de la pensée mythique, la désacralisation de notre société et le dépérissement de la tradition orale.

Il ne s’agit pas de le regretter ou de s’en féliciter, mais de constater que les moments où nos enfants peuvent rencontrer et apprendre à aimer les héros mythiques sont devenus rares ; et que plus rares encore sont les occasions où ces fictions sont présentées comme des choses sérieuses…

Parallèlement à cette évolution – comme un espace de communication ne reste jamais vide – l’environnement des enfants se voit envahi par une inflation de sous-produits médiatiques qui se caractérisent par une écriture infantilisante, une structure stéréotypée à l’extrême et un simplisme manichéen consternant.

On peut affirmer que sur ce plan notre société a considérablement régressé, et que l’héritage mythologique qu’elle transmet à ses enfants est d’une grande pauvreté par rapport à ce que peut connaître un petit africain, ou ce qu’a pu vivre un petit provençal du début du siècle.

Bettelheim souligne ce danger à propos des versions filmées des contes de fées :

« De nos jours les enfants sont gravement lésés (…). La plupart d’entre eux, en effet, n’abordent les contes que sous une forme embellie et simplifiée qui affaiblit leur signification et les prive de leur portée profonde. Je veux parler des versions présentées par les films et les spectacles télévisés qui font des contes de fées des spectacles dénués de sens ».

Dans ces conditions il est évident que le rôle de l’école pour l’initiation des enfants au monde des récits et des mythes est capital ; car, si l’école n’ouvre pas largement les portes de la fiction, si elle ne favorise pas cette fréquentation, si elle n’aborde pas avec le sérieux et la gravité nécessaires ces histoires, nul ne le fera à sa place, et les « Petit Poucet » qui passent par nos classes ne vivront « qu’une moitié de vie », selon le mot de B. Duborgel.

Fréquenter le monde de la fiction

Fréquenter le monde de la fiction c’est donc un objectif essentiel de l’éducation, dès le plus jeune âge et tout au long de la scolarité (au-delà aussi, bien entendu).

Quelles en sont les voies et les moyens ? On en relèvera trois, qui ne sont pas originales, mais qui prendront dans ce contexte toute leur cohérence.

– La découverte de la fiction par le récit oral d’abord, puis progressivement (et de plus en plus) par la lecture.

– La création d’histoires par l’improvisation orale d’abord puis par la conquête progressive de l’écriture (au sens plein du terme).

– L’immersion dans le monde de l’imaginaire où l’enfant vit pleinement la fiction par la rêverie et le jeu ; de la rêverie secrète et fugitive au jeu libre, puis au jeu organisé et collectif, pour aborder enfin la mise en scène et le jeu dramatique.

Il s’agit de trois manières de pénétrer le monde de la fiction qui trouvent dans le psychisme de l’enfant cohérence et complémentarité ; et qui se nourrissent l’une de l’autre comme elles se nourrissent de l’expérience du monde réel.

Découvrir une fiction, c’est prendre connaissance d’une situation vécue, par la lecture, l’écoute ou le spectacle ; c’est un voyage hors de l’instant présent et une puissante incitation à la rêverie pendant et après le récit.

Et cette rêverie qu’un inconnu nous a transmise, il nous arrive de nous y reconnaître, de la croire nôtre, et parfois de la prolonger :

« Si nous recevons vraiment les images des poètes, elles nous apparaissent comme des documents de rêverie naturelle. A peine reçues, voilà que nous imaginons que nous aurions pu les rêver… Nous lisions et voilà que nous rêvons » (Bachelard – Poétique de la rêverie).

Car vivre une histoire, c’est aussi découvrir le besoin d’inventer, de créer à son tour, de bâtir soi-même un monde. Bachelard, encore, en porte témoignage :

« Personne ne sait qu’en lisant nous revivons nos tentations d’être poète. Tout lecteur un peu passionné de lecture, nourrit et refoule, par la lecture, un désir d’être écrivain. Quand la page lue est trop belle, la modestie refoule ce désir. Mais le désir renaît » (Poétique de l’espace).

Cette interaction entre l’imaginaire d’un autre dont nous savourons la substance, et nos rêveries secrètes qui prennent forme lentement nous entraîne dans des voyages exaltants où se mêlent au plus profond nos élans intimes et la résurgence des personnages fictifs qui sont nos compagnons de rêve.

Empruntons au Sartre des Mots une des plus belles illustrations de cette puissance créatrice et assimilatrice de l’imaginaire. Se retournant vers son passé, l’écrivain montre dans ces pages consacrées à ses rêveries d’enfant, comment l’imagination se développe sur un fond complexe où interfèrent trois facteurs :

– d’abord les préoccupations, les désirs ou les angoisses de l’enfant,

– ensuite le monde des personnages de fiction qui lui sont familiers (et le monde du cinéma muet),

– enfin l’environnement immédiat qui façonne son état d’esprit : ainsi les sentiments de crainte, de morosité ou de gaieté se succèdent au rythme du jeu des sonorités et des lumières.

Sous cette triple influence, l’enfant lance sa rêverie, et avance dans le récit qui se noue, se dénoue, rebondit…

Sartre réussit dans ces pages à nous faire sentir le lien ambigu et mystérieux entre la perception du réel et la création imaginaire ; entre les élans de l’enfant et les échos que lui renvoient ses héros familiers ; entre la volonté qui mène le jeu et l’affectivité qui se laisse entraîner par l’atmosphère…

Tous les enfants vivent cela, et bien des adultes aussi ; tous les enfants connaissent le bonheur de la vie rêvée !

Le rôle de l’école n’est-il pas dans ce domaine de s’efforcer de donner à chaque enfant les aliments de ses rêveries et les occasions de les vivre ?

( texte paru dans le n° 70 – juin 2001 – du bulletin du CRILJ )

 

Inspectrice d’académie et inspectrice pédagogique régionale vie scolaire honoraire, Anne Rabany s’intéresse à la littérature pour la jeunesse depuis son entrée dans l’enseignement. Elle a participé à différentes actions de promotion de la lecture : Plans lecture de la Ville de Paris et de l’académie de Créteil, développement des BCD, formation d’animateurs, tournées culturelles pour les centres de vacances de la CCAS/EDF. Publications dans de nombreux périodiques (Textes et documents pour la classe, Ecole des parents, Monde de l’éducation…). Contributions à plusieurs ouvrages collectifs dont une étude sur “Les enfants terribles dans les albums” dans L’Humour dans la littérature de jeunesse parue chez In Press en 2000. Anne Rabany intervient au niveau des masters 1 et 2 d’édition à Montauban (université Toulouse-II – Le Mirail) ainsi qu’au Pôle Métiers du Livre de Saint-Cloud (université Paris-X). Elle participe, au plan national, à l’activité du CRILJ et a rejoint le comité de rédaction de la revue Griffon.

Les contes traditionnels comme introduction à la littérature pour enfants d’aujourd’hui

(Texte prononcé à l’occasion du colloque Le conte mémoire des peuples, paroles et littératures des 26 et 27 novembre 1991)

    Ma parole n’est pas « parole d’oiseaux ». Et je parle en dernier ! D’une part, je n’ai plus grand-chose à dire ! D’autre part, je crains au terme de ces deux journées si riches et si pleines de « peser aux écoutants » comme disait Montaigne.

    Ceci dit, je fais confiance à la parole de Marthe Robert écrivant que ‘les histoires à dormir debout sont celles qui tiennent le mieux éveillé ».

    Le colloque qui se termine, il faut le proclamer avant tout, a montré que dans le monde qui est le nôtre, les contes sont plus que jamais nécessaires :

– D’abord parce qu’ils véhiculent l’universalité des valeurs culturelles populaires et savantes, dans leurs diversités. Parce qu’ils affirment nos différences et leur richesse à une époque où la « bête immonde » comme disait Brecht, de l’intolérance et du racisme nous montre à nouveau et de très près son visage de haine.

– Parce qu’ils sont les garants de survie des langues et des langues populaires, vernaculaires, régionales, miroirs de l’imaginaire infini des peuples, dans la variété savoureuse de leurs cultures, au sens anthropologique de ce terme.

– Parce que les mythes fondateurs de l’humanité nous parviennent par la « parole conteuse ». On nous a dit par exemple ici, que les aborigènes d’Australie étaient porteurs de tout ce qui survit en l’homme de l’homme. Et les contes nous révèlent les vérités de nos racines dans cet univers médiatisé où tout devient leurre, où comme le dit Umberto Eco, « l’image du faux » se répand dans tous les domaines.

– Parce que comme ici, au cours de ces deux journées, les contes rassemblent dans une égale ferveur et dans la même lucidité ceux qui content et ceux qui parlent des contes. Des uns et des autres me frappe l’authenticité de leurs dires.

    Je me propose, quant à moi, de montrer rapidement que la parole conteuse et les contes « traditionnels », sont (avec la poésie) une des voies ouvertes à l’imaginaire des enfants d’aujourd’hui, voie qui les conduit du dire au lire, du conte au livre, et naturellement à l’écriture.

    Les contes, dans leur variété infinie, tant sur le plan de la typologie, que des structures narratives, sont par définition des récits relevant le l’oralité. Une oralité qui n’est ni « parole flottante », ni improvisation (même si le conteur « joue » l’improvisation). Une oralité présentant un discours qui se referme sur lui-même avec un commencement et une fin, l’un et l’autre annoncés. Une oralité maîtrisée qui donne l’impression de la liberté la plus dénouée. Cette liberté de parole qui ne dit pas n’importe quoi (même si c’est pour « dormir debout ») et qui précisément se trouve toujours à l’œuvre dans toute littérature digne de ce nom.

    Or tout, dans les contes « traditionnels » ou merveilleux (ceci pour restreindre mon propos), tout en eux, leur archaïsme, les espaces qu’ils évoquent, châteaux, forêts, landes, chaumières, etc., les rôles et personnages qui les peuplent : rois, prince charmant, princesse, fées, enchanteurs, pauvres paysans, ogres et gnomes, etc., les stratifications sociales qu’ils montrent, le Temps hors du Temps qui les soutient, tout en eux paraît les situer dans un tout autre univers que celui qui investit ou qu’investit l’imaginaire des enfants, des adolescents (et bien sûr des adultes) d’aujourd’hui.

Il faut souligner cependant, que les contes, à quelques exceptions près, ne parviennent aux enfants et surtout aux médiateurs, enseignants, bibliothécaires, parents, etc. que par l’intermédiaire de textes écrits.

Nous allons ainsi dans ce salon proche rencontrer des milliers de contes imprimés dans des livres. Et nous avons à nous interroger (il en a été question au cours de ce colloque) sur les « adaptations réductrices » qui détruisent en même temps que la saveur de la « parole conteuse » la spécificité inscrite de l’écriture et de la littérature.

    Il me semble que le conte traditionnel ou le conte moderne qi ne conduisent qu’à eux-mêmes et qui sauvent l’oralité ne sont une voix ouverte à la littérature au sens propre du terme que s’ils gardent entière leur spécificité de conte et d’oralité et de langage parlé.

    On ne saurait par ailleurs négliger l’importance pour mon propos, des contes qui n’ont jamais eu de forme oraculaire, (à la différence des Contes de ma Mère l’Oye, et surtout des contes recueillis par les frères Grimm). Doit-on parler de contes littéraires pour les distinguer des contes transcrits, réécrits (Pourrat). Sans doute et on ne saurait se priver du plaisir de lire cette fois, Hoffman, Nodier, Marcel Aymé, etc.

    Pour revenir aux contes « traditionnels » et à leurs vertus pédagogiques dans l’initiation de l’enfant à ce qu’il faut bien appeler la littérature, les contes ont le mérite :

1) de constituer des discours qui racontent, or raconter, narrer, c’est le propre de toute littérature fonctionnelle.

2) de mettre en situations « actantielles », c’est-à-dire d’actions, des rôles, des personnages dans lesquels les petits enfants se projettent, avec lesquels ils s’identifient ou qu’ils rejettent. Et, il n’a peut-être pas encore été question dans ce colloque, de ce processus de projection de l’individu dans l’imaginaire des êtres qui peuplent les contes et qui deviendront la projection que chacun d’entre nous fait dans les personnages de nos lectures, il est évident que lire c’est réinventer l’écrit, c’est presque faire un conte à partir de l’écrit dans lequel nous nous incarnons dans un personnage, fut-il Julien Sorel ou le dernier personnage de James Joyce.

3) habituer l’enfant à l’intérieur de ces concepts, à ce que l’on appelle quelque part les « allures diégétiques » des contes, c’est-à-dire, les épisodes multiples et variés : les épreuves, les attentes, les suspenses, les allure qui impliquent des variantes sur tous les plans se réinvestissent dans l’acte de lecture. Et il faudrait plus de temps pour montrer comment se perçoivent ces allures dans l’écoute et dans la lecture. Car elles ont un certain nombre de critères communs, et d’autres qui divergent. Ce qui implique pour les « médiateurs » des formations qui leur permettent de bien distinguer ces deux activités liées et différentes que sont « conter » et « lire ».

4) Les contes donnent également à l’enfant, non pas le sens du temps mais des notions essentielles de « temporalité ». Par exemple, les notions de l’avant, et de l’après, de la chronologie, parfois de « retours en arrière » (beaucoup plus fréquents dans les fictions écrites). A ces notions s’associent des concepts plus complexes de causalité (l’enfant prenant conscience des causes, des motivations, des conséquences de tel ou tel comportement). Ce qui est au demeurant un moyen de développer la mémoire à « court terme » dont on sait aujourd’hui qu’elle est déterminante dans la lecture et ses apprentissages.

    Remarquons au passage que les contes traditionnels, à quelques exceptions près racontent beaucoup et décrivent peu. Un des problèmes posés par l’apprentissage de la lecture des fictions, et des « documentaires » et de certains livres et manuels scolaires, est de savoir lire les descriptions sans « les sauter », ce que les lecteurs adultes font souvent lorsqu’ils sont aux prises avec Balzac, Flaubert, le Hugo des Misérables, de nombreux romans modernes dits du « regard ». Et tous les enseignants savent bien ou devraient mieux savoir que rien n’est plus délicat que d’écrire les descriptions. On devrait également réfléchir (mais j’y reviendrai) sur le rôle des images dans ce domaine « descriptif », ce qui entraînerait une information au moins élémentaire sur la sémiologie graphique et iconique.

    Sans insister sur les comportements très souvent analysés des personnages, par Propp, Brémond, Denise Paulme pour les contes africains, etc, je voudrais attirer l’attention sur la fonction très particulière, dans les contes traditionnels, mais également dans les Mille et une nuits du merveilleux et des personnages doués de pouvoirs magiques : fées, enchanteurs, etc.

    Le merveilleux est ce qui relève de l’inexplicable, de l’inexplicable rationnellement. Or, le merveilleux ne pose aucun problème aux enfants d’aujourd’hui pas plus que le merveilleux scientifique et technologique moderne n’étonne. Et les enfants disent souvent que le merveilleux des contes est plus merveilleux et les enchante davantage, car ils savent que le merveilleux scientifique peut, lui, s’expliquer. Il y aurait à ce propos un intéressant parallèle à faire entre les récits de Jules Verne et certains textes ou BD de Science Fiction plus proches des contes que de la science. Alors que chez Jules Verne tout finit par s’expliquer.

    Il y aurait par ailleurs toute une dialectique à étudier entre le merveilleux des contes et le fantastique qui relève plus de la fiction écrite (ou du cinéma). Car le fantastique pourrait-on dire paradoxalement dérange le réel, le subvertit, a besoin de l’écriture (ou de l’image) pour se développer, alors que le merveilleux s’inscrit tout naturellement, rapidement, dans une histoire qu’il fait progresser sans que cela inquiète trop.

    Les contes traditionnels enfin se « parlent » dans une langue en général sobre du point de vue syntaxique, usant de modes et de temps verbaux courants : imparfait, passé simple, présent. Plus complexe est le lexique marqué par des archaïsmes, des expressions populaires, parfois des drues. Ils comportent peu de figures rhétoriques (métaphores, métonymies, etc) ce qui est par contre fréquent dans la langue littéraire écrite.

    Mais la langue parlée des contes, souvent langue régionale, dialecte, etc., reste une langue soutenue et conduit me semble-t-il à tenir la langue écrite, et disons-le sans craindre le ridicule à la respecter.

    Ceci dit (trop rapidement) il s’agit bien dans mon propos d’enfants de 1991. On aurait là encore à nuancer en tenant compte de la diversité des milieux socio-économiques et socio-culturels, familiaux, scolaires, où vivent ces enfants. Sans compter les « différences » individuelles sur tous les plans (sexe, âge, état physique, intellectuel, handicaps moteurs ou mentaux, etc.). En généralisant très grossièrement on peut dire :

– Que tout enfant d’où qu’il vienne est porteur d’une culture (toujours au sens anthropologique de ce terme). Il n’y a pas d’enfants totalement incultes (des enfants démunis certes, des enfants déracinés de leur culture d’origine, des enfants sans enfances, confrontés trop tôt à cet univers impitoyable, etc.).

– Que tout enfant est fortement imprégné de ce qui se passe existentiellement dans ses lieux de vie : famille, quartier, rue, ville, village, école, espaces marginaux, etc.

– Que tout enfant est dès son plus jeune âge saturé d’images : affiches, BD, télévision, cinéma, vidéo, qu’on ne lui apprend jamais à « lire », à regarder, à critiquer. L’exemple de la télévision maintes fois étudié est révélateur. Entre la niaiserie bêtifiante de la majorité des émissions dîtes « pour la jeunesse » et la violence, l’érotisme brutal, des émissions courantes (informations, séries policières, etc.), l’enfant baigne dans les images, sans jamais « prendre ses distances », décrypter ce faux réel, percevoir que les images capables de tant nous enrichir, nous trompent, le trompent, le manipulent. Et les contes, à quelques exceptions près, deviennent ces dessins animés (mal animés) japonais où les héros ressemblent un peu trop à ces guerriers virils et bornés capables de ce que l’on sait et de balancer par la fenêtre d’un wagon « l’étranger » venu d’ailleurs.

– Que l’école fait ce qu’elle peut et peut parfois beaucoup. Je ne suis pas du parti de ceux qui condamnent l’école sans savoir. Je suis du parti de ceux qui défendent l’école publique et déplorent que l’institution scolaire se laisse aller aux modes sans les connaître. Aujourd’hui on apprend à « communiquer », tant mieux. Mais quand on ne sait rien on ne communique rien. Et ce qui m’étonne le plus est que cette institution oublie que la « reine des facultés » comme disait Baudelaire parlant de l’imagination, devrait être constamment « à l’ordre du jour ». Mon maître, Gaston Bachelard, historien des sciences, épistémologue parmi les plus grands de ce temps, disait que tant dans le domaine des sciences, que dans celui de cette indispensable « fonction de l’éveil », l’imagination et sa topique l’imaginaire sont d’indispensables armes pour ceux qui scientifiques, techniciens, « littéraires », etc, affrontent notre monde complexe.

    Or les contes éveillent l’imaginaire, les contes aident l’enfant à chercher dans les pages des livres les mêmes métamorphoses, les mêmes aventures, avec de surcroît des personnages, ceux de fiction écrite, qui s’analysent, procèdent à toutes les introspections, « êtres de papier » comme disait Roland Barthes et qui, nous projetant dans l’univers fictionnel nous enseignent en fait la réalité et son ombre.

    Les contes sont portés par la voix du conteur mais également par ses mains, par ses mimiques, par tout son corps. Et cela devrait être un précieux indicateur. On lit avec les yeux et les oreilles et ces oreilles intérieures qui nous font presque toujours entendre notre lecture, mais on lit également avec tout le corps.

    Et là bien souvent l’école échoue dans la mesure où elle oublie d’insister dans les apprentissages des actes de lecture sur leurs aspects corporels, rythmés et où elle ignore ou néglige le moteur essentiel de toute lecture, et qui motivait ceux qui dans les veillés d’autrefois écoutaient conter : le désir.

    Enfin, on constate que les enfants d’aujourd’hui sont des êtres « dispersés » sollicités de partout, de plus en plus (comme les adultes) incapables de concentration et de fixer leur attention, de meubler le silence.

    Une des fonctions majeures des contes pour les petits enfants est de les contraindre sans autorité extérieure, au retour au calme ; car il faut bien suivre le conteur, comme on devra savoir suivre une lecture. « Tu ne suis pas » disait parfois le maître à l’enfant rêveur que j’étais. Mais je le possédais mon vieil et cher « instit » car je suivais trop embarqué dans le livre et autour de lui.

    Les contes « oraux » entraînent à des processus d’identification, de voyages imaginaires, non à des dérives incontrôlées. Sans compter comme Bettelheim, Marthe Robert et quelques autres l’ont montré, tout ce qui est en jeu par leur canal dans l’inconscient. La littérature fixe tout cela, le fixe en le rendant perpétuellement mobile et changeant. Alors que le conte s’envole dans les nuages, le texte écrit s’inscrit et nous inscrit dans ses traces, dans nos traces. Mais l’un ne pas va sans l’autre.

    Les enfants d’aujourd’hui ne sont certes ni des ethnologues ni des anthropologues. Le charme des contes comme vient de si bien le dire M. Salomon à propos de Rodari, est qu’ils peuvent, qu’ils doivent être pour se parcourir de l’intérieur, démontés, remontés, subvertis, actualisés, transformés, investis par l’imaginaire contemporain. Ainsi conduisent-ils encore plus sûrement à la littérature. C’est-à-dire :

– à un univers non plus seulement de l’écoute mais également du regard. Il s’agira alors de faire « émerger du sens » de ces « petits signes nains » comme Sartre le montre si bien dans Les Mots.

– alors les structures se complexifient, mais les contes ont appris et apprennent à saisir quelque chose de l’ordonnancement des récits.

– alors les personnages deviennent plus que des « rôles ».

– alors les mots « donnent à voir » plus lentement, mais on saisit que les récits, comme tous les écrits, sont capables de faire surgir de chaque lecteur (comme de chaque écoutant) l’univers symbolique (et réel) sur lequel l’écrit peut à son tour comme la parole et plus durablement qu’elle, agir pour le transformer.

– alors les livres ne se contentent plus d’exposer des manichéismes complexes et magiques mais déjà, comme dans les contes, posent des problèmes moraux, psychologiques, sociaux, relationnels, etc.

– alors les livres proposent peu à peu les jeux de langues différents, en fonction de l’écriture des auteurs comme l’étaient sur l’autre registre les variations de la « parole conteuse ».

    Les contes investissent et activent l’imaginaire sans lequel ni l’enfant (ni l’adulte) n’est capable d’inventer sa vie, de redécouvrir le réel, de se désengluer de ce réel. Dans cette optique capitale les contes aident à mettre en place des apprentissages de la lecture qui ne soient pas exclusivement mécaniques. D’autant plus que si l’écoute des contes crée des conteurs, la lecture conduit inexorablement l’imaginaire et la réflexion au désir d’écriture, à l’écriture. Mais c’est une autre question qui nécessiterait d’autres colloques.

    Je voudrais ajouter une note personnelle à ceci : les contes ouvrent l’enfant à l’imaginaire narratif propre à la littérature de fiction et aux documentaires. Certains contes comme il a été magnifiquement rappelé ici à propos des Mille et une nuits, incluent dans leurs tissus des poèmes. C’est qu’il est nécessaire de croiser cet imaginaire narratif avec ce que certains appellent l’imaginaire métaphorique de la poésie. Mais de ceci j’ai parlé et écrit ailleurs et bien souvent, de cet « impératif de l’essentiel » qui me fait vivre.

    Dans notre société, les contes, comme la littérature fictionnelle, documentaire, poétique, avec des approches différentes permettent à l’enfant, à l’adolescent, à l’adulte, de savoir que « l’imaginaire comme disait Sartre est le sens implicite du réel ». Abordant le livre l’enfant, tout en se prêtant à toutes les métamorphoses, sait en même temps quand il maîtrise vraiment sa lecture, qu’il n’est pas dupe.

    Michel Butor le dit mieux que moi : « Par les contes, écrit-il dans La Balance des fées , l’enfant doit savoir qu’il est dans le domaine de la fiction… Ce qu’il y a surtout d’abord c’est le plaisir de savoir que tout cela n’est pas vrai, le plaisir de ne pas être dupe de la fiction, le plaisir de se sentir profondément d’accord avec l’adulte sur ce qui est réel et sur ce qui ne l’est pas. Le conte libère de l’immédiat par la possibilité qu’il apporte de s’en éloigner en toute certitude, c’est grâce à lui que la réalité se présente comme une chose sûre et solide, que l’on distingue bien, que l’on maîtrise et que l’on comprend. » (« La Balance des Fées » in Répertoire I, éditions de Minuit, 1978)

    Ce qui implique en fait que par, les contes et les livres, les « fonctions du réel et de l’irréel » s’équilibrent dans l’enfant, dans l’éducateur d’abord, pour que l’un avec l’autre conquièrent avec la maîtrise du langage, lucidité, onirisme, « raison ardente » et liberté.

    Un mot encore, d’un poète cette fois, qui, saisi d’angoisse devant un univers soudain privé d’imaginaire, écrivait : « Tous les pays qui n’ont plus de légendes seront condamnés à mourir de froid… » (Patrice de la Tour des Pin, la quête de Joie).

    La chaleur de cette assemblée me dit que ce n’est pas pour demain.

( texte paru dans le n° 44 – avril 1992 – du bulletin du CRILJ )

 

Né en 1920 à Besançon, Georges Jean a fait des études de Lettres et de Philosophie. Il fut instituteur, puis professeur d’école normale au Mans, à l’Université du Maine et à l’Ecole Nationale Supérieure des Bibliothèques. Il est membre du mouvement d’éducation permanente Peuple et Culture. Sa pratique de la poésie, ses fonctions et ses convictions font de lui un théoricien avisé du langage et de l’imaginaire. Il publia de nombreuses anthologies pour les enfants et les jeunes dont Il était une fois la poésie (La Farandole, 1974), Le premier livre d’or des poètes (Seghers 1975), Poussières d’images (Larousse, 1986). Parmi ses essais : Pour une pédagogie de l’imaginaire (Casteman, 1976) et Le pouvoir des mots (Casterman, 1981) qui recut le Prix de la Fondation de France. A noter aussi, avec Jacques Charpentreau, un Dictionnaire des poètes et de la poésie (Gallimard, 1983).


Vieux souvenirs, vieilles amitiés

Hommage à Claire Huchet et à Marguerite Gruny

    Il faut remonter bien loin dans le passé pour évoquer mes premiers souvenirs de Claire Huchet et Marguerite Gruny.

    Je les ai connues en 1924 lorsqu’elles travaillaient au choix des livres que l’Heure Joyeuse – Fondation américaine du Book committee on Children’s Librairies, Présidente Mrs J.L. Griffiths – offrait aux enfants français après la guerre de 1914/1918.

    Nous avions eu, Claire Huchet et moi, un même professeur que nous aimions beaucoup. Notre première rencontre eut lieu rue François Ier, dans une salle pleine de livres.

    Pour être engagée, après un entretien avec Mrs Griffiths, il fallait être acceptée par Claire Huchet et Marguerite Gruny. J’étais plutôt intimidée. Claire, devant sa machine à écrire, me posait des questions ; Marguerite m’observait d’un œil critique… Je fus engagée !

    Marguerite l’avait été, avant moi, par Claire. Eugène Morel, son oncle, bibliothécaire à la Bibliothèque Nationale, pionner souvent incompris de la lecture publique, l’avait proposée à Mrs Griffiths.

    L’Heure Joyeuse fut inaugurée le 12 novembre 1924, dans un ancien préau d’une école désaffectée, 3 rue Boutebrie. La rue Boutebrie était alors une rue misérable aux immeubles vétustes. Dans cette rue peu fréquentée, débouchant sur le boulevard Saint Germain, les enfants du quartier jouaient sans danger sur la chaussée, faisaient des rondes, sautaient à la corde.

    L’inauguration officielle terminée, il y eu dans la journée beaucoup de curieux, des enfants venus « pour voir ».

   Après tant d’années, tant d’événements tragiques ou non et l’évolution des générations il est bien difficile d’évoquer les premières, les premières années de l’Heure Joyeuse.

    Nous étions sur bien des points différentes des bibliothécaires pour la jeunesse d’aujourd’hui. Ne serait-ce que dans la formation, avec les diplômes exigés maintenant. Et que dire de nos manières réservées ! Il fallut attendre plusieurs mois avant de nous appeler par nos prénoms.

    La salle de lecture était pimpante et gaie, mais les bibliothécaires ne disposaient – sauf un petit vestiaire avec un lavabo pour se laver les mains et un affreux petit réchaud à gaz – d’aucune pièce pour travailler : une vraie installation de « pionnières’ ! mais notre enthousiasme suppléait à tout.

    Claire et Marguerite avaient déjà travaillé dans une bibliothèque pour la jeunesse. Claire en Angleterre à Croydon, Marguerite avait fait un stage à l’Heure Joyeuse de Bruxelles. Que serait la bibliothèque française ? Qu’apporterait-elle de nouveau ?

    Certaines activités existent toujours dans les bibliothèques d’aujourd’hui. D’autres prirent naissance à l’Heure Joyeuse : les assemblées générales des lecteurs où, les enfants élisaient chaque mois – un garçon et une fille – chargés de différentes tâches, assemblées complétées par un Conseil mensuel des anciens chefs ; fabrication de « jeux de lecture » pour les petits, les albums du Père Castor n’existaient pas encore, de fêtes, des rondes dans la cour, et l’on chantait de vieilles chansons, etc…

    Mais surtout l’Heure Joyeuse a été la première expérience d’éducation mixte qui choqua les esprits timides ou conservateurs, mais qui donna naissance à une franche camaraderie et à des amitiés pleines de charme.

    C’est dans cette ambiance nouvelle que nous apprîmes à nous connaître et que naquît une profonde amitié. Nous étions heureuses.

    Claire Huchet, douée d’une grande intelligence, ouverte à la compréhension de son prochain, possédait les qualités indispensables pour diriger l’Heure Joyeuse durant les premières années difficiles de son existence. Sans elle, l’Heure Joyeuse n’aurait pu s’imposer, se développer.

    Son autorité, jamais pesante l’amenait à consulter ses collaboratrices, à tenir compte de leurs suggestions ou de leurs critiques.

    Après son mariage avec un pianiste américain, en décembre 1929, Claire partit au Etats-Unis où elle travailla dans une bibliothèque pour la jeunesse, fit des conférences, écrivit des livres pour enfants.

    Mais elle consacra toute sa vie, avec passion, au rapprochement judéo-chrétien.

    Marguerite Gruny, plus jeune de quelques années, la remplaça. Déjà au début de l’Heure Joyeuse, elle aspirait au temps où elle dirigerait « sa » bibliothèque !

    L’Heure Joyeuse continua à se développer avec les mêmes activités, sauf les assemblées générales qui s’arrêtèrent d’elles-mêmes.

    Des générations de lecteurs fidèles se succédèrent, confiants et heureux. Ce que nous aimions beaucoup, c’était la préparation de fêtes en collaboration avec les enfants, grands et petits, sur un sujet précis. Les choix des « acteurs », la confection des costumes, les répétitions, les essayages, les décors, tout cela faisait bourdonner la bibliothèque d’une agitation joyeuse.

    En 1940, la bibliothèque en plein essor fut fermée, à cause de la guerre, pendant de longs mois. Quand l’Heure Joyeuse rouvrit ses portes, Marguerite Gruny, douée d’une grande puissance de travail, y prit une place toujours grandissante et déploya une activité sans borne.

    D’abord vint un public nouveau pour nous : celui des enfants accompagnés par leurs enseignants, public attachant qui découvrait les livres choisis librement, écoutant des histoires. Ce public nous apporta un heureux enrichissement.

    Ce qui passionna Marguerite, c’était la formation des stagiaires venus de France et des pays étrangers. Cette activité nouvelle, créée par elle, suppléait à l’absence d’un enseignement officiel. Elle avait mis au point un programme qui offrait en trois mois un enseignement professionnel sérieux.

    Puis vint l’âge de la retraite. Mais comment Marguerite Gruny pouvait-elle abandonner ce qu’elle considérait comme une mission ? Alors elle continua à travailler et offrit aux nouvelles générations de bibliothécaires pour la jeunesse le fruit de son expérience.

    Claire Huchet et Marguerite Gruny ont été chacune, suivant leur tempérament, des « pionnières ». Grâce à elles, mes bibliothèques pour la jeunesse sont nées et se développent.

    Dans la vieille rue Boutebrie, les enfants ne dansent plus, ne chantent plus, au milieu de la chaussée… mais à quelques pas, à l’ombre de la vieille église Saint Séverin, une nouvelle « Heure Joyeuse » les attend.

( texte paru dans le n° 48-49 – avril 1973 – du bulletin du CRILJ )

 

Proche des mouvements d’éducation nouvelle, Mathilde Leriche sera, dès 1924, avec Marguerite Gruny, l’assistante de Claire Huchet, première directrice de la bibliothèque de L’Heure Joyeuse. Elle participera en 1937 à la création de l’Association pour le Développement de la Lecture Publique et sera, en 1967, la première présidente du CRILJ ancienne manière. Elle écrira pendant de longues années des critiques de livres pour enfants pour la revue des CEMEA Vers l’éducation nouvelle. Auteur, une fois retraite prise, de quelques albums pour enfants, elle avait publié, en 1937, avec Marguerite Gruny, le guide de lecture Beaux livres, belles histoires. Elle fut une conteuse remarquable.

Un ourson et un cochon

 

 

   Connaissez-vous Misiones ? Bejaia ? L’une est la région frontalière qui unit ou sépare l’Argentine du Paraguay. Bejaia est l’ancienne Bougie, à la limite de la Kabylie. J’aurai pu citer d’autres lieux, évoquer d’autres gens ; je me contenterai de ces deux-là.

    Depuis deux ans, j’anime un atelier consacré à l’exploitation de l’album jeunesse en classe de français. Pour ce faire, je bénéficie de l’aide du CRILJ qui me prête, pour une quinzaine de jours, les albums de l’année écoulée. Cet atelier se déroule depuis près de trente ans, dans le cadre du stage BELC de Caen, destiné à des professeurs de français étrangers ou enseignant à l’étranger.

    Il y a deux ans, j’ai donc animé pour la première fois cet atelier, avec toute la confiance et l’ignorance que pouvait me donner une expérience personnelle. Depuis dix ans, je lis des albums jeunesse à mes trois enfants. Je le fais sans souci du contenu, me fiant aux références éditoriales : l’Ecole des loisirs, Gallimard jeunesse, le Rouergue… quelques noms prestigieux, garants de qualité, et surtout, de fantaisie, puisque c’est d’abord ce que je recherche : faire rire est le meilleur moyen de faire réfléchir les enfants. Je lis à la façon d’un Français qui ne connaît plus la censure, prêt à expliquer ce qu’autrefois on préférait cacher ou éviter.

    J’avais donc choisi de lire avec les stagiaires de Caen Les doigts dans le nez d’Alain Mets, désormais re-titré Crottes de nez. Le premier titre avait le mérite de l’image, mais des questions de droit…

    J’ai posé l’album sur la table : quelques personnes m’ont alors dit leur trouble. L’une était une institutrice syrienne, deux autres venaient d’Algérie. Dans un pays musulman, on ne peut faire entrer ce livre, m’ont-elles appris. Le personnage principal est un cochon et le cochon qu’il soit en chair et en os ou en images et en mots n’entre pas en terre d’Islam. Elles aimaient cet album très drôle, acceptaient de l’étudier, d’envisager les exploitations pédagogiques possibles, mais elles savaient qu’elles ne pourraient pas l’étudier en classe.

    Je pensais avoir pris ma première et unique leçon d' »interculturalité » ; je ne savais pas qu’un album de tonalité dramatique provoquerait presque un incident diplomatique dans l’atelier.

    Otto, de Tomi Ungerer, raconte l’histoire d’un ourson en peluche que ses parents offrent au jeune David. On est dans l’Allemagne pré-hitlérienne et l’objet bientôt affublé d’une étoile jaune passe des mains de David à celle d’Oskar, son voisin non juif et compagnon de jeu. La guerre éclate, les bombardements mettent la ville en ruine et un G.I. noir américain ramasse Otto parmi les décombres. Il le pose contre sa poitrine au moment où une balle l’atteint. Sauvé par l’ourson, Charlie survit et rapporte à sa fille Jasmine le précieux jouet. Elle le dorlote, le promène, mais une bande de voyous s’empare d’Otto et l’abîme avant de le jeter dans une poubelle. Il est récupéré par une clocharde, vendu à un brocanteur qui le rafistole et le met en vitrine. Oskar le reconnaît à une tache d’encre, et l’achète. Il retrouve David et les deux vieillards se racontent ce qu’ils ont subi, tandis qu’Otto les écoute et clôt par ce récit son autobiographie.

    Otto est l’un des plus beaux albums de Tomi Ungerer, ou plus exactement l’un des plus riches. Le groupe de stagiaires voyait là de très nombreuses pistes, qu’il s’agisse de l’arrière-plan historique, de la relation entre les divers propriétaires de l’ours en peluche ou du thème du racisme et de l’antisémitisme. Seules deux personnes restaient réservées. L’une, institutrice à Damas, nous dit qu’elle ne pouvait faire entrer dans son pays un album montrant l’étoile de David. Ses collègues algériennes lui expliquèrent que cette étoile-là n’était pas celle qui flotte sur le drapeau israélien, mais le symbole de l’exclusion et de la persécution des Juifs d’Europe. Notre collègue institutrice comprit la différence mais elle n’y pouvait rien : les lois de son pays ne connaissait pas les nuances entre le jaune et le bleu.

    Un autre professeur se montrait plus réservée encore. Elle venait d’Argentine. Elle ne voulait pas entendre parler de la guerre. Il n’y avait jamais eu de guerre en Argentine. Ce passé ne la concernait pas. J’eus le malheur de faire de l’ironie. Sans parler des Malouines, j’évoquai les conflits entre le Chili et l’Argentine. Il n’y avait jamais eu de conflit entre ces deux voisins.

    Quant à parler de l’antisémitisme, fût-il nazi… Non, elle n’était pas venue à Caen pour « faire de la politique ». Toute explication fut vaine et elle était sur le point de quitter cet atelier. Personne ne pouvait la convaincre qu’Otto était un album prônant des valeurs universelles, un humanisme que l’on devrait partager sous les deux hémisphères et sur les cinq continents ; elle n’en démordait pas, n’était nullement disposée à étudier un tel album avec sa classe.

    La quinzaine s’est écoulée. Nous avons lu d’autres albums, étudié divers auteurs. Nous ne sommes pas revenus sur Otto, avons évité ce qui fâche. Le dernier jour, notre collège argentine nous a parlé de sa région, de sa classe. Elle enseignait à la frontière tracée par le Parana. De l’autre côté de la rive se trouvait le Paraguay où vit une importante colonie allemande, dont une large part est arrivée vers 1945. Son établissement était un lycée militaire. Les élèves formeraient l’encadrement de l’armée argentine. Ils s’ennuyaient dans ce lycée de province, loin de toute ville. Ils partageaient deux passions : le football et l’autre sexe, celui qu’ils ne rencontraient que lors de leurs permissions. Notre collègue aurait pu fonder tous ses cours sur ces deux passions. Ils auraient appris un français très singulier, fait de termes de sport et d’un lexique consacré au sexe féminin. Il va de soi que certains sujets étaient tabou, parce qu’ils remettaient en cause la vision que l’armée argentine a d’elle-même. On sait qu’elle n’aime pas trop se pencher sur son passé. Le professeur avait parfaitement intégré le modèle. Aucun album jeunesse envisagé pendant ces quinze jours n’était vraiment conforme, ni ne le serait avant longtemps.

    J’ai ainsi appris que les ouvrages les plus innocents peuvent devenir très subversifs. Pierre Benoît était un auteur à succès dans l’ex Union Soviétique. Il dérangeait moins que Sartre ou Ionesco. Tomi Ungerer gêne certains en Amérique latine. Ailleurs aussi sans doute. Raison de plus pour le lire et le faire connaître.

( texte paru dans le n° 75 – novembre 2002 – du bulletin du CRILJ )

 

Ce texte de Norbert Czarny, né en 1954, professeur de Lettres Modernes, écrivain et poète, collaborateur de La Quinzaine littéraire, témoigne des stages du Centre international d’études pédagogiques (CIEP) de Sèvres et du Bureau d’Études pour les Langues et les Cultures (BELC) de Caen du début des années 2000.

Un Japon excessif : l'Empire du fantasme

    Tout est excessif dans l’image mythique que l’Occidental se construit aujourd’hui du Japon frappée encore par la culpabilité qu’ont laissée les bombes d’Hiroshima et de Nagasaki, inquiétée par l’essor d’un Etat en plein expansion, notre imagination s’emporte et veut découvrir dans cette culture lointaine une étrangeté à la mesure de l’horreur que nous avons perpétrée. Réalité ? Pure fiction ou représentation correcte d’un désir de revanche de l’Orient mystérieux sur un Occident jusqu’ici rassuré par sa technique et son économie ? Il est difficile de répondre et il faut laisser la place aux témoignages.

    En livrant ces derniers, les récits japonais, eux-mêmes – qu’il s’agisse de films, comme l’Empire des sens, comme le récent et splendide Rêves d’Akira Kurosawa obtenant la palme d’Or à Cannes, ou des romans comme Narayama de Shichiro Fukazawa (Folio Gallimard) – qui sont bien de nature à accentuer l’idée d’une violence et d’une frénésie exceptionnelles qui, par leur qualité fantasmatique, dépassant de loin un projet purement réaliste. Que dire ainsi des minutieux constats et des implacables machines que représentent Le marin rejeté par la mer et Le Pavillon d’Or de Yukio Mishima ? De manière symétrique dans ces deux histoires, la mise à mort du marin programmé par un groupe d’adolescents et l’incendie du Temple provoqué par un jeune héros qui se détruit par ce geste sacrilège, relèvent d’une étude de la pathologie sociale. Comme le précise la préface du Pavillon d’Or, c’est bien comme l’acte d’un « psychopathe de type schizoïde » qu’est jugé le crime de l’incendiaire. Et l’envahissement de l’imaginaire du malade par l’image du feu dévastateur n’a d’égal que la lente montée de la neige salvatrice qui recouvre les vieillards attendant la mort dans la montagne de Narayama.

    Le scénario de l’élimination est planté chaque fois dans un décor fortement chargé des archétypes de « l’imagination matérielle », et ces deux obsessions d’un énigmatique « empire des signes » – selon la formule de Roland Barthes – sont rassemblées aussi d’une manière significative dans deux « rêves » d’Akira Kurosawa. Il semble donc que la description des relations sociales commandées par les rites et la tradition – et la présentation des conflits qui en résultent – conduisent à l’édification et à la diffusion d’une vision d’un pays légendaire dans lequel les forces naturelles se conjuguent avec les contraintes humaines pour offrir à la vie quotidienne une dimension particulièrement tragique. Huguette Pérol, lors d’un séjour qui a précédé l’écriture de La loi du plus fort, n’a pu qu’être sensible aux tensions de ce Japon mythique subissant les contrecoups d’une rapide mutation industrielle.

    Son témoignage prend alors la forme d’un récit, récemment publié dans la collection Les Maîtres de l’Aventure des Editions Rageot en 1989, qui laisse libre cours à tous les fantasmes que suscite la Différence. Ce texte fait suite à d’autres œuvres (ainsi, le Pays des femmes oiseaux, situé au Koweit) de la romancière, grande voyageuse qui a vécu en Afrique du Nord, au Moyen Orient et au Japon. C’est donc ses impressions que nous recueillons pour juger d’une civilisation qui nous intrigue et qui nous intéresse autant à titre documentaire que par comparaison avec l’évolution de notre propre société. Dans la réflexion qu’elle conduit sur le statut de l’enfant moderne, Huguette Pérol, par ses œuvres antérieures dans le domaine de l’édition pour la jeunesse, nous parait, d’autre part, fournir des gages quant à la validité de l’enquête et de l’aventure qui nous sont proposées. Le fait que l’exploration de la société japonaise soit absorbée par le moyen d’un jeu est aussi de nature à redoubler notre attention. Le jeu et les pratiques ludiques, comme le suggérait Roger Caillois, ne sont-ils pas des éléments précieux dans la démarche d’une sociologie critique ? Il y a là enfin un exotisme qui rejoint celui du film japonais L’empire des sens dans lequel, très curieusement, se manifeste aussi une violence impitoyable dans le ludisme amoureux.

    Et, de fait, c’est l’affirmation immédiate de cette violence qui semble avoir frappé Huguette Pérol dans son reportage sur la vie japonaise :

    « Tokyo, capitale orgueilleuse d’un des pays les plus riches du monde, Tokyo, deux fois ravagée par le séisme et par la guerre et deux fois reconstruite, mais condamnée à travailler d’un bout à l’autre de l’année, comme le requin qui doit nager sans relâche s’il ne veut pas mourir » (p.7).

    L’image du « requin » est d’une force extrême au début du récit : par ses connotations négatives, elle est de nature à commander d’emblée la vigilance critique du lecteur. Elle rejoint celle de « l’hydre à mille faces multiples respirant d’un même souffle et me dévisageant d’un même regard » (p.5), image déclenchée dans le style de la narratrice par la vision d’un groupe de collégiens. De toute évidence, c’est un malaise très fort qu’Huguette Pérol souhaite exprimer avec ces archétypes, malaise que le spectateur de Rêves ressentira, de même, devant le cauchemar que représente « Le mont Fuji au rouge » montrant la foule terrifiée par une éruption volcanique dans le film de Kurosawa. Ce malaise est celui d’une société toute entière tournée fondée sur la puissance, sur la lutte pour l’existence et la domination et dont le jeu de « l’Ijimé » est la projection révélatrice. Ce jeu qu’elle nous explique dans son prologue, « tient de la corrida et de la chasse à courre ». Le mot « Ijimé » signifie « maltraité un être en état de moindre défense » : ainsi, à l’école, par exemple, un groupe d’enfants choisit un camarade et ‘la victime désignée est enserrée de toutes parts, isolée, harcelée, elle se débat, s’épuise et finit par se rendre » (p.6).

    Le jeu résume donc et révèle l’essence même d’une culture surgie dans un milieu naturel très hostile qui dramatise l’existence et légalise des conduites dont Huguette Pérol souhaite affiner l’analyse : « pour ces enfants nés sur une île fouettée par les typhons et secouée par les tremblements de terre, grandis dans un espace exigu où le béton dispute son espace à la forêt vierge, la force indispensable à la survie a pour conséquence l’élimination de ceux qui sont incapables de se défendre » (p.6).

    Comme La violence et le sacré de René Girard montrant la cohérence qu’une société retrouve dans le sacrifice d’un bouc émissaire, La loi du plus fort est donc le démontage d’un mécanisme subtil qui atteint l’individu dans son enfance même. La fragilité de cet âge va expliquer que le jeu tourne mal et transforme le fantasme en réalité. Perspective qui pourrait paraître fantaisiste et « romanesque », mais que l’excès japonais rend plausible. Perspective qui est justifiée par un fait divers relaté par les journaux – tout comme l’a été celui du Pavillon d’Or de Moshima inspiré par le quotidien Yomiyuri – et qui sera encore plus brutalement confirmée par l’implacable remarque finale de l’épilogue :

    « J’ai lu dans le Yomiyuri d’hier soir qu’une jeune fille de quatorze ans s’était jetée du quinzième étage pour mettre fin aux persécutions de ses camarades » (p. 153).

    C’est donc à la mise en scène d’un assassinat que nous allons assister : au meurtre d’un enfant perpétré par des camarades qui se voient autorisés par le monde adulte à mener jusqu’au bout une élimination rituelle. Le fantasme classique « on tue un enfant » investit ici un contenu social concret et, comme dans la transe chamanique, est facteur d’équilibre pour des individus dont la solidarité repose sur l’exorcisme de la faiblesse, comme élément décisif du mauvais fonctionnement social qui les met eux-mêmes en danger.

    La difficulté de l’entreprise romanesque résidait pour Huguette Pérol dans le choix d’une stratégie narrative qui rende vraisemblable un tel compte rendu et la romancière a choisi ici le parti qui exigeait la pénétration la plus déliée : celle de l’identification à l’autre. Ce n’est pas le moindre paradoxe de son récit que d’être constitué d’une constellation de points de vue représentant l’éclatement du point de vue subjectif que pouvait avoir le narrateur du Pavillon d’Or, et éclairant le déroulement de l’action par la vision partielle que chaque participant en possède. Comme dans un roman policier, chaque témoignage, dans toute l’innocence et dans l’aveuglement de sa subjectivité, est ainsi le facteur décisif de l’intérêt d’un lecteur appelé à décrypter les ambigüités de la personne. En resserrant l’intrigue autour du point de vue central du jeune Youkio Kimura qui est éliminé au dénouement, Huguette Pérol enfin réalise, en matière d’écriture, une version d’écriture, une version originale du type de récit policier créé par les romanciers Boileau et Narcejac et appelé « roman de la victime » : la mort de Youkio est le couronnement d’un procesus complexe dont elle représente l’éclaircissement.

    La double implication : la victime et le moi divisé

    La dénonciation d’une idéologie de la force s’annonce d’emblée dans le roman par l’intermédiaire du récit de Takéo, le chef de classe qui va décider « l’élimination » (p. 16) de Youkio Kimura, « la brebis galeuse ». Cette élimination est présentée comme une sorte de purification :

« A quoi servent l’intelligence et la beauté quand on manque de caractère et de force », pense Takéo (p.16) en réfléchissant au cas de son camarade. Car une des contradictions de Youkio est de vouloir s’intégrer au système qui va le détruire.

    Le modèle est ici celui du rapport du samouraï et se son Shogun (p. 10), une relation que Youkio essaie d’instaurer avec celui qui le méprise. En réalité, comme tous les membres de la société japonaise, cet enfant représentatif est entraîné dans la frénétique course pour la réussite qui fonde le prestige sur le succès financier et intellectuel :

« C’était un élève travailleur. Trop peut-être ! Je me disais : s’il obtient les meilleures notes, c’est qu’il s’en donne la peine… Il se rongeait les ongles, pensant aux efforts qu’il aurait à faire pour entrer à Todaï, l’université de Tokyo, la plus cotée, celle qui ouvre les portes de la fortune et de la considération, le rêve des parents, le cauchemar des enfants » (p.8).

    Huguette Pérol a mis ici en avant un enfant semblable à ces « jeunes garçons, de petite taille, délicats, bons élèves à l’école » qui peuplent le récit Le marin rejeté par la mer de Mishima (p. 55). Ce héros apparaît comme le double littéraire de Noboru dont le beau-père est immolé par la bande dans ce dernier roman. Mais Youkio, qui, en réalité, porte – significativement peut-être – le même prénom que Mishima, tout en recevant, lui aussi, les compliments de ses professeurs, à la différence de ce qui se passe dans Le marin rejeté par la mer se trouve dissocié d’un groupe qui n’est pas exclusivement constitué de « garçons de bonne famille ». Son exclusion retourne contre lui la « nécessité du sang » de la victime humaine qui soude le groupe dans le récit de l’écrivain japonais ; en bref, Huguette Pérol insiste plus clairement sur les réalités économiques structurant les rapports des enfants : en ce sens, le morcellement des points de vue permet à la romancière d’éviter l’enfermement d’une narration subjective unique, semblable à celle qui place le lecteur de Mishima dans la dépendance d’une complicité exclusive. La distance critique ainsi introduite lui donne alors les moyens de dénoncer l’idéologie de la virilité et de la force à laquelle Mishima, on le sait, adhérait dans la vie et l’écriture féminine se présente alors comme une « lecture » ironique du culte de ce pouvoir masculin dont l’écrivain japonais s’est fait le champion.

    L’erreur de Youkio consiste donc à entrer dans un jeu qui aliène sa liberté en l’obligeant à embrasser des intérêts contraire à sa nature. Dès le début, cette idée d’un « faux Moi » de l’enfant – au sens où Winnicott emploie le mot – est suggérée par les rapports que le garçon essaie d’instaurer avec un de ses camarades, Masato, un « bon gros qui n’ira pas très loin dans ses études, qui s’intéresse aux jeux de hasard, aux images érotiques, à tout ce qui est étranger à Youkio » (p. 8.). De même, son désir de fréquenter le « chef » qu’il suit « comme un chien à la sortie de l’école » (p. 9), son imitation de celui-ci (« c’était moi version singe » pense Takéo) et enfin l’orgueil de participer au défilé annuel à Asakusa et de porter une lourde « pagode » (p. 11) provoquent rapidement la révélation d’une fêlure significative : incapable de supporter les coups que ses camarades lui infligent indirectement pendant l’épreuve, Youkio se met à gémir et à pleurnicher et abandonne lamentablement ses prétentions. Comme ses camarades le font remarquer, il a « une vraie peau de fille » (p. 15) : cette remarque est inspirée par les intolérances de l’adolescence et par des ambigüités sexuelles qui pourraient rappeler les perversités du Désarroi de l’élève Törless de Robert Musil ; elle prend tout son sens dans le point de vue du père de l’enfant qui considère la période de cette adolescence comme une faiblesse. Car le drame réside là : dans les ambitions et l’indifférence du père de Youkio, lui-même engagé dans la course pour le pouvoir qui l’éloigne de sa famille (il sera nommé directeur), tout en lui conférant dignité et honneur, et dans la tendresse refoulée d’une mère, elle-même, victime consentante de son mari et d’un système qui la transforme en esclave soumise.

    Deux voies d’offrent donc à Youkio : soit celle de l’artifice et des contorsions dans le mimétisme général de l’état hiérarchisé (et l’on songe ici aux héros de Dostoïevski entraînés dans « l’abstraction » et la fausseté que dicte le seul respect de « l’idée » aliénante) ; soit dans le sens d’une recherche de la vraie nature qui l’habite et dont il a une première révélation avec sa cousine Tetsouko. De nouveau, l’image d’un personnage dostoïevskien – la Sonia de Crime et Châtiment, par exemple – s’impose comme la suggestion équivalente d’une authenticité des rapports que Youkio pourrait trouver dans le respect de son entourage social. Le recours à l’amour dans le repliement narcissique que représente l’union fusionnelle ave sa cousine à la campagne près d’une grand-mère compréhensive, signifierait pour Youkio le salut et la vie simple dans le décor de l’enracinement traditionnel.

    Cette impression est corroborée et exprimée par Tetsouko qui a recueilli une partie des confidences de son cousin (« Je ne suis pas un héros » (p.27), lui a-t-il dit), pendant les vacances dans le lieu idyllique de Chuzenji ; là, au cours d’une promenade dans les bois, un orage a éclaté sur les bords du lac romantique et Youkio a laissé paraître un aspect de lui-même qui contredisait les affirmations de son propre père. Alors que ce dernier n’hésitait pas à affirmer que son fils « était un timoré », le jeune homme s’est révélé courageux.

    « Youkio qui haïssait la violence, accueillait sans révolte les déchaînements de la nature… Je m’étais rapprochée de lui, tremblante comme une feuille… Youkio a ôté son blouson, l’a mis sur mes épaules… Le déluge lavait son angoisse, faisait de lui un être neuf », note Tetsouko (p.30).

    L’image chevaleresque qui s’impose dans cette révélation n’échappe pas non plus au romantisme non moins échevelé de Tetsouko :

« Sa bouche s’est entrouverte comme pour mordre et il m’a repoussée, effrayé par cette force qui montait en lui et qu’il ne parvenait pas à maîtriser » (p.31) remarque l’adolescente qui interprète ensuite ses conseils comme un « ordre » auquel elle obéît volontiers.

    Mais Youkio, en réalité, est un être qui est placé dans une dépendance absolue à l’égard de sa mère par l’absence virtuelle du père au foyer. Cette mère Emiko, l’a « servi comme un petit seigneur » (p.47) et dans une double implication tout aussi aliénante que celle qui lie Youkio à son père, l’enfant a servi de compensation aux manques affectifs de celle-ci, lui « rendant douce » sa petite enfance.

    Ainsi est disposée la machine infernale : ressemblant de plus en plus à sa mère physiquement, (comme le père de l’enfant le remarque), enfermé dans les causes et les douceurs d’une affection maternelle envahissante qui lui fait haïr la violence sociale dont les relations parentales sont l’exacte projection (Youkio, transformé un instant seulement en « voyeur », comme le Noboru obsessionnel du Marin rejeté par la mer, surprend cette intimité à travers les cloisons légères de la maison, p.82), le héros-victime ne peut qu’imiter son père et refouler ses sentiments : en sauvegardant sa réputation de bon élève et en participant « à l’affrontement pour la première place » (p.54), il s’identifie à celui-ci, mais en même temps, il ruine ses ambitions, comme le remarque Nakaï par « sa prétention dissimulée sous une modestie hypocrite » (p. 39). Cette machine plantée dans un décor de rêve va enfin s’emballer quand « l’instinct de chasseur » du groupe a été éveillé rappelant les excès des enfants retournés à la vie sauvage de William Golding dans Sa Majesté des Mouches et quand :

    « Bientôt, les cerisiers tourneraient au rouge cendré, les érables rependraient des tons de cuivre (p. 31). L’image des cerisiers, – arbres de guerriers, dans l’iconographie traditionnelle – dépasse ici l’évidence du code social pour retrouver le merveilleux onirique qui n’est pas sans rapport avec celui de « l’enfant aux pêchers » d’Akira Kurosawa.

La mise en scène ou la mise à mort : la grande vague d’Hokusai

    La référence aux masques du théâtre Kabuki est donnée à plusieurs reprises dans le roman d’Huguette Pérol et la grande réussite de ce récit est bien de transporter jusqu’au délire les visions hiératiques qui vont entraîner l’anéantissement du héros dans un jeu pervers de mimes. Ainsi Youkio, rencontrant l’image obsessionnelle de sa mort, ne pourra qu’accepter le rôle qui lui est suggéré.

    Il n’est pas surprenant que la première image reçue par l’enfant soit celle d’une mort féminine, celle d’une « cousine » venue faire du ski à Chuzenji et qui s’est perdue dans la neige : « on l’avait découverte au matin, appuyée au pied d’un arbre, elle avait l’air de dormir » (p.23). Le récit jalonné de signes funestes transpose dans le domaine oriental la nécessité tragique qui conduit l’enfant à s’identifier à une morte : c’est bien de froid que périra Youkio séduit par une Reine des neiges qui partage la douceur de celle d’Akira Kurosawa dans le rêve de « la tempête de neige ». Mais les camarades de l’enfant ont aussi cruellement mimé ses funérailles dans une cérémonie parodique qui a eu l’aval du professeur en classe. Cette mise en scène redoublant le meurtre du lézard, animal favori de Youkio (lointain écho du meurtre initiatique du chaton dans Le Marin rejeté par la mer ?) a provoqué sa fin tout en la préfigurant. Le lecteur se trouve donc confronté à un rituel mortuaire où la poésie traditionnelle est condensée en des phrases et un scénario que n’aurait pas reniés Mishima, chantre de « l’unique » et de son désespoir :

    « Les morts ne parlent pas, ils ont d’autres moyens de s’adresser à nous, de faire sentir leur présence… Les couleurs des fleurs sont brouillées sous la neige, tellement qu’on ne peut les voir, mais leur parfum qu’on respire révèle leur présence… » (p.106).

    L’opposition de deux cultures confère alors à La loi du plus fort la portée d’un plaidoyer passionné en faveur d’un humanisme centré sur la notion de personne. La destruction de l’enfant dans l’engrenage des relations sociales qui impliquent l’acquiescement masochiste de la victime – alternative de la provocation « orgueilleuse » dont Tokyo est donnée comme modèle – alimente ici la critique générale des sociétés hiérarchisées régies par le principe de compétition paroxystique. Roger Caillois employait, à ce propos, le terme « d’agon » qui a des résonnances sinistres évoquant non seulement la lutte, mais l’agonie. Aussi, il faut lire le récit d’Huguette Pérol comme un conte d’avertissement relayant les remarques de Winnicott sur le faux Moi et sur le fantasme d’effondrement, sur la pulsion de mort qui commande les sociétés du Moi divisé. Le « roman familial », dans son emphase devient représentatif et incarne le tragique un peu grimaçant de notre époque même, d’une époque où les vieillards improductifs (la grand-mère de Youkio) sont sacrifiés, comme l’héroïne symbolique de Narayama. Et Youkio mourra dans une solitude semblable à celle du personnage de Fukazawa. En ce sens l’œuvre d’Huguette Pérol illustre parfaitement avec le jeu de l’Ijimé le principe central de l’ethnopsychiatrie complémentariste de Georges Devereux, selon lequel tout rite, comportement ou jeu dans une société donnée s’inscrit comme la réalisation de conduites n’ayant qu’un statut fantasmatique dans une autre.

    Si l’enfant dans sa lutte éphémère rêve de cataclysme et de lézard, comme le héros de La Gravida, récit de Jensen analysé par Freud, ce n’est pas pour une résolution heureuse de son aventure : pas de Zoé qui l’arrache à « l’orgueil’ de l’abstraction sociale dans son cas, pas de jeune fille qui puisse le sauver. Tetsouko, vrai « papillon » narcissique, n’a pas la force d’une Gerda capable d’arracher ce Kay oriental à l’emprise de la Reine des Neiges et de proposer la fin heureuse d’Andersen. Il semble ici que le conte de ce dernier soit mentionné (p.51) dans l’histoire autant pour fournir un contre-point dramatique que pour exprimer l’amour porté à un pays cruel par la romancière et ses personnages. Car le Japon, en définitive, est le lieu d’une emphase baroque dont la neige traduit le brutal et progressif soulèvement. La montée de celle-ci est signe de pureté et principe de mutation et rejoint la rhétorique de la temporalité et de la fragilité existentielles. Comme le dit Youkio :

« Je suis un oiseau qui passe, une cascade qui vit et meurt dans l’instant (p.57) »

ou comme l’affirme son père :

« La vie est une lame de fond qui s’élève, s’enroule sur elle-même et s’anéantit sans laisser de trace (p.80) ».

    La vague gigantesque d’Hokusai semble surgir du fonds culturel japonais pour convulser la conscience des héros, avec l’acquiescement final, lorsque « la neige » ou les « papillons blancs qui se détachent des cerisiers en fleurs » paraissent garantir le sentiment de l’immortalité de l’homme. Splendide élévation dans la perspective tragique de l’Occident, mais qui rendent plus aiguë aussi la destruction d’un unique enfant… De la rencontre contradictoire de ces visions s’impose en creux le désir d’une invincible fureur de vivre. En définitive, l’enfant assassiné, envers et complément de l’enfant-roi triomphant – beau « jouet neuf » transformé en pitoyable « mécanique », et, à l’image de son père, mort vivant parmi les vivants – n’aurait pu être sauvé que par le souffle d’un humanisme qui se veut adhésion totale au mouvement du monde. Comme le suggère la romancière dans ce qui nous paraît la plus belle phrase de son roman l’important alors est de s’abandonner à « une sensation qui se passe ailleurs que dans le corps », à « une mouvance comparable au vent, à la brume, à l’esprit mystérieux qui ébranle parfois la terre sous nos pieds (p. 134) ». Ce souffle est celui du Personnalisme qui conduit à l’unité inaliénable du Sujet triomphant de l’indistinction des foules.

( texte paru dans le n° 39 – juin 1990 – du bulletin du CRILJ )

Professeur de littérature comparée et spécialiste de littérature de jeunesse, fondateur, en 1994, en relation avec les universités et les professionnels des métiers du livre, de l’institut Charles Perrault à Eaubonne (Val-d’Oise), très actif au plan international, Jean Perrot a dirigé de multiples travaux sur le conte et la littérature pour la jeunesse, organisé colloques et formations, publié de nombreux ouvrages parmi lesquels L’humour dans la littérature de jeunesse (In Press. 2000) Du jeu des enfants et des livres (Cercle de la librairie, 2001), Mondialisation et littérature de jeunesse (Cercle de la librairie, 2008). Il est le coordinateur, avec Isabelle Nière-Chevrel, du Dictionnaire du livre et de la littérature de jeunesse en France, à paraître en 2012 au Cercle de la librairie.

Quelques remarques sur une nouvelle collection

 

     Depuis sa création, le CRILJ a voulu prendre des distances avec la critique des œuvres pour mieux centrer son action sur la littérature de jeunesse et l’édition dans son ensemble.

    Nous avons dit au départ de l’association que la création et l’édition étant libre, nous postulions que la liberté de critique était totale, mais que le CRILJ ne serait pas un lieu de critique.

   Ces remarques préliminaires ont pour but de bien cerner mon propos quand je veux essayer d’analyser une nouvelle collection « Les romans de la mémoire » éditée chez Nathan et dont quatre romans ont paru au moment où nous écrivons ce texte.

     Reprenons l’avertissement de l’éditeur :

   « En replaçant le lecteur au coeur de ces périodes difficiles de notre histoire, ‘Les romans de la mémoire’ fondés sur une information historique rigoureuse, proposée par la Direction de la Mémoire, du Patrimoine et des Archives du Ministère de la défense, en partenariat avec les éditions Nathan, se veulent une contribution à une approche de la citoyenneté. »

    Il y a là une volonté d’information à laquelle nous ne pouvons que souscrire. Trop souvent nous avons regretté que les informations sur l’histoire contemporaine soient, de fait, censurées par l’édition. Que de périodes historiques trop peu consensuelles ont été sacrifiées à la volonté de ne choquer personne ? Bien des études ont montré l’importance du roman pour éveiller la curiosité historique et apprendre au lecteur les chemins complexes de l’histoire.

    Cet intérêt posé, il est évident que la liberté de création de l’auteur reste entière. Il compose un roman obéissant aux lois propres de la création littéraire et dispose donc d’une liberté absolue, y compris par rapport à la vérité historique, dont on sait qu’elle est parfois bien subjective.

     Il n’y a donc aucune contre indication à la création d’une collection basée sur des « Romans de l’histoire ».

    Chaque œuvre sera reçue en fonction de ses qualités particulières. Le lecteur pourra juger et sa dimension historique pourra être appréciée suivant la culture historique du lecteur.

    Dans le cas qui nous occupe les ouvrages sont accompagnés de deux annexes complémentaires. L’une donne les sources auxquelles se réfère l’auteur et qui lui ont permis de mener à bien son travail. Elles peuvent devenir pour le lecteur des pistes de recherches intéressantes et fructueuses.

   La seconde annexe ne comporte aucune signature et se veut une documentation historique. Cela nous ramène à l’avertissement nous indiquant que « Les romans de la Mémoire sont proposés par la Direction de la Mémoire, du Patrimoine et des Archives du Ministère de la défense. Est-ce à dire que ces notes historiques ont été rédigées par ces services ?

    Peut-on alors considérer ces notes comme une « histoire officielle » ?

    Si oui, des débats récents sur des sujets traités dans ces quatre ouvrages montrent que cette « histoire officielle » n’est pas aussi consensuelle qu’on veut bien le dire. Qu’on parle de ce qui va amener les mutineries de 17, du rôle de la police, de l’armée et de l’administration dans l’arrestation et la déportation des juifs, de la place de la population de Paris et à plus forte raison de la Guerre d’Agérie ici et « là bas », rien ne doit être laissé au hasard. Qui écrit signe, il n’y a pas d »histoire officielle anonyme et consenselle et les omissions ne sont jamais innocentes.

    Dans l’ensemble, les auteurs l’ont compris et racontent à une époque donnée, sous un éclairage particulier : il ne faut pas risquer de les entrainer dans une confusion dont on ne peut être certain qu’ils ne la souhaitent pas.

   Souvenons-nous comment tout le monde fustige les régimes politiques qui enseignait – ou enseigne – une histoire officielle…

    Place au critique, aux remarques, et pas de petit doigt sur la couture du pantalon.

Dernière minute

   Cet article écrit, nous prenons connaissance d’un nouveau titre, Un tirailleur en enfer, qui, sous la plume d’Yves Pinguilly, a pour cadre la participation des soldats africains à la bataille de Verdun. La qualité de ce livre, le regard sans concession que l’auteur porte sur une page souvent gauchie par le conformisme historique, montre que nous pouvons faire confiance aux auteur si on leur accorde la liberté d’expression.

( texte paru dans le n° 77 – juin 2003 – du bulletin du CRILJ )

Né en 1922, Raoul Dubois est à seize ans plus jeune instituteur de France. Résistant pendant la seconde guerre mondiale, il cache des enfants juifs, les faisant passer pour musulmans. Il s’engage au Parti Communiste. Après guerre, il consacre son énergie à l’école publique, d’abord dans le primaire puis en collège. Fondateur à la Libération des « Francs et Franches Camarades », il y fut à l’origine des revues Jeunes Années et Gullivore. Raoul Dubois est l’auteur d’ouvrages historiques pour la jeunesse tels que Au soleil de 36 (1986), À l’assaut du ciel (1990), Les Aventuriers de l’an 2000 (1990) Julien de Belleville (1996). Co-fondateur du CRILJ, il lui restera, organisateur et débatteur de talent, avec Jacqueline son épouse, fidèle sa vie durant. « Raoul Dubois a été un éminent lecteur de littérature de jeunesse, un critique exemplaire, toujours exigeant et ne confondant jamais littérature et pédagogie. Il savait lire, il aimait lire et il faisait vite la différence entre la cohorte des textes toujours à la mode, toujours au goût du jour, et les textes écrits. » (Yves Pinguilly)