Cultures plurielles et littérature de jeunesse

Communication donnée lors des journées organisées par le CRILJ et le Laboratoire Jeux et Jouets de l’Université Paris-Nord les 19 et 20 septembre 1991.

     Avant d’aborder le thème du « multiculturalisme » dans l’édition pour la jeunesse, laissez-moi vous dire toute mon inquiétude sur le « multiculturalisme » en général (et d’ailleurs sur le « culturel » tout court).

    Les mots « multiculturel » ou « pluriculturel » sonnent bien et donnent souvent lieu à de très beaux discours. Quand à savoir ce qu’ils recouvrent concrètement, dans la réalité de tous les jours, c’est une autre affaire…

    Si est « multiculturel » tout ce qui favorise un dialogue vrai avec l’autre, avec l’étranger, celui qui parle une autre langue, qui a peut-être une autre écriture, une autre religion, d’autres références que les nôtres, alors je dirai que nous sommes mal partis, que notre époque pressée et superficielle n’est pas multiculturelle, et que de plus elle est menacée par deux dangers mortels et contradictoires, en Europe aujourd’hui qui sont flagrants :

    D’un côté nous assistons, navrés, au réveil des nationalismes et des intégrismes les plus étriqués tandis que dans le même temps, nous voyons s’avancer de façon insidieuse et rampante une uniformisation réductrice, sous l’hégémonie d’une culture et d’une langue dominantes dans lesquelles risquent de s’estomper peu à peu l’irremplaçable diversité des langues et des cultures. Entre l’homme éclaté, barricadé dans ses particularismes, et l’homme « unidimensionnel » la voie est étroite.

    Et malheureusement, nous sommes en Occident, paradoxalement, particulièrement désarmés devant cette double menace du fait de notre ignorance du monde qui nous entoure. Parce que nous voyageons librement, que nous avons des médias que nous pensons libres et pluralistes, un haut niveau de scolarisation, des universitaires persuadés d’avoir les outils d’analyse nécessaires pour comprendre et décortiquer les autres cultures, nous sommes persuadés de « savoir ». En réalité, gavés d’informations comme nous sommes gavés de nourriture, nous n’avons plus de réelle curiosité, ni d’appétit, nous ne cherchons pas vraiment la connaissance, mais seulement la spectaculaire, qui n’est que l’écume de choses.

    Il n’est pas grave d’être ignorant, on ne peut pas tout savoir, il est dramatique d’être inconscient de ses ignorances. Donc, avant de parler de « multiculturel », prenons la mesure de ces ignorances et l’unité de mesure, l’étalon infaillible, c’est tout simplement, notre désir, notre capacité ou notre incapacité à parler les langues étrangères, car la connaissance réelle d’un peuple et de sa culture passe, obligatoirement, par la connaissance de sa langue qui seule peut traduire la forme et la subtilité de sa pensée. Dialoguer par l’intermédiaire d’une langue tierce si c’est infiniment mieux que de ne pas dialoguer du tout, ne créera jamais la même richesse de relation et d’échanges.

    Permettez-moi de citer ici Maurice Allais, prix Nobel d’économie. Il écrivait en 1989 :  » La langue d’un peuple représente une partie de son âme, et un stricte bilinguisme risque de « compromettre l’épanouissement de la Communauté européenne. En réalité, ce dont nous avons tous besoin, nous européens, c’est d’un « plurilinguisme, au minimum d’un trilinguisme… Si l’on veut réaliser une véritable communauté économique et la communauté politique qui la conditionne, si l’on veut réaliser un véritable humanisme européen fondé, non pas sur la domination d’une seule langue et d’une seule culture, mais sur un juste équilibre entre les différentes langues et les différentes cultures, nous nous devons de réformer fondamentalement l’enseignement dans chacun de nos pays ».

    En effet, la volonté d’un pays de véritablement jouer un rôle dans le monde contemporain, sa volonté de préparer ses enfants à avoir une place dans un avenir qui ne peut être que de plus en plus international, se mesure à la priorité qu’il donne ou ne donne pas à l’enseignement des langues dans ses programmes scolaires et à la précocité, c’est-à-dire dès la maternelle, de la sensibilisation linguistique des enfants.

    Or, jusqu’ici, pour faire face à cette internationalisation nous voyons nos pays industriels consacrer beaucoup de milliards, de temps et d’efforts à développer leurs « moyens de communication » : autoroutes, trains à grande vitesse, avions supersoniques, télécommunications, etc. Mais, faut-il rappeler qu’en français, le mot « communication » a deux sens ? Il y a « les communications – transports », avec les « moyens de communication » dont nous venons de parler, et puis il y a « la communication-dialogue ». Car « communiquer » c’est aussi parler, échanger des idées, des rêves, des projets, des expériences, et il est fondamental de pouvoir le faire aussi avec l’autre, avec l’étranger, grâce à ces « outils de communication » que sont les langues. Là, malheureusement, nous ne voyons ni milliards, ni efforts particuliers consacrés dans nos écoles, ni peut-être dans nos éditions pour la jeunesse, à la sensibilisation, puis à la maîtrise des langues étrangères, à la connaissance sérieuse et approfondie des autres cultures, comme si, aux défis de notre temps nous n’avions plus que des réponses techniques, comme si nous faisions de moins en moins appel aux capacités humaines. Certes, le monde a besoin d’un outil collectif de communication, et l’anglais joue aujourd’hui parfaitement ce rôle, mais le monde a aussi un ardent besoin de préserver ses diversités culturelles, condition absolue de sa richesse et de son dynamisme.

    Après cette trop longue introduction que je vous demande de me pardonner, venons-en enfin aux tendances de l’édition dans cette situation internationale et les bouleversements que nous voyons se précipiter aujourd’hui.

    Concernant l’ouverture vers les autres pays et les autres cultures, il y a trois types de livres :

– les ouvrages documentaires, dont je ne dirai rien, dont l’intérêt est évident, il y en a pour tous les âges et de très bien faits, ils ont parfois du mal cependant à suivre la rapidité des évolutions et dans certains secteurs, ils sont facilement dépassés par les événements. Dans ce type d’ouvrages, il faut se garder aussi du regard extérieur porté sur l’autre à la lumière de nos références culturelles, de notre propre échelle des valeurs. Et il faut bien reconnaître que cela est en partie inévitable quelle que soit notre vigilance et notre honnêteté en la matière.

– en second lieu, nous avons les traductions de contes et de romans étrangers. Et là, nous avons en France une proportion de rachats de droits démesurée. Cette invasion de traductions témoigne-t-elle de cette ouverture au monde extérieur que nous appelons de nos vœux ? Malheureusement, ce n’est pas vraiment le cas, du fait, d’une part de l’énorme déséquilibre qu’il y a entre le nombre de traductions venant de l’anglais par rapport aux autres langues en général, même aux autres langues européennes. Nous avons peu d’ouvrages d’origine allemande, encore moins d’Italie, d’Espagne, de Grèce, des pays nordiques ou des pays de l’est et nous retrouvons là nos inquiétudes précédentes. D’autre part, les textes choisis sont trop souvent « passe-partout » et peu révélateur d’un pays donné. De plus, la traduction demandée va plus ou moins gommer ce qu’il pouvait y avoir d’insolite dans le style ou dans les situations. Alors, l’enfant n’a pas conscience, devant ce live écrit en français comme les autres, d’avoir en main un ouvrage qui vient d’ailleurs et rien, la plupart du temps, ne viendra le faire réfléchir à ce qui pourrait être une approche de l’autre.

– démesurée, jusqu’à 80% dans certains secteurs, cette proportion de rachats de droits réduit à la portion congrue nos propres créateurs, qui, n’étant pas publiés dans leur pays, ne se retrouvent pas évidement sur le marché international.

– enfin, je ne voudrai pas quitter le terrain des traductions et des échanges sans évoquer la situation actuelle des pays de l’est nouvellement rendus à la liberté. Ces pays ont aujourd’hui un formidable appétit de confrontation et d’échanges avec l’ouest, dans tous les secteurs de la culture et donc aussi dans celui du livre pour enfants, mais ils sont pour l’heure dans l’impossibilité financière de racheter des droits et des films. Il faudrait que les éditeurs que nous sommes, inventent de nouvelles formes de transaction, des échanges de films par exemple, pour favoriser le dialogue, au niveau du livre pour la jeunesse avec ces pays trop longtemps muselés, et pour commencer à rétablir un meilleur équilibre dans l’origine de nos traductions.

    Je voudrais aborder pour terminer, toujours dans la perspective de cultures plurielles, un troisième type de livres qui me tient particulièrement à cœur, les livres bilingues. Très marginaux, encore trop rares dans le monde de l’édition pour enfants, le nombre de livres bilingues progresse, lentement mais régulièrement ces dernières années. Je ne parle pas seulement des livres anglais-français qui ont connu une véritable explosion ces cinq dernières années, mais d’autres langues aussi commencent à arriver sur le marché, alors que le public n’y est encore pas prêt, n’a pas encore compris l’intérêt et l’usage que l’on peut faire de ce genre d’ouvrages.

    Pourquoi en effet un livre bilingue, pourquoi ces deux langues différentes face à face ? D’abord, parce que, contrairement aux traductions dont il était question, le livre bilingue ne permet pas à l’enfant d’ignorer qu’il est en face de l’autre. L’autre est là, à chaque page dans cette langue, dans cette écriture parfois, différente. Bien au-delà de toute fonction linguistique, le livre bilingue a un rôle de sensibilisation, d’éveil de la curiosité, de familiarisation et d’acceptation de la différence.

    Livre-rencontre, livre-dialogue, il y a la même différence entre un livre bilingue et une simple traduction qu’entre un film en version originale sous-titré et un film doublé : l’authenticité et la présence de l’autre sont toujours plus fortes dans la version originale.

    Il est inutile d’insister sur l’importance du livre bilingue pour ceux que l’on appelle les enfants de l’immigration. Même s’ils ne parlent plus leur langue d’origine, c’est une valorisation nécessaire de la langue de leurs parents. C’est l’occasion d’un dialogue entre ces enfants, leurs parents, leurs maîtres, leurs camarades.

    Pour les enfants étrangers provisoirement loin de leurs pays, et nous retrouvons là les problèmes de l’Europe, de ce grand brassage de population qu’elle suppose, dans ce contexte, le livre bilingue permet aux enfants contraints à la suite de leurs parents de passer d’un pays dans un autre, d’une langue à une autre, d’un système scolaire à un autre, de garder des liens nécessaires avec leur culture et leur langue maternelle.

    Mais plus encore qu’à ces enfants de l’immigration ou à ces enfants étrangers, c’est à nos propres enfants, à notre propre société, à notre opinion publique que ces livres s’adressent, en cela qu’ils nous préparent l’acceptation de sociétés véritablement multiculturelles. Moyen dérisoire pour un si vaste objectif ? Certes mais au-delà des beaux discours, ils représentent une action concrète de sensibilisation à l’existence et au respect de l’autre, ce qui n’est déjà pas si mal.

    Aujourd’hui, face à l’ouverture de l’Europe, ouverture élargie aux pays de l’est, peu de choses sont faîtes pour préparer l’opinion, pour adapter l’école, à l’arrivée d’étrangers sur notre terrain. De même que par imprévoyance nous n’avions préparé ni l’opinion, ni l’école à l’arrivée massive de travailleurs venus des pays du sud, laissant ainsi se déclencher des réactions de rejet, d’intolérance, de xénophobie, que nous payons cher aujourd’hui, de même face à l’Europe la même imprévoyance, le même aveuglement, la même ignorance, font le lit des tensions, des refus, des souffrances de l’Europe de demain.

    Le livre bilingue est une toute petite réponse aux inquiétudes que nous avons manifestées tout au long de cette intervention, je vous laisserai découvrir en sortant le sens du travail mené en collaboration par les éditions Syros et l’Association des Amis de l’Arbre à livres, dans le domaine de l’édition pour enfants, depuis la collection pour tout-petits les contes du poulailler, bilingue en douze langues, jusqu’aux triptyques de l’arbre aux accents où trois livres bilingues ouvrent les portes d’un pays : un livre de cuisine, un livre de contes, un livre de nouvelles contemporaines.

( article paru dans le n°43 – novembre 1991 – du bulletin du CRILJ )

 

 Longtemps libraire à L’arbre à livre, Suzanne Bukiet fut également, avec Françoise Mateu, directrice des éditions Syros. Auteur notamment de Écritures (Syros, 1984), Les cahiers de la République : promenade dans les cahiers d’école primaire, 1870-2000, à la découverte des exercices d’écriture et de la morale civique, avec Henri Mérou (éditons Alternatives, 2000) et de Paroles de liberté en terres d’Islam (Editions de l’Atelier 2002).