Roberto Innocenti : un magicien

par Martine Abadia

    Roberto Innocenti est né en 1940 à Bagno a Ripoli (Florence). Ses premiers pas dans la vie, en période de guerre, auront bien sûr une grande influence dans son parcours. Il doit quitter l’école dès 13 ans pour aider sa famille et travailler dans une fonderie jusqu’en 1958. Autodidacte, il sera ensuite,  tour à tour, vendeur dans une galerie d’art, graphiste publicitaire pour des magazines de luxe, affichiste pour le cinéma et le théâtre, avant de pouvoir se consacrer enfin pleinement à l’illustration.

    Il sera, dès lors, édité par de grandes maisons d’éditions internationales et récompensé à de nombreuses reprises : Biennale des Illustrateurs à Bratislava en 1985, Prix Hans Christian Andersen reçu en 2008 pour l’ensemble de son œuvre, pour les plus prestigieux.

    Roberto Innocenti est un artiste engagé. il se pose comme un témoin de l’histoire en marche et porte un regard d’une grande précision sur la vie, ses  joies, ses peines, ses barbaries. De son enfance perturbée par la guerre, il a su néanmoins garder le sens de l’amusement, de la curiosité propre à l’enfance. Il sait traduire avec pudeur l’incompréhension et le choc émotionnel des enfants, soudain confrontés à l’absurdité des violences générées par  la bêtise et le besoin de pouvoir des adultes.

    Il fut un des invités du deuxième Festival des illustrateurs qui s’est déroulé à Moulins (Allier) du 26 septembre au 6 Octobre 2013.

RENCONTRE AVEC UN GRAND MONSIEUR

     Nous sommes à Moulins, le vendredi 27 septembre 2013. Il est 9 heures 30.

     En préambule, avant de donner la parole à Roberto, Lucie Cauwe, modératrice, remarque que trois des illustrateurs invités, Roberto Innocenti, Lorenzo Mattoti et Kveta Pacovska, ont participé à la même exposition à la Foire du livre pour les enfants de Bologne en 1996 et qu’ils ont en commun d’avoir illustré des contes traditionnels et créé des albums de fiction très personnels.

. Vous êtes autodidacte, ce dont on pourrait douter en regardant la précision de vos dessins. Comment en êtes-vous venu au dessin ? Comment s’est fait le choix d’illustrer pour la jeunesse ?

     Etre autodidacte, je le partage avec de nombreuses personnes de ma génération car je suis né pendant la guerre et c’était très difficile à cette époque d’entreprendre des études. Et puis dessiner, c’est quelque chose qui s’apprend … en dessinant.

    L’illustration pour la jeunesse m’a attiré très tôt, donc j’ai commencé à illustrer, il y a environ 25 ans mais, en même temps, j’ai été obligé de m’arrêter assez rapidement parce que c’était trop difficile d’en vivre. J’ai fait plein de boulots pour nourrir ma famille et ce n’est que bien plus tard que je suis revenu vers la littérature de jeunesse.

    Ce métier d’illustrateur pour la jeunesse, on doit l’exercer avec passion. La notion de plaisir est fondamentale pour pouvoir transmettre par l’illustration cette passion à son public.

. Est-ce que vous êtes capable d’exprimer ce que vous ressentez quand vous illustrez ? Ou est-ce difficile de mettre des mots derrière tout ça ?

    Quand je me mets à ma table de travail, l’idée de ce que je veux raconter est déjà bien claire dans ma tête. Dans tous les métiers que j’ai exercés, je me suis toujours préoccupé de m’adresser à un très large public. C’est pour cela que je n’ai jamais voulu devenir peintre parce que je ne voulais pas que mon tableau s’arrête accroché sur le mur d’une seule maison, mais, au contraire, que le plus grand nombre en profite, le partage, d’où le choix de l’édition.

. Ce qui frappe dans votre œuvre, c’est le mélange de réalisme et d’imaginaire, que ce soit dans les contes traditionnels ou dans les albums qui traitent de faits historiques. Est-ce un choix de mélanger les deux ou est-ce que ça vient tout seul ?

     Pour ce qui est du réalisme, j’ai pris l’option du figuratif, justement en pensant au public auquel je m’adresse. C’est comme un écrivain qui s’adresse à un jeune public avec un langage hermétique. C’est donc pour moi l’obligation de communiquer de la manière la plus claire possible. Par contre, le réalisme pur, j’essaie de l’éviter parce que ce n’est pas ce que j’aime le plus. La seule fois où je m’en suis beaucoup rapproché, c’est pour L’étoile d’Erika.

    Pour ce qui est de l’imaginaire, c’est plus lié à mon envie constante de m’amuser, d’exprimer les sentiments avec légèreté. Bien sûr, cela varie en fonction des sujets traités mais j’essaie toujours de mettre une pointe d’humour ou de tendresse dans ce que je dessine ou de m’amuser avec certains détails.

( Laura Rosano, traductrice, précise : « Roberto se sent plutôt comme un réalisateur de film ; il y a les moments où il doit s’inscrire dans une  réalité mais, ensuite, il y a le décollage parce qu’il faut qu’il s’amuse. » )

. Par rapport aux contes traditionnels, le fait d’inscrire ces contes dans des époques ou des ambiances particulières, le changement de cadres  – Cendrillon à la Belle Epoque, Le Petit Chaperon Rouge très contemporain, Pinocchio dans des paysages typiquement toscans – semble vouloir renforcer par l’illustration la force du propos. Pourriez-vous préciser pour chacun de ces contes, ces choix ?

     Les contes de fées commencent toujours par Il était une fois … Il n’y a jamais de dates, donc tout ce qui est illustré c’est toujours des faux, des interprétations, car, si on voulait être au plus près du vrai, il faudrait les inscrire dans un style baroque qui correspondrait à l’époque où ils ont été majoritairement écrits.

    En pensant à Cendrillon, je me suis penché sur le sens de cette histoire et je me suis demandé à quelle époque je pouvais la poser. Pour moi, Cendrillon est une petite fille ambitieuse qui, au lieu de vouloir se marier avec un footballeur comme le désireraient les jeunes filles aujourd’hui, rêve de se marier avec un prince. L’époque de Cendrillon, pour moi, c’est 1929 : je voulais qu’elle soit « bonne à marier » en 1929 exactement, avec une coupe à la garçonne, car c’est une époque frivole qui s’adapte bien à ce conte, me semble-t-il. Aujourd’hui, elle aurait donc 104 ans !

    Par contre, en réfléchissant au Petit Chaperon Rouge, l’histoire est follement tragique. Donc, j’ai voulu la mettre en scène dans cette espèce de forêt que constitue le no man’s land de la ville globalisée d’aujourd’hui. Ce message s’adresse surtout aux adultes comme une sorte d’avertissement pour leur dire de faire attention aux conséquences pour les jeunes de ce foisonnement de publicités qui envahissent leur environnement et les poussent à se poser cette question : est-ce que c’est dans cette forêt-là que vous voulez faire se promener vos enfants ? D’ailleurs, quand on en parle au moment des dédicaces, parents et enfants sont conscients que c’est autrement plus dangereux aujourd’hui de traverser cette ville impersonnelle, qui est un morceau de toutes les villes du monde, que de traverser un bois pour aller retrouver sa grand-mère.

    L’idée d’illustrer le Pinocchio est venue au moment du centenaire de sa parution. Au départ, je n’avais pas projeté d’illustrer Pinocchio, c’est plutôt une suggestion de mon éditeur. Alors je me suis penché sur les nombreuses adaptations illustrées et je me suis rendu compte qu’aucun ne l’avait inscrit dans des paysages toscans. Pour moi, c’était le déclic : il fallait que Pinocchio vive et se déplace dans la Toscane de l’époque. Mais, comme je suis très vieux, j’ai aussi connu la Toscane de 1900 !!!

    J’ai en fait utilisé Pinocchio comme Le Petit Chaperon Rouge ou encore Rose Blanche comme des guides pour visiter des lieux, des paysages ou des moments de l’histoire.

. Vous venez d’évoquer Rose Blanche. Cela va nous permettre de vous interroger sur ces albums qui traitent de l’histoire avec un grand H : L’étoile d’Erika, Rose Blanche … mais aussi dans une moindre mesure peut-être La maison. Rose Blanche c’est l’album qui vous a révélé au monde en 1985. Je me souviens de la Foire de Bologne cette année-là où on ne parlait que de ce livre. Qu’est-ce qui vous a poussé à raconter l’histoire de cette petite fille allemande qui fait la découverte des camps de concentration. Est-ce que c’est dans les missions d’un auteur de parler de l’histoire, d’informer les enfants et , en même temps, de leur apporter cet aspect artistique qui peut les rassurer ?

    Pendant la période où je n’ai pas pu travailler pour la jeunesse pour des raisons économiques, j’ai continué à lire plein d’ouvrages pour la jeunesse édités à l’étranger. Je me suis dit que, moi aussi, je voudrais faire quelque chose de poignant. Et puis je voulais que ma fille soit au courant de ce morceau d’histoire et, pour cela, il fallait que ce soit abordé de façon tendre, de façon acceptable pour un enfant.

    Quand j’ai eu terminé de dessiner Rose Blanche, j’ai essayé de l’éditer mais personne n’en voulait parce que, justement, en Italie, chacun sait que le fascisme n’a jamais existé ! Alors, j’ai mis toutes les planches dans un tiroir jusqu’à ce qu’Etienne Delessert passe dans mon atelier pour me demander d’illustrer Cendrillon. Comme je gardais précieusement ces dessins depuis 4 ans, je les lui ai montrés et, là, Etienne Delessert a dit : « Il faut absolument que ce livre soit publié ! « 

    Ce livre est un vrai tournant dans ma vie car il a été édité dans de nombreux pays d’Europe d’abord mais aussi, un peu plus tard, aux USA et au Canada. J’ai reçu, grâce à lui, La Pomme de Bratislava et le Prix de la Paix en Allemagne. Du coup, ça m’a rassuré sur cette possibilité, pour moi illustrateur, de totale liberté d’expression mais j’ai quand même un profond regret : celui d’avoir été reconnu et même ovationné à Montreuil, par exemple, avant de l’être dans mon propre pays.

. Dans l’ouvrage, L’auberge de Nulle part, où l’imaginaire vient au secours du quotidien, est-ce que, vous-même, vous avez parfois peur de perdre votre pouvoir d’imaginaire ?

    Comme tout créateur, j’ai peur effectivement de perdre mon imaginaire, mais, dans cet album, justement, je ne savais pas où aller, je n’avais pas d’idée de départ. Je me suis laissé guider, cédant ainsi à mon besoin d’amusement. J’ai pris  comme point de départ la question : Où ça peut amener le fait de ne pas avoir d’idée ?

    Ça peut amener par exemple à prendre les idées des autres, à aller chercher des personnages créés par d’autres. Donc, tous les jours, j’ai convoqué dans cet hôtel égaré au milieu de nulle part, des personnages qui me venaient en tête. Ces personnages, je les voulais comme des citations, des espèces de prototypes, des clins d’œil. Et, à la fin, est sorti un livre qui n’a aucun sens, qui, du début à la fin, constitue juste un amusement et j’en suis très fier ! Au niveau technique, le dessin est beaucoup plus léger, cela participe de ma volonté d’amusement. Mais le grand mystère pour moi était de savoir si cela allait amuser mes lecteurs !

. Comme un acrobate qui rentre sur scène, est-ce que vous avez parfois le sentiment de vous mettre en danger quand vous vous mettez à dessiner ?

    C’est vrai qu’on a toujours des questionnements quand on démarre un nouveau livre et qu’on se demande si on doit vraiment le faire, s’il va être bien reçu. Mais on prend confiance au fur et à mesure quand on a eu de bonnes ventes des précédents albums. Mais c’est toujours la rencontre avec les lecteurs et surtout les enfants qui fait évoluer les choses et me met en confiance. Je me suis longtemps posé la question de savoir si j’étais un illustrateur pour enfants. Et c’est eux qui m’ont apporté la réponse quand ils m’ont dit qu’ils aimaient justement ce foisonnement de détails, qu’ils n’y étaient pas perdus. C’est pourquoi, aujourd’hui, j’ai beaucoup moins peur de descendre sur la piste !

. Et si vous deviez changer de métier et travailler dans un cirque puisque c’est la thématique du Festival 2013, vous choisiriez quel rôle ?

    Quand j’étais petit, j’adorais le cirque, mais plus j’ai grandi, plus j’ai trouvé tous ces endroits, le cirque, les parcs d’attraction…, des lieux très tristes. Mais s’il fallait que je rentre dans un cirque, je ne pourrais être ni acrobate, ni dompteur, donc, vu mon ventre, je pencherais plutôt vers le rôle de directeur !

Est-ce qu’il y a un livre sur lequel vous travaillez actuellement ?

    En ce moment, je n’ai pas de projet précis de livre en cours car, pour que je puisse travailler sereinement, il ne faut pas que je sois encombré par des problèmes autour de moi. En ce moment, les conditions ne sont pas réunies. Mais j’ai quand même une idée assez précise de projet qui sera long. Et puis, j’ai plein de choses dans mes tiroirs qui attendent et je ne sais pas si j’aurai assez de temps pour toutes les réaliser ! Je suis lent et minutieux dans mon travail, alors ça prend toujours beaucoup de temps pour aller jusqu’au bout.

    A propos de ce projet, si vous voulez en savoir plus, il s’agit d’un poème relativement court mais qui va se dérouler sur un assez grand nombre de pages. Le « personnage » est un bateau qui nous permettra de visiter les années 1900. Quand le bateau sera en train de sombrer, on verra d’abord la face visible de la réalité, mais ensuite, les abîmes, la face cachée.

. Combien de temps passez-vous pour effectuer une illustration ?  (question de la salle)

    Ça dépend bien sûr de l’ouvrage. L’auberge de Nulle Part, c’est, comme je le disais, un ouvrage léger, qui ne demande pas de documentation, donc j’ai dû mettre environ 2 mois. Pour d’autres qui exigent de rassembler beaucoup de documentation, ça peut prendre 2 ans de travail. Pour une illustration, là aussi, cela dépend de la technique. Celle qui m’a pris le plus de temps c’est une illustration du Pinocchio : c’était comme si je faisais un doctorat en architecture ! Je vous rappelle que je suis autodidacte et, là, il fallait que je travaille la perspective pour une scène de fuite (Pinocchio poursuivi par des gendarmes sur une place).

    J’aurais pu prendre une photo de cette place depuis le deuxième étage en plongée, mais j’ai préféré travailler cette perspective directement. En réalité le temps de réaliser une illustration est lié à la technique, très minutieuse, mais aussi à la mise en place de l’image (perspective, projet, documentation, composition de l’image) et c’est parfois cela qui prend le plus de temps.

    Merci Monsieur Innocenti pour votre générosité, votre modestie et votre humanité. Il y a ainsi des moments où le mot rencontre prend toute sa force et où l’on souhaiterait que le temps suspende son vol. Merci à Lucie Cauwe, modératrice, et Laura Rosano, traductrice. Merci à Nicole Maymat et aux Malcoiffés, organisateurs du Festival des illustrateurs.

(octobre 2013)

      

BIBLIOGRAPHIE

. Rose Blanche, Christophe Gallaz, Gallimard, 1985.

. Cendrillon, Charles Perrault, Grasset, 1990.

. Un chant de Noël, Charles Dickens, Gallimard, 1991.

. Casse-Noisette,  Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, Gallimard, 1996.

. L’auberge de nulle part, J.Patrick Lewis,  Gallimard, 2002.

. L’étoile d’Erika, Ruth Vander Zee,  Milan, 2003.

. Les aventures de Pinocchio, Carlo Collodi,  Gallimard, 2005.

. La maison, J.Patrick Lewis, Gallimard, 2010.

. La petite fille en rouge, Aaron Fisch,  Gallimard, 2013.

Enseignante pendant de longues années, Martine Abadia fut responsable et animatrice de la Salle du Livre du Centre d’animation et de documentation pédagogique (CADP) de Rieux-Volvestre, centre de ressources littérature jeunesse et lieu d’accueil de classes lecture, ouvert en partenariat par le Conseil Général et l’Inspection Académique de la Haute-Garonne. « Je profite de mon nouveau statut de retraitée pour approfondir au CRILJ Midi-Pyrénées ma connaissance de la littérature de jeunesse et pour faire partager ma passion aux médiateurs du livre du  département. » Marine Abadia est l’actuelle présidente de la section.

 

 

 

 

 

 

 

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Roberto Innocenti et ses histoires extraordinaires

   Jusqu’au 12 janvier 2014, le Festival des illustrateurs étant terminé, d’autres chanceux pourront admirer au musée de l’iIlustration jeunesse (mij) de Moulins près de 180 originaux de Roberto Innocenti, extraits de ses albums les plus connus : Cendrillon, La petite fille en rouge, Pinocchio, Rose Blanche, L’étoile d’Erika, L’auberge de Nulle Part – un parcours de visite, conçu aussi pour les enfants par le biais de jeux et de panneaux explicatifs, et qui permet à tout visiteur de découvrir l’univers de cet illustrateur et d’analyser son œuvre.

      Cette rétrospective permet de découvrir et de plonger dans neuf albums, à travers les 180 originaux présentés. Malheureusement, les plus vieilles planches ont été emportées lors de l’inondation de la maison de l’illustraeur.

     L’ensemble de l’exposition met en exergue, dans son style graphique,  l’influence de la peinture flamande de la Renaissance, notamment à travers le peintre Peter Brueghel, le souci  du détail, la finesse du trait et la recherche du figuratif. Mais elle n’écarte pas non plus l’influence du cinéma et de la photographie.

     Cette rétrospective montre également que l’on peut aborder les sujets les plus graves avec les enfants par le dessin, mais que l’on peut s’amuser aussi avec les contes traditionnels, en les contextualisant, pour, paradoxalement, leur rendre toute leur universalité.

 

 L’AUBERGE DE NULLE PART 

auteurs : J. Patrick Lewis et Roberto Innocenti, Gallimard,

     Un illustrateur, qui n’est autre que Roberto Innocenti, part à la recherche de son imagination perdue et se retrouve devant une étrange auberge battue par les flots. Les clients ont tous quelque chose de particulier, mais, en même temps, un air qui nous est familier : marin à jambe de bois, chevalier à la triste figure, sirène cachant sous ses dentelles une queue de poisson… Il s’agit bien sûr de quelques-uns des plus célèbres héros littéraires de notre enfance, et tous semblent en quête d’une partie d’eux-mêmes.  (quatrième de couverture)

     Cet album questionne en fait les mystères de la création artistique et le désarroi d’un peintre en quête d’inspiration, Roberto Innocenti lui-même, n’hésitant pas à se mettre en scène au début de l’histoire. Les références littéraires, artistiques et cinématographiques, qui constituent notre patrimoine commun, sont nombreuses : La Petite Sirène, Moby Dick, Don Quichotte entre autres, pour la partie littéraire. Il convoque Hokusaï pour la peinture mais, si vous regardez bien, vous découvrirez aussi un détail d’un tableau de Brueghel dans le tableau accroché dans la bibliothèque de l’auberge. On y retrouve aussi l’acteur Peter Lorre qui a joué dans plusieurs films aux USA dont Vingt Mille Lieux sous les mers. Sur le plan artistique, Roberto Innocenti utilise d’ailleurs tous les procédés cinématographiques, multipliant plans et cadrages, diversifiant les points de vue … pour rendre le lecteur témoin de ce qui se joue dans l’auberge.

 LA MAISON

auteur : J. Patrick Lewis et Roberto Innocenti, Gallimard jeunesse, 2010

     Au-dessus de ma porte est gravé 1656, une année de peste, l’année de ma construction. Je fus bâtie de pierre et de bois mais, au fil du temps, mes fenêtres se sont mises à voir et mon toit à entendre. J’ai vu des familles grandir, j’ai vu tomber des arbres. J’ai entendu des rires et le son du canon. J’ai connu  des tempêtes, des marteaux et des scies et enfin l’abandon. (première page)

     Voici l’histoire d’une maison dans la campagne italienne qui nous raconte sa vie et celle de ses habitants tout au long du XXème siècle. Les vieilles maisons ont une âme, on le sait bien, et c’est, sous la forme de quatrains, que celle-ci nous dévoile ses souvenirs et ses sentiments. Elle assiste, impuissante, aux grands évènements de ce siècle : la montée du fascisme, les deux guerres, l’exode rural, le mouvement hippie.Cet album a incontestablement dû représenter un travail énorme de documentation et de reconstitution historique, tant les illustrations fourmillent de détails. Chacune d’elles nous raconte sa propre histoire et leur succession nous révèle, à travers l’évolution de la maison, l’évolution de la société. La mise en page est toujours la même : une petite illustration encadrée et datée en vis-à-vis d’un quatrain précède une illustration en double-pleine page. Celle-ci vise à développer et illustrer minutieusement l’évènement qui était annoncé en page précédente.

    Enfant, Roberto Innocenti a été profondément marqué par la guerre et le fascisme. Illustrateur engagé, il milite contre l’oubli. Rose Blanche et L’Etoile d’Erika abordent les thèmes de la Shoah et de l’enfance dans la guerre.

 ROSE BLANCHE

 auteurs : Christophe Gallaz et Roberto Innocenti,  Les 400 coups, 1985.

     Rose Blanche habite une petite ville d’Allemagne avec des rues étroites, des fontaines, des maisons hautes et des pigeons. Un jour, des camions chargés de militaires envahissent les rues. Rose ne comprend pas ce qui se passe. Elle ne veut pas que des gens souffrent. Cette belle innocence lui coûtera la vie. L’histoire de Rose Blanche tissée dans les trames de l’holocauste se situe quelque part en Allemagne, vraisemblablement à la frontière polonaise. Roberto Innocenti a été le premier, au milieu des années 80, à aborder la question de l’Holocauste en montrant un camp de concentration dans un album pour la jeunesse. L’histoire est racontée du point de vue d’une fillette allemande, pas encore assez âgée pour comprendre pleinement les événements qui l’entourent dans cette période trouble de guerre. Pour écrire cet ouvrage, Innocenti s’est inspiré d’un souvenir d’enfance : l’arrivée dans sa maison familiale  de deux soldats de 15 ans qui ne voulaient plus faire la guerre. C’est aussi un hommage au mouvement étudiant de résistance allemande « . Rose Blanche  » La publication de l’ouvrage Rose Blanche s’est avérée difficile. Suite à de nombreux refus de la part des éditeurs italiens, il le présente à des éditeurs étrangers – par l’entremise d’Etienne Delessert – qui acceptent de l’éditer.

 

L’ETOILE D’ERIKA                                      

auteur : Ruth Vander Zee,Milan, 2003.

     Ruth Vander Zee, l’auteur de L’étoile d’Erika, relate les événements qui ont bouleversé les premiers mois de la vie d’Erika qu’elle a rencontrée par hasard en 1995. Erika ne sait rien de ses premières années de vie. Elle sait juste qu’elle est rescapée de l’Holocauste grâce au courage inouïe de sa mère, qui, sentant qu’ils ne reviendraient pas vivants, profite d’un ralentissement de train pour la jeter du wagon. Elle sera recueillie par une famille allemande aimante.

     Pour ces deux albums, les évènements tragiques sont simplement suggérés. Dans le deuxième album, les personnages sont toujours montrés de dos. Roberto Innocenti traduit l’atmosphère du récit, en sélectionnant des couleurs sombres et ternes. Seules quelques touches de couleurs plus vives en début et fin d’ouvrage peuvent suggérer l’espoir, le bonheur.  Même si l’édition de L’Etoile d’Erika fut moins laborieuse que celle de Rose Blanche, plusieurs éditions différentes de l’illustration de 1ère de couverture furent nécessaires pour ne heurter aucune sensibilité : présence ou pas de l’étoile de David par exemple.

      Roberto Innocenti a également illustré plusieurs contes traditionnels en restant fidèle aux textes d’origine. Par des recherches documentaires précises, il a su reconstituer le mobilier, les costumes, l’architecture et les paysages des lieux dans lesquels se déroulaient les histoires.

 LES AVENTURES DE PINOCCHIO

auteur : Carlo Collodi, Gallimard, 2005.

    Roberto Innocenti situe son Pinocchio dans l’Italie du 19ème siècle, à Florence, sa ville natale et celle de Carlo Collodi  (1826-1890), l’auteur des aventures du célèbre pantin de bois. Bien que très fidèle au texte, il en  renouvelle l’approche en accentuant le réalisme des décors et du village dans lequel Collodi avait situé les aventures de son héros. Il introduit dans son illustration un décalage visuel entre le pantin, personnage fictif et les personnages de chair et met ainsi en évidence la critique sociale que Collodi souhaitait mêler à la fantaisie du récit.

    

 UN CHANT DE NOËL

auteur : Charles Dickens, Gallimard, 1991.

     Au même titre que Roberto Innocenti, Charles Dickens était un écrivain engagé qui n’avait de cesse de dénoncer la misère sociale et humaine, dont il avait été victime enfant. Roberto Innocenti a très bien retranscrit cette atmosphère de Noël : les illustrations de scènes de rues où les personnages sont saisis dans leurs occupations quotidiennes, trouvent, sans conteste, leur inspiration  dans les œuvres de Brueghel l’Ancien. L’album est malheureusement totalement indisponible.

 

CASSE-NOISETTE ET LE ROI DES RATS

auteur : Hoffmann, Gallimard; 1996

     Le soir de Noël, Marie s’endort, entourée de ses cadeaux. Elle a couché Casse-Noisette, le pantin de bois, dans un lit de poupée. Mais, lorsque l’horloge sonne le douzième coup de minuit, les jouets s’animent ! Casse-Noisette se prépare à affronter le terrible Roi des Rats pour sauver une princesse victime d’une affreuse malédiction. Marie, qui assiste au combat, se retrouve entraînée dans une aventure fantastique et périlleuse. La grande réussite de l’illustrationde Roberto Innocenti tient dans sa capacité à soutenir l’étrangeté du récit par un jeu permanent de changements d’échelle et de points de vue et par le travail minutieux de lumière et de composition de l’image.

     

     Comme il a coutume de le dire, Roberto Innocenti a aussi envie de s’amuser avec les textes patrimoniaux et c’est ainsi qu’il a « recontextualisé » d’autres contes comme Le Petit Chaperon Rouge et Cendrillon.

CENDRILLON

auteur : Charles Perrault, Grasset, 1990.

     Roberto Innocenti réinterprète le conte de Perrault en le situant dans un village anglais des années 20 : il intègre ainsi des monuments londoniens et fait des clins d’oeil à plusieurs personnalités de la couronne britannique, la reine Victoria et le Prince Charles notamment. En usant de procédés cinématographiques, il multiplie les effets de plongée et de contre plongée et insère même une photographie noir et blanc pour la scène de mariage.

LA PETITE FILLE EN ROUGE

auteur : Aaron Frisch, Gallimard, 2013

     Sophia réside près d’une forêt de béton et de briques : une ville moderne. Pour aller chez sa grand-mère, elle doit traverser le Bois, un endroit magique qui se trouve être un immense centre commercial. Etourdie par cet univers, elle se perd. Un chasseur souriant se présente à elle sur une moto noire. Elle lui parle de sa grand-mère mais, sur la voie rapide, il la quitte subitement pour arriver le premier chez la grand-mère. A vous d’imaginer la suite… L’auteur propose deux fins, telles des rappels des versions de Perrault et des Frères Grimm : l’une dramatique, avec la disparition de la grand-mère et de l’enfant et l’autre, plus heureuse, avec l’arrivée à temps de la police qui arrête « le méchant » Il y a une complémentarité parfaite entre le texte court et le foisonnement de détails de l’illustration, montrant la dangerosité de cet environnement urbain. Il dénonce l’agressivité de la société moderne (tags, circulation intense, surabondance des panneaux publicitaires aux couleurs trop vives).  Il va même plus loin en caricaturant Silvio Berlusconi sur une affiche électorale.

     Du très grand art, Monsieur Innocenti ! Merci de croire que le livre peut sortir les enfants de leur posture de « spectateurs passifs ».

 (octobre 2013)

Enseignante pendant de longues années, Martine Abadia fut responsable et animatrice de la Salle du Livre du Centre d’animation et de documentation pédagogique (CADP) de Rieux-Volvestre, centre de ressources littérature jeunesse et lieu d’accueil de classes lecture, ouvert en partenariat par le Conseil Général et l’Inspection Académique de la Haute-Garonne. « Je profite de mon nouveau statut de retraitée pour approfondir au CRILJ Midi-Pyrénées ma connaissance de la littérature de jeunesse et pour faire partager ma passion aux médiateurs du livre du  département. » Marine Abadia est l’actuelle présidente de la section