Emmanuelle Houdart habille et déshabille

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Texte écrit après une rencontre avec Emmanuelle Houdart, à l’occasion du deuxième Festival des illustrateurs de Moulins de septembre-octobre 2013.

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      Se sentir enfermé, supporter le poids du malheur, c’est porter des griffes sur les épaules. Avoir l’envie de s’évader, ce sont les oiseaux sur les robes des sœurs siamoises. Gagner sa vie pour l’artiste, c’est partir à la chasse, muni de flèches. Déclarer son amour c’est arracher son cœur et l’offrir à son amoureux… Autant de symboles qu’Emmanuelle Houdart illustre au premier degré et qui habillent ses personnages.

     Je rencontre pour la première fois l’illustratrice, nous sommes au Centre national du costume de scène à Moulins. « S’habiller, c’est comment être perçue des autres. »

     Les personnages d’Emmanuelle Houdart démesurément chargés « en dehors » , autour de la taille, sur la chevelure, autour des jambes sont ainsi vêtus de leur peur, leur désir, leur passé, leur rêve. Mais aussi chargés « en dedans », car les accessoires à outrance jamais gratuits, et les bagages encombrants, n’enlèvent rien à la place du corps. Bien au contraire : comme un habit qui révèle, embellit, encombre, ou camoufle, Emmanuelle Houdart dévoile le personnage dans ce qu’il a de plus intime. Son intérieur est visible : il bat, le sang circule. L’illustratrice dessine tout ce qui fourmille dans le corps, ce qui vibre, ce qui grouille, ce qui le constitue, parfois malgré lui. Le corps habille. L’être vit. Il est révélé au plus profond de lui-même, au point d’en extraire souvent quelques organes – les poumons, le cœur. Emmanuelle Houdard s’attache aux contradictions : ainsi largement vêtus, les personnages sont mis à nu. La sincérité déclenche alors une émotion pour le lecteur.

     Emmanuelle Houdart exprime la complexité de l’être, et pousse l’étrangeté jusqu’à l’extrême en créant des personnages difformes comme dans Saltimbanques : le colosse, les sœurs siamoises, la femme à barbe…

 

     Des livres pour les enfants, bien sûr, (sauf Garde Robe, qui a été l’occasion pour elle de ne pas perdre sa liberté, de ne se donner aucune contrainte), justement parce qu’ils attirent, fascinent, qu’ils peuvent être lus et relus sans ennui, même les tout-petits ont un attrait déroutant et inépuisable pour l’album Tout va bien Merlin. Les grands yeux, les expressions franches, les couleurs vives, les attitudes précises… C’est cette justesse, me semble-t-il, qui captive les enfants, car les livres d’Emmanuelle Houdart permettent de mettre des mots sur des émotions, de ne pas utiliser un langage ou des images que l’on réserverait aux enfants, d’accepter des contradictions, des colères, de comprendre des peurs, de dépasser des faiblesses. « Sortir la menace devant soi, pour ne pas la garder en soi, mystérieuse. »

     Les personnages d’Emmanuelle Houdart invite à la complexité. Quoi de mieux pour susciter le désir de l’enfant ?

     Comme à chaque rencontre avec les enfants, elle se déplace avec la petite fée de l’album Les voyages merveilleux de Lilou la fée, elle-même chargée de plusieurs accessoires : trois baguettes magiques (l’une qui réalise les rêves, l’autre qui efface les chagrins, la dernière qui change le président de la République), des poumons, une pierre précieuse… Des petits objets essentiels pour la fée, rassurants sans doute, qui facilitent les échanges. La préciosité de ces accessoires coïncide avec l’exigence du travail de l’illustratrice, et sa générosité.

     Emmanuelle Houdart consacre une année de travail à chaque album. Elle y construit des symboles personnels, ce qui lui importe c’est qu’il y ait une émotion. « Le lecteur doit se débrouiller, chacun a ses clés. » Elle traite de préoccupations personnelles. Le dernier sujet abordé est L’argent, créé avec Marie Desplechin, sorti très récemment aux éditions Thierry Magnier.

 

     L’engagement d’Emmanuelle Houdart donne une force aux images, mais elles sont toujours proposées, jamais imposées. Le lecteur a le choix de comprendre ce qu’il veut ou ce qu’il est en mesure de comprendre, de faire ainsi un pas de plus vers lui-même ou de ne pas se laisser déranger, bousculer. « Ce que certains perçoivent comme une menace est une délivrance pour moi. »

     Le travail d’Emmanuelle Houdart est ainsi nourri et bâti sur des contradictions : profusion des dessins avec un seul outil : le feutre. « J’aime l’unicité. » Elle  s’acharne sur cet unique matériau, elle le connaît par cœur, l’utilise jusqu’à épuisement, comme elle décortique les personnages, creuse leur chair. Une contradiction encore : des personnages souvent figés, très soignés, ancrés dans la page, silencieux peut-être, et pourtant qui suggèrent le voyage, invitent à l’exploration (de soi, du monde), et qui interrogent la liberté. « Mes personnages sont des cartes. »

 

     La phrase de conclusion ne m’appartient pas. Une jeune étudiante venue rencontrer Emmanuelle Houdart a très simplement formulé : « Vous dites ce que les gens n’arrivent pas à dire. »

 (octobre 2012)          

 

Après des études de lettres modernes, Audrey Gaillard travaille en librairie, puis se tourne vers l’animation. Elle est, depuis 2011, chargée de mission de l’association Val de Lire à Beaugency (Loiret) dont elle coordonne les actions : lecture à haute voix pour tous publics, des bébés aux résidents de maison de retraite, organisation de l’annuel Salon du Livre Jeunesse de Beaugency. Jeune adhérente du CRILJ, Audrey Gaillard est l’une des cinq boursières ayant bénéficié d’un « coup de pouce » de l’association à l’occasion du deuxième Festival des Illustrateurs de Moulins (Allier)