Le voyage est dans les livres

par Christiane Abbadie-Clerc et Bernard Pédebosq

    La lecture portée par la magie des images est toujours une invitation au voyage, d’autant plus séduisante que les écrivains et illustrateurs se révèlent, avec leurs passions, leurs talents, leurs convictions, proches de l’univers d’enfance. Tout livre entraîne un dé-pays-ement au sens propre. Voyage dans l’espace, dans le temps, dans l’imaginaire, voyage plus intimiste, ou à l’intérieur de soi-même. Voyage au centre de la terre ou Voyage de Gulliver ou bien Voyage au pays des Merveilles ou « de l’autre côté du miroir » avec Alice. Chaque fois, dans chaque album, dans chaque livre, il s’agit d’un chemin nouveau accompagné par l’auteur d’abord, par des personnages et des images ensuite, par tout un environnement riche de valeurs. En complicité les auteurs croisent la plume et le pinceau pour camper les décors et donner naissance à des « héros » qui captent l’attention de leurs jeunes lecteurs, parce qu’ils leur ressemblent comme frères et sœurs.

    Henri Wallon et Marc Soriano insistaient sur les secrets de ce « double ton » de l’enfant et de l’homme, propre à favoriser les ressorts d’identification à l’histoire, aux personnages. Les auteurs, pères ou mères de famille entourés d’enfants ont souvent une expérience passionnante dans le domaine de l’éducation, de la librairie, des bibliothèques, du journalisme, de la radio, du cinéma, du spectacle ou des beaux arts. Ils mettent en jeux l’art de la communication, l’humour, la tendresse mais aussi indirectement leur histoire personnelle, dans ce petit théâtre d’apprentissage social qu’est le livre de jeunesse. Ils ouvrent en grand les fenêtres sur la vie et sur le monde, sur un vent frais de liberté et d’invention de sorte que l’enfant devient ainsi son propre démiurge. Il déménage alors de l’intérieur, et se réapproprie les valeurs de la tolérance, de la diversité culturelle, l’histoire des révoltes, intègre les balises et les repères pour trouver sa place dans un monde élargi où la solidarité et les valeurs d’échange peuvent être des moyen de survie.

    Dans le Livre du voyage, Bernard Werber propose : « Imaginez un livre qui vous entraîne vers le plus beau, le plus simple et le plus étonnant des voyages. Un voyage dans votre vie. Un voyage dans vos rêves. Un voyage hors du temps. »

(octobre 2011)

 

Ce texte, publié sous la double signature de Christiane Abbadie-Clerc et Bernard Pédeboscq, administrateurs du CRILJ/Pau-Béarn, est l’introduction à la sélection de livres proposée aux visiteurs de la douzième édition de « Frissons à Bordères » dont le thème était L’invitation aux voyages. Document disponible à cette adresse.

Une réponse à Georges Jean

Si la chape de silence écrasant le livre de jeunesse, entrefêlée depuis quelques années par quelques téméraires, naïfs, désintéressés et impécunieux (critiques, associations et gens du livre) semble se fendre aujourd’hui, la fissure reste modeste et peut, d’un jour à l’autre, se refermer.

    Le Colloque de Saint-Etienne l’a encore élargie de quelques millimètres, mais à quel prix !

    Trop de choses à dire en deux jours et un soir. Certains en bégayaient, d’autres parlaient trop vite ou cédaient à la rhétorique par pudeur universitaire et beaucoup n’ont rien pu dire.

    Ce qui aura été mis à jour, la partie émergée, c’est la caresse voluptueuse, mais la caresse qui reste fugitive et fait souffrir d’en rester là. C’est pourtant toujours ça de pris !

    Comme à vous, que j’ai entrevu et avec qui je crois partager la même passion, il me reste bien des choses à dire. D’abord, en premier lieu, que d’autres gens de l’image auraient pu intervenir à ma place.

    Ensuite, je tenterai, en faisant court, de répondre à Georges Jean, ce que j’ai mal fait par inexpérience : il ne fallait pas lâcher le crachoir.

    1) Y a-t-il une finalité Jeunesse ? Certes, Georges Jean, on crée pour soi et pour tout le monde. Souvent l’illustrateur doit tuer le père, l’auteur du livre aimé pendant l’enfance. Pour moi ce fut Samivel et son Joueur de flûte qu’un vent contraire a privé de l’auteur/profanateur avec lequel je comptais m’acoquiner : François Ruy-Vidal. C’est la façon qu’ont les illustrateurs de « guérir de leur enfance » en en conservant précieusement la cicatrice, la mémoire car le rapport à soi-même, petit, ne se gomme jamais. Avec les armes que sont cultures et savoir-faire, on court après d’autres livres qu’on aurait pu aimer autrefois en ayant bien à l’esprit que l’enfance d’aujourd’hui est différente. Serait-ce là le bon usage du narcissisme auquel vous faisiez allusion ?

    Créer pour tout le monde ! Oui, mais comme vous le dites, sans penser aux tranches d’âge, aux données psychologiques qui feraient « polir » un produit marketing, sans penser non plus aux « problématiques » que condamnait Bruel et qui tiennent lieu de concepts éditoriaux à bon marché – le sexe, la mort, l’argent – méritent, en effet, mieux que de servir d’étiquettes. Ils doivent s’introduire, j’oserais dire subrepticement, poétiquement dans le livre, autorisant ainsi une lecture complexe mais pas nécessairement compliquée. Littérature et image débordent donc le public jeune. A ce propos beaucoup d’illustrateurs, dans la recherche de complicité (et non d’admiration) en jouant de clins d’yeux, d’empilement de métaphores, pensent aussi au plaisir/travail de l’adulte porteur d’un enfant sur les genoux ou simplement lecteur pour soi. Malheureusement ce sont encore les petits qui sentent, les grands n’ayant appris à « lire » que les images prémâchées de la pub, de modes d’emploi, de l’érotisme, autant dire de rien lire du tout. Il y a pourtant quelques adultes attardés !

      Vous posiez aussi la question de la revitalisation de la création. Certes, grâce à Quist, Ruy-Vidal puis Marchand, Colline Poirée et certains autres, il y a eu du nouveau. Normalement je devrais ici glisser ici une longue liste d’illustrateurs que j’aime mais faute de place… Il faut cependant aussi ne pas oublier le rôle qu’a joué l’étranger dans ce réveil de la création hexagonale : pour l’image on cite souvent Sendak, presque trop souvent car on en oublie d’autres au moins aussi importants : Mercer Mayer, les Dillon, Edelman, la mère nourricière des années 1970. Les Français ont souvent trouvé chez eux l’exemple de l’audace, de la liberté formelle mais surtout conceptuelle, le tremplin qui les a détournés (bien ou mal ?) de l’Art, celui de l’expression purement personnelle. Mais j’ai aussi fait allusion à la nécessité de retrouver notre Histoire qui n’est pas elle aussi étrangère à bien des recherches actuelles. La légitimité se fait aussi par les traces révélées (jazz, photo, cinéma) et la création y gagne infiniment. On verrait ainsi que la préoccupation fondamentale de l’illustration, soit le rapport créatif image/texte, a été abordé de façon surprenante par nombre d’oubliés.

2) Quand au rôle du créateur, je dirais, avec bien d’autres dessinateurs, qu’il se situe encore dans sa relation au texte. Que ce dernier soit ancien ou contemporain et quelle que soit sa forme littéraire, conte, légende, nouvelle, roman, récit… l’image se doit de lui apporter une « valeur » qui peut aller jusqu’à l’appropriation complète, le détournement, la perversion. « Tremblez, auteurs, devant l’irrespect ! ». L’image remplit alors l’une de ses missions majeures : débrider, provoque l’imaginaire du lecteur qui, sentant une distance, une liberté conquise osera prendre la sienne. C’est le pendant du désir de lire qui se mue en désir d’écrire auquel vous faisiez allusion en vous référant à Barthes. Nous refusons donc le rôle d’ornemaniste et revendiquons un statut d’ « auteur entre les lignes » jouant sur les ancrages, les sens flottants, les relais, les non-dits, au risque du pléonasme, monstre tapi qui nous guette en permanence, nous qui venons presque toujours « après ». La plupart des illustrateurs se veulent donc metteurs en scène, réalisateurs, accessoiristes, éclairagistes, décorateurs aussi… Bref un peu mégalos (ceci compensant la modestie de nos gains : il est vrai qu’on nous rabâche que c’est un sacerdoce).

    3) A la question de la « Culture de masse des médias » à laquelle elle est si fâcheusement associée, l’image, dont le devoir est, redisons-le, de lancer l’imaginaire, est presque impuissante. Passées les premières années au cours desquelles elle est langage privilégié, elle devient produit qui fait subir et qui doit faire subir en un clin d’œil. Ceci explique aussi son incapacité à véhiculer autre chose que les lieux communs d’une culture au sens anthropologique du terme à laquelle vous avez fait allusion. Tout le système éducatif a donc un rôle à jouer et, effectivement, seul l’apprentissage du plaisir de la durée, de la relecture peut nous sortir de cet appauvrissement. Il ne s’agit pas tant d’enseigner une quelconque sémiologie mais de tenter de maintenir ce plaisir dans l’intimité d’une image qui aura alors à évoluer, s’enrichir pour nourrir. Si cela ne se fait pas, elle (l’image) continuera d’être, un moment, l’objet des longues fouilles et des analyses amusées du petit, puis de devenir un accessoire, une béquille du texte pour enfin glisser vers sa triste mission d’abrutissoir des masses. Tout continuera de se passer comme si, de catapulte des rêves et de la connaissance du monde puis, d’accompagnatrice du texte pour un bout de chemin, elle se suicidait pour laisser à ce dernier champ libre, lui qui ne retiendra sous ses charmes que quelques élus.

    Qu’on ne s’y trompe pas, je ne dis nullement que l’image est perdue pour l’adulte : il y a un certain cinéma, une certaine BD, le peinture, la photo, mais ceux-ci sont encore plus élitaires. C’est pourquoi, Pierre Marchand, je maintiens que si l’album décline c’est très grave car c’était, c’est encore, le juste premier pas dans l’image. Ce serait plutôt l’usage qu’on fait d’elle après que me plonge dans l’incertitude. On dit du texte court, la nouvelle par exemple, qu’il est un genre difficile ; je crois que celui de l’album est encore plus difficile car il doit jouer, fifty-fifty avec l’image, un savant assaut d’escrime ou plus exactement un ballet. J’en appelle donc aux éditeurs pour qu’ils maintiennent, par-delà les crises de tous acabits, ce genre littéraire (au sens large) proprement fondamental. C’est curieusement l’un de ceux qui le connaissent et le pratiquent le mieux qui doute naïvement, à moins que ce ne soit qu’une provocation roublarde.

    4) Pour ce qui est des mécanismes de la création reconnaissons qu’ils démarrent, s’appuient sur la double envie d’exprimer (ce qui relie l’illustrateur plus ou moins à l’Art) et de communiquer (ce qui nous fait tendre vers un second pôle que faute de mieux, j’appellerais l’artisanat). Ces mécanismes sont donc à la fois obscurs et simples.

    Citons pêle-mêle. Pour l’obscur : le goût des symboles, le café, le tabac, des pratiques d’auto-conditionnement psychologiques voisines de celles du comédien sujet au trac qui n’excluent pas la superstition, le passage sommeil/veille, une culture souvent brouillonne rarement de type universitaire, le hasard suscité ou récupéré. Pour le simple : le professionnalisme, la volonté de faire mieux, le goût des signes, d’une rhétorique particulière (acceptée ou transgressée), pas l’appât du gain, le rapport au document ou la volonté de s’en passer, la mémoire visuelle, le plaisir des accords de tons, celui de l’organisation de l’espace, des agencements image/image, image/texte, celui de la typographie, celui du découpage, etc.

    Au risque de faire long par écrit ce que je n’ai pas fait oralement et ce que je regrette, je voudrais revenir sur les quelques revendications qui font l’accord de la plupart des illustrateurs : en tout premier lieu notre volonté de nous inscrire dans une dynamique culturelle et économique et notre refus de l’assistanat et d’une forme quelconque de salariat (ce qu’un passage de l’intervention de Roland Garel aurait pu, à tort, laisser entendre). Par contre nous voulons travailler en profondeur, ne plus « torcher » des livres pour vivre et n’acceptons pas davantage ce propos fallacieux qui consiste à nous encourager dans notre vocation sacerdotale en imposant à la plupart d’entre nous un autre métier en parallèle. C’est au XIXème siècle que l’Art était sacré et l’Artiste maudit.

    Ensuite, pour ceux qui commencent, il serait intéressant qu’ils puissent montrer leur travail autrement qu’à Bologne entre deux stands, ou à la va-vite chez un éditeur qui le plus souvent confie le soin de « voir » les dossiers à un cerbère incompétent. Il faudrait que les illustrateurs (et pourquoi pas les auteurs) débutants, aient, comme les plasticiens ont une aide à la première exposition, une aide au premier livre : ce pourrait être une collection expérimentale financée en partie par les éditeurs « réunis », en partie par le Ministère de la Culture, ou celui de l’Education. Collection pas nécessairement luxueuse mais accessible au plus grand nombre.

    Il conviendrait aussi de permettre, outre le temps de la recherche sur les travaux en cours (ce qui est un problème temps/argent qui pourrait peut-être trouver une amorce de solution dans la réduction des gâchis à la distribution (voir l’intervention de Christiane Clerc) à des professionnels, l’expérimentation sur d’autres médias, vidéo, micro-informatique, inaccessibles aux particuliers. Je crois avoir expliqué en quoi le livre aurait à y gagner.

    Enfin, il serait bon de mettre à la portée des gens du livre et du public intéressé, les moyens d’une culture spécifique : je pense en particulier à l’histoire de l’illustration (travail largement amorcé en pays anglo-saxons).

    Il n’appartient pas aux illustrateurs de dire comment tout cela pourrait prendre forme, mais il n’est pas douteux que de nombreuses institutions, associations comme le CRILJ, éditeurs, Etat… et les illustrateurs eux-mêmes pourraient participer. L’idéal serait que l’image manuelle, tabulaire et médiatisée, en un mot l’illustration, soit aussi saisie dans son caractère multi-médias : publicité, presse, édition et pourquoi pas audio-visuel.

    Je conclurai, très subjectivement, en chuchotant que sa préférence va quand même à cet objet parallépipédique, d’épaisseur variable où courent plein de signes noirs.

( texte paru dans le n° 19 – 15 mars 1983 – du bulletin du CRILJ )

 

Né à Beaune (Côte-d’Or) en 1946, Jean Claverie fait ses études à l’École nationale des Beaux-Arts de Lyon puis à l’École des Arts décoratifs de Genève. Il travaille pour la publicité puis se spécialise dans le domaine du livre pour la jeunesse. Premier album en 1977 : L’enjôleur de Hameln, aux éditions Nord-Sud. Autres titres, parmi les mieux connus : Que ma joie demeure (Gallimard, 1982), Musée blues (Gallimard, 1986), Little Lou (Gallimard, 1990). L’art des bises (Albin Michel, 1993), Le Théorème de Mamadou (Le Seuil, 2002). Jean Claverie enseigne à l’École Nationale des Beaux-Arts de Lyon et à l’École Émile Cohl. Il rencontre régulièrement ses jeunes lecteurs et, musicien au sein du quartet de blues Little Lou tour, il se produit volontiers lors de concerts pas uniquement pédagogiques. Nombreux prix et expositions personnelles dont, en 2006, une vaste rétrospective au Centre de l’illustration de Moulins. Les trois cents participants du colloque Littérature pour la jeunesse : la création en France organisé par le CRILJ, à Saint-Etienne, en 1983, se souviennent encore de son cri désormais historique : « Apprenez à connaître les gens de l’image ! »

Les enfants, les livres, la création : premières notes rapides à propos d’un colloque

  Il convient tout d’abord de saluer l’heureuse initiative du CRILJ qui, en organisant ce Colloque sur « La création en France aujourd’hui » dans la littérature pour la jeunesse, a permis que s’ouvre une réflexion devenue nécessaire sur l’un des problèmes majeurs que pose le livre aujourd’hui dans son rapport avec les enfants et les adolescents. Je suis personnellement lié au CRILJ depuis sa fondation et il faut souligner qu’avec des moyens dérisoires et le dévouement sans limite de ses membres, cet organisme est en France l’un de ceux (et ils sont peu nombreux) pour lesquels la « Littérature dite de jeunesse » doit être prise au sérieux comme un phénomène culturel marquant notre temps.

    Il était à priori évident de penser que ce Colloque « déraperait » à chaque instant. Chacun des participants : auteurs, illustrateurs, éditeurs, enseignants, bibliothécaires, libraires, profitant de cette rencontre pour essayer et de se situer et de se justifier et de s’exprimer par rapport à cet univers complexe et ambigu qu’est « la littérature de jeunesse ». Ce « déballage » était nécessaire et on aurait pu souhaiter des réunions plus restreintes où chacun aurait pu donner son point de vue. Il reste que les problèmes plus spécifiquement liés à la création à proprement parler, n’ont pu être posés comme questions. Il semble donc utile de préciser à nouveau quelque uns d’entre eux pour relancer un débat qui devrait rebondir.

    La création littéraire ou plastique, quelle qu’elle soit, est une activité d’une complexité infinie dans la mesure où l’écrivain au travail est quelqu’un qui construit, à partir de lui, de sa personne, de sa « culture » et presque toujours de sa solitude, une « œuvre de papier » susceptible de rencontrer d’autres solitudes, d’autres personnes, d’autres cultures, etc. Et ceci pour peupler des attentes de personnages, de lieux, de temporalités, d’émotion, d’informations, etc. Le lecteur dans cette perspective est sans conteste « l’autre créateur », nécessaire. Qui dit en effet création dans ce domaine entend implicitement ou présuppose une « recréation » par l’acte de lire et pour un enfant ou un adolescent d’un univers proposé par un adulte ne va pas sans entrainer des phénomènes d’écart. Ces écarts peuvent aussi bien conduire l’enfant au plaisir de lire quelque chose venu d’ailleurs que de lui-même, qu’à la gêne provoquée par certaines distorsions (maturité affective différente de l’adulte, complexité de syntaxe et de lexique, projection inconsciente de l’adulte comme enfant idéal, etc.). Mais ces faits concernent toute création. Et tout lecteur réinvestit à partir de lui, de son expérience de sa culture (au sens anthropologique du terme) les données multiples qu’il reçoit d’un livre : et il existe le plus souvent, et heureusement dans un sens, une distance entre ce que propose le livre et ce qu’on en fait.

    Or, nombreux sont les auteurs « spécialisés » dans la littérature pour la jeunesse qui, pressentant cet écart, le comblent en jetant vers l’enfant des « passerelles » facilitantes. Il s’agit alors de créer pour « le peuple enfant » comme disait Alain. Quelques uns atteignent leur cible sans démagogie ni infantilisation puérilisante (passez-moi cette redondance) ; ils visent « l’enfant tel qu’il est » et l’atteignent sans faire les enfants, ni tenir un discours clos d’adulte. Un plus grand nombre réduisent la littérature « pour la jeunesse » à n’être qu’une création « auto-censurée », adaptée à des enfants plus imaginaires que réels, simplifiée (sous le prétexte que ce ne sont que des enfants). On s’aperçoit que très souvent, ces auteurs croyant simplifier leurs propos, les compliquent, réinventant le « français fictif » d’un grand nombre de manuels scolaires. Souvent les traducteurs des très nombreux textes étrangers proposés aux enfants de France, et qui veulent aboutir à une langue soi-disant simple, la neutralisent en fait. Or, sur le plan du lexique par exemple, l’enfant préfère les mots « précis », même s’il faut rechercher le sens, aux mots « vagues » et « passe-partout ».

    Une des conséquences de ces pratiques est que le rapport entre les textes et les images est souvent faussé. Dans la plupart des cas, pour ces livres, c’est l’image qui contraint le texte à une certaine neutralité sémantique. Le texte « illustre » l’image. Ce qui est préjudiciable au fonctionnement complet de cette dernière ; elle est choisie, et le livre ou l’album avec elle, plus pour son caractère ornemental que pour sa signification.

    Dans un troisième type de démarche, créer c’est écrire (ou dessiner) ce que l’on désire, « pour soi » sans viser plus particulièrement les enfants. Cette voie semble la meilleure et l’est bien souvent ; mais il faut avoir l’honnêteté de reconnaître que seules certaines œuvres ont des chances d’atteindre pleinement les enfants. Leur immaturité affective (toute relative reconnaissons-le selon les milieux socio-culturels, socio-économiques, etc.), leur capacité naturellement limitée au niveau de la perception des complexités syntaxiques et lexicales, rend pour eux, certains textes particulièrement opaques. Il me semble par ailleurs fâcheux de lire trop tôt des œuvres que l’on ne peut savourer pleinement qu’au regard d’une certaine expérience existentielle. Il ne s’agit pas ici de morale et l’occultation de certaines réalités, du sexe, du plaisir, de la souffrance, de la mort, du langage tel qu’il se parle est effectivement à condamner sans appel. Il s’agit au contraire de savoir ce que l’enfant, en fonction de sa propre « culture » vécue peut recevoir sans traumatisme inutile et sans rejet pour cause d’illisibilité (à tous les sens du terme).

    Et l’on croit souvent que certaine illisibilité du texte est masquée par la lisibilité à peu près constante dit-on, des images. C’est là encore se contenter de peu ; et il faudra bien admettre que la perception des images par l’enfant nécessaire des apprentissages créatifs au terme desquels une image peut se parcourir longtemps et apporter d’autres messages que ceux résultant d’un seul caractère décoratif et/ou ornemental. Il semble pourtant que certains livres pour enfants, dans leur réussite ont entraîné de nouvelles démarches de lectures conjointes et articulées entre elles des textes et des images. Car il n’est pas exact de dire des images qu’elles sont toujours données. Comme les meilleurs textes, les bonnes images demandent des regards exigeants. Et il arrive que la lecture « textuelle » amorce ou provoque une découverte (au sens d’un dévoilement sous le regard) des images et de ce qu’elles déclenchent dans l’imaginaire. Mais ceci supposerait que l’écrivain et le graphiste soient plus étroitement associés dans la genèse des livres. Sans empiéter sur la liberté de l’un et de l’autre, il serait souvent bénéfique de les associer au départ d’une entreprise, qu’ils en discutent, etc. Ce qui se fait parfois, mais trop rarement. Ils pourraient savoir qu’elle pourrait être dans chaque cas l’organisation globale d’une démarche créatrice, savoir qui commence, l’écrivain, le graphiste, l’un et l’autre. Ils pourraient envisager les parallélismes, les redondances, les distorsions, les complémentarités entre textes et images. Et réciproquement.

    On voit, par ces quelques rapides remarques que le champ de réflexion concernant le travail et les techniques propres à aider la création dans le domaine du livre de jeunesse est illimité et qu’il est nécessaire de l’explorer.

    Il reste que rien ne sera fait en dehors de réflexions théoriques intéressantes et stériles si le lecteur éditorial ne réfléchit pas lui-même, en même temps que sur le côté commercial, sur la part de création qu’il assume. Il me semble, pour simplifier un vaste problème, que pour l’écrivain et le plasticien l’éditeur doit créer par la provocation, l’incitation au dépassement, la garantie donnée par lui que la fabrication, la réalisation technique du livre sera conforme à l’utopie projetée par les auteurs d’un objet futur conforme à leurs désirs. De plus, la création éditoriale n’est efficace que si elle est foisonnement, multiforme, toujours « en avant », inquiète et tranquille tout à la fois, associant dans son rayonnement les enfants, les parents, les éducateurs, les bibliothécaires, les libraires, etc.

    A terme, on constate que lorsque la création est vraiment création et non reproduction, la littérature dite « de jeunesse » transforme la vision que nous avons de la littérature ; car elle contraint l’adulte à de nouveaux regards et à découvrir que la fécondité créatrice fonctionne à des niveaux qui ne sont pas ceux, où on la rangeait habituellement, d’une sous-littérature. On y découvre d’autres chefs-d’œuvre, d’autres plaisirs et souvent un formidable dynamisme novateur, qui fait de certains auteurs, de certains illustrateurs des défricheurs exigeants et lucides de l’avenir culturel ; et pas seulement de l’avenir des enfants.

    L’avenir est ouvert pour peu que la littérature de jeunesse ne devienne pas le refuge de certains « ringards » déçus par leur insuccès auprès des adultes, mais la voie royale de la création des livres qui « changent la vie ».

(article paru dans le n°19 – mars 1983 – du bulletin du CRILJ)

Né en 1920 à Besançon, décédé en 2002; Georges Jean a fait des études de Lettres et de Philosophie. Il fut instituteur, puis professeur d’école normale au Mans, à l’Université du Maine et à l’Ecole Nationale Supérieure des Bibliothèques. Il est membre du mouvement d’éducation permanente Peuple et Culture. Sa pratique de la poésie, ses fonctions et ses convictions font de lui un théoricien avisé du langage et de l’imaginaire. Il publia de nombreuses anthologies pour les enfants et les jeunes dont Il était une fois la poésie (La Farandole, 1974), Le premier livre d’or des poètes (Seghers 1975), Poussières d’images (Larousse, 1986). Parmi ses essais : Pour une pédagogie de l’imaginaire (Casteman, 1976) et Le pouvoir des mots (Casterman, 1981) qui recut le Prix de la Fondation de France. A noter aussi, avec Jacques Charpentreau, un Dictionnaire des poètes et de la poésie (Gallimard, 1983).

La violence dans les livres pour enfants

   La violence de plus en plus banale et « banalisée » dans la littérature de jeunesse, se fait l’écho de drames que connaissent des enfants dans tous les pays et dans tous les milieux, drames souvent provoqués ou évoqués par des adultes qui respectent de moins en moins la part d’innocence de l’enfance. Elle est aussi la résultante d’une écriture qui se veut actuelle, influencée par une « adultisation » qui laisse libre cours à une expression directe et forte. Cette littérature porte-t-elle atteinte à l’intégrité de l’enfance ? Problème de société crucial auquel les adultes conscients se doivent d’apporter non pas une réponse, mais des éléments de réflexion.

    Le problème de la violence est une question délicate qui déstabilise souvent l’adulte, médiateur et donc éducateur, dans son choix de livres pour enfants, et cela sous l’effet d’un double regard sur ce choix : le regard qu’il porte lui-même sur la société et l’image qui en est donnée dans le livre, confronté à ce qu’il veut transmettre à son lectorat enfant ; le regard que les parents portent sur ses choix en tant que médiateur. Car ce sont plus souvent les parents qui « censurent » la lecture de leurs enfants et qui s’opposent à des choix trop audacieux.

    Aucune tranche d’âge en littérature de jeunesse n’est épargnée par le phénomène, mais les lecteurs adolescents sont les plus visés : omniprésence de la littérature d’horreur ou fantastique, avec des ressorts visuels forts et un appel presque malsain à l’émotivité de chacun ; attrait de la forme et du fond qui utilisent de plus en plus les ressorts d’accroche cinématographiques d’une écriture très visuelle pour capter le lecteur et le garder, une écriture à la Stephen King.

    La question de la violence dans les livres d’enfants peut donc être abordée sous deux angles d’attaque : la violence « banalisée » est-elle un bon argument littéraire ? Quelle « violence » exercée par l’auteur envers l’enfant lecteur ?

Violente la littérature ? Par rapport à qui ?

    L’évolution sociale est génératrice de question parce qu’elle heurte, et que le médiateur est obligé de la véhiculer malgré lui. Pourtant il faut se garder de faire de l’angélisme : la violence est présente dans l’évolution psychologique de l’enfant (cf. les cours de récré). Celui-ci apprend très vite désormais qu’il vit dans un monde où il faut se battre pour s’en sortir. Face aux violences physiques et aux agressions morales inhérentes à ce monde, il est inévitable que la littérature de jeunesse, si elle veut être réaliste, soit l’écho de ces tendances et aide à réfléchir, à intégrer certaines données liées à la violence.

    Un fait vient brouiller les cartes : les livres pour enfants sont écrits par des adultes. Il peut en résulter un phénomène divergent. Soit les auteurs sont « en deçà » de ce que vivent les enfants au quotidien par ignorance de ce qui s’y passe ou par peur de l’écrire et leurs livres manquent de réalisme dans l’expression de la quotidienneté. Soit les auteurs vont « au-delà » de ce qu’il faudrait en laissant libre cours à l’expression de leurs fantasmes adultes : ils pèchent par excès d’agressivité dans l’imaginaire fantasmagorique. Par contre, si les auteurs sont des enseignants, ils agissent en militants conscients de la façon dont cette violence peut s’exprimer au quotidien.

. La violence : un phénomène de mode ?

    Une mode en littérature est l’expression d’interrogations de la société, d’un besoin plus ou moins exprimé, d’un rejet d’une chose ou d’une personne. Besoins qui sont partagés par beaucoup. La violence héritée des contes existe depuis toujours, mais elle a une vocation pédagogique. Par contre, depuis cinq à six ans, elle affiche une présence croissante sous les formes les plus diverses, et une recrudescence actuelle de l’escalade des détails forts. C’est la résultante de concordances particulières. La cloison entre littérature adulte et jeune cède : des auteurs, passant de l’une à l’autre, ignorent ou veulent ignorer les normes et tabous classiques de la littérature de jeunesse. L’environnement social épargne de moins en moins à l’enfant de l’impact incalculable de ce que véhiculent les médias. Tout ce que l’enfant prend de plein fouet dans la rue ou à la télé est présent dans la littérature de jeunesse.

    Les livres pour enfants peuvent aider à réfléchir que cette violence. C’est là la justification de leur effet « caisse de résonnance ». La rémanence d’un texte s’opposant à la fugacité des images quotidiennes permet un certain recul, des retours pour analyser et expliquer.

. Quelle violence dans les livres pour enfants ?

    Il y a deux types de violence en littérature : celle qui se nourrit d’imaginaire et celle qui s’appuie sur le réel. Bien que procédant d’une démarche totalement inverse, elles ne sont pas étrangères l’une à l’autre et peuvent être complémentaires.

    La littérature de jeunesse semble se nourrir davantage de la violence issue du réel qu’elle ne l’a fait ces dernières années. Comme s’il fallait toujours plus d’émotions fortes proches de la réalité et du quotidien, nourries des faits divers qui s’étalent à la une des journaux, et en traduisent toutes les ambiguïtés et les images dévalorisantes de l’adulte. Ces livres peuvent servir de base à une réflexion et leurs thèmes peuvent être regroupés en plusieurs types :

– L’exclusion, le racisme et l’abus de pouvoir, thèmes les plus courants qui analysent les différents rejets que la société peut générer.

– La violence civique : guerre, terrorisme, dictature. Thèses à caractère historique ou politique qui peuvent prendre une dimension symbolique pour les héros et les lecteurs et qui ont le plus souvent besoin de déboucher sur une réflexion avec un adulte médiateur.

– L’enfance exploitée et maltraitée : affronter les conséquences terribles que ces abus provoquent sur la psychologie. Vers 13-14 ans, le ton rejoint celui de la littérature adulte. Livres douloureux difficiles à un âge où celui qui subit des abus ne peut pas encore « dire », et où les autres ont encore du mal à exprimer ce qu’ils pensent et redoutent

– La violence pathologique moderne : née aussi de l’actualité, c’est celle des tueurs fous et la manipulation des sectes. Les auteurs, entre le monde littéraire adulte et jeune, ont un talent certain pour en faire d’excellents thrillers pour lecteurs adolescents au cœur et au niveau de lecture bien accrochés.

. La violence nourrie d’imaginaire ; la peur du monstre

    Historiquement, c’est la plus ancienne et aussi la plus récente en littérature de jeunesse. Elle découle d’un imaginaire débridé, à travers des personnages et des décors qui n’ont qu’un lointain rapport avec la réalité, car se situant toujours aux frontières du surnaturel. Déconnectée de la vie, elle autorise une certaine distanciation du lecteur.

Elle relève de deux types : le roman d’angoisse d’inspiration classique, et la littérature « gore », version poussée à l’extrême.

    Dans la roman d’angoisse classique, hérité du XIXème siècle, cette distanciation du réel laisse toute la place à l’appréciation des qualités littéraires de l’œuvre, surtout si elle est écrite par des maîtres du genre. On peut y assimiler les albums peuplés de monstres, sorcières, ogres et autres joyeux drilles venus en droite ligne des contes de tous les temps et de tous les lieux. Ces albums ont toujours une conclusion positive, eu égard à l’âge du lecteur, et une morale intrinsèque comme dans les contes.

    Le livre d’horreur représente une déviation du livre d’angoisse. Cette littérature gore fait référence à un fantastique aux marges mal définies, à des ambiances malsaines où le sang et l’agression sont élevés au rang d’argument littéraire absolu et surtout d’argument commercial envers les plus jeunes lecteurs. Ils se situent dans la lignée de ce nouvel engouement des médias pour les émissions sur le paranormal, la psychopathologique, les analyses des comportements des serial-killer dont les américains se sont fait une spécialité.

. La violence virtuelle, donc niée.

    C’est peut-être le plus inquiétant, un aspect nouveau qui est venu avec le développement anarchique des consoles vidéo, des jeux sur CD-Rom et autres jeux de rôle, et dont les limites dégringolent l’escalier des tranches d’âge à toute vitesse. L’auteur y entraîne l’enfant dans un jeu et un monde irréel où, armé de pouvoirs aussi aberrants qu’agressifs, il doit combattre, vaincre, tuer pour gagner et s’en sortir « vivant virtuellement ». Cela présente un double danger : créer l’habitude de pratiquer la violence pour se sortir de toute situation malaisée ou contraignante, au risque de ne plus discerner le virtuel du réel, et d’éprouver des difficultés à revenir à la réalité, à faire la part du jeu. Nous sommes loin de l’imaginaire fantastique qui permet une distanciation du lecteur.

    Mais ces « risques » ne sont-ils pas largement dépassés par les faits dont on reçoit les échos quotidiennement de la part d’adolescents en mal de vivre ?

    Les enfants en viennent à se forger un nouvel imaginaire, un monde interactif et immatériel où être violent correspond à une nécessité de survie, une action sans conséquences matérielles. Car si la mort n’est plus « réelle », la violence devient virtuelle, donc « niable ». Elle devient un jeu élémentaire.

La violence : comment l’utiliser ?

    Cette violence qui devient omniprésente dans la littérature jeunesse, les adultes médiateurs doivent apprendre à la gérer, voire à l’utiliser, mais ce n’est pas sans risque. Les enfants sont tous différents et sur des sujets aussi délicats, les raisons pour lesquelles ils posent des questions, leurs attentes vis-à-vis de l’adulte sont à ressentir et à gérer en fonction de chaque situation.

    Il faut faire attention à l’effet « bombe à retardement » éventuelle que peut porter le livre : inciter au lieu de faire réfléchir. C’est le reproche classique qui est fait à la démarche à visée « pédagogique » de certains auteurs : en parlant de violence, comme en montrant la violence à la télé, ne risquent-ils pas de susciter l’envie de devenir violent chez l’enfant ? En certaines circonstances, un ouvrage trop ancré dans le réel peut avoir un effet pervers : inviter à regarder son voisin comme le « mauvais de l’histoire », stigmatiser les rancœurs, réveiller les bagarres et d’aboutir à l’effet inverse de celui que l’on recherche. Cela risque de transformer la bibliothèque en une sorte de prétoire où chacun, en fonction du sort des héros peut désigner un coupable, ou se sentir désigné comme tel.

    Pour contourner ces écueils, il faut faire attention à des principes essentiels : éveiller l’esprit critique, apprendre au lecteur à prendre du recul. Pour que l’histoire soit crédible, le ressort de l’analyse psychologique doit être solide. Les enfants savent transposer un problème dans leur propre champ de vision et ils savent reconnaître les agressions et les problèmes d’aujourd’hui dans le récit de ceux d’hier ou d’ailleurs. Il faut néanmoins choisir judicieusement le livre et le sujet en fonction des capacités de réflexion et d’assimilation de chacun.

    La violence dans les livres pour enfants pose un problème grave, celui d’une société qui porte atteinte à ses propres enfants, donc à son devenir, qui ne parvient plus à donner des modèles positifs, qui ne parvient plus à gérer l’instinct de violence chez ses enfants. Cette question angoisse les adultes médiateurs, d’autant plus que les frontières entre l’univers enfant et l’univers adulte deviennent de plus en plus poreuses. Les livres peuvent amener à réfléchir sur cette violence, et c’est en quelque sorte la seule justification de la présence prégnante de cette violence. La distanciation que propose le texte écrit s’oppose à la fugacité impressionnante des images au quotidien. Elle autorise le recul nécessaire au retour sur les choses, à l’analyse, au travail d’explication. Mais il ne faut pas oublier un fait majeur : si la violence dans les livres pour enfant est une mode montante, si ces livres sont un aspect noir de la littérature de jeunesse, ils ne représentent qu’un petit pourcentage de la production éditoriale, et il existe à côté bien d’autres livres qui parlent de la vie d’une manière plus positive, voire distrayante, et qu’il faut aussi faire connaître aux enfants en contrepartie.

    Mais ce sont d’autres histoires.

(article paru dans le n°73 – juin 2002 – du bulletin du CRILJ)

 

D’abord enseignante, Muriel Tiberghien fut rédactrice en chef adjointe pour la partie jeunesse de la revue Notes Bibliographiques (Culture et Bibliothèques pour tous) et, à ce titre, coordinatrice du comité de lecture. Des articles toujours très documentés, des formations, des interventions et des collaborations nombreuses, notamment avec le CRILJ dont elle est administratrice.

Influence, vous avez dit influence ?

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Introduction à la journée d’étude « L’enfant sous influence : culture et conquête de son autonomie », au Collège de France, le 27 novembre 1987.

« Je n’aime pas le mot « influence » qui ne désigne qu’une ignorance, une hypothèse ». Ainsi parlait Paul Valéry et ce propos nous parait s’appliquer avec une singulière acuité au sujet qui nous réunit aujourd’hui.

Utiliser le terme d’influence à propos de l’enfant risque me semble-t-il de nous enfermer dans des limites assez déplorables surtout dans une représentation manichéenne des conduites de cet enfant. Écartelé tout au long de son développement entre bonnes et mauvaises influences, que choisira-t-il ? Et comment effectuera-t-il ce choix ? Et faire du livre un messager privilégié de ces influences lui confère, me semble-t-il, un pouvoir dont nous ne connaissons réellement ni les chemins, ni les moyens.

Je voudrais donc réfléchir brièvement sur les ambigüités de cette notion d’influence, sur sa signification dans le domaine qui est le nôtre, c’est-à-dire celui du livre et de l’enfant ou, si vous me permettez, plutôt des enfants et sur les moyens de conduire ces enfants à l’autonomie.

Puisque c’est à une psychologue que vous avez confié le redoutable privilège d’ouvrir cette journée, je ne vous étonnerai pas en vous disant que j’ai d’abord essayé de trouver appui sur quelques définitions tirées des meilleurs manuels et que mon attente a été singulièrement déçue.

L’influence est assurément une notion de psychologie sociale. « Des travaux expérimentaux, et ici je cite, réalisés sur des groupes restreints en laboratoire permettent de préciser certains mécanismes, certains processus d’influence sociale », par exemple sur la perception. Mais il est tout de suite indiqué et nous saurons gré aux auteurs de ces réserves, que « la généralisation à la société globale des constatations faites sur des groupes restreints n’est pas légitime dans tous les cas ».

L’influence pourrait alors être régie par une sorte de contagion, un besoin de cohérence (et je cite encore) « entre deux ou plusieurs individus » et ce besoin se traduirait par la formule « les amis de mes amis sont mes amis ».

Bien sûr ce qu’on appelle « le maniement des attitudes » implique, et de cela nous avons une large expérience à l’époque contemporaine, l’utilisation de techniques susceptibles d’orienter, de modifier et les motivations et les conduites. Au premier rang de ces techniques, naturellement la publicité, aussi, ce qu’on peut appeler les représentations de prestige, d’autorité et toutes les procédures utilisées par les moyens de communication.

Cette influence, pour être positive, doit reposer sur une certaine représentation du public, sur une certaine représentation de la population dont il s’agit d’orienter ou de modifier le comportement. Pour agir efficacement, il est donc nécessaire de connaître les destinataires de l’action à entreprendre d’où l’évaluation des groupes auxquels on veut s’adresser et à plus forte raison que l’on veut influencer. Mais cette influence, elle peut s’exercer ou tenter de s’exercer de la façon la plus directe, la plus explicite pour susciter par exemple des conduites d’achat ou bien elle peut s’exercer de façon plus discrète, quasi-implicite, dans la presse entre autres en créant un certain climat d’admiration ou un certain climat de suspicion qui se traduira ultérieurement, et à plus ou moins longue échéance, par des conduites d’adhésion ou de rejet. Il est bien évident qu’en toute circonstance, il faut tenir le plus grand compte du public auquel on s’adresse, et qui, selon l’âge, le sexe, le milieu, se montrera diversement influençable.

Or toute cette analyse, que vous me pardonnerez d’avoir représentée de façon toute à la fois naïve et fastidieuse, tout ce rappel d’expériences quotidiennes ou familières ont été faits pour en venir, en définitive, à parler de l’enfant, des enfants et surtout pour arriver à se demander comment on peut employer le même terme pour analyser l’achat d’une lessive ou la lecture des Misérables.

Quand nous parlons du livre, nous parlons d’un objet culturel qui a un auteur et qui porte un message ; quand nous parlons de l’enfant, nous parlons d’un individu – les généticiens nous disent qu’il n’y en a pas deux identiques – qui, si jeune soit-il, a déjà une histoire de vie, un milieu familial, un environnement social, un développement intellectuel et affectif.

De quel droit pouvons-nous dire, sans l’avoir consulté lui-même, qu’un livre aura pour lui une bonne ou mauvaise influence ? de quel droit, à moins de partir de portrait-robot de l’enfant, d’images stéréotypées de l’enfance, pouvons-nous dire que cette influence sera brève ou sera durable ? de quel droit pouvons-nous orienter son imagination, sa sensibilité et ses aspirations intellectuelles ? de quel droit pouvons-nous décider ce qui convient à sa croissance affective et sociale comme on décide des aliments de sa croissance physique ?

Rien ne nous permet, disons-le franchement et peut-être brutalement, de prévoir valablement l’effet qu’un livre aura sur un enfant. Et vous me permettrez ici de passer la parole à quelques auteurs et de faire référence à quelques exemples de contradictions, d’opinions résolument opposées entre spécialistes de haut niveau, de même spécialité, de génération quasi-identique, éminents psychiatres l’un et l’autre, à propos d’un auteur dont l’œuvre a largement donné matière à controverse, j’ai nommé Madame de Ségur.

L’un, Edouard Pichon, qui fut le maître de Françoise Dolto, disait que ses écrits « étaient ruisselants de sadomasochisme » et que certaines scènes « ont un rôle funeste dans la genèse des perversions libidinales et doivent être proscrites absolument ». L’autre Didier-Jacques Duché, auteur d’un excellent ouvrage intitulé La bibliothèque idéale, écrit « nous ne pensons pas qu’il faille bruler la Comtesse de Ségur, Madame de Ségur est rigoureuse et réaliste, elle se plait aux détails pratiques, elle a les pieds sur terre et on ne peut lui reprocher de décrire le milieu dans lequel elle vit, les nombreux domestiques de Madame de Réan qu’aimait l’enfant Mauriac ne sauraient donner des goûts de grandeur à nos enfants ».

Je voudrais même aller plus avant et montrer que la réaction d’un jeune lecteur est bien différente de celle qu’on eut pu attendre. A propos de livres qu’on lui donnait à lire, Sartre, dont tout le monde connaît Les mots, écrit « j’assistais à des événements que mon grand-père eut certainement jugés invraisemblables et qui pourtant avaient l’éclatante vérité des choses écrites. Les personnages surgissaient sans crier gare, s’aimaient, se brouillaient, s’entr’égorgeaient ; le survivant se consumait de chagrin, rejoignait dans la tombe l’ami, la tendre maîtresse qu’il venait d’assassiner. Que fallait-il faire ? Étais-je appelé, comme les grandes personnes à blâmer, féliciter, absoudre ? Mais ces originaux n’avaient pas du tout l’air de suivre nos principes et leurs motifs, même lorsqu’on les donnait, m’échappaient. Brutus tue son fils et c’est ce que fait aussi Mateo Falcone, cette pratique paraissait donc assez courante autour de moi, pourtant personne n’y avait recours ».

Ceci n’a pas besoin de commentaire et montre parfaitement la distance que les enfants savent préserver entre ce qu’ils connaissent de la réalité et ce qu’ils apprennent des livres. Chaque enfant a sa propre manière de comprendre, d’interpréter. Rien ne nous autorise à substituer notre jugement au sien et ici encore Didier-Jacques Duché écrit à ce propos : « Il ne s’agit certes pas d’élever autour de l’enfant une barrière destinée à le protéger des dangers du monde extérieur mais de considérer tous les moyens d’information actuels dans le presse et la littérature enfantine comme des réalités inhérente au monde moderne et d’aider les enfants à discuter, les comprendre, les assimiler. Les enfants sont avides de nouveautés, bonnes comme mauvaises, ce qu’ils deviendront dépend beaucoup de ce que les adultes en feront. Ce disant, n’est-il pas parfaitement d’accord avec un autre auteur, venant pourtant d’un horizon tout à fait différent, j’ai nommé Bernard Épin, écrivant ‘ »la première protection de la jeunesse dans un monde marqué par la violence des rapports sociaux et l’asservissement mercantile des aspirations humaines, ne consiste-t-elle pas dans l’action pour une éducation en prise avec les réalités de la vie qui l’aide à développer ses facultés d’autodéfense, à mieux connaître pour moins subir ».

Ainsi l’unanimité se réalise-t-elle entre ces spécialistes de l’enfance, qui s’accordent pour préserver l’autonomie de l’enfant et pour l’aider par tous les moyens comme le souhaitait notre amie Natha Caputo, à « assouvir cette immense soif de connaissances qui dort au cœur de chaque enfant ».

(article paru dans le n°32 – janvier 1988 – du bulletin du CRILJ)

Hélène Gratiot-Alphandéry (1909-2011), spécialiste de la psychologie de l’enfant, fut directrice de l’École Pratique des Hautes Études et chargée d’enseignement à l’Université René Descartes. Elle co-dirigea avec René Zazzo les six volumes du Traité de Psychologie de l’Enfant (Presses Universitaires de France). Fondatrice en 1948, avec Henri Wallon, de Enfance, une des seules revues scientifiques de langue française consacrées au développement de l’enfant dans ses aspects sensoriel, moteur, cognitif, émotionnel, social et langagier. Hélène Gratiot Alphandéry hérite en 1941 de la propriété vinicole de Château Larcis Ducasse qi’elle dirige jusqu’en 1990. Très attachée au CRILJ, elle apporta pendant de longues années à son conseil d’administration compétence et passion.

 

Ray Bradbury

Ray Bradbury nous a quitté dans la nuit du 5 au 6 juin, deux mois avant ses 92 ans.

Inutile de présenter cet écrivain précoce et prolifique (trente romans, cinq cents nouvelles, du théâtre, des scénarii, etc), si célèbre que tout le monde le croyait mort depuis longtemps.

Ce génie de la SF se doublait d’un poète optimiste, d’un homme chaleureux et toujours disponible.

J’ai connu Ray Bradbury quand Gallimard Jeunesse m’a, en 1980, demandé de créer et de gérer la série « Folio-Junior SF » – et j’ai toujours accordé la plus large place à ses nouvelles.

Bien que maîtrisant mal le français, Bradbury venait presque chaque année à Paris, en août.

En 1993, je l’ai sollicité pour qu’il préface mon essai La SF, lectures d’avenir ? (Presses Universitaires de Nancy) aujourd’hui épuisé. Il m’a aussitôt adressé un texte que je n’ai eu qu’à (faire) traduire, sans demander un centime – faut-il le préciser ?

Cinq ans plus tard, quand je lui ai envoyé Virus LIV 3 ou La mort des livres, qui lui est dédié, il m’a remercié avec un enthousiasme touchant.

La SF mondiale a perdu l’un de ses plus prestigieux représentants et un homme de coeur.

(juin 2012)

  

Né en 1945 à Paris, Christian Grenier sera professeur de lettres parce que ses parents, acteurs, ne souhaitent pas qu’il suive la même voie qu’eux. Le prix de l’ORTF qu’il obtient en 1972 pour son troisième roman, La Machination publié par GP, l’incite à écrire pour la jeunesse : textes de science-fiction, romans historiques, fantastiques, intimistes, policiers. Il travaille un temps dans l’édition comme lecteur et correcteur, rewriter, journaliste, directeur de collection, scénariste de bandes dessinées et de dessins animés pour la télévision (Les mondes Engloutis, Rahan). Quatre essais à propos de science-fiction dont, en 2003, La Science-fiction à l’usage de ceux qui ne l’aiment pas (Le Sorbier). Cofondateur de la Charte des auteurs et illutrateurs en 1975. Traduit en une quinzaine de langues, rencontrant très souvent ses lecteurs, il vit depuis 1990 dans le Périgord.

La littérature francophone pour enfants : réalité d'Europe et du Québec

    Le nombre de livres pour enfants publiés en français chaque année, la qualité, la pertinence de leurs contenus, la valeur accordée par l’adulte à l’utilisation de cette littérature, ainsi qu’à la réalisation d’activités s’y rapportant, sont des facteurs qui témoignent de sa présence et de l’intérêt qu’on y accorde dans les sociétés modernes. S’y attardant, bon nombre d’adultes d’Europe, d’Amérique ou d’ailleurs, contribuent au développement du goût permanent de la lecture notamment.

    Le Québec ne fait pas exception à ce fait. Ainsi, en milieu scolaire ou parascolaire, plusieurs ouvrages de littérature jeunesse publiés en français sont utilisés dans le cadre d’activités spécifiques auprès d’une clientèle d’enfants, les bibliothécaires et les conseillers pédagogiques, en fonction des intérêts et des préoccupations inhérentes aux enfants en cause ici, ces réalisations visent à accompagner l’enfant en voie de maturation, dans les étapes de développement intellectuel et psychologique auxquelles il est parvenu ; la connaissance, la compréhension, l’intégration de certains concepts, situations, comportements, etc, constituant la pierre angulaire sur laquelle repose une croissance harmonieuse. Evolution de l’enfant grâce au support de la littérature écrite à son intention. Dépassement également !

    A la lumière de ces brèves constatations, il apparaît réaliste de dégager que bon nombre d’orientations, d’objectifs, de priorités, voire d’activités liées aux livres pour enfants et à leurs utilisations en milieu scolaire ou parascolaire, soit en France ou au Québec revêtent un caractère identique et/ou complémentaire.

    Toutefois, il importe de souligner ici le caractère différent de la formation prévalant actuellement en France et au Québec, en regard de la formation des étudiants qui se destinent à enseigner aux enfants en primaire, en l’occurrence ceux dont l’âge varie entre 4-5 ans et 12 ans.

    De niveau universitaire au Québec, et d’une durée moyenne de 3 ans à temps plein (90 crédits de 15 heures de cours chacun), ce type de programme de formation propose aux étudiants des cours portant sur l’étude de plusieurs disciplines enseignées à l’école primaire. Parmi elles, la littérature pour enfants.

    Ainsi, à l’Université Laval, à Québec, la majorité des étudiants qui terminent ce programme d’études de 1er cycle, soit 17 ans de scolarité excluant le niveau scolaire, ont complété 3 ou 6 crédits en littérature pour enfants, selon le cas. D’autres part, des cours dans cette discipline sont également offerts dans le cadre d’un programme de formation à distance structuré à l’intention des maîtres en exercice, enseignant dans des régions avoisinantes de la Communauté urbaine de Québec.

    A l’intention des étudiants ayant obtenu un premier diplôme et désireux de poursuivre des études universitaires de maîtrise ou de doctorat, la faculté des Sciences et de l’Education de l’Université Laval propose plusieurs champs d’études et de recherches, dont celui de la littérature pour enfants. Ainsi, l’étudiant de 2ème ou 3ème cycle peut s’inscrire à 12 crédits de cours dans cette discipline, soit 6 crédits de cours en groupe et 6 crédits de cours individuels.

    Ailleurs au Québec, les Universités de Sherbrooke, Montréal et plusieurs autres, celles faisant partie du réseau des Universités du Québec notamment, proposent également un ou plusieurs cours de littérature pour enfants à leur clientèle respective. A cela s’ajoute des programmes de certificat de 1er cycle universitaire développé récemment à l’Université du Québec à Montréal.

    La majorité des cours en cause dans les programmes énumérés précédemment reposent sur l’utilisation d’ouvrages de jeunesse francophones publiés en Europe ou au Québec. D’où la présence de la littérature enfantine à l’école primaire, présence qui se distingue nettement de celle assurée par différentes méthodes d’apprentissage du langage oral et écrit.

    Désormais, les enfants du Québec apprennent à découvrir la richesse et la profondeur des thèmes développés dans les ouvrages publiés en français, soit au Québec, soit en Europe. Ainsi les jeunes peuvent-ils acquérir des connaissances, vibrer à des émotions, développer leur imagination, de semblable façon que s’y adonnent les autres enfants francophones du monde, qui lisent et apprécient les livres créés à leur intention, en Europe, au Québec et ailleurs.

    Sans doute est-ce par intérêt soutenu pour la littérature d’enfance et de jeunesse, par souci d’approfondir et d’enrichir certaines habilités d’ordre intellectuelle ou pratique, que bon nombre de québécois et de québécoises œuvrant dans ce domaine souhaitent réaliser des séjours « d’études » en France. Pays où de nombreuses manifestations s’articulent autour de la littérature jeunesse, où la majorité des livres publiés en français sont produits, où évoluent des théoriciens et des praticiens.

    Dans le cadre d’une année sabbatique, j’ai opté pour la réalisation d’un séjour de ce type. Au nombre des objectifs poursuivis, la réalisation de certaines étapes liées à l’élaboration d’un cours télévisé de 13 émissions de 57 minutes chacune, en littérature pour enfants.

    Cette série télévisée sera accessible aux étudiants sous deux formes différentes, soit en formule auto-enseignement réalisée en laboratoire à l’Université, soit dans le cadre de la programmation régulière des réseaux publics de télévision francophones au Canada.

    Un projet ambitieux qui vise à répondre aux attentes de centaines d’étudiants qui souhaitent suivre ce cours, chaque année. A ce jour, un grand nombre ne peut y parvenir, le dit cours étant réservé à un nombre limité d’étudiants (environ 300 par année) inscrits au programme de formation des maîtres. D’où une ouverture déterminante du domaine de la littérature pour enfants et qui vise à en favoriser l’étude aux étudiants inscrits à différents programmes d’études de l’Université Laval, de maîtres en exercice, de conseillers pédagogiques, de bibliothécaires, etc.

    Emissions de télévision privilégiant l’étude de chaque genre de cette littérature, de différents aspects de l’animation du livre pour enfants, etc. Cours télévisés reflétant la diversité et la complémentarité des thèmes abordés et des approches retenues par les théoriciens, les formateurs, les utilisateurs de ces livres. Et ce, aussi bien en France qu’au Québec.

    Projet structuré en étroite collaboration avec le Service des Ressources Pédagogiques de l’Université Laval, où réalisateurs, conseillers pédagogiques, techniciens, etc. participent activement aux étapes de préparation et de production de chaque émission.

    A cette fin, il m’importe de parachever actuellement en France en France des entrevues, des discussions avec des spécialistes en littérature pour enfants ou des créateurs d’ouvrages destinés aux jeunes. Mais aussi de participer à des colloques, de rechercher du matériel visuel ou audio-visuel approprié, etc.

    Une tâche passionnante grandement facilitée grâce à l’accueil généreux et au soutien assidu du CRILJ. Sans conteste, une collaboration judicieuse et déterminante du succès de la démarche que j’effectue présentement.

    Saurais-je évaluer correctement la valeur d’un séjour de ce type ainsi que des bienfaits qui en découleront ? Je vous invite à venir au Québec et à le demander plutôt aux enseignants ayant une formation en littérature pour enfants. Mais aussi aux enfants qui fréquentent le réseau scolaire et parascolaire dans lequel les adultes appliquent les connaissances acquises et requises dans ce domaine.

( texte paru dans le n° 40 – septembre 1990 – du bulletin du CRILJ )

 

Professeure titulaire en didactique de la littérature d’enfance et de jeunesse à l’Université Laval (Québec) pendant plus de trois décennies, Charlotte Guérette (1946-2010) a mené des recherches portant sur la littérature et le conte, publiant plus de vingt ouvrages sur des sujets tels que les contes traditionnels et l’utilisation des livres pour enfants dans l’enseignement. Citons Peur de qui ? Peur de quoi ? Le conte et la peur chez l’enfant (Hurtubise 1991), et Au cœur de la littérature d’enfance et de jeunesse (La liberté 1998). Charlotte Guérette fut la première, en 1991, à créer un cours télévisé de 13 épisodes sur la littérature jeunesse. Prix Claude Aubry 2008 d’IBBY Canada et de l’Union internationale pour les livres de jeunesse pour sa contribution à la diffusion de la littérature pour enfants, elle avait constitué une collection de près de 30 000 albums, contes, œuvres de poésie et de théâtre, bandes dessinées, romans et livres documentaires pour l »enfance et la jeunesse, la plus importante de la francophonie en milieu universitaire, dont elle a fait don à l’Université Laval.

Hetzel découvreur de Jules Verne (et bien plus encore)

 

    L’année Jules Verne nous offre l’occasion d’une redécouverte, celle de son éditeur Hetzel. C’est Pierre-Jules Hetzel qui a lancé et, pour certains, « inventé » Jules Verne. Aujourd’hui, c’est grâce à Jules Verne qu’on prend la mesure de ce qu’a représnté Hetzel dans l’histoire de l’édition

Hetzel dans son siècle

     Hetzel (1814-1886) est le premier éditeur « moderne ». Il a inventé la marketing littéraire, combattu la contre-façon, mis en place une politique de droits pour ses auteurs avec lesquels il a négocié âprement sur la forme et sur le contenu de leur ouvrage pour obtenir la qualité éditoriale qu’il exigeait.

    C’est aussi un extraordinaire découvreur de talents : outre Jules Verne, il a publié Balzac, Musset, Sand, Hugo, Daudet, Stendhal, Proudhon, Michelet, Erckmann-Chatrian et le premier ouvrage de Zola, les Contes à Ninon. Il a accueilli dans sa maison des textes artistiques ou scientifiques de Flammarion, Guinet, Mendelsohn, Viollet-le-Duc. Il a également fait connaitre aux lecteurs français Andersen, Goethe, Poë, Tourghéniev, Tolstoï.

    C’est un vrai directeur artistique. Les illustrateurs auxuels il fait appel comptent parmi les gloires reconnues du XIXe siècle : Granville, Gavarni, Bertal, Gustave Doré. Mais il mobilise aussi une nouvelle génération de « reporters d’images » – Riou, Férat, De Neuville, Benett, Georges, Roux – pour donner de la vraisemblance aux images des Voyages Extraordinaires de Juless Verne.

    C’est un républicain laïc, avant que le mot laïcité n’entre dans Le Littré, qui a apporté un concours décisif à la fondation de la Seconde Répubique, s’est exilé à Bruxelles après le coup d’état du 2 décembre 1951 jusqu’à l’amnistie de 1859, a milité pour rétablir la concorde entre les Français après les épreuves de la Commune de Paris.

    C’est encore un auteur qui signe P.J. Stahl et qui, dès ses premiers écrits, se signale par des coups de maître : les Scènes de Vie Privée et Publiques des animaux (1840-42) avec la complcité de l’illustrateur Grandville et des plus grands écrivains de l’époque ; le Diable à Paris (1844), ouvrage à tiroirs sur le même modèle ; le Voyage où il vous plaira (1943), fantaisie quasi surréaliste. Mais, après des chroniques romanesques, des essais et des récits moralistes ou autobiographiques, il sa se consacer principalement – et les lecteurs de le revue du CRILJ s’en souviennent – à la littérature de jeunesse.

Hetzel et la littérarure de jeunesse

L’idée maîtresse d’Hetzel qand il fonde en 1843 son Nouveau Magasin des Enfants, c’est de proposer à la clientèle enfantine les œuvres des meilleurs écrivains de son temps : Balzac, Sand, Nodier, Dumas… L’éditeur part en guerre contre la « tisane littéraire », convaincu qu’il faut, quand on s’adresse aux enfants « ne semer que du bon grain… et monter aussi haut que puisse atteindre l’esprit humain ». Persuadé que l’image joue un rôle majeur dans le goût des enfants pour la lecture, il met en place avec Tony Johannot, un procédé qui intègre l’image dans le texte et permet une mise en scène de la page. Son grand projet, quand il rentre d’exil, c’est de créer un journal éducatif pour la jeunesse, son Magasin d’Educatin et de Récréation qu’il lance en 1984 av’ec le concours de Jean Macé, le futur fondateur de la Ligue de l’Eseignement, et… de Jules Verne recruté pour donner une caution scientifique au journal mais qui y donnera surtout, en prépublication, ses romans d’aventures. Ce Magasin sera prolongé par une Bibliothèque d’Education et de Récréation et, pour les plus jeunes, par la collection des Albums Stahl de Mademoiselle Lili, une héroïne due au talent du dessinateur Froelich. Il écrit également lui-même des adaptations-traductions comme les Patins d’argent ou Maroussia.

Hetzel et Jules Verne

     Mais c’est avec Jules Verne qu’Hetzel réalise pleinement son ambition : être, enfin, à l’abri des soucis d’argent, disposer d’un auteur célèbre qui lui fournit deux ouvrages par an, mettre sa griffe personnelle sur les ouvrages que sa maison publie.

    Plusieurs « verniens » ont glosé sur les rapports entre la maison Hetzel et Jules Verne. Charles-Noël Martin a, par exemple, soutenu, que Jules Verne aurait gagné un million et les Hetzel trois fois plus. Il y a ici confusion entre bénéfice et chiffre d’affaires. Au-delà des frais d’impression, de promotion, d’illustration et de distribution que supporte l’éditeur, il faut tenir compte des invendus qui reste à sa charge et du temps qu’il passe à relire et corriger les textes de l’auteur. Du vivant de Pierre-Jules Hetzel, Jules Verne se vend bien mais ce ne sera pas toujours le cas quand son fils Louis-Jules prendra sa succession, et encore moins quand Michel Verne tentera, après la mort de son père, de mettre en forme ses brouillons pour en faire des œuvres. Et Hetzel n’a cessé d’intervnir dans la rédaction de chacun des Voayages Extraordinaires, supprimant lourdeurs et répétitions, demandant ici qu’on rajoute une péripétie, là qu’on transforme un personnage, proposant des aménagement,, modifiant les dénouements et parfois même refusant l’ouvrage comme ce fut le cas pour Paris au XXe siècle, rédigé en 1863, un « livre de débutant » qui devra attendre 1994 pour être publié par Hachette et par le Cherche-Midi.

    En fait Hetzel et Jules Verne qui ont connu au départ de leur carrière des problèmes d’argent ont trouvé leur avantage dans cette collaboration. Le premier a pu faire agrandir et embellir sa maison de campagne à Bellevue et le second a acheté successivement ses trois bateaux, le Saint-Michel 1, le Saint-Michel 2 et surtout le Saint-Michel 3, un bateau à vapeur de 28 mètres de long qui lui permet d’accomplir des croisières en Méditerranée et dans les Mers du Nord.

    Au-delà des arrangments financiers que Jules Verne à plusieurs fois renégocié avec Hetzel, Jules Verne et Hetzel ont contracté un vrai « mariage » – c’est le mot qu’emploie Jules Verne. Mariage qui va élargir l’audience des œuvres pour la jeunesse à l’ensemble du public populaire et qui, conforté par les illustrations et les cartonnages de luxe que la maison Hetzel multiplie, touche aussi la clientèle des amoureux des livres.

    Ce mariage crée une double postérité. Hetzel à joué auprès de Jules Verne le rôle d’un père spirituel qui l’a mis au monde de la littérature. Jules Verne, au fil des années, représente pour Hetzel l’écrivain à succès que Stahl, pris par son destin d’éditeur, n’a pas su devenir.

( texte paru dans le n° 84 – juin 2005 – du bulletin du CRILJ )

 

Né en 1941, Jean-Paul Gourévitch est écrivain, essayiste, formateur, consultant international, spécialiste de l’Afrique et des migrations. Docteur en sciences de l’information et de la communication, il a enseigné l’image politique à l’Université de Paris XII et contribué à l’élaboration de l’histoire de la littérature de la jeunesse et de ses illustrateurs par ses ouvrages et ses expositions. Citons Les enfants et la poésie (l’Ecole 1969), Images d’enfance: 4 siècles d’illustration du livre pour enfants (Alternatives 1994), La littérature de jeunesse dans tous ses écrits 1520-1970 (CRDP Créteil 1998). Une douzaine d’ouvrages pour les enfants dont Le gang du métro (Hachette Jeunesse 2000) interdit à la vente dans l’enceinte du métropolitain par la RATP. Il travaille actuellement à un Abécédaire de la littéarature jeunesse à paraitre en 2013 à l’Atelier du Poisson Soluble.

Des enfants et des livres

 

 

Texte adopté par le bureau du CRILJ le 3 mars 1987.

     1. La vitalité et la diversité de la littérature pour la jeunesse dans notre pays tiennent en grande partie à la liberté de l’édition qui est de droit en France.

    Le CRILJ qui est un lieu de rencontres de personnes d’opinions différentes défend cette liberté de l’édition, particulièrement dans tous les domaines de la littérature de jeu- nesse : liberté d’expression des écrivains et des illustrateurs, liberté de publication des éditeurs, liberté de jugement des critiques, liberté de choix des bibliothécaires, liberté pédagogique des enseignants, etc.

    2. La littérature de jeunesse a des exigences particulières : du jeune enfant au jeune adulte, elle s’adresse à des personnes en formation qu’il importe d’aider à devenir responsables et libres en concourant au meilleur développement possible de leur intelligence et de leur sensibilité encore fragile.

    Il est souhaitable que tous ceux qui contribuent à la littérature de jeunesse, de la création à la lecture, aient toujours conscience de ces responsabiltés.

    Le CRILJ a été créé pour promouvoir une littérature de qualité dans le plus grand respect dû à l’enfant et à l’adolescent.

    Ce respect exige aussi qu’on n’arrête pas le développement de l’enfant à un stade infantile.

    3. Le CRILJ entend bien concilier les exigences de la liberté de création et les exi-gences du respect de l’enfant.

    Le CRILJ constate que cette conciliation se pratique normalement par la médiation d’adultes responsables (parents, éducateurs, bibliothécaires, enseignants, etc) afin que « le bon livre parvienne à l’enfant au bon moment » et qu’ainsi l’enfant puisse exercer son choix.

    Pour faciliter cette médiation nécessaire, il importe que chacun des responsables joue pleinement son rôle, qu’il ait une bonne connaissance des enfants qui lui sont confiés, des publications, de leur contenu, de leur valeur.

    Depuis ses origines, le CRILJ souhaite une formation toujours meilleure des personnels spécialisés et une information plus vaste et plus précise par les divers mouvements, associations, institutions et par la presse, la radio, la télévision.

    Ni la lecture ni l’éducation ne sont des choses simples. Le livre n’est jamais un produit neutre. Refusant toute « chasse aux sorcières », récusant les amalgames, les dénonciation et les anathèmes, le CRILJ estime légitime la diversité des courants, des options, des opinions, dans le respect des grandes valeurs humaines.

    4. Le CRILJ invite ses adhérents à poursuivre leurs efforts en faveur d’une littérature de qualité, avec le même discernement et la même opiniatreté.

    C’est une tâche difficile et complexe, rendu nécessaire par la richesse de la littérature de jeunesse qu’on ne peut pas simplement réduire, de façon manichéenne, à les listes de « bons livres » recommandés par tous ou de « mauvais livres » défendus pour tous.

    On ne peut donner à lire n’importe quoi à n’importe quel enfant. On ne peut pas non plus transformer les jeunes lecteurs en bébés-bulle vivant dans un univers aseptisé sans rapport avec la réalité qui l’environne. A ce titre, toutes les grandes œuvres de notre patrimoine risqueraient une condamnation, alors que ce sont des livres d’initiation : un grand livre est toujours vivant, toujours à l’œuvre dans l’esprit de celui qui l’a lu. Il conduit plus loin. Il participe à la vie et à ses changements.

    Le CRILJ incite ses adhérents à se garder aussi bien du laisser-aller que du terrorisme intellectuel qui prétend légiférer tout le monde, aussi bien de l’abandon aux puissances de l’argent que du retour à l’obscurantisme pervers, aussi bien du laxisme à la mode que du puritanisme de la peur.

    Le CRILJ invite ses adhérents à assumer pleinement leur rôle de créateur ou d’inter-médiaire entres les enfants et les livres, chacun unique, tous différents, irremplaçables.

( article paru dans le n° 30 – mars 1987 – du bulletin du CRILJ )

 

 

 

 

 

 

 

 

Une intervention à la Commission de surveillance

par Raoul Dubois

    Voici le texte de mon intervention à la Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à la jeunesse à propos de Après la guerre des chocolats de Robert Cormier. La bataille a été rude mais j’ai vu avec plaisir que d’autres commissaires se sont joints à nos efforts. Un représentant du Syndicat de l’édition a aussi fait de très bonnes interventions. Malheureusement, nous ne sommes pas à l’abri de divers incidents, surtout tant que divers ministres règleront leurs querelles sur le dos de l’édition.

     « Il est tout à fait exceptionnel que notre commission se trouve dans la situation d’examiner des livres qui sont édités pour la jeunesse. Il est non moins exceptionnel que depuis les premières séances de cette Commission je sois amené à m’excuser par avance auprès de vous de la longueur de mon intervention.

    On me permettra j’espère de faire un peu d’histoire puisque, depuis le départ de Monsieur Pottier, je me trouve le plus ancien – dans le grade le moins élevé, qu’on se rassure – membre de notre assemblée.

    Je rappellerai donc que, dès sa création, la Commission a été confrontée aux conséquences pratiques du texte de la loi du 16 juillet 1949.

    Ce texte est clair, la loi s’applique sans aucune ambigüité aux publications périodiques ou non, se présentant comme principalement destinées à la jeunesse, le terme étant, très explicitement dans la loi, relatif à l’enfance et à l’adolescence. La nécessité du dépôt en 5 exemplaires des ouvrages de toute nature ne saurait faire de doute.

    Bien que la production à l’époque n’atteigne pas les sommets actuels, le secrétariat, déjà submergé par la presse pour la jeunesse et par les publications relevant de l’article 14, saisit avec empressement la proposition que nous avons faite alors de surseoir à l’examen systématique des ouvrages édités dans les collections pour la jeunesse, en accord d’ailleurs avec le Syndicat National de l’Edition.

    En effet, il ne pouvait être question d’un examen non exhaustif des ouvrages en jeu et c’était déjà à l’époque plus de 2000 titres chaque année. Il fallait alors ou multiplier le nombre des rapporteurs, ou siéger de façon hebdomadaire, ou créer des sous-commissions. Ni le législateur, ni les divers Gardes des Sceaux qui se sont succédés n’ont eu l’intention d’aller dans cette voie.

    Depuis, la production d’ouvrages pour la jeunesse a connu un progrès quantitatif considérable puisqu’on peut tabler chaque année sur 4500 à 5000 titres de nouveautés et de réimpressions qui seraient pour nous des nouveautés, n’ayant jamais fait l’objet d’un examen.

    C’est dire que la tâche dépasse nos possibilités.

    Sagement, la commission a donc dans le passé décidé que, avec des inégalités de valeur, dans la pluralité des intentions, dans la diversité des idéologies, la création et l’édition de la littérature de jeunesse relevaient du champ de la critique sur l’opportunité de revenir sur cette sage position devant les injonctions qui nous sont faites d’intervenir.

    En effet, de quelles armes disposons-nous dans l’application de la loi quand elle prend en compte des livres pour la jeunesse ?

    L’étude du texte ne permet pas d’en douter, nous ne pouvons disposer que d’une demande de poursuite pour infraction à la loi du 16 juillet 49, demande que la commission adresse à Monsieur le Garde des Sceaux. Cette poursuite n’entraîne pas le retrait de l’ouvrage.

    Rappelons que seules les publications pour adultes sont susceptibles de l’application des dispositions prévues à l’article 14 de la loi.

    Par ailleurs, les procédures périodiques à destination de la jeunesse si elles sont efficaces dans le cas d’un périodique ne peuvent en aucun cas être appliquées à un livre dont la parution est achevée au moment où il sort des presses et dont la réimpression éventuelle ne peut qu’avoir lieu qu’à l’identique sauf avis contraire de l’auteur. Dans le cas contraire, on entre dans un processus de censure, contraire à nos traditions nationales et à nos textes fondamentaux.

Pour rester dans le côté plaisant, cela nous rappellerait fâcheusement ces livres où de pieuses mains rayaient quelques vocables à l’encre de Chine pour en préserver de chastes consciences. Mais vous savez bien qu’en ces domaines le plaisant risque vite de s’effondrer devant les atteintes à la liberté et à leurs conséquences. Il y a donc lieu d’examiner la situation. Est-elle devenue si grave qu’elle demande des mesures dont je crois avoir montré combien elles comportaient de risques de dérapage grave. En ce domaine aussi les « bavures » sont possibles et il convient de les éviter.

    Très franchement il ne me semble pas que la situation de la littérature de jeunesse en notre pays puisse se prêter à de telles mesures extrêmes.

    Ce qui me permet de parler ainsi, c’est une fréquentation constante depuis de longues années de ce qui de ce qui se publie en France et en langue française à destination de nos enfants et de nos adolescents.

    Ce qui me permet de parler ainsi, ce sont les quelques vingt cinq mille fiches accumulées depuis de longues années et que je veux bien mettre en consultation pour les commissaires qui voudraient en prendre connaissance.

    Est-ce dire que tout est parfait ?

    Non, bien sûr, ce qui est en cause, c’est une littérature justiciable de la critique plurielle la plus libre, mais devant être protégée de toute mesure administrative, pas une littérature réclamant des mesures répressives.

    Il est clair que nous pouvons les uns et les autres diverger de façon sérieuse dans les analyses que nous conduisons sur notre société, son évolution, le projet éducatif ou civique que nous formons pour l’enfant. Bien mieux, à l’intérieur des mêmes groupes idéologiques nous constatons des nuances si importantes que les clivages semblent parfois faire fi des idéologies. De plus, il ne suffit pas de répéter que notre société connaît des mutations technologiques profondes et de refuser leurs conséquences même affaiblies, parfois très contradictoires sur les mœurs et sur l’approche des divers problèmes par la jeune génération.

    Pour revenir au plaisant, j’emprunterai à un texte dû à l’un de nos plus délicats poètes qui a beaucoup fait pour la rencontre de la poésie et des jeunes, quelques remarques :

    « Dans quel ouvrage « une jeune fille de 15 ans dont on décrit la peau douce et la voix enchanteresse, est en réalité un monstre. Elle se drogue, elle essaie de séduire un jeune homme de très bonne famille, elle s’envole etc. Un tissu d’absurdités. » (La petite sirène)

    Ou encore :

    « Un livre qui conduit sournoisement à la zoophilie. » (Le livre de la jungle)

    Je ne rappellerai pas non plus les jugements que J.J Rousseau porte sur les livres qu’il interdirait volontiers aux enfants, à part Robinson Crusoé, dont d’autres ont pu dire qu’il évoquait « des rapports troubles entre un blanc et un noir ». Souvenez-vous aussi de la psychanalyse des la Comtesse de Ségur et de celle des contes de fées.

    C’est là action critique et les familles comme les éducateurs ont sans doute à tenir compte de ces avis car ils reflètent également une réalité de la littérature de jeunesse dans la mesure où cette littérature est la vie.

    Dans un texte récent, le Centre de Recherche et d’Information sur la Littérature pour la jeunesse (CRILJ) dit, voulant raison garder :

    « On ne peut pas donner à lire n’importe quoi à n’importe quel enfant ; on ne peut par non plus transformer les jeunes lecteurs en « bébés-bulles », vivant dans un univers aseptisé sans rapport avec la réalité qui l’environne. A ce titre, toutes les grandes œuvres de notre patrimoine risqueraient une condamnation, alors que ce sont des livres d’initiation. Un grand livre est toujours vivant, toujours à l’œuvre dans l’esprit de celui qui l’a lu. Il le conduit plus loin, il participe à la vie et à ses changements. »

    C’est pourquoi je continue à penser que la commission a été sage en essayant de ne pas dépasser les objectifs de son action et de le laisser à la littérature de jeunesse l’espace de liberté dont elle a besoin.

    J’ai déjà dit par ailleurs, lors des débats de 1982 et de 1983, ce que je pensais de l’article 14 de la Loi, mais de grâce qu’on ne se livre à aucun amalgame, les problèmes posés ne sont pas de même nature.

    Il reste que j’étais chargé du rapport sur le livre de Cormier Après la guerre des chocolats et que sur ce cas concret, je ne me déroberai pas.

    Commençons par la fiche que j’avais établie en juillet 1986 :

    Après la guerre des chocolats – Cormier Robert

    Ed. Ecole des loisirs 271 p., 1986

    1ère édition U.S.A. 1985

    Trad. de l’américain : Michèle Poslaniec.

    « La guerre des chocolats s’était soldée par un beau gâchis humain. Jerry Renault avait dû partir loin de la ville pour rétablir une santé physique compromise, David ne supportait par d’avoir trahi, Ray se sentait coupable. Mais les « vigiles » continuaient. « Frère Léon » étant directeur et Archie toujours le chef des vigiles, ils se partagent le pouvoir dans le collège.

    Cette nouvelle année va être encore une progression dans l’horrible. Brimades, suicide de David, retour de Jerry plus ou moins sombrant dans le mysticisme, tentative de meurtre sur la personne d’Archie par l’un de ses lieutenants après l’échec du viol collectif sur sa petite amie. Tout cela dans une atmosphère d’école catholique bien pensante.

    Si l’ouvrage pose avec force la question du « pouvoir » et de l’abus de pouvoir, il n’est à notre avis accessible à ce niveau qu’aux éducateurs. Pour les jeunes lecteurs il serait le plus souvent pris au premier degré et aboutirait en fait à banaliser les pratiques de racket et de brimades. A l’horizon se profile un 3ème volume qui débouchera sur la drogue et la violence plus systématique et mettra en scène de jeunes adultes.

    Il ne nous semble pas qu’un tel ouvrage doive trouver place dans les collections lues au niveau de la 4ème, et surtout pas avant. »

   Si ma fiche s’arrête là et ne parle ni des qualités d’écrivain de Cormier, ni de la véritable performance de la traductrice, c’est que j’ai eu à l’occasion de les signaler dans les ouvrages précédents du même auteur.

    Pour votre information, j’ajouterai que nous possédons en France quatre ouvrages de Cormier :

     La guerre des chocolats, première partie de cette histoire dans laquelle apparaît une bande rackettant un collège de la Nouvelle Angleterre, avec une tolérance pour le moins passive de certains responsables. Ce livre nous était apparu à réserver à de jeunes adultes, ou à des jeunes déjà lancés dans des actions d’éducation.

     Après ma première mort, qui tourne autour d’une prise d’otage et du conflit entre un enfant et son père, ce dernier utilisant son fils pour régler le problème posé. Une œuvre difficile convenant surtout aux jeunes adultes.

     Je suis le fromage, un ouvrage d’une grande complexité mettant en scène un enfant dans une atmosphère de services secrets, de manipulations, de lavage de cerveau, sur fond de police et de psychiatrie, également peu accessible aux jeunes lecteurs.

    C’est dire que le personnage de l’auteur est complexe et difficile à cerner dans la production littéraire aux U.S.A. où il est considéré comme l’un des meilleurs auteurs actuels pour la jeunesse, même s’il prend quand à lui des distances par rapport à cette affirmation.

    Des différentes interviews de Cormier publiées, dont certaines en langue française, nous pouvons conclure que l’action de Cormier écrivain n’est pas fortuite, Cormier tient à un certain nombre de valeurs, il insiste sur notre rôle en disant : « Des événements terribles se produisent parce que nous leur laissons la possibilité de se produire ».

    Quand il fait référence à La guerre des Chocolats pour la comparer à l’Allemagne nazie, il tente d’expliquer le terrorisme et l’incompréhension devant ce mode de pensée.

    Pour Après ma mort : « Ces actes ne peuvent s’accomplir que dans une innocence totale, une innocence monstrueuse personnifiée par Miro. »

    Et il dit aussi : « Je suis effrayé par le monde d’aujourd’hui. Il me terrifie et je suppose que cela transparaît dans mes livres. C’est la taille des choses qui m’angoisse. Certaines écoles comptent jusqu’à 3000 élèves et même la taille de ces écoles me fait peur et j’ai peur aussi de ces immenses systèmes de défense nationale. »

    Tous ceux qui ne discutent pas avec les jeunes dans des rapports de soumission ou d’intérêt ont en fait reconnu là des thèmes majeurs. Ils expliquent le succès de Cormier aux U.S.A., son succès moindre en France et pour des classes d’âge plus élevées.

    La critique dans son ensemble ne s’y est pas trompée. Citons le très intéressant article d’Edwige Talibon Lapomme dans l’Ecole des Parents, celui de la revue des Bibliothèques pour tous, plus réservé, celui d’Hélène Bardou dans Griffon et bien entendu les attaques de Marie-Claude Monchaux dans son pamphlet Ecrit pour nuire, qui nous vaut de discuter ce livre aujourd’hui.

    L’éditeur a-t-il voulu adresser ce livre à des jeunes lecteurs ? Il suffit d’en regarder la présentation. Dans ses catalogues, l’accent est mis sur le fait de s’adresser à des lecteurs plus âgés, plus mûrs, plus proches de l’âge adulte.

    C’est dire qu’un tel ouvrage pose bien la responsabilité réelle de l’adulte. Mis entre les mains des jeunes non susceptibles de le recevoir avec fruit, ce livre n’atteint pas son but et peut encourager des déviations, arrivant au bon moment il peut au contraire faire poser les interrogations les plus essentielles.

    Mais en quoi sommes-nous dans le domaine de la loi de 1949 ? Où y a-t-il démoralisation de la jeunesse ? Où y a-t-il des comportements présentés sous un jour favorable ?

    A quels enfants pensent les adversaires de ce livre ? Même pas à ceux d’autrefois placés au travail très tôt dans la promiscuité des adultes. Qui a oublié les scènes de collège du Petit Chose ou celles de Poil de carotte ? Qui n’a pas relu les œuvres de Musil ou de Rudyard Kipling dans Starky et Cie ?

    Une chose est de critiquer ce texte, de ne pas en faire un livre pour les jeunes lecteurs, une autre est de sanctionner sans véritable motif pour avoir donné une image d’un monde dangereux dont nous sommes tous, et parfois malgré nous, responsables.

    Vous l’avez compris, même si nous avions, ce qui n’est pas le cas, les moyens d’intervenir je m’opposerais de toutes mes forces à une intervention sous peine de voir la Commission s’écarter dangereusement de son rôle et de sa mission.

( texte paru dans le n° 82 – février 2005 – du bulletin du CRILJ )

 

Né en 1922, Raoul Dubois est à seize ans plus jeune instituteur de France. Résistant pendant la seconde guerre mondiale, il cache des enfants juifs, les faisant passer pour musulmans. Il s’engage au Parti Communiste. Après guerre, il consacre son énergie à l’école publique, d’abord dans le primaire puis en collège. Fondateur à la Libération des « Francs et Franches Camarades », il y fut à l’origine des revues Jeunes Années et Gullivore. Raoul Dubois est l’auteur d’ouvrages historiques pour la jeunesse tels que Au soleil de 36 (1986), À l’assaut du ciel (1990), Les Aventuriers de l’an 2000 (1990) Julien de Belleville (1996). Co-fondateur du CRILJ, il lui restera, organisateur et débatteur de talent, avec Jacqueline son épouse, fidèle sa vie durant. « Raoul Dubois a été un éminent lecteur de littérature de jeunesse, un critique exemplaire, toujours exigeant et ne confondant jamais littérature et pédagogie. Il savait lire, il aimait lire et il faisait vite la différence entre la cohorte des textes toujours à la mode, toujours au goût du jour, et les textes écrits. » (Yves Pinguilly)

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