Un regard aiguisé sur la littérature jeunesse

 par Roger Wallet

      A Beaugency, pendant le Salon du Livre pour la Jeunesse, Roger Wallet s’est fait journaliste et la collection complète du Petit journal du salon sera bientôt collector. Extrait.

     En Tunisie, où il est, jeune enseignant, en poste dans les années 1970, André Delobel  se pose la question de l’enseignement de la lecture « autrement ». Il multiplie les contacts,  dont le GFEN, et tombe très vite dans la littérature jeunesse. Une des premières rencontres marquantes – et quelle rencontre ! – est Max et les Maximonstres de Maurice Sendak. Il ne quittera plus cet univers.

     Ces années-là, la littérature jeunesse décolle. En 1964, nait l’école des loisirs et 1965 est l’année de la création du Centre de recherche et d’information sur la littérature pour la jeunesse (CRILJ), plate-forme d’échange, d’action et de réflexion. « En termes simples, il s’agit de connaître et de faire connaître. Connaître, cela signifie que nous assurons une importante veille documentaire. Pour faire connaître, un site internet et une lettre électronique bimensuelle ». Depuis quatre ans, le CRILJ publie des Cahiers. Les trois premiers se sont appuyés sur les journées professionnelles co-organisées avec Val de Lire.

     Mais rien de tel pour un affamé de littérature qu’une revue. Avec quelques-uns de ses amis, André Delobel entre dans l’équipe rédactionnelle de Griffon (ex Trousse-Livres créé en 1976 par la Ligue de l’Enseignement). Il y rédige des notes critiques et a coordonné deux dossiers, l’un consacré à Béatrice Tanaka, l’autre à Bernadette Després qui réside à Pithiviers et a notamment créé les personnages de Tom-Tom et Nana.

     Sur l’abondante production actuelle, son regard aiguisé lui permet de discerner l’efficacité des écoles d’illustrateurs (Lyon, Strasbourg, etc). Elles ont fait surgir une génération « qui élargit considérablement les possibles. » Le livre doit se défendre face au numérique. Cela a conduit à jouer la carte du spectaculaire – ce n’est pas un reproche. D’où cette explosion des formats et, par exemple, l’usage accru du découpage.

     André Delobel reconnaît aussi que tous les livres jeunesse ne sont pas de la littérature. Souvent un livre se définit d’abord par la thématique abordée mais on sait bien que ce n’est pas avec de bons sentiments que l’on fait de la bonne littérature. « Mais, là encore, il y a une place pour tous et le foisonnement permet d’élargir les publics. »

(texte publié dans le numéro 2 du Petit journal du salon – Beaugency, samedi 23 mars 2013)

 

 Né en 1947, pris en charge par une tante religieuse de la congrégation de Saint-Vincent-de-Paul, Roger Wallet aurait pu être prêtre. Mais dans la vieille institution républicaine qu’est l’Ecole normale de Beauvais (Oise), il découvre le militantisme et se détourne des affaires de la religion pour s’intéresser à celles de ses frères en humanité. En 1968, il rencontre Guy d’Hardivillers, à la Fédération des œuvres laïques. un instituteur de sept ans son aîné, qui l’initiera au théâtre. Objecteur de conscience, il fera son service civil chez Emmaüs. Instituteur jusqu’en 1992, avec un intermède d’un an à la direction du Centre d’animation culturelle de Compiègne et du Valois, chef de cabinet de l’inspecteur d’académie jusqu’en 1999, directeur du Centre départemental de documentation pédagogique jusqu’en 2006, année de son départ à la retraite. « J’ai vécu principalement en Picardie où, professionnellement, ma carrière s’est partagée entre l’enseignement et l’action culturelle. J’ai écrit un grand nombre de chansons Mon premier livre a été publié en 1999, Portraits d’automne (Le Dilettante) et j’en ai une trentaine à mon actif : poésie, romans, nouvelles, essais, théâtre, etc. » En 2012, la compagnie théâtrale Les fous de bassan a accueilli Roger Wallet pour une résidence d’écrivain dans le canton de Beaugency (Loiret).

Frissons d’amour et d’amitié à tous les âges

par Bernard Pédeboscq

     A quoi servent les livres pour enfants ? La littérature de jeunesse permet de se confronter aux valeurs importantes de la vie, d’être sensibilisé aux problèmes de société, de s’éveiller aux sentiments les plus nobles… Au-delà du divertissement il s’agit d’éduquer la sensibilité, d’aider une personnalité à se construire. Dans les mythologies inventées par les hommes, dans les récits homériques avec les héros de la guerre de Troie, l’expression, la description, les possibles dérives de ces deux sentiments sont exploités allant parfois jusqu’au paroxysme de la passion. De tous temps ces thèmes alimentent la littérature générale (Tristan et Yseult, Roméo et Juliette, le théâtre classique, le romantisme, Cyrano de Bergerac), donnant des inflexions diverses, explorant des méandres nouveaux. On les retrouve aussi dans les chants traditionnels, les contes où l’amour a souvent une issue heureuse, les comptines, les rondes enfantines. C’est parce que ce sont des thèmes fondamentaux de la vie qu’ils intéressent aussi bien les adultes que les adolescents ou les enfants en formation. Rien d’étonnant donc à ce que les albums, les romans, les poèmes, les BD, les images qui abordent le thème de l’amitié et de l’amour soient aussi nombreux dans la littérature de jeunesse.

     Loin de nous ces romans à l’eau de rose, ces produits de quai de gare qui exploitent les incrédules et figent dans des stéréotypes et des histoires banales, complaisantes et mièvres ces sentiments qui méritent mieux. Non, il s’agit avec délicatesse de montrer l’attachement amical, le coup de foudre, la rencontre, le sentiment amoureux, l’évolution complexe et ambivalente de l’inclinaison, en incluant bien sûr la fin de l’amitié ou de l’amour, la rupture, l’amour non partagé ou contrarié… sachant qu’il n’y a pas qu’une réponse aux grandes questions de la vie comme il n’y a pas qu’une seule façon de penser. A chacun de chercher, de se construire, d’inventer sa réponse en explorant l’amitié, les relations complexes, l’amour des amoureux, la passion rencontrés au cours de ses lectures.

     Car, qu’est ce que l’amitié ? Qu’est-ce qu’aimer ? Quelle différence y a-t-il entre un ami et un copain ? Cent réponses à ces questions sont possibles. Le rapprochement amical n’est jamais sans difficultés à partir d’une rencontre avec les différences liées à la culture, la religion, la couleur de peau ou le statut social. Des auteurs transposent habilement ces relations entre l’enfant et l’animal comme dans Crin blanc ou L’œil du loup. C’est une histoire qui se construit dans l’épreuve en vivant des choses fortes. Les ouvrages que nous préconisons ne se contentent pas de raconter une simple histoire d’amour en vase clos. En abordant d’autres thèmes, ils sont le prétexte à apprendre aux enfants et adolescents les valeurs importantes de la vie, comme la tolérance, l’entraide, le respect, l’écoute, la vie à deux… Ils ouvrent la porte à leurs émotions. C’est bon que les amis, les amies, les amoureux, les amoureuses trouvent leur place dans la littérature de jeunesse. Elle donne les clés d’accès à la maturité, à l’âge adulte. Pour les ados, une identification convaincante voit enfin leur tourment intérieur reconnu et pris en compte. A côté d’amours déjà expérimentés, en famille, entre copains, il est bon de découvrir au-delà des mystères nouveaux. Et comme le dit le Renard au Petit Prince de Saint-Exupéry.

     « On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux »

Fondateur en 1999 de la section régionale Pau-Béarn du CRILJ dont il est toujours président, Bernard Pédeboscq aura beaucoup fait pour le livre de jeunesse : comme enseignant avec ses élèves, comme critique avec Raoul Dubois et pour Bateau Livre et Oiseau Livre, comme formateur avec l’inspecteur général Luc et avec les Francas, pour le Prix Jean Macé organisé par la Ligue de l’enseignement. Conférencier et débatteur infatigable, longtemps adjoint à la marie du Pau, Bernard Pédebossq créa, en 1983, le Salon Pau fête le livre. Merci à lui pour nous avoir confié ce texte écrit à l’occasion de la treizième édition de Frissons à  Bordères des 20 et 21 octobre 2012.

 

 

On déménage

par Viviane Ezratty

    Les collections patrimoniales de littérature d’enfance et de jeunesse de l’Heure Joyeuse rejoignent la médiathèque du Carré Saint-Lazare.

    Depuis 2004, ce fonds avait quitté son berceau d’origine dans le 5ème arrondissement pour échapper à la menace d’une crue centennale de la Seine. Stockées hors de Paris, ces collections d’environ 100 000 documents destinés à la jeunesse – livres, périodiques, disques, produits dérivés, originaux, du XVIIème siècle à nos jours- seront à nouveau disponibles au public, cette fois au sein de la nouvelle bibliothèque qui ouvrira dans le 10ème arrondissement courant 2014. Pour en savoir plus, un article détaillé paraîtra dans le numéro de juin 2013 de la Revue des livres pour enfants.

    Ce fonds patrimonial s’intègrera au projet culturel de la médiathèque, dans un important pôle jeunesse, en complément des collections en prêt. Il disposera de magasins de conservation en sous-sol et d’une salle de consultation spécifique, ainsi que d’un fonds d’étude sur la littérature pour l’enfance et la jeunesse en libre accès au premier étage, dans la continuité de la section jeunesse. L’accès sera ouvert à tous, de telle sorte que petits et grands lecteurs puissent accéder à leur patrimoine.

    Jusqu’à l’ouverture de la médiathèque, les collections patrimoniales sont inaccessibles à la consultation et au prêt pour expositions. En effet, la nouvelle équipe du Fonds patrimonial rassemble et prépare ces collections pour leur dernier déménagement.

    Dans la nouvelle organisation, Hélène Valotteau sera la responsable du Pôle Jeunesse Patrimoine et Francoise Lebouar, adjointe, sera chargée des collections patrimoniales.

Pour en savoir plus sur la bibliothèque du Carré Saint-Lazare, le blog est ici.

Pendant la fermeture, il est possible d’accéder au catalogue en ligne des collections patrimoniales ainsi qu’à des ouvrages numérisés ici et, sur Gallica, ici.

    L’Heure Joyeuse reste ouverte

   Cet établissement de référence en termes de littérature jeunesse et première bibliothèque jeunesse créée en France par les Américains en 1924 au Quartier latin, continue à proposer 6 rue des Prêtres-Saint-Séverin (5ème) une offre importante au public avec 40 000 livres et disques en prêt, complétée par un fonds également en prêt sur la lecture, la culture et la littérature pour la jeunesse à destination des parents et éducateurs. A bientôt 90 ans, l’Heure Joyeuse est une bibliothèque toujours en évolution.

(mai 2013)

 

Conservatrice des bibliothèques de la Ville de Paris depuis 1979 et, depuis 1986, directrice de la bibliothèque L’Heure Joyeuse, Viviane Ezratty est désormais directrice du la médiathèque du Carré Saint-Lazare. Elle a collaboré à L’Histoire des bibliothèques françaises (Promodis-Cercle de la librairie, 1992), L’Heure Joyeuse, 1924-1994 : 70 ans de jeunesse (Agence culturelle de Paris, 1994), Désherber en bibliothèque (Cercle de la librairie, 1999). Elle est signataire régulière d’articles dans le Bulletin des Bibliothèques de France et dans La Revue des livres pour enfants où elle assure la veille des revues spécialisées « littérature pour la jeunesse » de langue anglaise. Membre du comité permanent des bibliothèques jeunesse à l’IFLA (International Federation of Library Associations), elle apporte depuis fort longtemps son concours au conseil d’administration du CRILJ. Merci à elle pour nous avoir confié ce texte.

Griffon accueille Bernadette

par André Delobel

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« Bernadette Després ! Mais, je connais très bien ! Tu es chargé de l’éditorial ?

 – J’ai aussi coordonné le numéro.

 – Mazette ! Toi aussi, tu es tombé dans « Tom-Tom et Nana » quand tu étais petit ?

 – Grossière erreur de date ! Faut être précis quand on veut persiffler. Ma première rencontre avec Bernadette Després, c’est Nicole au quinzième étage, un album tout simple et fabuleux à la fois, paru à La Farandole. Et, en 1969, je ne suis plus vraiment un gamin…

 – Je croyais que tu allais me parler de Jeunes Années.

 – J’ai fouillé dans ma collection et – je n’invente pas – Bernadette a collaboré à Jeunes Années à la fin des années 60, surtout pour des jeux et des découpages. A peu près à la même période que Béatrice Tanaka.

 – Le monde est petit.

 – Et, à Jeunes Années, on savait faire confiance.

 – A La Farandole aussi, me semble-t-il…

 – Chez cet éditeur, avant le premier titre de la série des « Nicole », Bernadette avait publié Annie fait les courses. C’était en 1965 et je suis très content d’en avoir retouvé un exemplaire.

 – Quand Bernadette Desprès publie chez Bayard, tu continues à suivre ?

 L’album Les mots de Zaza, dont l’histoire parait initialement dans « Les Belles histoires de Pomme d’Api » en 1976, est quand même devenu une sorte de best-seller.

 – Tu ne t’es pas abonné à J’aime lire, tout de même ?

 – Pas la peine. En Tunisie, mes élèves me prêtaient. Des « cours préparatoire » qui apprenaient à lire ! Le petit roman que publiait le magazine ne les intéressait pas, mais ils se faisaient lire l’épisode mensuel de « Tom-Tom et Nana » par un plus grand qu’eux, pour le relire ensuite eux-mêmes, à leur façon.

 – Allez, tu brûles d’envie de raconter le moment où tu rentres en France…

 – Je rencontre assez vite Bernadette Després, lors d’une séance de dédicaces organisée par la Coopérative du livre à Orléans. Sur le « Nicole » que je me fais signer, l’illustratrice m’attribue le prénom Arnold. A cause d’Arnold Lobel.

 – Très drôle !

 – J’ai appris un peu plus tard que le quartier que Nicole admire de son quinzième étage est précisément le quartier gare d’Orléans et qu’Andrée Clair, auteur de l’album, avait demandé à Bernadette de gommer l’église qu’elle avait placée dans son dessin…

 – Et ensuite ?

 – Bernadette Després a suivi de près l’aventure de « Lire à belles dents » dans La République du Centre et elle nous a offert quelques belles illustrations. Je suis aussi allé plusieurs fois chez elle, dans le Gâtinais.

 – A Givraines ?

 – A Givraines. A une dizaine de kilomètres de mon premier poste d’instituteur, avant même la Tunisie.

 – Le monde est petit.

 – Tu l’as déjà dit.

 – Continue.

 – Une visite chez Bernadette et Denis, c’est, à chaque fois, la certitude de découvertes nouvelles. Si Denis ne manque jamais de montrer et de commenter son univers art brut, Bernadette possède de passionnantes archives et elle n’aime rien tant que de sortir de ses cachettes secrètes les preuves de ce qu’elle explique généreusement, en réponse à nos curiosités. Elle est aussi collectionneuse et possède un bel ensemble d’ouvrages pour la jeunesse.

 – La dernière fois que tu as rencontré Bernadette ?

 – C’était à Blois, à l’automne dernier, à l’occasion d’une exposition finement conçue. Il y a un article qui explique dans ce numéro de Griffon.

 – Je vais lire. Plus rien à dire sur toi-même ?

 – Si tu insistes, je peux trouver.

 – Je préfère apprendre sur Bernadette Després. Merci et à une autre fois. »

 ( Griffon  n° 237 – mai-juin 2013 – Bernadette Després )

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Maître-formateur récemment retraité, André Delobel est, depuis presque trente ans, secrétaire de la section de l’orléanais du CRILJ et responsable de son centre de ressources. Auteur avec Emmanuel Virton de Travailler avec des écrivains publié en 1995 chez Hachette Education, il a assuré pendant quatorze ans le suivi de la rubrique hebdomadaire « Lire à belles dents » de la République du Centre. Il est, depuis 2009, secrétaire général du CRILJ au plan national.

Lire est comme une rencontre amoureuse qui n’aurait pas de fin

par Rolande Causse

    Parfois il est réconfortant de puiser chez des écrivains reconnus pour mieux s’enrichir et offrir cette manne aux jeunes.

    Catherine Millot, dans son livre O Solitude, dit : « Si je peux m’imaginer sans écrire, sans lire je mourrai à coup sûr. »

    Oui, l’heure glisse, le calme et le silence de la lecture essaime un monde clos, magique qui s’ouvre sur des aventures et des sentiments mêlés. Bienfait du moment.

    La lecture tel que la voit Catherine Millot peut être un chant, un bercement qui ondule où beauté, voyages, passions personnages vous prennent, vous enlèvent, vous élèvent…

    La lecture ouvre à soi, à l’autre, au sourire, à la bonté, à l’intelligence. Lumière du soir, voyage intérieur, vagabondage onirique, elle emporte et fait grandir.

    L’auteur écrit encore : « La bibliothèque est comme un cercle d’amis qui ne sont jamais importuns et toujours disponibles, une compagnie de rêve qui préserve la solitude et la peuple d’une infinie variété, d’univers d’êtres dont la singularité merveilleuse s’exprime à loisir. « 

    Lire offre « une vie surnuméraire ». Silence, vide, absence sont des espaces sacrés où l’amour, la création, le plaisir de lire et d’écrire peuvent advenir.

    Pour Roland Barthes avec lequel Catherine Millot se sent proche, « Les livres sont une fécondation d’autres livres. J’écris parce que j’ai lu » et « Ecrire est la seule réponse aux extases de la lecture. »

    Catherine Millot ajoute : « Le goût de la solitude et du silence comme celui de la lecture et de l’écriture est peut-être le goût de l’enfance, sa part préservée. »

    « Le goût de la solitude plonge dans le monde antique de l’enfance. »

    La lecture : une survie toujours possible, toujours présente, toujours offerte, un temps à préserver…

(avril 2013)

Rolande Causse travaille dans l’édition depuis 1964. Elle anime, à partir de 1975, de nombreux ateliers de lecture et d’écriture et met en place, à Montreuil, en 1984, le premier Festival Enfants-Jeunes. Une très belle exposition Bébé bouquine, les autres aussi en 1985. Emissions de télévision, conférences et débats, formation permanente jalonnent également son parcours. Parmi ses ouvrages pour l’enfance et la jeunesse : Mère absente, fille tourmente (1983) Les enfants d’Izieu (1989), Le petit Marcel Proust (2005). Nombeux autres titres à propos de langue française et, pour les prescripteurs, plusieurs essais dont Le guide des meilleurs livres pour enfants (1994) et Qui lit petit lit toute sa vie (2005). Rolande Causse est au conseil d’administration du CRILJ.

 

Psychanalyste lacanienne et écrivain, Catherine Millot est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages dont cinq dans la collection « L’Infini » aux Editions Gallimard : La Vocation de l’écrivain (1991), Gide Genet Mishima (1996), Abîmes ordinaires (2001), La Vie parfaite (2006) et O solitude (2011). Ce dernier titre est paru en février 2013 en collection Folio.

Pour des bibliothèques populaires vivantes

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par Laurence Warot

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    Toutes les enquêtes sur les lecteurs montrent que l’usage du livre n’a pas disparu avec la prépondérance actuelle de l’image et du son par la radio et la télévision, les vidéocassettes ou l’ordinateur.

    Mais aujourd’hui, pour que l’usage du livre contribue réellement à la formation du plus grand nombre des enfants, des adolescents et des adultes, toute bibliothèque populaire ne peut plus se contenter de distribuer des livres. Elle doit susciter une animation attractive et formative autour du livre. Les temps ont bien changé.

    Cette animation ne se borne pas à l’animation ordinaire, ignorante de la dynamique de la lecture. Il s’agit de créer en permanence une animation spécifique où la lecture à haute voix, les jeux de découvertes, les expositions d’images, les sorties thématiques, les manifestations sportives ou touristiques comme les rencontres avec des auteurs sont centrés sur l’éveil ou le désir et le développement de la capacité de lire.

    Beaucoup de bibliothécaires sont forts en bibliothéconomie et c’est tant mieux. D’autres ont un goût utile des relations sociales, mais ils n’ont pas été formés à cette animation.

    Les médiathèques se sont imposées avec l’air du temps. Mais le plus souvent elles sont centrées, avec leurs disques et leurs cassettes, sur l’image et le son.

    Comment devient-on une animatrice de bibliothèques ? Mon exemple plutôt banal peut guider certaines vocations.

    J’avais vingt ans. Plus que toute activité de loisir j’aimais passionnément lire et faire lire. J’ai eu la chance de rencontrer un mouvement d’éducation populaire qui organisait une école de deux ans pour former des animateurs de bibliothèque populaire J’ai suivi avec grand intérêt cette formation sanctionnée par un diplôme.

    Au cours de la seconde année nous avons appris à travailler à la bibliothèque pilote de Clamart « La joie par les livres ». C’était un ensemble d’activités au cœur d’une cité populaire où habitaient de nombreux jeunes. En ce lieu accueillant, le livre à la main, on s’initiait à la culture des fleurs et des légumes. A côté, d’autres s’essayaient à cuisiner des recettes fournies par les livres de cuisine. Autour d’une cheminée c’était « l’heure du conte » pleine d’histoires de fées enchanteresses. A d’autres heures, c’étaient les nouvelles du monde qui étaient expliquées à la curiosité d’autres lecteurs.

    J’ai appris ainsi à rendre le livre vivant pour des groupes variés dans des lieux variés qui élargissaient l’horizon de la bibliothèque. On transformait la bibliothèque elle-même. C’est dans cet esprit que j’ai pu lancer une bibliothèque municipale dans le sud de la France.

    Pendant vingt années où j’ai habité cette région j’ai pu me perfectionner dans l’animation, l’art de faire vivre une bibliothèque, pour tous les âges et en toute condition sociale.

    Ensuite, dans le Nord, j’ai pu agir ainsi dans une bibliothèque populaire avec des succès renouvelés auprès de lecteurs et lectrices souvent transformées mais cet art de l’animation n’est pas toujours compris et accepté par les bibliothécaires, plus économes de leur temps et de leur enthousiasme.

    C’est vrai qu’il faut beaucoup de travail pour faire vivre des réseaux d’animation, pour trouver le temps d’écouter les lecteurs, de leur parler afin de faire partager un art de vivre avec le livre.

    Il faut réveiller cette merveilleuse propriété qu’offre la lecture pour atténuer les chagrins, les peurs, les souffrances souvent silencieuses du quotidien. Un livre peut donner une émotion qui aide à vivre quand la vie en société devient difficile au point de nous écraser.La passion de la lecture peut aussi apporter la plus grande joie que je connaisse.

On comprend que certains administrateurs de bibliothèques puissent prendre peur. Mais une telle conception vivante de la maison du livre finit toujours par l’emporter.

Nous avons ainsi confiance. Comme me disait récemment un ami, on peut perdre une bataille, on n’a pas pour autant perdu la guerre.

(texte écrit en 1990 à la demande de Joffre Dumazedier, fondateur de Peuple et Culture)

 

Bac en poche et après une solide formation d’animatrice socioculturelle Peuple et Culture assurée par Joffre Dumazedier, Laurence Warot crée en 1973, à Ibos (Hautes-Pyrénées), sa première bibliothèque. Elle en créera également une à Saint Tropez (Var), en 1980, et à Essomes sur Marne (Aisne) en 1991. Responsable plusieurs années d’une bibliothèque de comité d »entreprise de la SNCF à Lille (Nord), elle fut également directrice de MJC, journaliste, directrice d’agence immobilière. Nombreuses activités bénévoles, notamment au Secours Populare. Merci à Laurence Warot pour nous avoir confié ce texte.

La précarité dans les livres pour enfants

    Avec sa vie, le Gavroche des Misérables a aussi perdu son combat : au vingtième siècle, des enfants sont toujours dans la rue, à la merci de conditions de vie qualifiées de « précaires ». Préoccupant sur le plan socio-éducatif, le constat est aussi suffisamment récurrent dans les livres pour enfants pour que le Centre de Recherche et d’Information sur la Littérature pour la Jeunesse l’ait placé au cœur des débats de son dernier colloque, en octobre 2005 : Temps incertains : les jeunes, l’écrit et la précarité. Occasion de cerner l’actualisation du thème qui, bien qu’ayant évolué, reste actuel dans l’édition pour la jeunesse.

    Précaire : dont l’avenir, la durée ne sont pas assurés. Incertain, instable, fragile. Conditions de vie précaires.

    De cette définition du dictionnaire, il ressort que la précarité relève d’un statut socio-économique qui entraîne l’appauvrissement des individus, qui les met dans l’incapacité de mener une vie sociale normale. C’est un état subi plus qu’assumé, aux limites extrêmes de la société, dernier état avant la marginalité.

    La marginalité est une précarité assumée, où l’individu s’est isolé peu à peu de toute vie sociale ; ses repères psychologiques ne sont plus suffisants pour l’inciter à la réintégrer.

    En littérature de jeunesse, à travers les livres qui ont traité ce sujet récemment, il est sans doute plus juste de parler de personnes en situation de grande précarité qu’elle soit transitoire, donc dans la signification stricte du terme, ou plus chronique. Dans ce deuxième cas, la précaution linguistique vise à substituer le terme « précarité » au vieux mot de « pauvreté », qui induit des connotations plus paternalistes dans l’attitude adoptée par les autres vis-à-vis de ceux qui vivent dans ce statut.

    La pauvreté est une situation de fait, décrite par le passé avec une condescendance générale qui vient soutenir un propos moralisateur. Elle a longtemps trouvé une fonction « éducative » en littérature de jeunesse, à l’instar de Rémi, le héros d’Hector Malot (Sans famille), récemment adapté en bande dessinée, ou de Dadou, gosse de Paris de Trilby, Titi parisien un peu vagabond et marginal repris en main par la société bien pensante : sa réinsertion sociale glorifie la générosité de ceux qui le « rééduquent ».

    Sur un plan littéraire, la marginalité est beaucoup moins « pédagogique ». Elle n’est pas supportable en tant que telle en littérature de jeunesse et trouve le plus souvent une solution miracle pour amener le héros enfant à sortir de sa précarité, ou tout du moins à s’inscrire dans le périmètre classique des « assistés ».

    La société actuelle a pris conscience depuis longtemps que bien des gens vivent très proches du seuil de pauvreté tout près de chez nous,ou bien plus loin. Mais les développements médiatiques du phénomène ne permettent plus de le gommer en quelques traits qui relèveraient d’une sorte de magie romanesque, qui donnerait bonne conscience. La vérité, associée à une certaine neutralité de ton, se fait jour dans les derniers livres sortis sur le sujet. Romans et albums dressent des constats, servent de révélateurs, à peine déguisés en « histoires », d’un état de fait sur lequel les auteurs prennent position par le simple fait de la raconter.

    La mondialisation incite aussi à intégrer la précarité planétaire. L’information ne permet plus d’ignorer les conditions de vie précaires aux quatre coins de la planète ; elle incite au contraire à les lier dans une sorte de communautarisme international de la précarité. Des livres venus d’autres continents ont des accents communs avec ceux qui sont écrits par des auteurs français.

    Ce thème, malheureusement récurrent, touche ainsi aujourd’hui toutes les tranches d’âge, toutes les zones géographiques. Il a ses livres-phares : On est tous dans la gadoue de Maurice Sendak, La petite marchande d’allumettes par Tomi Ungerer (1974), Les petits bonhommes derrière le carreau d’Olivier Douzou. Les titres plus récemment parus sur le sujet ont un ton, une authenticité qui sensibilisent les lecteurs enfants et veut les inciter à regarder ces héros en état de précarité comme semblable à eux, Un garçon comme moi, comme le souligne le titre d’un livre brésilien.

    Avant d’étudier les ressorts des intrigues qui lient ces personnages au cadre social qui les entoure, un bref regard sur le décor environnant donne les couleurs de cette vie difficile dont joie et solidarité ne sont pas pourtant pas absents, tout comme l’espoir.

Le décor de la rue

    Camper le décor des ouvrages qui traitent de la précarité est relativement simple. Il a pourtant son importance, car il induit le type de précarité abordée dans le livre.

    La plupart du temps, c’est la rue, des cartons entassés sous un pont (Miloko), une impasse ou une ruelle obscure, souvent encombrée de détritus (Le rat).

    Les rues sont le plus souvent celles des pays occidentaux, de préférence la nuit et en hiver ; sous des lumières, blafardes ou au contraire parcimonieuses se dessine la fragilité des silhouettes qui cherchent à se couler dans l’anonymat de la ville. Ambiance proche des films noirs avec, en toile de fond, des immeubles qui écrasent les protagonistes.

    Rues des grandes villes où la minuscule silhouette d’une petite fille se glisse entre les tables des restaurants pour vendre ses fleurs, banlieue à peine esquissée vers laquelle elle s’en va, à la fin de l’album, suivant un adulte au rôle ambigu (Eva au pays de fleurs).

    Central Park, au cœur de New York, dernier ilôt de bien-être où quelques miséreux vivent une sorte de ‘‘robinsonnade’’,société en microcosme qui les préserve encore quelques temps de la marginalisation définitive (L’île aux singes).

    Dans les villes de type occidental, errent les SDF, les laissés-pour-compte de l’économie, victimes de ces embardées de la vie qui font sortir du chemin habituel : chômage, divorce, situation qui a changé parce qu’un grain de sable est venu introduire la précarité dans une vie initialement stable, sans pour autant être toujours brillante. Dans ces lieux familiers, le schéma de la précarité est surtout celui de l’adulte en perdition : le choix de héros enfants en rendrait, par la proximité du cadre, la lecture trop évidente et angoissante à décoder.

    Rues des contrées plus exotiques : Amérique latine, Afrique, moins souvent Asie. Sous le soleil ou les pluies diluviennes, c’est la nature qui écrase alors l’homme ou l’enfant pris au piège de la solitude et de la misère (Prince des rues, Maestro). Dans ces mégapoles à taille inhumaine, les vitrines des magasins sont souvent le lieu de confrontation entre richesse et pauvreté, raccourci saisissant entre l’abondance des biens de consommation venus d’Occident, inaccessibles à ceux qui trimballent leur misère dans ce décor anonyme. Les héros adolescents rêvent devant ces cavernes merveilleuses et intouchables (Un garçon comme moi), ou mènent de véritables commandos de gamins des rues révoltés pour les piller (Maestro).

    Ce décor « exotique » est en effet le cadre de la précarité inhérente aux origines, héritage de pauvreté si profondément ancré dans le statut économique de la population qu’adultes et enfants y sont enracinés comme dans une seconde nature. Dans le décor immense de ces mégapoles lointaines, les jeunes – car dans ce type de décors, les héros sont plutôt adolescents parfois tout jeunes ; ils se coulent dans la foule, se dissimulent aux yeux des autres et des autorités, s’organisent, subsistent avec des moyens infimes, et tentent de garder la tête haute. (Princes des rues, Un garçon comme moi, Maestro)

     Ce cadre urbain est plus imprécis et symbolique dans les livres d’images, où formes et décor – ruelles, angles de rue où sont assis les hommes en attente – sont plus souvent esquissés que vraiment peints avec précision. Les petits bonshommes derrière le carreau sont blottis dans une encoignure de mur entr’aperçue à travers la buée déposée sur la vitre, qui introduit le contraste entre la chaleur intérieure de la maison, tandis qu’au dehors, quelques pauvres se gèlent dans leur abri de carton. Dans Le petit marchand des rues, album brésilien, c’est un carrefour à peine esquissé, un embouteillage de voitures qui sert de cadre unique à une histoire en boucle résumant la précarité en quelques scènes de mendicité, d’agressivité, vues en plongées cinématographiques qui « écrasent » symboliquement l’enfant qui mendie en vendant trois fruits. Dans les albums de Piotr, le décor s’efface encore plus pour ne laisser à voir que les personnages, dialoguistes de scènes qui sont autant de thèses qui dénoncent la difficulté d’être.

La maison

   La maison, à peine dessinée, est le rempart ultime contre la misère absolue.

    Dans les albums, où la peinture de la rue est plus estompée, c’est la peinture de la maison qui est expressive de cette situation, comme dans la série des albums Ernest et Célestine. Le couple formé par le gros ours et sa petite fille adoptive vit dans une situation tout à fait symbolique de la précarité, sans pour autant être marginaux puisqu’ils entérinent les codes de vie de la société. Les aquarelles esquissent un vrai décor de pauvreté, mais les éléments qui transparaissent de leur maison sont autant de synonymes de refuge, de chaleur du foyer, que tout abri permanent doit être pour des gens qui vivent dans la précarité. Il n’y fait pourtant certainement pas très chaud, puisque Célestine et Ernest superposent souvent leurs vêtements, et que le poêle doit être rallumé… Symbole de protection aussi dans P’tite mère : un décor réduit à l’essentiel, et un gros édredon, comme une bulle de chaleur tout ronde dans laquelle les enfants sont lovés, dernier rempart contre la froidure du dehors.

Les vêtements

    Comme l’édredon, les vêtements sont symboliques d’un reste de dignité humaine, et la dernière défense contre les agressions de la rue. Être habillé signifie être encore protégé, avoir encore figure présentable, comme le héros de Feuille de verre : « J’étais nu comme un ver, ou presque. Je n’avais qu’un tee-shirt complètement mort sur le dos et une espèce de pantalon qui n’en était pas vraiment un. Il n’avait de pantalon que le nom, je le portais simplement parce que je ne pouvais pas faire autrement, il faisait partir du décor, si je puis dire, je n’imaginais pas un seul instant m’en séparer, mais il ne me protégeait convenablement ni le cul, ni les guibolles. »

    Tout aussi importantes, les chaussures. Pour les ados, ce sont les baskets, concentré de société de consommation et code d’identification. C’est devant la vitrine d’un vendeur de baskets que les protagonistes de Un garçon comme moi se rencontrent. Riches ou pauvres, devant la même vitrine, leurs rêves les unissent et les séparent en même temps : pour l’un le dernier modèle relève d’une lubie de plus, pour l’autre de l’inaccessible. Et pourtant : « Coucher dans la rue me fait peur. Mais marcher dans la rue au petit matin me fait encore plus peur. Tout est désert. À cette heure, il n’y a plus dehors que la police et les gens dangereux. Ou des rats. C’est l’heure de leur promenade. Si j’avais de grandes baskets comme celles du magasin, je me baladerais en shootant dans les rats. Mais pieds nus, on ne peut pas faire l’imbécile. Un jour un rat énorme a cru que mon orteil était le meilleur hamburger qu’il ait jamais vu. Et il a décidé de se le gagner. Ça a été dur d’échapper à la bête. Elle voulait mon orteil à tout prix. »

    Le rat, maître de la rue, beaucoup moins supportable que les souris qui mènent une allègre sarabande dans la cuisine de P’tite Mère … Le rat, ennemi-ami, s’incruste dans la vie d’un homme tombé dans la déchéance au fond d’une ruelle ; lui dispute sa pitance, guette son premier signe de faiblesse. Avant d’établir avec lui une étrange relation d’égal à égal (Le rat).

    Pendant longtemps, dans la littérature jeunesse, les personnages en situation de précarité ont été, globalement, des adultes, ce qui permettait de maintenir un peu de distanciation vis-à-vis de situations affectivement lourdes à « vivre » pour les lecteurs jeunes.

    L’anthropomorphisme servit aussi de stratagème pour permettre de comprendre, à leur niveau, la difficulté de vie en situation de précarité. Avec des réussites diverses, qui vont de l’analyse subtile et sensible au manichéisme primaire de certains titres.

    Dans les ouvrages récemment publiés, ce sont en fait tous les âges de la vie qui incarnent les différentes situations.

Des adultes déstructurés

    La différence entre les adultes qui dessinaient le portrait de la marginalité et ceux qui dressent aujourd’hui le tableau de la précarité tient à ce que ces derniers sont moins des êtres en rupture de société que les victimes d’un système qui fait de la pauvreté un cercle infernal. Si ce sont presque toujours des personnages secondaires, ils n’en sont pas moins « la » référence adulte proposée aux héros jeunes dans des histoires à peine imaginées.

    Chômage, divorce, accident de santé, ont déstabilisés ces adultes, leur ont fait perdre peu à peu leurs repères personnels, parfois dans un passé bien antérieur à l’action du roman. Pris dans l’engrenage de la dégringolade sociale, ils y entraînent les enfants dont ils ont la charge. A contrario, d’autres parviennent à nouer un contact avec les enfants esseulés, et à les aider afin de leur éviter une déchéance plus grande. Dans une sorte de « happy end », salvateur pour les héros et rassérénant pour le lecteur, ils rétablissent un simulacre de famille, les aident à réintégrer un circuit économique où un semblant de travail leur rendra leur dignité (Maestro, Un garçon comme moi).

    La plupart de ces adultes sont en galère, et le regard que leurs propres enfants portent sur eux est souvent lucide, parfois sans pitié, comme celui de Uolace (Un garçon comme moi) qui peut réellement se demander si sa mère, noyée en permanence dans l’alcool, a jamais su qu’elle avait un fils.

    Étrange image de père que ce boxeur atteint par un coup trop violent, et qui en perd ses repères (Papa porte une robe). Son comportement « hors normes » entraîne les siens dans la précarité, et il faudra l’intervention de personnes intelligentes pour qu’il puisse restaurer son équilibre, et le leur.

    Dans ce tableau plutôt sombre des adultes en situation précaire, il y a aussi des parents attentifs et présents qui, malgré les épreuves traversées, ne perdent jamais des yeux leurs enfants ; ils font tout pour leur épargner le pire en maintenant autour d’eux une bulle d’affection, la meilleure protection contre l’adversité (P’tite mère).

La cohorte des enfants délaissés

    Depuis que la précarité « ordinaire » a pris le pas sur l’errance du SDF, l’émergence de personnages enfants, de plus en plus jeunes, est plus évidente.

    Cohorte impressionnante de ces enfants rejetés dans l’instabilité : le sort qui leur est réservé dépend de l’âge qu’on peut leur attribuer, de la présence ou non d’un adulte à leur côté.

    Les plus jeunes sont souvent accompagnés d’un ou de deux adultes, la plupart du temps leurs parents comme pour la petite Laeticia. (P’tite mère). Cette pauvreté « ordinaire » dans l’environnement occidental européen reste « supportable » pour son personnage – et pour le lecteur qui a presque son âge – parce que l’affection de ses parents ne lui fait jamais défaut.

    À l’inverse, les garçons croisés dans les rues des grande villes (Le petit marchand des rues, Miloko) sont complètement isolés, sans autre ressource que la mendicité, le vol à la sauvette.

    Gamin solitaire, Nino, orphelin à qui l’on conseille de fuir la favela à la mort de sa mère pour essayer de s’en sortir, de trouver de quoi vivre dans la mégapole de Rio (L’enfant qui voulait dormir).

    Seuls dans la cohue d’une grande ville indienne, Asha et son ami Nahir survivent de menus services rendus aux passagers des trains (Pieds nus dans la rue).

    Solitaire, le jeune émigré à l’identité imprécise, débarqué d’on ne sait trop où en Afrique sur une île volcanique sicilienne, et qui vend des objets de pacotille aux touristes à la descente des bateaux (Boum).

    Si les enfants en situation précaire sont plus nombreux qu’auparavant dans les romans traitant de ce thème, cela tient sans doute à la description du phénomène des bandes d’adolescents, qui vivent l’extrême pauvreté des favelas sud-américaines, des grandes villes africaines ou indiennes. Leur errance ne tient pas de la fugue ou de la rébellion contre la famille, mais essentiellement du fait que leur environnement est devenu insupportable, que leurs parents sont morts ou en perdition. La structure sociale de la bande leur permet d’organiser leur vie, leur survie plutôt. C’est leur statut d’enfants en état de pauvreté qui est analysé pour lui-même, et non plus celui des adultes qui les entourent.

    Deux bandes se croisent, s’observent et se défient sur le trottoir d’une ville sud-américaine, jusqu’à la bagarre qui concrétisera la haine entre riche et pauvre (Un garçon comme moi). Bande qui s’organise pour survivre dans les rues d’Addis-Abbeba (Princes des rues), bande de petits cireurs de chaussures ou vendeurs de journaux, qui exercent à la sauvette des métiers d’adultes (Maestro).

    Tous ces personnages sont des enfants que les circonstances de la vie ont isolés du schéma social habituel. Leur solitude est d’autant plus grande, au début de leur histoire, que ceux qui le croisent ne semblent pas, ou ne veulent pas, les voir. Bien que teinté d’exotisme, à l’image d’un décor sud-américain, ce contexte permet de donner un ton bien plus réaliste à cette peinture de la précarité. L’isolement des enfants dans ces mégapoles déshumanisées est bien expressif d’une réalité locale ; et il est aussi plus supportable pour le lecteur européen, parce que son éloignement induit une certaine distanciation.

Causes et effets de la précarité

    Bien souvent, il n’est pas précisé pourquoi les enfants aboutissent ainsi dans la rue. Car, plus que leur parcours qui les a conduits là, plus qu’une analyse sociologique des causes de la précarité, c’est la peinture des réactions des jeunes face à l’ensemble de la société, le côté exemplaire de leur situation et les effets qu’elle induit sur leurs modes de relation qui intéressent.

    La dégradation du cadre de vie familial, pas toujours explicitée, le changement de statut social des parents y sont pour beaucoup : absence, abandon ou mort d’un père entraînant la privation de ressources et/ou la déchéance d’une mère. Échouer dans la rue est une étape grave, le retour en arrière devient difficile, surtout si l’épreuve se prolonge (Princes des rues, Champ de mines, Maestro, Le garçon qui voulait dormir).

    À cela s’ajoutent les conditions économiques dans les pays sous-développés, la pauvreté d’une immense majorité de la population, pauvreté structurelle aggravée par d’autres fléaux : la famine, la guerre. (Champ de mines)

    Les effets de la précarité se rejoignent d’une histoire à l’autre: la galère le long des trottoirs, l’inactivité, la vacuité des jours qui se ressemblent dans la quête de nourriture, la douloureuse sensation de manque, de faim, qui empêche de dormir, la frénésie de dépenser en une seule fois dans un énorme jus de fruit ou un hamburger les trois maigres pièces qu’on a eu tant de mal à grappiller (L’enfant qui voulait dormir).

    Tous les sentiments, toutes les sensations et émotions que ce type de vie font naître sont abordés : faim, haine, peur, solitude, honte.

    De la France à l’Amérique latine est évoqué, assez brièvement, le problème de la déscolarisation des enfants (P’tite mère, Un garçon comme moi). Plus récurrents : les démêlés avec la police, les conflits entre bandes rivales, les bagarres, les combats dans la rue, les révoltes de la faim (Maestro).

    Les scènes de rue révèlent parfois de beaux moments de solidarité, mais elles sont surtout le cadre des petits boulots, et des activités plus ou moins licites pour obtenir une ou deux pièces de monnaie afin d’acheter le hamburger mythique. Tout y est : cireurs de chaussures, vendeurs de journaux, laveurs de pare-brise au feu rouge, chiffonniers, etc. (Maestro, Feuille de verre).

    Condensé symbolique de l’état de précarité, le garçon qui essaie de vendre trois fruits au feu rouge, ne rencontre que méfiance, hostilité, regards durs des automobilistes qui roulent toutes issues fermées pour ne pas se retrouver sous la menace d’une arme au feu rouge. Abrégé saisissant où s’entremêlent mendicité et agression à peine différenciées.

    Ces « métiers » de précarité permettent de ne pas devenir totalement dépendant par la mendicité ou l’agression – décrite avec verdeur – qui permettent d’extorquer l’argent des passants (Un garçon comme moi) :

« La seule façon de leur faire cracher un peu de tunes, c’est d’être très mal élevés […] C’est comme cela qu’il faut s’y prendre, on s’approche du propriétaire ou de la propriétaire du portefeuille, on prend un air féroce et on crie :

    – Crache ton fric !

    Et ils le donnent.

    Alors on file en courant, mort de rire. Il faut vraiment courir parce que des fois, il y a un flic derrière. »

L’improbable rencontre

    Face à ces personnages dans lesquels on peut se reconnaître, chacun peut se dire : « c’est Un garçon comme moi ». Tous ces livres le montrent bien : la précarité peut atteindre n’importe qui. Il ne s’agit plus, en l’occurrence, d’adultes en rupture de société, mais bien de jeunes, d’adultes, victimes d’un système qui rejette les plus démunis, les plus faibles, aux frontières de la société dite « normale ». Par-delà les différences de données économiques entre le Nord et le Sud, les ressorts qui y entraînent sont les mêmes. Cet autre, si semblable à soi, est-il possible de le reconnaître, de le rencontrer ? Le face-à-face qui surgit avec acuité, et violence dans deux romans.

    Rencontre ? Plutôt croisement de deux lignes de vie, de deux bandes d’adolescents, une riche et une pauvre, aux hiérarchies similaires, comme un double dans le reflet de la vitrine dans la vitrine du marchand de baskets. Le roman analyse le regard porté par l’une sur l’autre. Si les deux garçons placés au coeur de la confrontation souffrent de la même absence de père, leurs mères sont très différentes : l’une mène une vie aisée et surveille son fils de trop près ; l’autre, pire qu’une clocharde, a oublié depuis longtemps le sien dans l’alcool.

    Parallélisme des ressorts de la violence entre les deux bandes : envieux et m’as-tu-vu, fascination de l’excès de bien de consommation, démonstration magistrale de puissance, corollaire de la peur de l’autre, ou de la sienne. Conclusion en demi-teinte : les deux personnages médians prennent conscience de la précarité de leur sort personnel, aussi incertain que ce soit dans la rue ou dans la maison. (Un garçon comme moi)

    Célestino, jeune ado de seize ans un peu oisif croise la route d’un garçon solitaire, encombré d’une lourde valise. Dans l’espace clos de l’île, son chemin croise sans cesse celui de l’autre, entré clandestinement en Italie depuis l’Afrique. Celui qui vit en situation précaire, c’est presque un autre lui-même. Vague curiosité de l’un, indifférence de l’autre : si la confrontation se dessine, la rencontre des deux garçons est impossible. Ils ne se parlent quasiment pas, n’échangent pas. Et leurs routes s’écarteront de la même manière qu’elles se sont croisées : sans raison. Au passage, il y aura eu un vol, dont le nanti se moque éperdument, et dont le pauvre se défend, en venant rendre l’objet volé. Curieux roman qui reste à la surface des choses, traduisant ainsi peut-être l’impossibilité de rencontre entre riche et pauvre. L’auteur démontre plus en racontant l’impossibilité de l’échange, que par une histoire trop positive.

Sortir (ou pas) de la précarité

    Aucun futur positif n’est certain dans ces romans, lorsqu’ils veulent parler vrai jusque dans leur conclusion.

    Les fins optimistes relèvent parfois du conte de fées. Asha réalisera son rêve de danser en gagnant un concours et en étant prise en charge, avec son ami Nasri, par une fillette issue de famille riche émue de sa situation (Pieds nus dans la rue). Ce type de « happy end » n’a de sens qu’en fonction de l’âge du lecteur enfant auquel il est difficile, voire impossible, d’imposer un « non espoir ».

    Il y aussi le regard attentif et agissant d’adultes alertés par l’état de dénuement de gamins à peine sortis de l’enfance. Leur intervention donne le coup de pouce indispensable. La famille de Laeticia est prise en charge par les services sociaux alertés par son institutrice (P’tite mère).

    Tous n’auront pas la possibilité de se découvrir une vocation, de voir s’épanouir un véritable don artistique comme Tartamudo, un des plus rebelles de ceux qui entrent à l’école de musique lancée pour les enfants des rues par le vieux musicien. Son succès d’artiste à la voix exceptionnelle ne rachètera pas la mort de l’un d’entre eux sous les coups de pied de la milice lors d’un pillage de vitrines. Un des rares romans à conclure sur un futur lointain, ce qui permet de mesurer le chemin parcouru par chacun (Maestro).

    Ainsi enfin pour deux amis de Uolace (Un garçon comme moi) : l’un trouvera sa place en « héritant » de la bicoque d’un vieux monsieur qui s’est intéressé à son sort ; pour un autre, ce sont les parents qui franchissent le pas : retour au village, qu’ils n’auraient jamais dû quitter, pour y retrouver une forme de socialisation et offrir à leurs enfants une chance d’en bénéficier. Cette issue suppose néanmoins un choix crucial pour le héros en tant qu’adolescent : s’exclure de la bande pour tenter de trouver une place, même incertaine, dans l’environnement social. Uolace, lui, n’aura pas cette chance : malgré un sursaut d’humanité, sa mère, engluée dans sa déchéance, définitivement plus préoccupée de sa dépendance que du sort de son fils, l’abandonne à la rue où il ira disputer ses orteils à la voracité des rats. (Un garçon comme moi).

    Ainsi, plus les héros (et leurs lecteurs) avancent vers l’adolescence, plus la conclusion des romans tend au réalisme, sans apporter de solution magique à des situations ancrées dans une réalité profondément grave. Pour un qui sort de la misère, combien y en a t-il qui, comme dans une scène de cinéma, s’en vont vers le coeur de la ville pour se perdre dans la masse, vers une incertitude évidente ? (Un garçon comme moi, Princes des rues, Boum) L’histoire laisse flotter en suspens leur silhouette fragilisée par une fatalité qu’ils n’ont pas su vaincre au cours du récit. Engrenage inéluctable et logique, qui confère à tous ces ouvrages un réel accent de vérité tout en laissant un fragile espoir d’avenir meilleur, puisque d’autres ont pu y accéder.

Toi, vole ! album publié tout récemment, ramène le lecteur enfant à une précarité de proximité d’autant plus pernicieuse qu’elle parvient à se fondre dans l’anonymat de la foule. L’auteur, américaine, s’appuie sur des faits avérés remontant aux années 90 : la présence dans les aéroports internationaux d’adultes en situation de précarité qui y organisent leur survie au milieu des voyageurs. Un père et son fils parviennent à se fondre dans la foule, à passer complètement inaperçus : l’adulte a un travail précaire (vigile durant le week-end), et n’est pas en mesure d’assurer l’hébergement de son enfant. La fin laisse espérer une issue, dans le symbole de l’oiseau piégé dans l’aéroport et libéré par le petit garçon.

    Parce que l’illustrateur, en reprenant tout récemment ce texte, a situé l’action dans une aérogare qui ressemble beaucoup à Roissy, le livre fait toucher du doigt, sans grand discours, ce vers quoi tend désormais la précarité « ordinaire » : des adultes, plutôt jeunes d’ailleurs, qui ne sont en rien des marginaux, ne parviennent plus à prendre place dans les schémas types que les conditions économiques imposent.

    Cette analyse succincte, dont chacun des aspects pourrait être approfondi pour lui-même, permet de discerner les couleurs que la littérature de jeunesse donne à un problème social grave et multiforme. Le sujet n’est jamais clos, puisqu’il évolue selon le ton de plus en plus réaliste des livres pour la jeunesse, selon les âges de lecture concernés et les données socio-culturelles d’un problème en évolution constante. La tendance actuelle s’inscrit vers plus de réalisme, jusque dans les solutions pour s’en sortir : la porte est étroite, mais elle reste ouverte.

( mars 2007 )

D’abord enseignante, Muriel Tiberghien fut rédactrice en chef adjointe pour la partie jeunesse de la revue Notes Bibliographiques (Culture et Bibliothèques pour tous) et, à ce titre, coordinatrice du comité de lecture. Des articles toujours très documentés, des formations, des interventions et des collaborations nombreuses, notamment avec le CRILJ dont elle est administratrice.

Bbliographie des ouvrages cités :

Ammi Kebir Mohamed, Feuille de verre, Gallimard Jeunesse, 2004

Barsony Piotr, Papa porte une robe, Seuil jeunesse, 2004

Brûlé Michel, L’enfant qui voulait dormir, Grasset Jeunesse, 2005

Bunting Eve, Toi vole, Syros jeunesse, 2006

Ferdjoukh Malika, Boum, École des loisirs, 2005

Herbert Magali, Le rat, Bayard Jeunesse, 2004

Lago Angela, Le petit marchand des rues, Rue du monde, 2005

Laird Elisabeth, Princes des rues, Gallimard Jeunesse, 2004

Petit Xavier-Laurent, Maestro, École des loisirs, 2005

Sampiero Dominique, P’tite mère, Rue du monde, 2002

Siccardi Jean et Guth Joly, Miloko, Le Rocher Jeunesse, 2004

Strauss Rosa Amanda, Un garçon comme moi, Seuil/Métailié, 2005

Ternaux Catherine, Pieds nus dans la rue, Flammarion Jeunesse, 2005

Qui sont vraiment les lecteurs jeunes adultes ?

 

 

Compte-rendu de la rencontre du 26 juin 2012 organisée à la bibliothèque Buffon par le Centre National du Llvre et Babelio avec le soutien de la Sofia

    Cette rencontre s’inscrit dans le cadre du cycle des huit séances sur Les pratiques des lecteur. Les prochains thèmes sont à définir et les propositions des éditeurs sont les bienvenues. Ce cycle, destiné aux éditeurs, vise à explorer les pratiques des lecteurs, en se fondant sur une enquête de lectorat menée par Babelio et sur un double éclairage professionnel et universitaire.

     Trois intervenants interrogent les lecteurs jeunes adultes dans leurs pratiques de lecture, leurs modes de prescriptions, leurs modes de consommation et d’information. Qu’attendent-ils des éditeurs et des médiateurs du livre ?

. La première intervenante, Sonia de Liste-le Guillou, directrice de l’association Lecture Jeunesse et directrice de la rédaction de la revue Lecture Jeune, tente de définir cette notion de jeunes adultes avant de s’intéresser à la production éditoriale qui leur est dédiée. Elle prévient que ce concept de jeunes adultes comporte plus de questions que de réponses.

     Elle aborde le sujet par une étude comparée des travaux menées par deux sociologues Olivier Galland et Cécile Van de Velde et en référence à plusieurs articles parus dans Lecture Jeune. Selon Cécile Van de Velde? la définition de l’âge adulte est en train de changer. La sociologue a effectué ses recherches comparatives sur les expériences contemporaines de l’entrée dans l’âge adulte en France, au Royaume-Uni, au Danemark et en Espagne. Pour chaque pays l’âge médian de passage à l’âge adulte est différent. Il est lié au système économique et sociologique. Si l’âge médian est en France de 23 ans, il est en Espagne de 28 ans, de 20 ans au Danemark et de 21 au Royaume Uni.

     Les jeunes Français connaissent, entre 18 et 30 ans, une période d’entre-deux dont la longueur est liée aux difficultés à trouver un emploi, des prêts, un logement… Devenir adulte est devenu extrêmement subjectif. Ce n’est plus uniquement accéder à l’indépendance. C’est aussi se construire, être responsable, réussir à trouver une place, être à l’aise avec son autonomie.

     Il résulte des travaux de la sociologue que devenir adulte est une perception de soi. On n’est plus dans des bases prédéfinies mais dans un processus.

     Olivier Galland, lui, constate l’affaiblissement des rites de passage, l’importance de l’école comme pratiquement unique lieu de socialisation et l’affaiblissement du rôle de la famille dans le rôle de transmission. Ces jeunes qui tardent à entrer dans l’âge adulte adhérent à une culture commune, hors de la culture scolaire, à une culture nouvelle, une culture de la communication grâce aux nouveaux média. C’est ce qu’il appelle « la culture des pairs ». Le sociologue parle de socialisation horizontale.

     S’il n’est pas facile de définir le passage entre les grands adolescents et les jeunes adultes, est-il plus facile de définir la littérature « Young adult » ?

     Il ne s’agit pas d’un genre. On y trouve des séries et des cycles, des classiques, de la littérature populaire, des rééditions de publication de littérature générale de type littérature populaire, et une littérature éphémère avec ses univers transmédiatiques :jeux de rôle, film et une présence des éditeurs sur le net.

     Ce serait davantage une littérature passerelle où la médiation joue un rôle clé. En effet, ce ne sont ni les éditeurs ni les enseignants ni les bibliothécaires ni les libraires qui influencent ce lectorat. L’essentiel de la prescription se fait par les pairs avec les réseaux sociaux, les sites, les forums.

. Guillaume Teisseire, cofondateur du réseau social du livre Babelio publie et analyse les résultats d’une étude qualitative et quantitative sur ces lecteurs jeunes adultes, administrés à près de 800 lecteurs par internet.

    Ce questionnaire consistait en 30 questions fermées et 6 ouvertes. Sur une base sollicitée des 29000 membres de Babelio, 800 réponses ont été reçues émanaint à 80,5% de femmes et 19,5% d’hommes. 24% des réponses provenaient des lecteurs de 18/25 ans, 38% des lecteurs de 25/30 ans.

     25% des lecteurs ayant répondu lisent un livre par semaine. Tous achètent beaucoup en ligne même si le premier lieu d’achat est la librairie. Leur accès est multicanal : librairie, bibliothèque, internet. Le segment jeune adulte est connu par les 2/3 des lecteurs Babelio qui l’associent avant tout àla SFet à la fantasy. Le lecteur « jeune adulte » est jeune, femme et bibliophage.

     Les deux titres passerelles les plus citées sont Harry Potter et Twilight. Les sondés associent cette littérature aux auteurs anglo-saxons. Peu citent des auteurs. Pas d’achat sur la notoriété et donc pas de fidélité aux auteurs, ni aux collections ni même aux maisons d’édition.

     Si Internet est la première source de découverte, la librairie reste juste derrière. Toutefois la prescription passe beaucoup de lecteur à lecteur par les critiques sur Babelio, les blogs, les forums.

     Libraires et bibliothécaires ne savent pas où placer cette littérature car le thème, le résumé et la couverture passent avant le nom de l’auteur. La maison d’édition et la collection arrivent en dernier critère.

. La dernière intervenante est Barbara Bessat-Lelarge, directrice éditoriale de Castelmore. Elle apportera son expertise professionnelle sur les évolutions du marché du livre jeunes adultes, en tant que conceptrice de collection pour lecteurs adolescents.

    L’éditrice présente Castelmore, le label de la littérature « Young adult » des éditions Bragelonne, label fondé en octobre  2010 et qui compte aujourd’hui 49 titres publiés. La meilleure vente est Vampire Academy, blockbuster vendu à 80 000 exemplaires.

     Barbara Bessat-Lelarge souligne l’importance de l’objet livre lui-même pour ce lectorat très attentif à la couverture qui fait partie du champ des critiques sur le net. L‘objet est important pour les bons lecteurs comme pour les faibles lecteurs ce qui pose problème pour l’édition numérique.

     Le grand format et le prix, comparables à ceux des livres des romans de la littérature pour adulte, valorisent ce type de romans. Plus pris au  sérieux qu’une édition en poche.

    La ligne éditoriale de Castelmore est rattachée à celle de Bragelonne par l’imaginaire avec deux critères pour les sujets abordés : parodie et paranormal.

     Les héros sont des créatures qui vivent dans un monde normal mais avec des super pouvoirs. On y trouve aussi des mythes remis au goût du jour.

     L’éditrice identifie trois catégories d’acheteurs :

–  les 12/18 ans

–  les mères qui lisent avec leurs filles,

–  les jeunes adultes qui cherchent une lecture plaisir

     Forte de son expérience, elle donne ensuite quelques repères qui, selon elle, caractérisent les romans Young Adult :

–  La voix narrative doit être entendue avant la dixième page.

–  La présentation, en début de roman, ne dépasse pas trois pages.

–  On trouve souvent dans ces romans le thème de l’apprentissage.

–  Les personnages doivent évoluer hors considération morale.

–  Son changement et sa réflexion se font par la confrontation au monde extérieur.

–  Les livres sont écrit pour fonctionner en lecture plaisir.

–  Les thèmes se succèdent de collection en collection.

–  Chaque nouvelle vague de parution assimile la précédente et l’enrichit.

–  Avant tout cette littérature ne fonctionne qu’avec une très forte communication.

–  La communication se fait par les réseaux sociaux et les sites dédiés à chaque livre.

–  Les plus efficaces des media sont les blogs des lecteurs et les éditeurs prévoient des interlocuteurs qui s’y consacrent à plein temps.

–  Il faut prévoir des spécimens pour les blogueurs.

–  Une personne se consacre également à plein temps aux librairies.

     En librairie les livres Young Adult sont souvent rangés avec mangas, les BD et la fantasy adulte. Certains titres trouvent une double implantation, au rayon jeunesse et au rayon adulte et sortent simultanément avec deux couvertures différentes. En bibliothèque ces livres sont parfois mêlés à d’autres supports (vidéos, jeux) pour un meilleur repérage dans une offre très large.

Françoise Mateu a traversé pendant plus de vingt ans plusieurs métiers du livre : libraire en librairie générale, libraire en librairie spécialisée jeunesse, fondatrice, avec Suzanne Bukiet, de la librairie L’arbre à livre largement ouverte aux cultures du monde, directrice éditoriale aux éditions Syros jeunesse puis au Seuil Jeunesse et aux éditions du Sorbier. Impliquée depuis fort longtemps, et généreusement, dans les activités du CRILJ, elle s’intéresse particulièrement aux questions de formation et il n’est pas rare de la rencontrer lors d’une journée professionnelle pour parler édition ou sur un salon du livre, assurant la médiation d’une rencontre ou d’un débat.

Pourquoi j'aime Max et les maximonstres de Maurice Sendak

   Max et les Maximonstres, édité aux Etats Unis en 1963, publié pour la première fois en France par Robert Delpire en 1965, déclencha les foudres des rares critiques s’intéressant à l’édition pour la jeunesse, avant que d’être publié en 1967 à l’Ecole des loisirs où il trouva la consécration que l’on sait. L’esprit de 1968 commençait à souffler sur la création et sur la critique, autorisant la prise en compte de l’inconscient dans les albums pour enfants.

    J’ai découvert Max et les Maximonstres il y a presque 30 ans, alors que j’étais bibliothécaire et jeune maman d’un petit garçon terrible à qui je l’ai lu souvent. C’était la première fois que je voyais un enfant porter un costume de loup et cet enfant du livre ainsi vêtu me fascina d’emblée, car beau et terrible à la fois, comme un jeune animal sauvage.

    En lisant cet album à mon fils comme à d’autres jeunes enfants j’ai souvent constaté que l’enfant à qui on lit Max et les Maximonstres pour la première fois ne manifeste pas d’enthousiasme, ne dit rien et reste songeur.

    Plus tard il demandera qu’on lui relise cet album qui le trouble, et moi après toutes ces années je reste face à Max comme ces enfants, songeuse.

    On ne peut revenir autrement me semble-t-il de ce voyage Where the wild things are, de cette plongée au cœur de notre intériorité.

    Découvrant l’œuvre de Maurice Sendak, avec ceux de mes collègues de la Médiathèque de Metz qui partagèrent avec moi l’aventure de la revue Bouquins/Potins, j’ai lu tout ce qui était alors publié de Sendak et sur Sendak, en français comme dans la langue originale, mais cela n’empêcha pas et n’empêche toujours pas que je continue de me heurter à la force de cet album, à sa belle opacité. Je suis attirée par Max et les Maximonstres, j’aime la beauté du trait, la finesse des couleurs, la musique du texte, mais quand je prends cet album en main c’est comme si je venais de trouver au bord d’un rivage un beau galet. Je le ramasse, le regarde, le touche, le caresse, il me fascine par sa perfection plastique certes, mais aussi et surtout à cause de tout ce qu’il contient d’informations qui me restent inaccessibles car je ne connais rien à la géologie ni à la minéralogie. Pourtant, même si je ne les mets pas à jour, savoir qu’elles sont là enfermées, comme l’image dans le tapis, me donne du contentement.

    Au fil du temps j’ai avancé dans ma compréhension de cet album. J’ai profité de lectures expertes qui m’ont révélé la subtilité de ce texte ô combien elliptique, l’orches-tration de ces images qui nous emmènent sans prévenir de l’autre côté du miroir. Je me suis intéressée aux yeux ouverts et aux yeux fermés de Max, à ce jeu de ses pieds dressés et de ses pieds posés qui en dit long sur sa satisfaction. Je sais tout le travail accompli par Maurice Sendak sur lui-même, pour retrouver au plus près les sensations du jeune enfant qu’il fut. Je vois bien que Max s’embarque vers l’imaginaire grâce au principe de plaisir et revient à cause du principe de réalité…

    J’observe ces monstres, terribles, leurs griffes leurs cornes et leur crocs, mais ils me semblent en même temps si débonnaires. Ils me font sourire car je vois bien qu’ils font tout pour être terribles et que cette jubilation qu’ils manifestent vient de ce qu’ils jouent à faire les monstres. Ils agissent à la commande de Max, ils donnent une représentation, regardant bien leur public comme des enfants lors d’un spectacle de fin d’année et Max, qui les a convoqués, les domine totalement. Trois petits tour et puis s’en vont…

    Mais les regardant à nouveau la fois suivante je m’interroge encore et encore sur ce qu’ils ont à me dire.

    Chaque fois que je lis Max et les Maximonstres c’est comme si tout recommençait.

    C’est comme dans une histoire d’amour. Je l’aime, mais je ne sais pas pourquoi. Peut-être aussi que je l’aime parce qu’il me résiste…

(juin 2012)

 

C’est dans le même temps que Claude André apprend à être mère de deux garçons et à connaître les livres pour enfants, C’était il y a longtemps, du temps d’une librairie qui s’appelait Le Temps des cerises et où son premier invité fut Christian Bruel qui venait de publier L’Histoire de Julie qui avait une ombre de garçon. Bibliothécaire jeunesse durant quatorze ans à la Médiathèque de Metz, Claude André a activement participé à la création et au développement de la Librairie L’Autre Rive à Nancy où elle conseille au rayon jeunesse. Elle est présidente de l’Association Jeunes Lectures et donne ici ou là des formations à la littérature pour l’enfance et la jeunesse. Membre de l’Association des librairies spécialisées jeunesse, elle participe à la rédaction du magazine Citrouille comme du site www.citrouille.net. Elle quitte le métier (de libraire) à la fin du mois de novembre 2012.

Letizia Galli dialogue avec Christiane Abbadie-Clerc

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. Letizia, tu es impressionnante et contradictoire par ta rigueur, ton sens de la méthode et en même temps ta démesure à portée d’enfance. Il y a chez toi une acuité d’analyse, une aptitude au concept qui renverse les idées reçues…

Rigueur, système, architecture, discipline, ces mots un peu trop figés qui m’impressionnent beaucoup, reviennent souvent à propos de mon travail. Mais il faudrait y joindre aussi d’autres « bouts de ficelle ».

Premier épisode fondateur dont j’ai un souvenir clair comme un éclair. A la fac, où je subissais les contraintes d’études obligatoires que je n’avais même pas choisies, un jour un professeur demande à la classe de dessiner à « main libre » (pour la première fois sans l’appui des équerres et du compas) un vieux puits en pierre qui se trouvait dans la cour. Emotion ! Joie de liberté !

Mais mon dessin n’avait pas une ligne ni verticale ni horizontale, c’est ainsi que je voyais le puits. Ce que je voyais n’était pas un acte d’humble obéissance, mais ma vision de la réalité, mon interprétation. Ce qui n’était pas demandé bien sûr par le zèle d’un professeur qui ne souhaitait qu’une « belle photographie ». Le professeur s’est donc appliqué à corriger tous mes défauts d’horizontalité et de verticalité, en me reprochant de ne savoir pas dessiner. Cependant mon dessin est resté le même et ma note a été baissée pour indiscipline.

Tout au long de ma carrière branlante d’étudiante rebelle, mon incorrection avait aussi un but : montrer aux autres, en particulier aux profs qu’il y avait  » autre chose  » que le système d’enseignement, que je n’étais pas un mouton soumis, mais une dangereuse « tête brûlée » qui n’avait peur de rien.

Cet épisode a marqué ma vie professionnelle et tracé ce qui devait être à jamais mon credo ; en partant de l’indiscipline, tout ce que j’aborderai désormais dans le futur, me permettrait d’avoir mon système à moi. Cela a bien sur ratifié l’impossibilité de m’inscrire dans une carrière d’architecte, carrière abandonnée mentalement déjà depuis le début dela fac. Cequi veut dire que nul ne peut enseigner ni déchiffrer les secrets des codes personnels de visualisation et d’interprétation et que toute école ne restera qu’une possibilité parmi tant d’autres d’initiation où certaines données de base sont indiquées d’une manière aléatoire, et qu’il faut dans ces conditions, être « très, très futé » pour s’en débarrasser et éviter d’appliquer ces dogmes à la lettre.

Il était question pour moi de trouver mes sources en utilisant une méthode de transgression permanente, de découvrir dans l’observation du langage des autres, les « maîtres », mes « maîtres » dans un champ le plus possible élargi, dela connaissance. Curiositédonc permanente. Ne pas se contenter des sources picturales académiques. Tout était là, pourtant, à ma portée, qu’il s’agisse d’une musique, d’un roman, d’un poème, tout était étalé dans mon imaginaire à partir du réel.

Mon œil commençait donc à percer sa vision propre et à la fractionner en facettes multiples.

Les champs si vastes de l’horizon qui s’offraient devant moi me permettaient donc de zapper l’enseignement officiel avec le dédain inconscient mais jubilatoire du risque que j’allais prendre : plus jamais je ne toucherai aux lignes horizontales et verticales… ce qui pour moi était le projet de liberté que j’étais en train de choisir à jamais.

. En réalité, Letizia, tu as toujours gardé cet esprit d’enfance, frondeur – bien sûr avec la maturité et le savoir faire de l’âge adulte. Comme les plus grands artistes. Et je reste étonnée de la simplicité de ce langage visuel avec lequel tu parviens à traiter des sujets complexes, philosophiques même, selon un angle d’approche jamais convenu, surtout quand tu abordes les grandes figures du patrimoine culturel italien…

Le fait de m’être trouvée confrontée à des soucis « alimentaires » peut donner des clefs évidentes. Là, un choix de fracture linguistique importante s’est imposé : il fallait faire des concessions, s’adapter, tout en assumant la différence entre le travail alimentaire et celui de la recherche, de la création. Cette fracture semble en effet bien visible dans mon travail. D’un côté les contraintes m’obligeaient à « épurer » le dessin, mais de l’autre côté la liberté pouvait s’épanouir. A croire que le travail alimentaire a bien servi à quelque chose !

. Tu as parlé de transgression et de joie aussi…

C’est ce que j’ai cherché toujours à faire en utilisant le fameux « grain de folie » qui est un ingrédient essentiel dans mon parcours. La folie pour moi c’est mon compagnon de route, qui me rapproche de l’inspiration , ce qui me permet de compter sur mes propres forces sans prescription, sans obligations de toute sorte, sans aucune rationalité. Faire, à partir d’un mot, un saut de l’autre côté du miroir, dans l’inconnu et le néant. A quoi se rajoute une sorte de sentiment de transcendance, d’un état devenu partie intégrante de ma création. Le « grain de folie » est donc bien là qui me permet en effet de dessiner avec un plaisir presque physique, associant cette métamorphose de la réalité décidée il y a longtemps dans une cour d’école. Cet état mélangé de plaisir et de folie est le même que celui que je découvre dans les multiples expériences décrites par quelques écrivains célèbres avec les prises de substances hallucinogènes. Non je ne suis ni rationnelle, ni organisée, mais je tente de suivre ce fil magique tout au long de mes pensées.

L’activité de création est pour moi une nécessité, tel un verre d’eau qui apaise la soif, qui se déroule dans un état de transe continu, joyeux et incontrôlé.

(Trouville, le 19 août 2012)

 

Conservateur d’État des Bibliothèques, ayant travaillé à la Bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou dès les années de préfiguration, Christiane Abbadie-Clerc y créa et anima la Bibliothèque des Enfants puis la salle d’Actualité Jeunesse et l’Observatoire Hypermedias. Elle a conçu avec Pierre Pitrou, photographe bibliophile, les expositions Visages d’Alice (1983), Images à la page (1984) et Iles (1987) dont les catalogues sont publiés par les éditions Gallimard. En hommage à Marc Soriano, elle organise en 1997 le colloque Mythes, traduction et création et en publie les actes aux éditions de la BPI. Ayant dirigé la Bibliothèque intercommunale Pau-Pyrénées entre 1999 et 2004, elle est actuellement chargée de mission à la DRAC Aquitaine pour les fonds « Pyrénées » et s’implique à titre bénévole dans l’organisation des Rendez-vous du Livre d’Aure et de la Fête du Livre Pyrénéen d’Aure et Sobrarbe à Saint-Lary Soulan, dans les Hautes-Pyrénées. Christiane Abbadie-Clerc est, depuis fort longtemps, administratrice du CRILJ.

Merci à Létizia Galli pour nous avoir confié le texte de cet échange.

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