Les défis de Lorenzo Mattotti

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     Lorenzo Mattotti, né en Italie en 1954, partage son temps entre Paris et Udine.

    Il a étudié l’architecture à l’Université de Venise, puis a décidé de développer ses talents vers le dessin humoristique.

    En 1979, il rejoint « Valvoline » qui regroupe des artistes souhaitant renouveler l’esthétique et la linguistique de la bande dessinée. Il a travaillé pour de nombreux éditeurs et pour de nombreux journaux, dont The New Yorker et Le Monde. Ces livres sont publiés dans le monde entier.

    C’est en 1990 qu’il commence à réaliser des livres pour les enfants. En 1992, il publie un Pinocchio, d’abord en Italie, puis en France et aux Etats-Unis. Ce livre a beaucoup fait pour sa réputation. En 1993, les éditions du Seuil jeunesse ont publié Eugenio, un livre illustré qui a reçu le Grand Prix de la Biennale de Bratislava, et qui fut adapté pour la télévision et le cinéma.

    Depuis 1977, il a réalisé une quarantaine d’expositions dans diverses galeries privées, notamment une rétrospective de son travail au Palais des Expositions de Rome en 1995. Il existe un catalogue de cette exposition, Mattotti, d’autres formes le distrayaient continuellement, aux Éditions du Seuil.

 

Rencontre avec l’artiste

    Dans la salle bondée du Colisée de Moulins, Lorenzo Mattoti est interrogé par Lucie Cawne.

    En préambule, il nous confie qu’il ne se considère pas comme illustrateur pour la jeunesse puisqu’il réalise aussi, des affiches, des bandes dessinées, des peintures …

    Ses productions, sont souvent le fruit d’une rencontre, et il dit en souriant que c’est parce qu’on l’oblige, mais que ça le fascine de « toucher des choses qu’il ne connaît pas, que ce sont pour lui des défis à chaque fois ».

    Par exemple, pour Pinocchio, c’est une commande qu’on lui a faite pour une exposition d’illustrateurs  pour la jeunesse au Festival de Bologne. Il a tout d’abord réalisé deux images et dix ans plus tard, Jacques Bistre, des éditions Albin Michel, voulant éditer un classique, lui a demandé de poursuivre ce travail et Lorenzo Mattotti a accepté.

    Lorenzo Mattotti dit rester très humble face aux oeuvres classiques et peu satisfait de son premier Pinocchio. Lorsqu’on lui demande de refaire une version augmentée mais pas pour la jeunesse, il accepte avec plaisir mais avoue, que cela a été très difficile de reprendre un livre déjà fait. Il a effectué beaucoup de recherches. De là est né l’album de Pinocchio… pour notre plus grand plaisir.

    Ensuite cette oeuvre a été adaptée en film, Mattotti a eu la volonté de prendre de vieilles images et d’utiliser plusieurs styles pour dit-il « donner l’idée d’un laboratoire en discussion ».

    Lorenzo Mattotti est connu pour ses couleurs, pourtant, il aime travailler le noir et blanc. Il fait des dessins improvisés dans des cahiers, il dit continuer le noir et blanc depuis toujours avec des pinceaux par exemple, c’est d’ailleurs ce qui l’a amené a créer Hansel et Gretel.

    Ces images l’amènent à d’autres univers, d’autres projets. Il reconnaît, que la couleur est fascinante et plus facile pour le public, pour lui, le noir et blanc est plus direct pour l’improvisation. Il explique que la couleur « c’est le rapport avec l’extérieur, avec la réalité, avec le public ».

    Lorsqu’il travaille pour la presse et qu’il doit créer une affiche, il y a un projet, un travail sur l’espace, la mise en page, le signe et les formes deviennent une narration. Le dessin est quelque chose de très concret pour lui. Il est très attentif à la composition, si elle n’est pas bonne, il n’est pas content.

    L’autre côté, dit-il, c’est l’improvisation « découvrir ce que l’on a dedans ». Il n’y a pas de projet, il ne sait pas ce qui va sortir, c’est un dialogue avec son imaginaire.

    Lorenzo Mattotti se sert des outils contemporains, puisqu’il tient une page Facebook afin d’avoir un lien direct avec le public dont il apprécie les réactions.

 

    Il nous confie que la page blanche ne l’intimide pas pourvu qu’il reste dans le rythme jour après jour, avec les images, pour qu’elles dialoguent entre elles. Parfois, il a tout de même des angoisses lorsqu’il y a des noeuds, comme il les nomme, qu’il doit dénouer sans savoir comment et se demande s’il en sera capable.

    Le rapport est quelque fois difficile, comme avec les pinceaux, il sait que s’il n ‘affronte pas ses peurs, cela deviendra de plus en plus complexe. C’est pour lui, un dialogue entre nos besoins et nos peurs. Il aime dessiner et travailler avec les dessins qu’il a touché à 360°. Il a un amour pour la narration avec la forme, les images et le texte. Pour Hansel et Gretel par exemple, il a eu des tensions avec le dessin improvisé mais il a été ravi de voir qu’il y était arrivé.

    Pour lui, Hansel et Gretel est peut être une histoire hors du temps, la recherche du noir dans la forêt est la vision de sa propre émotion. Hansel et Gretel est, au départ, conçu pour une exposition à New-York. Il a pensé, lorsqu’il le concevait, comment lui vivait l’histoire, ensuite seulement, il a voulu faire un livre pour raconter la peur aux enfants. Mais peut-on raconter la peur sans faire peur ?

    Pour Lorenzo Mattotti, l’enfant doit toucher la sublimation de la peur. Petit, nous confie t-il, il aimait toucher cette peur, toucher l’inconnu, créer des formes, créer son imaginaire tout en sachant qu’il pouvait refermer le livre, sans danger. Certains enfants avouent que la peur les fascine en effet.

    Pour finir, Lorenzo Mattotti nous rassure, il n’est pas en panne d’inspiration, puisqu’il travaille, dans ses moments de liberté sur une bande dessinée très très longue, qu’il poursuit depuis des années. Il a aussi le projet de créer un long métrage d’animation dont il sera le réalisateur. Il dit « aimer ouvrir de nouvelles fenêtres ».

    Mattotti a repris ses pinceaux, ses couleurs et s’en est allé au pays de la création. Ce qui est certain c’est que ce grand Monsieur n’a pas fini de nous faire rêver.

(octobre 2013)

 

Ouvrages illustrés par Lorenzo Mattotti

. Hansel et Gretel,  Jacob et Wilhelm Grimm, Gallimard Jeunesse, 2009

. Tu ne me connais pas, David Klass, Seuil Jeunesse, 2009

. Le mystère des anciennes créatures, Jerry Kramsky, Panama, 2007

. Nouvelle à la machine, Gianni Rodari, La Joie de Lire, 2001

. Les affaires de Monsieur chat, Gianni Rodari, La Joie de Lire, 2000

. Anonymes, Claude Piersanti, Seuil Jeunesse, 2000

. Lignes Fragiles, Lorenzo Mattotti, Seuil Jeunesse, 1999

. Stigmates, Claude Piersanti, Seuil Jeunesse, 1998

. Grands Dieux, Jerry Kramsky, Seuil Jeunesse, 1997

. Feux, Lorenzo Mattotti, Seuil Jeunesse, 1997

. A la recherche des Pitipotes, Jerry Kramsky, Seuil Jeunesse, 1996

. Les Aventures de Barbe Verte, Jerry Kramsky, Seuil Jeunesse, 1996

. Un Soleil lunatique, Jerry Kramsky, Seuil Jeunesse, 1994

. Pinocchio, Carlo Collodi, Seuil Jeunesse, 1993

. Eugénio, Mariane Cockenpot, Seuil Jeunesse, 1993

. Murmures, Jerry Kramsky, Seuil Jeunesse, 1989

. Docteur Néfasto, Lorenzo Mattotti, Albin Michel Jeunesse, 1989

. Incidents, Lorenzo Mattotti, Artefact, 1985

. Alice Brum Brum, Jerry Kramsky, Octaviano, 1977

  

Après des études d’arts graphiques, le parcours professionnel de Carine Zima évolue vers le monde du livre. Elle travaille en librairie, notamment à la Hune et chez Artcurial à Paris. A son  arrivée à Toulouse en 2004, elle « poursuit sa route du livre » en bibliothèque municipale. Elle crée en 2012 le projet Adosnews afin de promouvoir l’écrit et la littérature en direction des adolescents, en croisant les différentes formes d’arts. Le site est ici. Jeune adhérente du CRILJ, Carine Zima est l’une des cinq boursières ayant bénéficié d’un « coup de pouce » de l’association à l’occasion de la deuxième Biennale des illustrateurs de Moulins (Allier).

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Photos : André Delobel

 

 

 

 

 

 

Une nouvelle syntaxe pour l’édition jeunesse

 

Une nouvelle syntaxe pour l’édition jeunesse

 par Danica Urbani

     Automne 2013 : arrivée sur les marchés de la montre intelligente. Elle nous permettra de consulter nos mails, Facebook, le web… Tous les media en parlent et nous plongeons dans l’univers des « fashion victims » avec le sourire.

     Le monde de l’édition jeunesse va-t-il s’engouffrer une nouvelle fois dans la course à la modernité suite à l’arrivée de ce nouveau gadget ?

     Dans les temps reculés, le livre, destiné à l’élite, véhiculait le savoir et, de ce fait, représentait le pouvoir. Aujourd’hui, il n’est plus le seul vecteur des connaissances. Il n’est qu’un parmi de nombreux supports d’informations.

     Diversifié et démocratisé, il a entamé sa mue électronique. Il devient interactif et enrichi grâce à la présence du son, de la vidéo, de la 3D…  Il subit une mutation majeure dans son évolution en se dématérialisant mais aussi en adoptant de nouvelles attitudes face à la lecture et à l’écriture. Plus que d’un pari technologique, il s’agit d’un pari comportemental.

 Information vs. raisonnement

     Ces comportements nouveaux demandent des réponses adéquates. Nous devons désormais en tenir compte avant d’entrer dans un processus éditorial. Observer les nouvelles tendances, les analyser et confronter ces analyses aux besoins des jeunes lecteurs.

     Globalement, le « livre » se trouve aujourd’hui face à un engouement pour des formats courts, voire très courts avec la twittérature, des formats interactifs, contributifs et ouverts aux réseaux. Il ne repose plus sur le langage naturel seul mais s’enrichit de tous les media. La montre intelligente n’est qu’un prétexte amusant qui nous fait réfléchir avant toute chose sur l’art et la manière de concevoir désormais l’édition jeunesse.

     Comment concilier le besoin d’aller à l’essentiel dans un monde surchargé d’informations et dans le même temps développer la pensée complexe dont les enfants ont besoin pour se construire ?

     C’est l’un de nos nombreux défis.

     Les supports numériques sont séduisants grâce aux technologies qui nous ravissent, nous rendent « surhommes » et mettent à notre disposition des milliards d’informations dont nous sommes de plus en plus friands. Nous pouvons en quelques clics avoir des renseignements plus ou moins fiables sur tout ou presque. Ce confort forge doucement notre exigence de rapidité en toute circonstance.

     Nous ne nous attardons plus à savourer l’intelligence et la beauté d’une phrase ou d’une pensée. Cet esprit d’analyse tend à se perdre avec la disgrâce des textes longs, du temps d’approche qu’ils demandent. Ce sont aussi des textes qui nous isolent, qui ralentissent notre rythme et nous forcent à réfléchir. Nous ne sommes plus en interaction avec un réseau, comme dans les échanges numériques, mais dans un huis clos duquel nous sortons différents.

     Force est de constater que les textes longs trouvent aujourd’hui de moins en moins de lecteurs chez les jeunes. Aux dires de nombreux enseignants, le roman du XIXè, avec ses longues descriptions, procure un ennui infini aux jeunes lecteurs. Ils se détournent des livres classiques au profit de livres courts à forte dominante « zapping », interactive et graphique, tels que ceux proposés via les différentes tablettes et des téléphones, voire des livres papier avec une prépondérance de l’image.

     La littérature jeunesse reposait pendant des siècles sur des textes du génie populaire, qui abordaient les phases importantes du développement des jeunes, comme l’a montré Bruno Bettelheim au XXe siècle. L’apparition des auteurs spécialisés est relativement récente. Et ce n’est pas parce que l’on s’adresse aux enfants que la tâche est plus aisée. C’est tout le contraire. La littérature jeunesse a un cahier des charges riche : elle doit divertir, émerveiller, rassurer, câliner mais aussi éduquer, faire grandir, rendre autonome, ouvrir au monde, développer l’esprit critique, développer la capacité d’imagination…

     Face aux nouvelles possibilités d’expression, la frontière entre le livre et le jeu électronique a tendance à s’estomper. L’écran, le principal vecteur de contenus de nos jours, s’anime, s’illumine, vibre, interagit avec le lecteur… C’est un nouveau défi pour les auteurs et les éditeurs. Saurons-nous le relever avec talent ?

 Passivité vs. pro-activité

     Est-ce à dire que les e-books applicatifs répondent mieux à ces exigences ? Il ne s’agit pas de prendre parti mais d’analyser la situation.

     Une première observation s’impose : les livres papier favorisent une lecture en apparence passive  et les livres électroniques favorisent une lecture en apparence active.

     Notre façon de dialoguer avec une oeuvre détermine la dimension temporelle dans laquelle nous nous trouvons pendant l’acte de lire. En lisant une oeuvre sur support papier, le lecteur entame un dialogue intérieur avec le texte et entre dans une dimension introspective. Mais ce dialogue incite un travail intellectuel intense qui est tout le contraire de la passivité. C’est un travail d’analyse, d’esprit critique et parfois de remise en question qui débute ainsi.

     En revanche, les livres électroniques destinés aux jeunes sont soumis plutôt à l’action, à un temps court, régi par l’interactivité et les choix de navigation du lecteur. Celui-ci n’est plus dans une dimension introspective mais pro-active. Cependant, les choix de la navigation répondent à des impératifs technologiques et ergonomiques qui restent perfectibles et qui suscitent des temps de réponse rapides.

     Au langage naturel s’ajoutent la vidéo, le son, et même le mouvement à travers la pression ou le glissement de nos doigts sur l’écran… et bientôt les capteurs placés sur notre tête nous permettront de naviguer grâce à notre pensée. Tous ces media coexistent simultanément la plupart du temps sur les « pages » des « livres » électroniques.

     Aujourd’hui, le codex, qu’il soit au format papier ou numérique, et le livre électronique applicatif   présentent deux attitudes cérébrales différentes. L’une développe plutôt l’analyse à travers la réflexion et un message linéaire qui se dévoile au fil des pages, l’autre plutôt la synthèse à travers une lecture tabulaire car, pour saisir la quintessence du livre, il est nécessaire de capter l’essentiel des éléments en présence et d’en reconstituer le message global.

     Mais, pour comprendre l’attrait des jeunes pour les « livres » électroniques, il faut aller plus loin encore dans l’observation.

 La création participative

     Force est de constater que l’interactivité nous ouvre des champs encore plus vastes que le simple choix de navigation. Aujourd’hui, le lecteur peut devenir créateur de son parcours de lecture et de ce fait endosser partiellement le rôle de l’auteur. Les jeunes lecteurs sont particulièrement séduits par l’aspect contributif de l’interactivité. Ils passent d’un statut passif du lecteur au statut actif d’un créateur en donnant du sens à leur démarche.

     Cette nouvelle donne  nous oblige à faire évoluer nos pratiques éditoriales. Il ne s’agit plus seulement d’agglomérer les média et de laisser les lecteurs les consulter dans l’ordre ou le désordre. Les nouveaux lecteurs nous incitent à proposer des ouvrages qu’ils vont pouvoir modifier, compléter ou commenter pour les diffuser, à leur tour, au plus grand nombre. C’est un point que nous, éditeurs jeunesse, devons prendre en considération de manière réfléchie car c’est l’aspect le plus innovant qui s’offre à notre métier aujourd’hui. Il nous mène au-delà de la technologie. Ce sont bien les comportements qui changent.

     Cependant, l’auteur existe et en tant que tel propose un contenu, une pensée, une critique… Comment concilier alors, à la fois une forme de liberté d’expression et d’exploration des oeuvres de la part des jeunes lecteurs et leur suggérer dans le même temps des parcours de lecture définis par les auteurs ? Aujourd’hui nous sommes en présence du lecteur démiurge et c’est ce qui rend l’écriture et la composition de l’oeuvre particulièrement difficiles.

     Comment trouver une posture entre deux extrêmes que sont la liberté totale et le déterminisme ? Ce sont des questions essentielles car elles vont régir désormais la qualité de l’offre éditoriale numérique. Cette qualité ne reposera pas sur le seul panel multimédia ni sur le transmédia mais sur un méta langage qui saura transcender les différents éléments dont nous disposons aujourd’hui pour nous adresser aux jeunes.

 Nouvelle syntaxe et scénarisation

     Si nous souhaitons proposer des oeuvres adaptées aux évolutions que nous vivons, qui répondent dans le même temps aux aspirations des jeunes ET au lourd cahier des charges cité plus haut, nous devons inventer une nouvelle syntaxe, comme le cinéma et la BD l’avaient fait en leur temps.

     L’interactivité doit être pensée en profondeur, comme un nouveau langage intégrant tous les autres langages, une  nouvelle syntaxe, afin de permettre à l’aspect contributif de trouver une place intelligente dans les ouvrages numériques. Comment intégrer les réseaux sociaux aux nouveaux « livres », développer la créativité des jeunes et leur esprit critique… ?

 Nous devons inventer de nouveaux codes.

     Si nous n’arrivons pas à créer ce méta langage, nous serons toujours à la merci des constructeurs  et des nouveaux supports qu’ils inventent, en tentant de nous y adapter tant bien que mal. Sans un code propre à cette nouvelle façon de « lire » et « d’écrire », nous ne pourrons pas créer de grandes oeuvres en accord avec note époque. Dans ce cas, les éditeurs mais aussi les auteurs, serviront uniquement de faire-valoir des constructeurs, en proposant des ouvrages adaptés aux besoins des écrans et non pas des lecteurs.

     Certains parlent déjà de scénarisation plutôt que d’écriture, ce qui sous entend que nous nous éloignons doucement du codex. Aujourd’hui, nous avons à notre disposition toute la palette des media qui font tantôt appel à nos émotions, tantôt à notre raison. Les technologies nous permettent d’impliquer également nos sens dans l’expérimentation du scénario. Sans oublier les contributions des lecteurs/auteurs et la capillarité de leurs réseaux transmédia qui viennent enrichir la lecture et l’oeuvre. Les ingrédients sont là mais la recette n’est pas encore dévoilée.

     La vie intellectuelle s’est structuré d’une nouvelle façon à chaque fois qu’une technologie s’est manifestée dans l’histoire de l’humanité. Dans l’antiquité des copistes multipliaient sur des parchemins des textes de grands penseurs et permettaient ainsi la naissance des premières bibliothèques. Jusque là de nombreux peuples maintenaient encore une tradition orale avec des méthodes mnémotechniques qui permettaient de transmettre des récits et des chants traditionnels. Au moment de la naissance de l’imprimerie, la diffusion de la pensée et l’instruction se sont démocratisées encore davantage. Ainsi, la pensée complexe a survécu et nous a permis à chaque fois d’étendre nos connaissances et de faire évoluer nos cultures.

    Qu’allons-nous transmettre ? Une infinité de possibilités s’ouvrent à nous mais avec un seul préalable : une syntaxe et une esthétique capables de transcrire nos pensées avec des outils modernes.

     Le chemin vers une nouvelle rhétorique est encore long mais nécessaire. La littérature jeunesse doit réfléchir aux nouveaux chemins de la création si elle ne veut pas devenir un sous genre des jeux électroniques. Mais, ce sont les nouvelles générations sans doute qui nous mettront sur la voie et qui sauront créer une nouvelle esthétique. Car leur alphabétisation va au-delà des  26 lettres : elle intègre aussi la programmation informatique et l’éducation à l’image. Mais c’est toujours la pensée qui sera la matière première des oeuvres.

     Nous l’aurons compris. Le codex et le livre électronique ne sont pas des concurrents. Chacun d’eux nous nourrit de ses richesses, mais le premier est arrivé à sa maturité alors que le second entame tout juste son développement.

 (novembre 2013)

  

Née à Belgrade (ex-Yougoslavie), arrivée en France à 13 ans, poursuivant sa scolarité à l’Ecole active bilingue de Paris, Danica Urbani devient, quelques années plus tard, docteur en littérature comparée (théorie de la réception). Elle évolue dans diverses institutions culturelles puis intègre la chaire de serbo-croate à Paris III comme Maître de conférences. Le temps du numérique venu, elle s’initie à l’écriture multimédia et pilote la communication on-line de groupes bancaires et institutionnels. Depuis quelques années, Danica Urbani s’est donnée pour objectif d’initier les enfants à une réflexion multiple et critique à travers les livres et les médias modernes en créant Dadoclen éditions. Elle a récemment rejoint le conseil d’administration du CRILJ.

 

 

Albertine, Elzbieta et Lionel Koechlin font leur cirque, mais pas que

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Le vendredi 29 septembre 2014, au Festival des illustrateurs de Moulins (Allier), Albertine, Elzbieta et Lionel Koechlin tenaient table ronde. Ils étaient interrogés par Anne-Laure Cognet.

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 . Pourquoi ce thème du cirque est-il si présent dans vos livres ?

 Elzbieta – Je ne suis jamais allée au cirque mais un cirque itinérant passait chaque année à Mulhouse. Les roulottes me fascinaient. Elles représentaient pour moi un univers mystérieux d’aventure et de voyage, tout en apportant aussi la sécurité de la maison. J’ai horreur du réalisme dans les dessins. Le cirque est pour moi une caricature de notre société.

 Lionel Koechlin – Je suis d’accord avec cette idée. Sous un chapiteau, on trouve le risque, la couleur, le danger. Il s’agit d’un concentré des ingrédients de l’Art, et d’un concentré de l’existence aussi. La piste est un cercle symbolique avec une entrée et une sortie. Je vais souvent au cirque. Le cirque doit rester poétique. Il ne vaut mieux pas connaître la réalité difficile du cirque. Il faut conserver le mystère. Pour moi le cirque est une manière de fuir le réel.

 Albertine – Je n’aime pas le cirque, cela me met mal à l’aise, mais j’ai fait un livre sur le cirque pour le Festival, Circus. C’est un laboratoire, un challenge, j’ai beaucoup aimé me prêter à cet exercice et j’ai simplifié mon dessin. Créer des livres, c’est un jeu sérieux : on se fait plaisir. Il faut se surpasser mais il y a toujours une part du dessin qui m’échappe. Nous construisons nos histoires à deux avec mon amoureux qui est écrivain. Je pense que je suis incapable d’écrire une histoire. Il y a une part d’enfance très grande dans ce travail de création.’

 Elzbieta : Si je devait être un personnage de cirque, je serai forcément un clown.

 . Quelle est la part de l’incident ?

 Lionel Koechlin – Quand on travaille sur un sujet, cela augmente notre perception de la chose : on capte plus facilement les informations dessus. Je recherche le dessin de travers, celui qui va ouvrir des portes.

 Elzbieta – Je n’essaie pas d’imposer une image, je la laisse venir. J’ai un travail plus large, qui va plus loin que l’album jeunesse : mon travail pour adultes comme m es carnets que publie cette année L’Art à la page sous le titre Journal 1973-1976. Il ne faut pas trop ‘vouloir’, il faut faire confiance à l’image qui sort.

 

 Albertine – Je suis tout à fait d’accord. Il y a quelque chose qui nous échappe et on a envie d’y revenir. On hésite, on est en panne. En fait, on veut aller plus loin. Dans ces cas là, je montre mes dessins à Germano et s’il approuve, alors je ne me pose plus de questions. (1)

 Lionel  Koechlin – Je pense que beaucoup de livres pour enfants seraient bien pour les adultes. Il faut conserver l’équilibre instable du croquis, sur lequel il ne faut pas revenir car mieux serait moins bien. La perspective classique est une convention que j’ai envie de détourner. Mes dessins ne sont pas réalistes. Je dessine comme on ne l’attend pas, par négation de la perspective notamment. Voir, par exemple, Croquis parisiens chez Alain Beaulet en 2010.

 

 Elzbieta – Mon premier livre était Petit Mops créé en 1972 et paru en France en 2009 aux éditions du Rouergue. J’ai appris à dessiner dans mon journal personnel. Cela a donné lieu à un style, celui que l’on retrouve dans ma dernière publication à l’Art à la page. Ce sont des dessins des années 1970. Je suis toujours fascinée par ce que l’on peut faire à partir du noir. Ces premiers dessins sont le fondement de tout. Petit Mops était une expérience : je voulais savoir ce que les enfants peuvent comprendre d’un dessin si minimaliste. Je suis une autodidacte. Ce sont les éditeurs qui m’ont demandé de mettre de la couleur dans mes dessins. Comme j’ai été contrainte par ça, j’ai voulu compenser en faisant des livres sur tout ce qui me passait par la tête. D’où des livres aux sujets très variés.

 

 . Parlez-nous du format de vos livres…

 Albertine – Pour Les Gratte-Ciel (La joie de lire, 2011), j’ai utilisé la photocopie et ajouté les éléments de la maison étapes par étapes. Dans la création d’un livre, il y a Germano, il y a l’idée et il y a moi. Pour ce livre, la verticalité s’est imposée d’elle-même, le format allait de soi. Je porte aussi beaucoup d’intérêt à la banalité.

    Dans Ligne 135 (La joie de lire, 2012): le format est important, il définit quelque chose. C’est l’espace dans lequel va se dérouler l’histoire. Celle-ci est née d’un passage de notre vie. Nous nous trouvions sur un monorail à Tokyo quand nous avons eu l’idée de faire un livre là-dessus.

 Elzbieta – Après Petit Mops, j’ai compris que les enfants étaient des êtres très intelligents. Ils fonctionnent d’une façon assez proche de celle de l’artiste. Oui le format du livre est important, c’est le théâtre de l’histoire. L’édition impose des contraintes, c’est une industrie. Le livre est très contraignant. On ne fait pas ce qu’on veut, ce n’est pas la même chose que l’œuvre de l’artiste qui, lui, est libre.

 Lionel Koechlin – J’ai testé le pop-up avec Pop-up Circus (Gallimard jeunesse, 2008).  et faire un pop-up, c’est formidable. Le cirque est un sujet rêvé pour ça. J’ai d’abord dessiné plusieurs propositions, plusieurs points de vue, puis l’ingénieur papier a mis le projet en relief.

 

 . Comment envisagez-vous la question de la gravité ?

 Elzbieta – Je pense à l’enfant à qui je m’adresse. Je pense que c’est important de traiter de sujets importants aussi pour eux. Par exemple, dans Petit lapin Hoplà (Pastel, 2001), j’ai voulu traiter le sujet de l’enterrement et donner du sens à cet acte. Je pense qu’il faut donner de la matière aux enfants. Leur permettre de digérer ces événements de la vie.

 

 Lionel Koechlin – J’ai envie de légèreté. Je ne veux pas traiter de sujets graves car je ne me sens pas à l’aise pour ça. Il y a d’autres auteurs qui le font et je trouve ça bien, mais moi je n’en ai pas envie.

 Albertine – C’est une belle question… On ne peut pas vivre sans être traversé par beaucoup de choses et il faut faire avec tout ça. Quand on fait le livre, on a besoin d’une porte de sortie, de légèreté pour traiter les choses.

 . Quels sont les projets auxquels vous travaillez ?

 Elzbieta –  Je prépare un livre théorique sur les contes traditionnels et l’enfance.

 Lionel Koechlin – Je prépare un livre pour adultes, les mémoires d’un directeur de cirque. J’ai exploré différentes branches dans mon dessin et je vais peut-être revenir sur l’une d’entre elles.

 Albertine : « Plusieurs livres arrivent Mon tout petit, Bibi, album sans texte, sur l’enfance et La Femme canon. J’ai aussi un projet d’exposition avec l’Art à la Page.

 . Pourquoi avoir parlé d’abandon ? (question du public à Elzbieta)

 Elzbieta – Un jour, j’ai vu une famille passer devant un SDF. La petite fille et le SDF se sont regardés, ils ont échangé quelque chose à ce moment là. C’est ce qui m’a donné envie d’écrire Petit-Gris (Pastel, 1995). L’enfant a en lui quelque chose qu’il ne sait pas, mais qui lui permettra d’agir mieux que ses parents. Les enfants ont une vie privée très profonde. Tous les thèmes qui touchent l’enfance les intéressent. Je prends les enfants au sérieux. On les réduits en leur apprenant. J’espère qu’ils vont nous sauver.

 (décembre 2013)

 (1) Cette réflexion sur l’incidence dans le dessin nous renvoie à André François qui disait que « c’est le dessin qui dit quand il est terminé. »

  

Baccalauréat en poche, souhaitant, en 2004, préparer le concours de professeur des écoles, Sandie Houas s’inscrit en licence d’histoire à l’Université de Picardie Jules Verne d’Amiens (Somme). « Ce premier projet n’a finalement pas abouti et je me suis un peu réorientée, ou plutôt recentrée sur la littérature de jeunesse et le monde des bibliothèques. » Après une année de Master Littérature de jeunesse à l’université du Maine, préparant, en 2011-2012, à Amiens de nouveau, une licence professionnelle Métiers des Bibliothèques, Sandie Houas effectue son stage chez Janine Kotwica, sur sa collection privée. Elle en devient l’assistante, en 2012, au Centre régional de ressources sur l’album et l’illustration André François de Margny-lès-Compigne (Oise). Jeune adhérente du CRILJ, elle est l’une des cinq boursières ayant bénéficié d’un « coup de pouce » de l’association à l’occasion du deuxième Festival des Illustrateurs de Moulins (Allier).

 

 

Kveta Pacovska, une véritable artiste


        Elle est née à Prague en 1928 et elle travaille et vit en République Tchèque.

       Je l’imagine comme une ancienne princesse slave, fantasque, rebelle et créative, pleine de courage, prête à affronter la moindre critique sur son art avec un sens de la  répartie digne d’une artiste sûre de l’impact de ses images si colorées et si vivantes.

       Diplômée de l’Académie des Arts Appliqués de Prague.Kveta Pacovska peint, sculpte, conçoit des affiches et des illustrations

       Ses premiers livres pour enfants ont été conçus pour ses propres enfants, dès les années 50. Comme le font les jeunes enfants, Kveta Pacovska découpe, colle et recolle, peint, en rouge, toujours en rouge, un rouge qui, dit-elle, « met en valeur les autres couleurs ». Elle crée du « volume de papier ».

       Elle est toujours, malgré son âge, « l’artiste du livre pour enfants » et on a l’impression que le coût de fabrication et d’impression de ses livres est le moindre de ses soucis.

       Kveta Pacovska donne de nombreuses conférences, Elle répond toujours aux questions en anglais, avec une jolie voix, douce et enjouée, et elle n’hésite pas à déployer un livre accordéon, sur plusieurs mètres, en souriant.

 

      Un de ces derniers livres, L’invitation (Grandes Personnes, 2012), est une comptine illustrée, très illustrée, gaie, absurde et poétique. Sur la couverture, un rond blanc enferme des yeux noirs avec pupille, rouge, une bouche, rouge sang, des joues de toutes les couleurs, un nez carré, rouge, un menton, bleu. Le rond prend toute la place. C’est un cadeau, un vrai cadeau, emballé sur fond rouge, et le titre en dessous, en noir, écrit avec ses lettres à elle.

       J’ai rencontré Kveta Pacovska à Saint-Paul les Trois Châteaux et, en octobre 2013, à Moulins. Sur son histoire, sa vie, son œuvre, je reste discrète et pudique. Je ne veux m’intéresser qu’aux livres.

      Et j’ai envie de prendre du papier, rouge, de le découper, de le coller, sur un fond noir, d’y faire un trou, de tout recoller à nouveau et de trouver que, recollé, c’est plus beau, plus poétique. J’ai envie de peindre des triangles, comme des poules en papier jaune, et des ronds, comme des trous de serrures où l’on peut regarder. La petite fille a qui je donnerai ma feuille va tout casser et ce sera encore plus beau parce qu’elle aura écrasé son bonbon vert dessus. Moi, qui suis graphiste, je faisais cela, avant. De nombreux artistes, illustres, l’ont fait aussi. D’autres, beaucoup d’autres, célèbres pendant leur vie ou après leur mort, ont gravé leur souffrance dans leur chair comme sur leurs œuvres.

       « A quoi servent les écrits : à dire ce que l’on voit ou ce que l’on ressent et accoucher de sa souffrance intérieure. A quoi servent les images : peut-être à rêver en pleine lumière saturé de couleurs arc-en-ciel. » (Kveta, encore et toujours)

       Alphabet, livre énorme, est un chef d’œuvre (Seuil jeunesse, 1996). Un A comme « Amour », avec des lèvres rouges, des ronds, deux personnages clowns, qui dansent avec grâce, des larmes, de vraies lettres comme on apprenait à dessiner dans les écoles d’Arts Appliqués avant l’ordinateur. Et la finesse, l’écriture à la plume de colibri, la saturation de l’œil qui regarde les couleurs complémentaires s’affronter dans un jeu de rôles. Regarder, ressentir, s’approprier la couleur, détruire le temps.

       Avec Kveta Pacovska, on vit une aventure colorée, démystifiée et folle comme une course sur une plage – rouge, la plage -, quand on a cinq ans, avec le soleil en face. On revit dans un pré vert et rempli de coquelicots écarlates que l’on cueille et qui meurent parce que leur place est dans le vert du pré et non dans un vase froid.

       Kveta réchauffe le sang des enfants et des adultes avec son âme, des outils et de la couleur. Ses livres sont souvent réédités et ils ont leur place dans le rayon des livres d’art.

      Je m’interdis de parler technique même si, sans elle (et sans les éditeurs), sans stylo, papier, couleurs, outils, ordinateurs, l’illustrateur ne peut rien offrir, ni aux enfants ni aux adultes. Sans sueur, sans dessiner encore et encore, il ne peut pas exprimer ses désirs, ses pensées, sa vision ou ses fantasmes.

      Un livre va être réédité, un autre mis en scène par des gens de théâtre. Pierre et le loup (Minedition, 2013) va paraitre bientôt et nous attendons le livre avec impatience.

       Kveta Pacovska, je vous dit merci…

   (octobre 2013)

Après un BTS et des études d’arts appliqués, Josiane Reumaux enseigne un an puis  devient graphiste et illustratrice, travaillant notamment à l’agence de publicité de La Marseillaise, à l’Agence Havas, à l’agence Eurosud, dans une agence de publicité de Gap. Elle sera un temps responsable d’un journal féminin, d’un journal gratuit et des pages régionales du magazine Marie Claire. « Actuellement, je m’occupe au sein du CRILJ des Bouches du Rhône de la tenue du site internet et participe aux actions littéraires de l’association en direction de la jeunesse et dans les maisons de retraite. » Josiane Reumaux est l’une des cinq boursières ayant bénéficié d’un « coup de pouce » du CRILJ à l’occasion du deuxième Festival des Illustrateurs de Moulins (Allier)


Elzbieta : pas de pacotille pour les enfants


  Le Festival des Illustrateurs de Moulins 2013 a été l’occasion pour de nombreux professionnels (ou néophytes) de bénéficier d’échanges enrichissants. A l’heure où la production éditoriale jeunesse est foisonnante et où il est parfois difficile de se repérer dans une offre pléthorique, l’occasion de croiser des grands noms de l’illustration contemporaine permet de remettre en perspective la richesse et la diversité de cette littérature encore trop ignorée ou minorée.

     Albertine, André François, Emmanuelle Houdart, Sara, Roberto Innocenti et plusieurs autres… Autant d’illustrateurs aux techniques picturales et aux univers opposés, mais finalement, à les entendre, unis par une même volonté : la littérature de jeunesse, saisie au travers de l’illustration comme point focal d’une représentation du monde mise à la portée de l’enfant et de l’adulte. Un travail de médiation donc, au travers de l’art, mais plus que ça : la littérature de jeunesse comme (pour reprendre le terme de Stendhal) : « un miroir que l’on promène le long du chemin. »

     Sous cet éclairage, le travail d’illustratrice d’Elzbieta prend tout son sens. Au cours d’une table ronde réunissiant Lionel Koechlin et Albertine, Elzbieta s’est volontiers prêtée au jeu. Rencontre avec une illustratrice qui, malgré plus de trente ans de carrière, a conservé un regard d’enfant.

 . Comment « penser par les yeux »

     Née en Pologne d’une mère française et d’un père polonais, Elzbieta vit et travaille à Paris. Cette personnalité discrète aux talents multiples a accepté d’ouvrir la table ronde, en expliquant pourquoi le cirque – thème phare du festival de Moulins -, était un élément récurrent dans ses albums.

     Elzbieta n’est jamais rentrée dans un cirque, mais là n’est pas la question fondamentale. La seule contemplation de l’extérieur du convoi des roulottes ou du chapiteau suscitait déjà en elle une foultitude d’images et décuplait son imaginaire. Elle évoque une réelle fascination pour le décorum en lui-même, qui l’amenait enfant à se projeter par l’imaginaire dans cet univers coloré, grouillant de vie. Le cirque, c’était pour elle l’évocation du voyage, de l’aventure mais également… De la sécurité de la maison (1). Deux éléments a priori totalement antinomiques, mais que le cirque conjugue avec brio. Deux éléments fascinants mais également primordiales pour l’enfant.

 

    Par ailleurs, le cirque évoque également pour Elzbieta un monde suranné, coloré, pétri d’excès et contre réaliste : le cirque comme caricature du monde, ou comme source inépuisable d’inspiration pour l’illustratrice qu’elle est devenue, c’est un ancrage dans l’imaginaire de l’enfant, une manière de « penser par les yeux » en l’érigeant réceptacle des émotions.

 . Une artiste aux multiples facettes

    En trente ans de carrière, plus d’une cinquantaine d’albums d’Elzbieta ont été publiés, essentiellement à L’École des Loisirs et aux Éditions du Rouergue. Tous témoignent de nombreuses techniques picturales aux styles très différents: aérien, coloré, épuré, foisonnant… Ces illustrations s’accompagnent souvent d’un texte minimaliste, mais intense.

     Mais, aussi différentes soient l’ensemble des illustrations issues de l’imaginaire d’Elzbieta, et qu’elle qu’ait été la technique employée, elles ont toutes en commun la délicatesse du trait et reflètent chacune une émotion intense et poignante, si bien qu’elles pourraient parfois se suffire à elles-mêmes.

     Pourtant, l’ambition première d’Elzbieta n’a jamais été de devenir une artiste dédiée à la jeunesse : elle souhaitait même consacrer ses œuvres aux adultes. Néanmoins, quel que soit le public auquel ses illustrations sont destinées, le cheminement de l’œuvre, de sa conception à la réalisation, reste le même. L’artiste évoque la spontanéité dans la création, qui prime sur tout, mais également la nécessité de trouver le geste « juste » avant validation de l’œuvre.

     Le déclic artistique concernant la littérature de jeunesse serait venu d’un journal intime, dans lequel Elzbieta consignait ses sentiments personnels sous forme de dessins. Cette création très épurée, que l’on retrouve de façon magistrale dans l’album Petit Mops (créé en 1972 et paru en France en 2009 aux éditions du Rouergue) est une manière naturelle pour elle d’atteindre son objectif, d’autant plus qu’elle s’est rapidement rendue compte que, dès deux ans, les enfants étaient réceptifs à ces dessins minimalistes en noir et blanc.

     Petit Mops, au fond, c’est un peu le prolongement d’Elzbieta version papier : un être en enfance, qui ne parle pas et garde une posture tour à tour défiante et confondante de naïveté où se décèlent à la fois son autonomie relative et une volonté de donner un sens au monde qui l’entoure et qu’il découvre, où il peut se rêver astronaute, voire décrochant la lune.

 . Elzbieta et l’enfance : « ce pays que l’on s’empresse d’oublier trop vite »

     Que l’on ne s’y trompe pas : bien qu’Elzbieta soit avant tout une grande artiste plasticienne, elle est également un auteur de talent, qui considère que le livre est avant tout le lieu de l’écrit et qui pour cette raison, apporte beaucoup de soin à l’élaboration de ses textes. Pour ce, Elzbieta ne choisit pas la facilité : elle n’hésite d’ailleurs pas à y aborder des sujets tels que la mort (Petit lapin Hoplà, Pastel, 2001), la pauvreté dans Petit-Gris (Pastel, 1995), la guerre dans Flon-Flon et Musette (Pastel, 1993), album couronné par le prix Sorcières en 1994, mais également l’abandon avec L’Ecuyère (Le Rouergue, 2011). 

   

    Cette gravité dans le sujet et la manière de l’aborder, Elzbieta le revendique avec force. Chantre de la petite enfance, l’illustratrice proclame la nécessité de ne pas offrir de « la pacotille » aux enfants. Se mettre à leur portée sans les enfermer dans une bulle aseptisée, avec pudeur mais sans mièvrerie ou sans condescendance,  telle est la mission de l’auteur, car l’enfant reste avant tout un être pensant qui enregistre des bribes du monde adultes pour se les réapproprier d’une façon singulière (2). En témoigne ainsi une anecdote personnelle qui a marqué Elzbieta : au cours d’une réunion de famille fut évoqué par les adultes le décès d’une lointaine tante. Les enfants ayant surpris la conversation, se réapproprièrent alors l’information, en « jouant à l’enterrement de la tante X ». Et tous de former une lugubre procession funèbre émaillée de gémissements et de lamentations…

     La gravité dans l’album est donc une nécessité. Elle répond à une attente des enfants. Mais ne nous y méprenons pas, il ne s’agit pas là d’univers noirs et désespérants propres à susciter l’angoisse chez les enfants : l’humour est toujours présent en filigrane, et les albums se terminent toujours par une note positive. Car pour Elzbieta, si personne n’est en mesure de prédire à un enfant ce qui l’attend, on peut en revanche essayer de lui insuffler espoir et confiance et on peut lui faire pressentir l’existence de ses ressources intérieures. Et c’est bien là l’essentiel.

     Elzbieta travaille actuellement sur un recueil de contes traditionnels à destination des enfants. Affaire à suivre.

 (octobre 2013)

   

(1) Les thèmes de l’exil et du nomadisme sont récurrents dans l’œuvre d’Elzbieta. Ainsi, dans un entretien accordé au Monde, elle explique : « L’exil est aussi, en nombre d’œuvres, une source cachée, une image dont le dessin demeure secret. Ainsi, même lorsqu’ils ne parlent pas directement ou explicitement de l’exil, beaucoup de livres trouvent en lui leurs origines et ne peuvent se comprendre qu’à partir de la séparation, brutale ou non, rêvée ou vécue par leur auteur. »

 (2) Elzbieta est fascinante en ce qu’elle défend toute forme de censure aux enfants, tant dans l’oralité que dans l’écrit. Ainsi, dans une interview accordée au Monde, elle écrit : « Il n’est pas de style élégant ou vulgaire pour l’enfant, alors que l’on prône souvent une censure pour éviter qu’il n’accède, puis s’adonne avec prédilection, à des expressions jugées vulgaires. Est-ce bien utile ? L’enfant a la capacité de faire feu de tout bois. »

 

Née en 1986, Sonya Beyron, après une préparation de deux ans à l’école des Chartes en vue de devenir conservateur de patrimoine, intègre l’université d’Angers où elle obtient une licence option Patrimoine écrit, archives et bibliothèque. Elle obient en 2009 un master professionnel avec un mémoire titré Histoire et métiers des archives et des bibliothèques. Elle est actuellement  directrice de la médiathèque d’Auterive (Haute-Garonne). Adhérente du CRILJ depuis deux ans, Sonya Beyron est l’une des cinq boursières ayant bénéficié d’un « coup de pouce » de l’association à l’occasion du deuxième Festival des Illustrateurs de Moulins (Allier).

 

 

Emmanuelle Houdart habille et déshabille

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Texte écrit après une rencontre avec Emmanuelle Houdart, à l’occasion du deuxième Festival des illustrateurs de Moulins de septembre-octobre 2013.

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      Se sentir enfermé, supporter le poids du malheur, c’est porter des griffes sur les épaules. Avoir l’envie de s’évader, ce sont les oiseaux sur les robes des sœurs siamoises. Gagner sa vie pour l’artiste, c’est partir à la chasse, muni de flèches. Déclarer son amour c’est arracher son cœur et l’offrir à son amoureux… Autant de symboles qu’Emmanuelle Houdart illustre au premier degré et qui habillent ses personnages.

     Je rencontre pour la première fois l’illustratrice, nous sommes au Centre national du costume de scène à Moulins. « S’habiller, c’est comment être perçue des autres. »

     Les personnages d’Emmanuelle Houdart démesurément chargés « en dehors » , autour de la taille, sur la chevelure, autour des jambes sont ainsi vêtus de leur peur, leur désir, leur passé, leur rêve. Mais aussi chargés « en dedans », car les accessoires à outrance jamais gratuits, et les bagages encombrants, n’enlèvent rien à la place du corps. Bien au contraire : comme un habit qui révèle, embellit, encombre, ou camoufle, Emmanuelle Houdart dévoile le personnage dans ce qu’il a de plus intime. Son intérieur est visible : il bat, le sang circule. L’illustratrice dessine tout ce qui fourmille dans le corps, ce qui vibre, ce qui grouille, ce qui le constitue, parfois malgré lui. Le corps habille. L’être vit. Il est révélé au plus profond de lui-même, au point d’en extraire souvent quelques organes – les poumons, le cœur. Emmanuelle Houdard s’attache aux contradictions : ainsi largement vêtus, les personnages sont mis à nu. La sincérité déclenche alors une émotion pour le lecteur.

     Emmanuelle Houdart exprime la complexité de l’être, et pousse l’étrangeté jusqu’à l’extrême en créant des personnages difformes comme dans Saltimbanques : le colosse, les sœurs siamoises, la femme à barbe…

 

     Des livres pour les enfants, bien sûr, (sauf Garde Robe, qui a été l’occasion pour elle de ne pas perdre sa liberté, de ne se donner aucune contrainte), justement parce qu’ils attirent, fascinent, qu’ils peuvent être lus et relus sans ennui, même les tout-petits ont un attrait déroutant et inépuisable pour l’album Tout va bien Merlin. Les grands yeux, les expressions franches, les couleurs vives, les attitudes précises… C’est cette justesse, me semble-t-il, qui captive les enfants, car les livres d’Emmanuelle Houdart permettent de mettre des mots sur des émotions, de ne pas utiliser un langage ou des images que l’on réserverait aux enfants, d’accepter des contradictions, des colères, de comprendre des peurs, de dépasser des faiblesses. « Sortir la menace devant soi, pour ne pas la garder en soi, mystérieuse. »

     Les personnages d’Emmanuelle Houdart invite à la complexité. Quoi de mieux pour susciter le désir de l’enfant ?

     Comme à chaque rencontre avec les enfants, elle se déplace avec la petite fée de l’album Les voyages merveilleux de Lilou la fée, elle-même chargée de plusieurs accessoires : trois baguettes magiques (l’une qui réalise les rêves, l’autre qui efface les chagrins, la dernière qui change le président de la République), des poumons, une pierre précieuse… Des petits objets essentiels pour la fée, rassurants sans doute, qui facilitent les échanges. La préciosité de ces accessoires coïncide avec l’exigence du travail de l’illustratrice, et sa générosité.

     Emmanuelle Houdart consacre une année de travail à chaque album. Elle y construit des symboles personnels, ce qui lui importe c’est qu’il y ait une émotion. « Le lecteur doit se débrouiller, chacun a ses clés. » Elle traite de préoccupations personnelles. Le dernier sujet abordé est L’argent, créé avec Marie Desplechin, sorti très récemment aux éditions Thierry Magnier.

 

     L’engagement d’Emmanuelle Houdart donne une force aux images, mais elles sont toujours proposées, jamais imposées. Le lecteur a le choix de comprendre ce qu’il veut ou ce qu’il est en mesure de comprendre, de faire ainsi un pas de plus vers lui-même ou de ne pas se laisser déranger, bousculer. « Ce que certains perçoivent comme une menace est une délivrance pour moi. »

     Le travail d’Emmanuelle Houdart est ainsi nourri et bâti sur des contradictions : profusion des dessins avec un seul outil : le feutre. « J’aime l’unicité. » Elle  s’acharne sur cet unique matériau, elle le connaît par cœur, l’utilise jusqu’à épuisement, comme elle décortique les personnages, creuse leur chair. Une contradiction encore : des personnages souvent figés, très soignés, ancrés dans la page, silencieux peut-être, et pourtant qui suggèrent le voyage, invitent à l’exploration (de soi, du monde), et qui interrogent la liberté. « Mes personnages sont des cartes. »

 

     La phrase de conclusion ne m’appartient pas. Une jeune étudiante venue rencontrer Emmanuelle Houdart a très simplement formulé : « Vous dites ce que les gens n’arrivent pas à dire. »

 (octobre 2012)          

 

Après des études de lettres modernes, Audrey Gaillard travaille en librairie, puis se tourne vers l’animation. Elle est, depuis 2011, chargée de mission de l’association Val de Lire à Beaugency (Loiret) dont elle coordonne les actions : lecture à haute voix pour tous publics, des bébés aux résidents de maison de retraite, organisation de l’annuel Salon du Livre Jeunesse de Beaugency. Jeune adhérente du CRILJ, Audrey Gaillard est l’une des cinq boursières ayant bénéficié d’un « coup de pouce » de l’association à l’occasion du deuxième Festival des Illustrateurs de Moulins (Allier)

 

 

 

L’Abécédaire illustré de la littérature jeunesse : retour sur une course d’obstacles

par Jean-Paul Gourévitch

     Quand vous avez décidé de vous lancer dans une telle aventure, il y a toujours de bonnes âmes et de vrais amis pour vous décourager : « Tu en as pour 10 ans. », « Aucun éditeur ne te le prendra. », « Et le prix de vente ? Et le coût des droits de reproduction ? Tu les as estimés ? »,  « Tu vas te mettre à dos tous les spécialistes. », « Plus tous ceux qui ne figureront pas dans l’ouvrage. » Et le pire, c’est qu’ils ont eu (presque) raison.

 . 10 ans ça suffit …

     Résumons. Parution en 1998 de La littérature jeunesse dans tous ses écrits 1529-1970 (Argos-CRDP de Créteil avec la collaboration du CRILJ), deux ans de ruminations, d’esquisses et de rencontres pour tester la pertinence d’un projet sur la littérature de jeunesse à toutes les époques et dans tous les pays. Première tentative synthétique, en 2000, via la création de mon site Internet acrostiche www.le plaisir.net avec un menu LE comme Littérature Enfantine. Mais, aussitôt, afflux de problèmes de gestion du temps, d’actualisation théorique, thématique et technique d’un site qui ne pouvait évidemment pas être exhaustif.

     Changement de cap donc et recentrage vers l’édition d’un livre qui serait à la fois encyclopédique et apéritif. Deux ans de préparation du dit ouvrage pour calibrer un projet fiable avec des pages prérédigées pour donner l’idée du document final. Trois ans de contacts décevants avec plusieurs éditeurs de la place toujours prêts à adhérer à l’idée mais pas à prendre la charge de la réalisation. Et, au final, un éditeur courageux, une équipe de contributeurs-relecteurs actifs, un iconographe-maquettiste inventif, plus trois ans d’aller-retours jours et nuits – je n’exagère pas – pour aboutir à la sortie de l’ouvrage en septembre 2013.

 . Non, rien de rien, non, je ne regrette rien …

     Imaginer de regrouper en un volume de moins de 400 pages toute la littérature jeunesse du XVIe siècle à aujourd’hui en France et dans les principaux pays étrangers avec l’ensemble des auteurs, illustrateurs, bédéistes, thèmes, héros, techniques, journaux, personnes ressources, etc, était un beau pari. Les lecteurs diront s’il est réussi. Il y aura inévitablement des oublis, des impropriétés, des inexactitudes, des coquilles. Plus des crispations sur certains des choix. Sauf qu’ils ont été, le plus souvent, le fait de plusieurs. Ceci dit : j’assume.

     On m’a déjà fait savoir :

 . qu’il n’y avait pas de table des matières : normal, l’Abécédaire fonctionnant selon l’ordre alphabétique.

 . que j’aurais pu séparer les auteurs et les illustrateurs : curieux et où fallait-il donc mettre les auteurs-illustrateurs ?

 . que j’aurais dû l’appeler « Dictionnaire » : mais un autre ouvrage usant de ce mot sortait à la même époque, dans un format et pour un public différent. Et puis, « Abécédaire », c’est un petit clin d’œil à la littérature jeunesse.

 . qu’on dit littérature de jeunesse ou pour la jeunesse et non littérature jeunesse : beau débat de spécialistes ; je me suis rangé à l’avis de la majorité.

 . qu’il y a trop d’images et pas assez de textes. Voir donc, comme un complément, le Dictionnaire du livre de jeunesse paru au Cercle de la Librairie fin août 2013, gros volume de 992 pages que je ne considère pas concurrent du mien et que je cite dans ma bibliographie.

 . que la BD occupe trop de place et les contemporains pas assez : mais l’Abécédaire couvre cinq siècles et les contemporains à peine 50 ans.

 . Petit acte de contrition à l’attention des lecteurs …

     J’admets néanmoins que je me suis un peu /beaucoup attaché au passé de cette littérature. Elle est moins connue des générations actuelles comme le montrent les interventions de formation que nous faisons les uns et les autres sur l’histoire de la littérature jeunesse. Dommage de passer à côté de tant de richesses et d’inventivité.

     J’admets encore qu’à vouloir survoler le vaste champ de la littérature de jeunesse à l’étranger, on peut donner le tournis ou perdre le cap.

     J’admets enfin que j’ai donné une place privilégiée à Hetzel aux dépens d’Hachette et des autres éditeurs du XIXe siècle. Question de conviction républicaine ? Pas seulement. Qui d’autre a orienté les auteurs et illustrateurs confirmés (Balzac, Sand, Dumas, Nodier, Grandville, Bertall) vers la littérature jeunesse, les a fait retravailler leurs textes et leurs images, a développé le marketing éditorial, a mis l’image dans le texte mais aussi le texte dans l’image, a inventé la couverture illustrée brochée et popularisé les cartonnages, lutté contre la contrefaçon, légitimé les droits d’auteur et a été, avec Jean Macé, le promoteur de la laïcité avant même que le terme connaisse l’audience que l’on sait ?

     La repentance n’ira pas plus loin. Pour le reste, c’estçuiquil’ditquil’est.

     Bonne dégustation.

 (novembre 2013)

 

Abécédaire illustré de la Littérature Jeunesse, Jean-Paul Gourévitch, L’atelier du poisson soluble, septembre 2013, 336 pages, 35,00 euros

Né en 1941, Jean-Paul Gourévitch est écrivain, formateur et consultant international. Il est l’auteur de près de cinquante ouvrages de nature et de forme très différentes : études, essais sur des problèmes de société, anthologies, romans pour adultes et pour jeunes lecteurs, biographies dont celle d’Hetzel, en 2005, au Serpent à plumes. La littérature pour la jeunesse est l’un de ses centres d’intérêt les plus constants et il a, en toute indépendance, plusieurs fois documenté le sujet. Notons, outre son site et  les anthologies réalisées avec le concours du CRILJ, Images d’enfance, quatre siècles d’illustration du livre pour enfants, chez Alternatives en 1994. Son roman Le gang du métro (Hachette jeunesse, 2000) est interdit de vente, dans ses locaux, par la RATP. A paraitre en mars 2014, Les petits enfants dans la grande guerre aux éditions De Borée.

Roberto Innocenti et ses histoires extraordinaires

   Jusqu’au 12 janvier 2014, le Festival des illustrateurs étant terminé, d’autres chanceux pourront admirer au musée de l’iIlustration jeunesse (mij) de Moulins près de 180 originaux de Roberto Innocenti, extraits de ses albums les plus connus : Cendrillon, La petite fille en rouge, Pinocchio, Rose Blanche, L’étoile d’Erika, L’auberge de Nulle Part – un parcours de visite, conçu aussi pour les enfants par le biais de jeux et de panneaux explicatifs, et qui permet à tout visiteur de découvrir l’univers de cet illustrateur et d’analyser son œuvre.

      Cette rétrospective permet de découvrir et de plonger dans neuf albums, à travers les 180 originaux présentés. Malheureusement, les plus vieilles planches ont été emportées lors de l’inondation de la maison de l’illustraeur.

     L’ensemble de l’exposition met en exergue, dans son style graphique,  l’influence de la peinture flamande de la Renaissance, notamment à travers le peintre Peter Brueghel, le souci  du détail, la finesse du trait et la recherche du figuratif. Mais elle n’écarte pas non plus l’influence du cinéma et de la photographie.

     Cette rétrospective montre également que l’on peut aborder les sujets les plus graves avec les enfants par le dessin, mais que l’on peut s’amuser aussi avec les contes traditionnels, en les contextualisant, pour, paradoxalement, leur rendre toute leur universalité.

 

 L’AUBERGE DE NULLE PART 

auteurs : J. Patrick Lewis et Roberto Innocenti, Gallimard,

     Un illustrateur, qui n’est autre que Roberto Innocenti, part à la recherche de son imagination perdue et se retrouve devant une étrange auberge battue par les flots. Les clients ont tous quelque chose de particulier, mais, en même temps, un air qui nous est familier : marin à jambe de bois, chevalier à la triste figure, sirène cachant sous ses dentelles une queue de poisson… Il s’agit bien sûr de quelques-uns des plus célèbres héros littéraires de notre enfance, et tous semblent en quête d’une partie d’eux-mêmes.  (quatrième de couverture)

     Cet album questionne en fait les mystères de la création artistique et le désarroi d’un peintre en quête d’inspiration, Roberto Innocenti lui-même, n’hésitant pas à se mettre en scène au début de l’histoire. Les références littéraires, artistiques et cinématographiques, qui constituent notre patrimoine commun, sont nombreuses : La Petite Sirène, Moby Dick, Don Quichotte entre autres, pour la partie littéraire. Il convoque Hokusaï pour la peinture mais, si vous regardez bien, vous découvrirez aussi un détail d’un tableau de Brueghel dans le tableau accroché dans la bibliothèque de l’auberge. On y retrouve aussi l’acteur Peter Lorre qui a joué dans plusieurs films aux USA dont Vingt Mille Lieux sous les mers. Sur le plan artistique, Roberto Innocenti utilise d’ailleurs tous les procédés cinématographiques, multipliant plans et cadrages, diversifiant les points de vue … pour rendre le lecteur témoin de ce qui se joue dans l’auberge.

 LA MAISON

auteur : J. Patrick Lewis et Roberto Innocenti, Gallimard jeunesse, 2010

     Au-dessus de ma porte est gravé 1656, une année de peste, l’année de ma construction. Je fus bâtie de pierre et de bois mais, au fil du temps, mes fenêtres se sont mises à voir et mon toit à entendre. J’ai vu des familles grandir, j’ai vu tomber des arbres. J’ai entendu des rires et le son du canon. J’ai connu  des tempêtes, des marteaux et des scies et enfin l’abandon. (première page)

     Voici l’histoire d’une maison dans la campagne italienne qui nous raconte sa vie et celle de ses habitants tout au long du XXème siècle. Les vieilles maisons ont une âme, on le sait bien, et c’est, sous la forme de quatrains, que celle-ci nous dévoile ses souvenirs et ses sentiments. Elle assiste, impuissante, aux grands évènements de ce siècle : la montée du fascisme, les deux guerres, l’exode rural, le mouvement hippie.Cet album a incontestablement dû représenter un travail énorme de documentation et de reconstitution historique, tant les illustrations fourmillent de détails. Chacune d’elles nous raconte sa propre histoire et leur succession nous révèle, à travers l’évolution de la maison, l’évolution de la société. La mise en page est toujours la même : une petite illustration encadrée et datée en vis-à-vis d’un quatrain précède une illustration en double-pleine page. Celle-ci vise à développer et illustrer minutieusement l’évènement qui était annoncé en page précédente.

    Enfant, Roberto Innocenti a été profondément marqué par la guerre et le fascisme. Illustrateur engagé, il milite contre l’oubli. Rose Blanche et L’Etoile d’Erika abordent les thèmes de la Shoah et de l’enfance dans la guerre.

 ROSE BLANCHE

 auteurs : Christophe Gallaz et Roberto Innocenti,  Les 400 coups, 1985.

     Rose Blanche habite une petite ville d’Allemagne avec des rues étroites, des fontaines, des maisons hautes et des pigeons. Un jour, des camions chargés de militaires envahissent les rues. Rose ne comprend pas ce qui se passe. Elle ne veut pas que des gens souffrent. Cette belle innocence lui coûtera la vie. L’histoire de Rose Blanche tissée dans les trames de l’holocauste se situe quelque part en Allemagne, vraisemblablement à la frontière polonaise. Roberto Innocenti a été le premier, au milieu des années 80, à aborder la question de l’Holocauste en montrant un camp de concentration dans un album pour la jeunesse. L’histoire est racontée du point de vue d’une fillette allemande, pas encore assez âgée pour comprendre pleinement les événements qui l’entourent dans cette période trouble de guerre. Pour écrire cet ouvrage, Innocenti s’est inspiré d’un souvenir d’enfance : l’arrivée dans sa maison familiale  de deux soldats de 15 ans qui ne voulaient plus faire la guerre. C’est aussi un hommage au mouvement étudiant de résistance allemande « . Rose Blanche  » La publication de l’ouvrage Rose Blanche s’est avérée difficile. Suite à de nombreux refus de la part des éditeurs italiens, il le présente à des éditeurs étrangers – par l’entremise d’Etienne Delessert – qui acceptent de l’éditer.

 

L’ETOILE D’ERIKA                                      

auteur : Ruth Vander Zee,Milan, 2003.

     Ruth Vander Zee, l’auteur de L’étoile d’Erika, relate les événements qui ont bouleversé les premiers mois de la vie d’Erika qu’elle a rencontrée par hasard en 1995. Erika ne sait rien de ses premières années de vie. Elle sait juste qu’elle est rescapée de l’Holocauste grâce au courage inouïe de sa mère, qui, sentant qu’ils ne reviendraient pas vivants, profite d’un ralentissement de train pour la jeter du wagon. Elle sera recueillie par une famille allemande aimante.

     Pour ces deux albums, les évènements tragiques sont simplement suggérés. Dans le deuxième album, les personnages sont toujours montrés de dos. Roberto Innocenti traduit l’atmosphère du récit, en sélectionnant des couleurs sombres et ternes. Seules quelques touches de couleurs plus vives en début et fin d’ouvrage peuvent suggérer l’espoir, le bonheur.  Même si l’édition de L’Etoile d’Erika fut moins laborieuse que celle de Rose Blanche, plusieurs éditions différentes de l’illustration de 1ère de couverture furent nécessaires pour ne heurter aucune sensibilité : présence ou pas de l’étoile de David par exemple.

      Roberto Innocenti a également illustré plusieurs contes traditionnels en restant fidèle aux textes d’origine. Par des recherches documentaires précises, il a su reconstituer le mobilier, les costumes, l’architecture et les paysages des lieux dans lesquels se déroulaient les histoires.

 LES AVENTURES DE PINOCCHIO

auteur : Carlo Collodi, Gallimard, 2005.

    Roberto Innocenti situe son Pinocchio dans l’Italie du 19ème siècle, à Florence, sa ville natale et celle de Carlo Collodi  (1826-1890), l’auteur des aventures du célèbre pantin de bois. Bien que très fidèle au texte, il en  renouvelle l’approche en accentuant le réalisme des décors et du village dans lequel Collodi avait situé les aventures de son héros. Il introduit dans son illustration un décalage visuel entre le pantin, personnage fictif et les personnages de chair et met ainsi en évidence la critique sociale que Collodi souhaitait mêler à la fantaisie du récit.

    

 UN CHANT DE NOËL

auteur : Charles Dickens, Gallimard, 1991.

     Au même titre que Roberto Innocenti, Charles Dickens était un écrivain engagé qui n’avait de cesse de dénoncer la misère sociale et humaine, dont il avait été victime enfant. Roberto Innocenti a très bien retranscrit cette atmosphère de Noël : les illustrations de scènes de rues où les personnages sont saisis dans leurs occupations quotidiennes, trouvent, sans conteste, leur inspiration  dans les œuvres de Brueghel l’Ancien. L’album est malheureusement totalement indisponible.

 

CASSE-NOISETTE ET LE ROI DES RATS

auteur : Hoffmann, Gallimard; 1996

     Le soir de Noël, Marie s’endort, entourée de ses cadeaux. Elle a couché Casse-Noisette, le pantin de bois, dans un lit de poupée. Mais, lorsque l’horloge sonne le douzième coup de minuit, les jouets s’animent ! Casse-Noisette se prépare à affronter le terrible Roi des Rats pour sauver une princesse victime d’une affreuse malédiction. Marie, qui assiste au combat, se retrouve entraînée dans une aventure fantastique et périlleuse. La grande réussite de l’illustrationde Roberto Innocenti tient dans sa capacité à soutenir l’étrangeté du récit par un jeu permanent de changements d’échelle et de points de vue et par le travail minutieux de lumière et de composition de l’image.

     

     Comme il a coutume de le dire, Roberto Innocenti a aussi envie de s’amuser avec les textes patrimoniaux et c’est ainsi qu’il a « recontextualisé » d’autres contes comme Le Petit Chaperon Rouge et Cendrillon.

CENDRILLON

auteur : Charles Perrault, Grasset, 1990.

     Roberto Innocenti réinterprète le conte de Perrault en le situant dans un village anglais des années 20 : il intègre ainsi des monuments londoniens et fait des clins d’oeil à plusieurs personnalités de la couronne britannique, la reine Victoria et le Prince Charles notamment. En usant de procédés cinématographiques, il multiplie les effets de plongée et de contre plongée et insère même une photographie noir et blanc pour la scène de mariage.

LA PETITE FILLE EN ROUGE

auteur : Aaron Frisch, Gallimard, 2013

     Sophia réside près d’une forêt de béton et de briques : une ville moderne. Pour aller chez sa grand-mère, elle doit traverser le Bois, un endroit magique qui se trouve être un immense centre commercial. Etourdie par cet univers, elle se perd. Un chasseur souriant se présente à elle sur une moto noire. Elle lui parle de sa grand-mère mais, sur la voie rapide, il la quitte subitement pour arriver le premier chez la grand-mère. A vous d’imaginer la suite… L’auteur propose deux fins, telles des rappels des versions de Perrault et des Frères Grimm : l’une dramatique, avec la disparition de la grand-mère et de l’enfant et l’autre, plus heureuse, avec l’arrivée à temps de la police qui arrête « le méchant » Il y a une complémentarité parfaite entre le texte court et le foisonnement de détails de l’illustration, montrant la dangerosité de cet environnement urbain. Il dénonce l’agressivité de la société moderne (tags, circulation intense, surabondance des panneaux publicitaires aux couleurs trop vives).  Il va même plus loin en caricaturant Silvio Berlusconi sur une affiche électorale.

     Du très grand art, Monsieur Innocenti ! Merci de croire que le livre peut sortir les enfants de leur posture de « spectateurs passifs ».

 (octobre 2013)

Enseignante pendant de longues années, Martine Abadia fut responsable et animatrice de la Salle du Livre du Centre d’animation et de documentation pédagogique (CADP) de Rieux-Volvestre, centre de ressources littérature jeunesse et lieu d’accueil de classes lecture, ouvert en partenariat par le Conseil Général et l’Inspection Académique de la Haute-Garonne. « Je profite de mon nouveau statut de retraitée pour approfondir au CRILJ Midi-Pyrénées ma connaissance de la littérature de jeunesse et pour faire partager ma passion aux médiateurs du livre du  département. » Marine Abadia est l’actuelle présidente de la section

Choses vues et entendues au Festival des illustrateurs de Moulins

 

 . 27 septembre, 9 heures

     Temps beau et chaud. Le soleil donne de l’éclat aux vieilles pierres de la ville. Des petits groupes se pressent : ils convergent vers le Colisée où se tiennent les Journées professionnelles du deuxième Festival des illustrateurs de Moulins. Sous le chapiteau blanc, l’accueil chaleureux de Nicole Maymat, présidente de l’association Les Malcoiffés.

 

 .  Une journée en guise de mille-feuilles

     Des tables rondes et des entretiens, encore des tables rondes et encore des entretiens… C’est ainsi que se succèdent tout au long de la journée des illustrateurs d’une qualité rare. Nous découvrirons qu’un fil rouge les unit : le thème du cirque.

 . Ailleurs…

     Ils sont souvent venus d’ailleurs, tous ces illustrateurs. Ils arrivent avec leur bel accent. Ils apportent avec eux des images du pays de leur enfance : Roberto Innocenti de sa Toscane  éternelle, Albertine de son canton suisse, Elzbieta de sa Pologne, Kvĕta Pacoska de Tchéquie et Lorenzo Mattotti, lui aussi, d’Italie.

     Ils sont souvent venus d’ailleurs, aussi, tous ces festivaliers qui sillonnent la ville. Des quatre coins de France et de bien au-delà. Une commerçante me dit : « Ces visages étrangers, ici, à Moulins, moi, je les reconnais de suite. Ils mettent dans les rues une effervescence qui me fait du bien. »

 . 28 septembre : 9 expositions à découvrir

     On nous a tellement mis l’eau à la bouche, la veille, que tous nous n’avons qu’une priorité : tout voir, surtout ne rien manquer. Heureusement c’est tout près ! Alors on court d’un lieu d’exposition à l’autre, on se croise, on se reconnaît, on sympathise.

     Mutine, l’illustratrice Albertine quitte parfois la Galerie des Bourbons où elle expose pour s’échapper. On la cherche. On l’aperçoit, spectatrice intéressée, chez Sara, chez Roberto Innocenti, chez Lorenzo Mattotti… Mais quand elle réintègre enfin sa galerie, quelle joie !

 . Albertine disparue, Albertine retrouvée

     Elle nous accueille comme elle le ferait chez elle, patiente, chaleureuse : « Mais je vous en prie, asseyez-vous. » Elle déplie un « leporello » (livre accordéon) pour en expliquer la fabrication , elle loue son Rotring (ou crayon d’architecte) qui lui sert à faire des dessins d’une grande finesse et d’une grande légèreté, elle parle technique mais pas trop. Elle semble surtout sensible à l’autre qui s’intéresse à son art.

     Nous sommes séduits par ses dessins poétiques, cet univers bien à elle que l’on retrouve « En ville », « A la montagne », « A la mer », chez le « Grand couturier Raphaël ».

    Nous aimons déjà Marta, sa belle vache orange, son personnage intrépide et généreux : Marta et la bicyclette, Le retour de Marta…

     C’est une belle rencontre.

 

 . Sara à la cathédrale

     Je m’imprègne de sa belle exposition. Sur un panneau je lis ce texte où elle justifie l’emploi des papiers déchirés : « J’utilise cette technique parce qu’elle me permet de faire passer émotions et sensations de manière immédiate. Ce que voit le lecteur ou le spectateur ce sont des silhouettes. Son attention est requise. Il doit prendre le risque de penser sur ces images.  Ce que je mets en scène c’est un théâtre d’ombres dans lequel le spectateur est aussi auteur. Il est auteur de son regard. Il doit écouter ses sensations, ses états d’âme, ses émotions pour entrer dans ces albums sans texte. La déchirure est la faille par laquelle se précipite tout ce qui dans notre être aspire à dire quelque chose d’inexprimé. »

     Une dame âgée, un peu sèche, entre alors dans l’église. Elle s’indigne : « Pourquoi  tous ces tableaux dans la maison de Dieu ? Pourquoi ces noirs, pourquoi ces rouges ? Ce sont les couleurs du diable. »

 . Elzbieta

     Dans ce lieu improbable qu’est Le Goût des autres, à la fois salon de thé, librairie, galerie d’art et boutique, sont accrochées aux murs les planches de L’Ecuyère, le dernier album d’Elzbieta, petits pastels légers et délicats qui racontent les souffrances de l’abandon et de la solitude et qui pourtant ouvrent sur des éclaircies.

     Un peu à l’écart se tient l’auteur, discrète mais accueillante. Je lui demande une dédicace, je lui dis combien j’ai apprécié ses propos sur l’enfance, hier : « Les enfants aiment qu’on leur parle de sujets importants et non de pacotille  » Ou encore : « Les jeunes enfants arrivent très bien à remplir les images abstraites. Un trait horizontal et pour eux c’est la mer… Le fonctionnement mental de l’enfant est proche de celui des artistes. »

     Dans son ouvrage L’Enfance de l’art (Le Rouergue, 2006), on lit : « L’enfant et l’artiste habitent le même pays  : un lieu de transformations et de métamorphoses. »

 . Le musée de l’illustration jeunesse

     Comme on aurait bien aimé s’y attarder dans ce musée de l’illustration jeunesse (mij), A la fois centre de documentation et d’exposition permanente, atelier, salle de lecture et de vidéo, c’est un lieu de référence qui permet de découvrir l’histoire de l’illustration dans le livre jeunesse, celle de ses techniques, de ses matériaux, et de ses meilleurs artistes. C’est également un lieu d’exposition temporaire.

     Aujourd’hui, à l’étage, Roberto Innocenti y est à l’honneur avec ses planches de La Maison, de Pinocchio, de La Petite fille en rouge ou de l’Auberge de nulle part pour ne citer qu’elles. J’y rencontre Albertine. Nous sommes impressionnées par cette œuvre colossale, réaliste ou imaginaire, caractérisée par un extraordinaire souci de la mise en scène, du détail et de la précision. Une œuvre émouvante aussi où se mêlent mémoire des lieux, mémoire des groupes, mémoire des individus.

     C’est encore au mij que, chaque année, est décerné le Grand prix de l’illustration. Ce samedi, c’est à May Angeli que revient le Prix 2013 pour son ouvrage Des oiseaux réalisé sur des textes de Buffon et publié chez Thierry Magnier

 

   . Kvĕta Pacovska à l’Hôtel de ville

     Qui dirait que cette petite silhouette cache une aussi grande artiste ? Qui penserait que cette femme, plus toute jeune, qui a commencé à dessiner pour et avec ses enfants, en 1959, est capable de telles audaces, d’une telle inventivité, d’un tel humour ?

     A Moulins, l’avant-garde, c’est elle. Ses couleurs claquent, son rouge surtout. Ses personnages ont souvent des formes singulières. Ses livres se déploient (parfois sur 10 mètres), deviennent sculptures, espaces à explorer et par la vue et par la voix et par le toucher.

     Cette plasticienne qui peint, réalise des affiches, travaille le papier, le bois, l’acier et dont les œuvres sont exposées dans le monde entier, est aussi une militante. Pour elle, elle l’a dit hier, l’art contemporain doit être proposé aux enfants très tôt pour qu’ils se familiarisent avec les formes, les matières, les couleurs. C’est alors une chance pour que cela survive en eux une fois qu’ils seront devenus adultes.

 . A l’Hôtel du Département

     Un seul lieu pour cinq artistes aux univers tellement différents !

     On commence par André François dont Janine Kotwica a fait un vibrant éloge la veille, rappelant son immense carrière de décorateur, de sculpteur, de créateur d’affiches et, bien sûr, d’illustrateur de livres pour enfants. A la vue de ses dessins chacun sourit et pense aux jubilatoires Larmes de crocodile, et à la Lettre des Iles Baladar réalisé avec Jacques Prévert et que nous achèterons au mij.

     On poursuit par l’exposition de Lionel Koechlin que nous ne connaissions pas. Voilà un artiste qui a vraiment le cirque comme univers. Il a dit, lors de la table ronde d’hier, qu’il n’osait pas, dans ses œuvres, aborder la gravité. Mais ce qu’il voulait, au contraire, c’était « du jeu, du jeu, du jeu, » « Sous un chapiteau, avait-il ajouté, il y a l’essentiel de notre monde ; le cirque est un concentré de l’existence. »

     Nous aimons Colossal circus, ses planches légères, colorées, tout en mouvement. Et nous remarquons que les enfants les aiment aussi. Une petite fille, entrée à l’exposition en même temps que moi, voudrait toutes les emporter…

     Bien différent est l’univers de François Roca. Sans tabou, il aborde le thème de la différence, de la difformité à travers les « phénomènes de foire » : les hommes-troncs, les nains, les femmes à barbe. Ses peintures à l’huile, baignées de clair-obscur, créent un univers à la fois réel et imaginaire, « Je cherche, a-t-il dit, à croiser des faits historiques méconnus avec des évènements imaginés ». Le thème est grave et, faut-il l’avouer, nous ne sommes pas toujours à l’aise avec ces images pourtant splendides qu’il nous arrive de ne pas vouloir regarder. Les enfants, eux, parfois se détournent violemment. C’est une invitation au dialogue, une leçon de tolérance.

     Reste Lorenzo Mattotti qui a enchanté Janine Kotwica dans un entretien de trois heures et qui a subjugué la salle du Colisée par ses propos. On présente ici son Pinocchio de 1992, héros qu’il reprendra dix ans plus tard, d’abord dans un autre album, puis dans un film, à la demande du réalisateur Enzo d’Alo qui lui a confié les personnages et les décors. Ce film nous le verrons tout à l’heure à Cap cinéma où nous rejoindra l’illustrateur pour un débat intéressant sur les rapports entre illustrateur et réalisateur.

    Cet artiste italien, aux talents multiples, affirme ne pas aimer être présenté seulement comme un auteur  pour enfants. Mais lorsqu’il crée un album jeunesse, il est toujours soucieux de « trouver les mots, les codes, les signes pour leur parler ». Par exemple. « pour que ce personnage ne leur soit pas hermétique » il a cherché dans la tradition les différentes représentations qui en avaient été faites. Il n’avait pas l’idée de s’approcher des classiques, il n’osait pas. Il dit : « Je n’ai pas cherché Pinocchio, c’est lui qui m’a poursuivi pendant plusieurs années, toujours par hasard. »

     Les dessins, croquis, peintures qui nous sont proposés ici ne laissent pas indifférent.  Trait vigoureux, personnages souvent déformés, couleurs intenses et même parfois violentes. Pourtant les paysages peuvent être, eux, d’une grande douceur avec des collines, des villages accrochés à leur flanc, une belle lumière – la Toscane.

 . Dernières visites

     Il faudrait aller encore au Centre national du costume de scène (CNCS) voir l’exposition d’Emmanuelle Houdard, mais il est trop tard. Nous délaisserons Christian Lacroix pour les mêmes raisons.

     En revanche dans les locaux des Imprimeries réunies, autour et sur d’authentiques machines à imprimer, nous trouverons le temps d’admirer Joëlle Jolivet, ses minutieuses compositions à l’encre dans des planches remplies à l’extrême : c’est le bestiaire de Zoo logique, les jolis fatras de Presque tout , le travail patient et documenté des Costumes qui, par son jeu de rabats coquins, n’exclut pas l’humour.

 . Place d’Allier, le soir, avant un pique-nique au bord du fleuve

    A la Maison de la presse, je demande un journal local qui parle du festival. « Un festival ? A Moulins ? » La commerçante précise : « Nous, vous savez, nous sommes enfermés dans nos boutiques. »  Mais une cliente intervient : « Mais si ! Il y a un festival important ! Mais, dites, d’où venez-vous ? » Le buraliste : « D’Aix en Provence ! Et vous êtes venue jusqu’ici, à Moulins, pour ce festival ? Ça vaut vraiment le coup ? Ah, bien. alors, j’irai. »

     Et nous, peut-être, nous reviendrons !

 (octobre 2013)

 

De formation littéraire et classique, Josette Maldonado découvre la littérature de jeunesse en 1982 en préparant un Certificat d’aptitude aux fonctions de bibliothécaire (CAFB). Documentaliste dans l’Education nationale, passionnée par son métier, elle a initié de nombreux projets de lecture/écriture dans les établissements où elle a exercé, notamment en partenariat avec les écrivains Jacques Cassabois, René Escudié, Christian Poslaniec, Jean Joubert ; elle a mis en place des comités de lecture et  elle a, trois fois, permis à de jeunes élèves de participer au jury du Prix Roman Jeunesse. A la retraite depuis fin 2004, Josette Maldonado peut enfin se rendre disponible pour le CRILJ des Bouches du Rhône dont elle est adhèrente depuis près de 30 ans. Elle en est actuellement la secrétaire.

 

 

 

 

 

HongFei Cultures des rives de la Marne à celles de la Loire

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par Loïc Jacob et Chan-Liang Yeh

     En janvier 2013, les éditions HongFei Cultures (HongFei signifie « Grand oiseau en vol » en chinois) se sont installées en Région Centre, à Amboise.

     Avant de créer notre maison d’édition, nous travaillions et vivions en région parisienne. Nous y avons bâti cette maison à partir de rien, en imaginant une ligne éditoriale singulière autour de projets faits de textes d’auteurs chinois illustrés par des artistes français. Nous y avons mis en place un programme de publications en phase avec les besoins spécifiques de la diffusion et la distribution, et sommes allés inlassablement à la rencontre du public à l’occasion de nombreux salons et à travers des ateliers partout en France. Cinq ans plus tard, avec plus de trente albums jeunesse à son catalogue, le grand oiseau HongFei a quitté les rives de la Marne pour se poser sur celles de la Loire.

     La Région Centre a la particularité d’être tout à la fois ancrée dans un passé prestigieux, avec ses richesses historiques et culturelles établies au fil de son fleuve, et tournée vers le monde lorsqu’elle reçoit chaque année tant et tant de visiteurs venus des quatre coins du globe, avec chacun un regard, une vision et des rêves. C’est sur cette terre d’hospitalité où flotte un parfum de cosmopolitisme, que la maison HongFei poursuivra désormais, modestement mais avec détermination, l’élaboration de sa proposition éditoriale. En 2013, nous y aurons vu naître neuf titres dont le remarquable Turandot de Thierry Dedieu paru au printemps, mais aussi l’unique Un bon fermier illustré par Sara et l’incroyable Éclats de Lune, savoureuse et magnifique histoire en fresque (de près de 10m de long) de Pierre Cornuel, tous deux publiés à l’automne.

     Qu’il nous soit permis de remercier les uns qui nous ont encouragés, là-bas, au commencement de notre projet, et les autres qui nous accueillent, ici, chaleureusement, convaincus d’un enrichissement mutuel possible entre un éditeur jeunesse et son territoire. Alors que nous continuons à agir à l’échelle de l’Hexagone, et plus largement de la francophonie, nous nous réjouissons de constater d’ores et déjà l’intérêt et le soutien des acteurs locaux – institutionnels, bibliothèques, librairies, écoles, etc – pour ce que nous faisons pour nos enfants, et à travers eux pour un futur que nous imaginons ouvert, tolérant et riche en diversité.

     La ville d’Amboise, où nous avons choisi d’établir le siège des éditions HongFei Cultures et notre lieu de travail quotidien, est connue pour son château royal qui domine majestueusement le fleuve. Mais elle recèle un autre trésor : la Pagode de Chanteloup édifiée par le duc de Choiseul en 1778. Si les livres de HongFei Cultures ne sont pas porteurs de chinoiseries comparables à cette folie dédiée à l’amitié, l’intention de porter haut l’humanisme grâce aux rencontres entre les cultures est toutefois la même.

  

Né en Champagne en 1968, Loïc Jacob est diplômé de troisième cycle des universités Paris X-Nanterre et Paris IV-Sorbonne. Chargé d’enseignement dans des établissements universitaires, notamment en histoire du droit, il fut directeur d’études au Bercy Institute de 2005 à 2007. Il est l’un des auteurs du Larousse de Paris paru en 2001. Chun-Liang Yeh est né à Taïwan où il a vécu jusqu’à l’âge de 23 ans. Il quitte son pays pour voir le monde : la Grande-Bretagne, la France. À Paris, Il exerce le métier d’architecte et collabore avec une société de consultants, réalisant des projets de publications sino-anglaises à propos d’architecture et de design. Traducteur chinois des Paradis artificiels de Charles Baudelaire (Faces Publishing, 2007), il a collaboré avec le peintre Olivier Debré pour des essais publiés en Chine. Grands amis, Loïc Jacob et Chun-Liang Yeh fondent les éditions HongFei Cultures en 2007, avec pour objectif de favoriser la rencontre des cultures européennes et extrême-orientales grâce à des publications en littérature jeunesse portant sur les thèmes du voyage, de l’intérêt pour l’inconnu, de la relation à l’autre. Merci a eux pour nous avoir confié ce texte. Le site est ici.