Yvonne Meynier

 

 

 

 

      Le 29 janvier, à Rennes, le Prix Korrigan 1996 a été décerné à Margot Bruyère pour son ouvrage Les aventures de Marion du Faouêt par chez Liv’Editions.

     Il s’agit là d’un des plus anciens prix de littérature de jeunesse, attribué chaque année par l’Association des Ecrivains de l’Ouest, fondé peu après la guerre par Yvonne Meynier et Robert Merle.

     Yvonne Meynier, un nom sans doute oublié aujourd’hui par les jeunes lecteurs mais toujours à l’esprit (et au cœur) d’un grand nombre de leurs ainés. Limousine  de naissance, elle se fixa à Rennes en 1938 pour suivre son mari André Meynier, professeur de géographie et nommé à l’université de la ville, une rue de Rennes portant aujourd’hui son nom. A partir d’août 1944, Yvonne Meynier créera et animera sur Radio Bretagne Comme une plume au vent, une chronique régulière. En 1946, parait son premier roman Marion de l’assistance, chez Calman-Lévy.

     A dater de 1958, elle se consacrera presque exclusivement à la littérature de jeunesse. Vingt neuf livres en guère plus de vingt années, dont Un lycée pas comme les autres que beaucoup aujourd’hui aimerait voir rééditer. Elle a reçu le Prix Enfance du Monde en 1961 pour Une petite fille attendait et le Prix Jeune France en 1972 pour Delphine reine de la lumière.

     Décédée un lundi de Pâques à l’âge de 97 ans, son souvenir est ravivé chaque année lors de la remise du Prix Korrigan.

     Dans le courant de 1997, l’Institut culturel de Bretagne prévoit d’organiser avec la Bibliothèque Principale de Rennes, une exposition consacrée à Yvonne Meynier avec les témoignages de tous ses amis et les documents et manuscrits cédés à la ville par ses filles.

 ( texte  paru dans le n° 58 – mars 1997 – du bulletin du CRILJ )   

meynier

Née le 15 mars 1908 à Bourganeuf (Creuse), enseignante, directrice de jardin d’enfants adepte de Maria Montessori, conférencière, productrice à la radio et à la télévision à partir de 1944 où elle assure des chroniques régulières de critique littéraire, Yvonne Meynier publie en 1958 son premier livre pour enfants, L’expédition du Puy Caprice, chez GP, en Rouge et Or Dauphine. Nombreux autres titres, romans ou albums, chez GP, Hatier, Magnard dont en 1962 Un lycée pas comme les autres qui reçoit le Grand prix de la littérature pour les jeunes, Erika des collines en 1964, Un cambriolage pour rire en 1980. Gros tirage, nombreuses traductions, adaptation de nombreux titres pour la radio et le théâtre.

 

Germaine Finifter

.

.

    Germaine Finifter a disparu de façon tragique ce 22 août 1996 alors qu’en compagnie d’Aline Roméas, autre pionnière de la littérature de jeunesse, elle se rendait chez un écrivain. Germaine fut, lorsque j’entrai en littérature de jeunesse, l’une des personnes dont j’entendis parler et je la rencontrai bien vite en 1973 lors des réunions préalables à la création du CRILJ. Souvent ensuite, lors de rencontres, surtout parisiennes, nous partagions nos soucis de directrice de revue, nous évoquions certains livres, certains auteurs. Plus récemment, elle parlait avec tendresse et orgueil de sa famille multiculturelle et de ses petits enfants. Elle adorait les jeunes et son intérêt pour eux, à  quelque pays qu’ils appartiennent, de quelque race qu’ils soient. Elle put le manifester chez Syros à la fin des années 80 et en militant, le mot n’est pas trop fort, pour la compréhension entre les cultures. Qu’il s’agisse de la collection « Les copains de la classe » qui, par des témoignages de jeunes de différents pays fait connaître à nos enfants qui sont leurs ‘copains’, qu’il s’agisse de la collection « Les uns et les autres » qui, à travers des romans marqués par un caractère littéraire certain, font vivre aux jeunes lecteurs des moments durs de l’histoire, leur font prendre conscience de problèmes graves qui agitent les sociétés d’aujourd’hui, leur communiquent les valeurs de tolérance, de compréhension et de respect mutuels, la littérature de jeunesse de ces années 80 et 90 restera marquée par l’engagement de Germaine.

     Elle était ici, dans le village que j’habite, pour le colloque « Aux livres, jeunes citoyens ! » où sa communication « Les livres de jeunesse peuvent-ils être facteurs de changements ? » fut forte, communiquant ses convictions à l’auditoire et animant les débats avec l’énergie têtue et vibrante que nous lui connaissions. Elle avait promis d’y revenir, n’ayant pas eu le temps d’aller sur un lieu douloureux de sa vie, le camp de Gurs, où son mari avait été interné dans les années 40. Germaine ne viendra pas. Que ces modestes mots soient un témoignage de notre sympathie affectueuse.

 ( texte paru dans le n° 57 –  novembre 1996 – du bulletin du CRILJ )

 finifter

Née à Varsovie en 1923, après des études secondaires interrompues par la guerre, après des universités d’été et des séminaires pendant lesquels elle fréquente Georges Jean et Marc Soriano, Germaine Finifter rencontre Natha Caputo en 1954. Elle lui doit ses premiers travaux critiques dans Heures Claires. Elle fonde en 1960 la revue Livres Services Jeunesse en collaboration avec les enseignants et les parents de l’école Decroly de Saint-Mandé. Intervenante passionnée dans de nombreux stages ou colloques, directrice de collection chez  Nathan et chez Syros, elle écrira plusieurs ouvrages à caractère documentaire. Très active au sein du CRILJ, elle participera également, avec Christian Grenier, Béatrice Tanaka, Rolande Causse, Robert Bigot et quelques autres, à la rédaction du manifeste fondateur de la Charte des Auteurs et Illustrateurs pour la Jeunesse.

Paul Berna

Jean Sabran, l’homme aux pseudonymes – Bernard Deleuze chez Denoël, Paul Gerrard aux Presses de le Cité, Paul Berna chez Rouge et Or – vient de disparaitre.

    Né en 1908 dans le Var, marié à Jany Saint-Marcoux, elle-même auteur pour la jeunesse, il exerce différents métiers – comptable, rédacteur, agent d’assurance – avant de se consacrer à la littérature.

    Après des débuts en littérature générale en 1947, il commence à écrire en 1953 pour les jeunes et, en 1955, remporte le Grand Prix du Salon de l’Enfance avec Le Cheval sans tête publié aux Editions Rouge et Or. Ce roman, depuis quarante ans constamment réédité, a été traduit en une quinzaine de langues dont les langues scandinaves, les langues slaves, le japonais, l’hébreu. Il a été porté à l’écran par les productions Walt Disney.

    D’autres prix ont été décerné à Paul Berna : en 1956, le Grand Prix des Parents d’Elèves pour Le Champion et, en 1950, l’Edgar Poë Award du meilleur roman policier pour L’Epave de la « Bérénice ». Il est le seul auteur français a avoir reçu cette distinction.

 ( texte paru dans le n° 50 – mars 1994 – du bulletin du CRILJ )

     berna

 Les enfants de la bande à Gaby ne sont pas riches. Pourtant, ils possèdent un trésor inestimable : un vieux cheval à roulettes qui leur permet de dévaler la rue dans de grands éclats de rire. Les chutes ne sont jamais graves, même si l’on y perd une ou deux dents de lait. Mais un trésor attire forcément les voleurs et, un jour, les enfants sont entrainés dans une aventure plutôt cocasse. La gare de triage et le hangar abandonné cachent des mystères que le commissaire Sinet ne découvrira pas tout seul …

« Et Marion sifflait toujours dans la nuit noire du Clos Pecqueux. Son appel affaibli parvint jusqu’aux maisonnettes du Petit-Louvigny et du Faubourg-Bacchus, déchaîna comme une épidémie de rage parmi les bouffeurs de lion du quartier, chiens de chiffonniers, bâtards de bâtards, voyous, bagarreurs, qui n’avaient peur de rien et vivaient comme des hors-la-loi en marge des belles rues à magasins. Toute affaire cessante, cette racaille surgit en trombe des terrains vagues et des baraques en planches, déferla en pleine ville, traversa la Grand-Rue et la rue Piot, tourna par la rue des Alliés, s’engouffra dans la rue des Petits-Pauvres en bloquant toute la largeur de la chaussée. Pipi, le fox jaune et blanc de Juan-l’Espagnol, menait la charge avec Arthur, le chien du vieux Chable, un corniaud bas sur pattes, avec une tête de chacal, un dos rugueux comme un tapis-brosse, un oeil noir et l’autre bleu. »  (Le Cheval sans tête)

 

   

Alice Piguet

 

     » Pourquoi j’écris pour les jeunes ? Parce que je les aime et parce que c’est difficile.

     J’ai eu le privilège d’être élevée par une mère exigeante qui combattait la bassesse d’âme, la petitesse d’esprit, mais respectait les dons d’enfance.

     J’ai grandi, de ce fait, sans me dépouiller de cette aura spéciale aux jeunes et aux peuplades primitives. Bref, j’ai été mal élevée, si l’on s’en tient aux critères conventionnels, mais je me trouve de plain-pied avec les enfants et je préfère leur compagnie à celle des adultes.

     En littérature, le roman pour enfants est le genre le plus difficile qui soit. Il y faut, non seulement une grande aisance de langue, mais encore un sens développé de la construction : un mauvais synopsis ne retient pas l’attention des jeunes lecteurs.

     A cela, il  faut ajouter des clartés sur la vie de la nation, les mœurs, les nouvelles méthodes d’éducation, les progrès de la science, la psychologie et l’optique enfantine, la camaraderie, le sport. Cet ensemble de connaissances doit demeurer en toile de fond et ne jamais montrer le bout de l’oreille.

     L’auteur doit s’amuser en écrivant et seulement s’amuser.

    Ecrire pour les enfants, comme c’est gentil ! Comme j’aimerais ! s’écrient les femmes du monde. Eh là, mesdames, en échange de tout ce travail, qu’obtiendrez-vous ? La rentabilité ? Médiocre. La considération ? Nulle. En France, un écrivain pour les jeunes est un écrivain qui n’a pas su faire autre chose. Reste l’amour que les enfants portent à l’auteur à travers ses héros, et c’est cela la vraie récompense.

     Mais quoi, s’occuper des jeunes, n’est-ce pas tenter de les aider à devenir des hommes ? C’est dans cet espoir que j’écris. J’écris me servant plus souvent des ciseaux et de la gomme que du stylo. Et je sais bien que j’écrirai jusqu’à mon dernier souffle, parce que le livre, le vrai, celui qui portera enfin toute la chaleur de mon esprit est de mon cœur est encore à naître. »

     C’est cette Alice-là, transcendée, qui m’apparut à travers la petite dame d’un âge certain qui poussa un jour la porte de mon bureau. Ce fut elle l’instigatrice de notre collabotation auteur-éditeur qui, de 1965 à 1978, donna naissance à la trilogie des Tonio, à Traine les cœurs et à Tremblez Godons.

     Je savais à quel point elle était agacée parfois par des remarques du comité de lecture qui, disait-elle, n’avait absolument rien compris à sa démarche, combien elle était irritée des lenteurs éditoriales, par des délais trop longs de parution. Elle faisait partie sans nul doute de ce que j’appelais les « auteurs-oursins ». Mais elle fut certainement celui d’entre eux avec lequel j’entretins des relations de travail les plus passionnantes, dès que j’avais sauté par-dessus les fils barbelés de ses récriminations.

     Je lui demandais un jour de m’expliquer cette passion pour l’Histoire. Elle me démontra combien il était capital que les jeunes d’aujourd’hui ne se croient pas le fruit d’une génération spontanée, mais l’aboutissement de l’évolition qui leur a donné naissance. Elle m’expliqua le plaisir intense qu’elle éprouvait à se documenter, la joie de comparer sa propre vie à celles d’autres temps, révolus, et de pouvoir ainsi relâcher la pression du quotidien et les inévitables tâches matérielles et soucis qu’elle engendre.

      » Après les notes, les fiches, enfin toute la compilation, vient le temps de me laisser vivre avec mes personnages, de leur donner vie et forme à partir de ce que j’ai pu apprendre sur leur époque. C’est exaltant de penser que mes lecteurs vont s’enrichir à leur tour de ce dont le me suis enrichie, et peut-être se révéler à eux-mêmes à travers mes histoires. »

     Cette possible maïeutique la stimulait tout particulièrement : « Quand mes romans sont mûrs, je les cueille. » J’entendais : quand j’ai porté mes romans en certain temps dans ma tête, je les écris.

     Elle n’éprouvait aucune honte à avouer qu’elle écrivait pour les enfants, bien au contraire, et elle se moquait de ceux qui, disait-elle, se vantent, non sans une « prétention matinée d’hypocrisie » de faire avant tout une œuvre littéraire, sans viser un public déterminé.

     Alice Piguet contribua comme Pierre Devaux, René Guillot, Léonce Bourlaguiet, Claude Cénac, Nicole Ciravégna, Pierre Debresse, Susie Arnaud-Valence, Robert Escarpit et bien d’autres auteurs à enrichir de textes de qualité la collection « Fantasia » qu’alors je dirigeait. Parmi eux, certains nous ont quitté, mais ils survivent dans leurs œuvres comme témoins, pour les jeunes d’aujourd’hui, de valeurs auxquelles le temps n’oppose pas de barrière.

     Alice Piguet a désormais franchi le miroir des apparences. Au revoir, chère Alice – par delà l’espace et le temps.

 ( texte publié dans le numéro 48/49 – avril 1993 – du bulletin du CRILJ )

piguet

 Née à Nîmes en 1901, découvrant le pouvoir de la littérature à sept ans en lisant Les mémoires d’un âne, Alice Piguet aura vécu sous le signe de l’enfance : garderies et visites aux enfants malades dès sa classe de philosophie, articles dans un petit journal, éducation de ses propres enfants, intérêt marqué pour la pédagogie nouvelle, contribution régulière à la page des jeunes de La mode pratique, institutrice dans un village de Saône-et-Loire, écrivain s’adressant, à compter de 1945, principalement aux jeunes lecteurs et, de la fin de la guerre à 1958, membre rapporteur de la Commission de Contrôle de la Presse Juvénile. Hormis pour Thérèse et le jardin (Bourrelier) qui recevra le Prix Jeunesse à l’unanimité des membres du jury, les romans d’Alice Piguet se déroulent tous à des époques éloignés sur lesquelles elle se documente scrupuleusement. Prix Fantasia en 1966 pour Tonio et les Tarboules (Magnard), un de ses meilleurs livres.

 

 

   

 

   

   

 

Claude Aveline

par Mathilde Leriche

    Claude Aveline, né le 19 juillet 1901 (de son vrai nom Evgen Avtsine) était fils d’immigrés russes installés à Versailles. Il est mort à Paris dans la nuit du 3 au 4 novembre 1992.

     Editeur, auteur connu de nombreux romans, d’études sur des sujets variés révélant une grande richesse intellectuelle. Auteur aussi d’ouvrages scolaires, membre actif de divers organismes et associations, militant du Front Populaire en 1936, Claude Aveline participait pleinement à la vie sociale et littéraire de la France. Mais d’autres, mieux que moi, sauront évoquer son rôle, analyser sa personnalité.

    Je connais mieux son œuvre pour les enfants, pleine de fraicheur, de drôlerie, originale et malicieuse comme Histoire du chien qui voulait apprendre à lire, L’éléphant qui voulait passer pour un moustique, L’arbre Tic-Tac, Histoire du lion, de l’élephant, du chat … et de quoi encore ?

     Mais de tous ces livres pour enfants, celui qui me semble exprimer le mieux la pensée de Claude Aveline, c’est Baba Diène et Morceau de sucre, conte moderne paru en 1937, un des premiers livres anti-racistes écrit pour les enfants et qui se déroule en Afrique, dans une palmeraie.

     Conte moderne où la cornue et l’alambic du savant remplacent la baguette magique et deux hommes blancs généreux les fées. Un liquide, fruit des recherches d’un savant est bu en cachette par un petit noir, ce qui le rend blanc et blond. Un autre liquide lui rendra sa première apparence et tout le monde sera heureux. Mais que d’aventures, que de mystères et une bien jolie amitié entre les enfants.

     Voilà ce que dit le savant :

Je suis fou de joie, aujourd’hui est le plus beau jour de ma vie … J’ai trouvé le moyen de changer un nègre en blanc … Je pourrai aussi bien transformer un jaune en nègre ou un blanc en jaune … On nous racontait depuis toujours qu’il y a des races supérieures et des races inférieures et que, par exemple, les nègres sont moins intelligents que nous, qu’ils ne parviendront jamais à nous égaler. Ce sont de mauvaises raisons, inventées par les blancs afin de dominer les noirs. Les noirs savent moins de choses que nous, voilà la différence mais, pour le cœur et pour l’esprit, tous les hommes ont frères … J’ai pensé que si les hommes sont vraiment frères, il devrait y avoir un moyen pour qu’ils se ressemblent aussi par leur aspect physique.

     Je sais peu de chose sur Claude Aveline. Je l’ai connu vers 1936, au temps des années pleines d’enthousiasme du Front Populaire. On se retrouvait dans des réunions débordantes de projets consacrés au bonheur des enfants : école aux méthodes d’éducation nouvelle, bibliothèque, culture, loisir. On discutait beaucoup, on travaillait aussi.

     Chaque fois que j’ai rencontré Claude Aveline, il y avait entre nous une atmospère amicale, chaleureuse. On se quittait avec les promesses de se retrouver bientôt.

     Et les années passèrent …

     En 1959, Simone Martin-Chauffier reçut le Prix Jeunesse pour L’Autre chez les corsaires (Editions Bourrelier), excellent roman que Claude Aveline admirait beaucoup. A cette occasion, nous renouvelâmes une fois de plus la promesse de nous revoir.

     Mes plus récentes relations avec Claude Aveline dataient de ces dernières années, relations téléphoniques. Claude Aveline s’occupait très activement des rééditions de ses livres et pensait que je pourrais l’aider.

     Comme j’aime bien écouter ce qui m’intéresse, ces longues conversations avaient beaucoup de charme. C’est au cours d’une d’elles que Claude Aveline m’apprit qu’il avait créé une petite école portant son nom dans le Morbihan, près de l’Ile aux Moines. Je souhaite que cette petite école qu’il aimait beaucoup reste fidèle au souvenir de son créateur qui lui offrit sans doute, avec son œuvre si variée, le meilleur de lui-même.

 ( texte paru dans le n° 46 – décembre 1992 – du bulletin du CRILJ )

 aveline

Né Evgen Avtsine, en 1901, à Paris, de parents russes qui, fuyant la ségrégation raciale dont ils étaient victimes en Russie, s’étaient installés en France, Claude Aveline fut, malgré une santé fragile, un homme de lettres prolifique : poèmes, romans, récits, pastiches, contes et nouvelles, théâtre et théâtre radiophonique, articles de presse, critiques cinématographique, essais, mémoires et quelques textes pour les enfants dont, en 1946, Histoires du lion, de l’éléphant, du chat et … de quoi encore ? Il fonda en 1951 le Prix Jean Vigo – du nom d’un cinéaste mort jeune et dont il fut le fidèle soutien – et il publia en 1932 un singulier roman policier La Double Mort de Frédéric Belot, premier titre d’une « suite policière » qui, selon Boileau-Narcejac, « donna au genre ses lettres de noblesse ». Claude Aveline, prémonitoire, déclarait dans la préface :« Il n’y a pas de mauvais genres, il n’y a que de mauvais écrivains. »

Pierre Ménenteau

     Pierre Ménenteau vient de mourir dans sa quatre-vingt-septième année – mais sa poésie reste à jamais très jeune : elle est connue, aimée, récitée chaque jour par des enfants. Il n’appartient pas à la race des « poètes maudits », car il est de ces poètes heureux qui sont aimés des enfants.

     Sa poèsie est marquée par une double fidélité : à l’enfance et à la nature des pays de l’ouest.

     L’enfance, il l’a bien connue. D’abord parce qu’il était un ancien enfant, comme la plupart des gens, évidemment (mais lui ne l’avait pas oublié). Mais aussi parce qu’il a mené une carrière exemplaire d’enseignant, de directeur d’Ecole Normale, d’inspecteur primaire à Paris.

     J’ai eu le privilède d’être un de ses administrés et jamais je n’ai rencontré un inspecteur aussi bienveilant (mais jamais dupe), aussi attentif à aider les enseignants, à aimer les enfants, aussi plein d’humour sur lui-même, son rôle, ses activités.

     La nature, il l’a toujours passionnément aimé, bêtes et plantes qu’il connaissait toutes, paysages qu’il fréquentait. Ses fonctions l’obligeaient à vivre en ville – où, disait-il, il lui fallait tout de même la proche présence d’un arbre pour vivre.

 Le poète

     Ces deux thèmes fondamentaux se retouvent dans toute sa poèsie, dans les livres qu’il publia à l’intention de la jeunesse et dans ceux plus spécialement destinés aux lecteurs adultes. Les uns et les autres lui valurent de nombeux prix littéraires. Mais il ne tenait pas aux honneurs.

     Certains de ses recueils furent destinés spécifiquement à l’enfance. Mais on voit bien pour quelles raisons sa poésie fut adoptée par les enfants. Ce fut non seulement grâce à l’esprit d’enfance qu’il avait su garder en lui (c’est à dire la fraicheur d’un émerveillement jamais émoussé devant la beauté du monde), mais aussi grâce à deux qualités fort rares dans la poésie contemporaine.

     D’abord une transparence de ses poèmes qui n’a jamais été masquée sous une obscurité tellement à la mode. Cette transparence permet un accès immédiat à l’âme même du poète qu’il transmet par des mots. C’est l’essentiel de la poésie, on l’oublie trop aujourd’hui.

     Ensuite, une musicalité de ses vers qui le rattache à la grande tradition de la poèsie française : une harmonie comme « naturelle »  – le travail ne se voit jamais – qui fait chanter la langue par le rythme, les sonorités, les images.

     Ses plus beaux poèmes sont d’une savante simplicité et leur richesse profonde – celle de l’homme qui les écrivit – leur permet de s’adresser aussi bien à l’enfant qu’à l’adulte.

     C’est pourquoi bien de poèmes de Pierre Ménenteau sont devenus des « classiques » au sens propres ; ils sont présents dans les classes de nos écoles, dans les bibliothèques les plus vivantes.

     L’homme était d’une modestie rare et d’une bonté peu commune – mais, disait-t-il plaisamment : « Cela me coûte ».

     Une école porte déjà son nom en Vendée. Et ses poèmes vivent tous les jours par des voix d’enfants.

ménenteau

Né au Boupère (Vendée) en 1895, Pierre Menanteau eut un père instituteur et il est facile d’y voir là l’origine de sa carrière professionnelle. Poète, auteur de contes, il avait le goût des anthologies et des florilèges. Il fut critique littéraire, peintre et participa assidument au jury du Prix Jeunesse, Il entretint une correspondance avec Georges Duhamel, Jules Supervielle, Gaston Bachelard, Max Jacob, Maurice Fombeure, Tristan Klingsor, Maurice Carême. Attentif à la présence de la poésie à l’école, il publia Poésie et récitation chez Bourrelier en 1954. Son recueil Nouveau trésor de la poésie (Sudel, 1974) fut acheté dans de nombreuses écoles. Parmi ses textes pour la jeunesse, notons Les voyageuses sans billet, à la Farandole en 1965.

 

Brigitte Richter

    .

       Brigitte Richter nous a quitté à la fin de 1991. Elle avait 48 ans.

     Directrice de la médiathèque municipale Louis Aragon au Mans de 1984 à 1991 après avoir dirigé la Bibliothèque Centrale de Prêt de la Sarthe de 1968 à 1984, elle avait littéralement créé et donné vie à ses deux institutions.

     Cette amie de longue date avait en effet, en même temps qu’une compétence aiguë des pratiques de bibliothécotomie moderne, un sens extrêmement ouvert de la lecture publique. Tant sur le plan de la distribution des livres dans les campagnes que sur celui de la création de dépôts vivants dans les petites villes et bourgades du département, elle avait lors de son passage à la BDP fait pénétrer le livre et la lecture partout. Et surtout elle veillait avec une vigilance de tous les instants à l’animation et au développement de la section « jeunesse ».

    Créant de toutes pièces la moderne médiathèque municipale du Mans, elle avait conçu un système original de présentation au public des différentes sections de l’établissement et d’exposition des docuents rares ou récents. Là encore elle apporta un soin tout particulier à la section « jeunesse », organisant des expositions et des rencontres avec des écrivains et des illustrateurs.

     Il faut dire que cette bibliothécaire moderne, auteur d’un magistral Précis de Bibliothéconomie, participait à des séances d’animation et de présentation de livres pour les jeunes. Remarquable pédagogue, elle enseignait aux Universités du Mans et de Paris formant des bibliothécaires avec compétence et passion.

     C’est que Brigitte ne se contentait pas d’être une bibliothécaire, une enseignante, une animatrice, elle portait en elle le démon de la poésie. Auteur d’un remarquable recueil Le cœur gouverné (éditions Saint-Germain-des Près, 1974), elle exalte en même temps que l’amour une espèce de méditation sur le temps. « Il fait jour chaque matin. Je t’offre la durée. » écrit-elle et cela résonne amèrement aujourd’hui.

     Et puis, elle écrivit et publia des poèmes plus particulièrement destinés aux enfants dont Le jardinier des bêtes (éditions Corps Puce. 1980), délicieux textes remplis de rêves. Ainsi : « Le hérisson se couche en rond comme une pelote de soleil. »

     Brigitte adorait conter et ses histoires pour les jeunes ont le charme rempli d’humour des vieux contes écrits pour des enfants d’aujourd’hui.

    Ses recueils sont en partie publiés : La Fugue de Grand père Médéric (éditions Magnard, 1984), L’arbre à chats (éditions de la Queue du chat, 1987), La vie compliquée de Marie Chicotte (éditions Magnard, 1989), Moi Benoît Largeliet fils de ma mère (éditions Magnard, 1991). Et il reste beaucoup de poèmes et de textes inédits à paraître.

     C’est avec des êtres comme Brigitte que la lecture en général et la lecture des jeunes en particulier peuvent devenir une réalité qui assure aux hommes une survie culturelle plus que jamais nécessaire. Elle a montré que dans ce domaine la conjonction d’un professionnalisme solide et d’un imaginaire généreux et sans cesse en marche est indispensable.

     Je n’oublierai jamais son regard rempli de songes exprimant une vie intérieure originale où l’esprit rejoignait la « raison ardente ».

     Brigitte, reçois mon affectueuse tendresse et celle de tous tes amis du CRILJ : « Nous ne connaitrons pas nos limites car l’éternité nous a pris dans sa foulée ».

 ( texte paru dans le n° 44 – mars 1992 – du bulletin du CRILJ )

   richter

Née en 1943 à Charlieu (Loire), Brigitte Richter écrit son premier récit à neuf ans. Elle continuera à écrire sa vie durant mais, à quelques exceptions près, seuls ses contes et ses romans pour enfants auront une diffusion commerciale. Conteuse, elle participa à de nombreuses animations dans les écoles, les collèges et les veillées festives. Photographe, elle aima travailler avec des plasticiens. Elle régala, dit-on, ses amis de plats inédits où « son talent créateur faisait merveille ». Brigitte Richter fut directrice de la bibliothèque de prêt de la Sarthe puis de la bibliothèque municipale du Mans. Elle fit connaître ses expériences dans des rapports, des articles et un Précis de bibliothéconomie qui a eu cinq éditions de 1976 à 1992.

Samivel

    Samivel vient de mourir à 84 ans. Nous sommes nombreux à avoir devant nos yeux des illustrations d’albums pour jeunes : une double page avec un champ de neige et un petit personnage, un chamois au sommet d’une montagne, un très gros et rond personnage tiré de l’œuvre de Rabelais.

    Il fut un dessinateur, un écrivain pour les jeunes et les adultes, un poète, un humoriste plein de saveur et un écologiste avant l’heure. Explorateur, il fait partie de la première expédition Paul-Emile Victor au Groenland en 1948. Conférencier à « Connaissance du Monde » de ses nombreux voyages en Egype, en Grèce, en Crête, en Isalnde, il rapporta es films, des livres illustrés, des photos.

    Ses premiers albums pour jeunes ont été publiés dans les années 1933-35 : Parade de Diplodocus et Les blagueurs de Bagdad chez l’éditeur Paul Harmann en 1937, Sous l’œil des choucas chez Delagrave. Puis il illustra des adaptations de Rabelais, Pantagruel et Gargantua, et illustra trois épisodes du Roman de Renard : Goupil, Brun l’ours, Les malheurs d’Isengrin, toujours chez Delagrave. Pendant la guerre, chez l’éditeur IAC, à Lyon, il écrivit et illustra, entre autres, Chansons de France et Bon voyage monsieur Dumollet. En 1944, il donna sa vision des Fables de La Fontaine. Dans les années 1950 vont paraître, chez divers éditeurs, Les Contes à pic et Alain Bombard naufragé volontaire.

    Certains livres ont été réédités ou se trouvent toujours chez Delagrave. L’éditeur Hoëbeke a fait paraitre en 1986 le Samivel des rêves, anthologie pour jeunes, et, en 1991, Tartarin dans les Alpes.

    En décembre 1990 une exposition des originaux de ses dessins a été organisée au Musée Ethnologique de Conches près de Genève.

    Samivel dit par le dessin, l’écriture, les conférences, les films, son amour de la nature, de la neige, des glaces. Il traite les animaux avec une indulgence amusée et les hommes avec une ironie parfois cinglante. Son trait est précis, enveloppant pour les rondeurs, ses couleurs sont simples et fraîches. Et il sait faire vibrer le blanc de la neige. Michel Tournier a dit : « Perdu dans la grandiose splendeur alpine, que l’homme est petit, laid, stupide et sale. »

    Pour moi, l’homme Samivel est un curieux non spécialiste, épris de la beauté et de la nature. Il a déclaré un jour : « La liberté coûte cher, mais c’est la liberté. »

    Samivel a su faire partager à ses lecteurs ses passions et son œil amusé.

( texte paru dans le n° 44 – mars 1992 – du bulletin du CRILJ )

brun

Né à Paris en 1907, savoyard d’adoption, Paul Gayet-Tancrède emprunta son nom à une lecture d’enfance, Les Aventures de Mr Pickwick de Charles Dickens. Samivel se fait connaître dès 1928 par ses illustrations dédiées à la montagne, notamment celles qu’il donne à la revue La vie Alpine. Ecrivain dès 1940 avec L’Amateur d’abîmes, Samivel n’oublia pas les enfants, adaptant et illustrant pour eux quelques grands auteurs. Alpiniste confirmé, grand voyageur, artiste multiple, écologiste de la première heure, humaniste avant tout, Samivel est traduit en anglais, allemand, italien, espagnol, polonais, islandais.

 

Maurice et Katia Kraft

.

.

    Maurice Kraft était une force de la nature, une présence, une corpulence, une voix, un rire et un regard. Katia cachait derrière sa mince silhouette une volonté à manger les pentes les plus raides.

    Pour un éditeur, souvent cloitré dans son bureau, l’irruption d’un conquérant de l’impossible laisse toujours une trace impalpable et pourtant tenace. A l’époque, il y a plus de quinze ans, une précédente rencontre avec Gaston Rebuffat m’avait déjà donné cette sensation de croiser le vol d’un grand migrateur.

    La vie des livres devait m’offrir la chance de suivre beaucoup plus régulièrement la route de Maurice et celle de Katia, entre deux voyages, deux aéroports, deux volcans en éruption. Ils avaient en effet choisi la liberté, la recherche en « free lance », car ils voulaient pouvoir sauter dans le premier avion venu, sans en rendre compte à personne, dès qu’un volcan se réveillait quelque part dans le monde. Leurs enfants étaient bien ces montagnes de feu dont les dangers leur interdissaient sans doute les petits de chair et de sang. Les discussions, au fil des livres, tournaient toujours autour de ces êtres chers qui représentaient, pour l’un et pour l’autre, le maître-étalon de la vie. Le grand Maurice se sentait aussi fluet que Katia lorsqu’il retrouvait l’un d’eux. Chaque colère de la terre ne remettait-elle pas à l’heure les pendules de nos petitesses, de nos mesquineries, d’un quotidien que nous avions souvent rêvé différent.

    Lire Maurice et Katia, regarder leurs superbes photographies – dont nous prenions un soin particulièrement attentif puisque, comme Maurice nous le disait d’une voix grondante : « Celle-là, je ne pourrai jamais plus la refaire. » – c’est beaucoup plus qu’une simple, belle et fidèle découverte de la vulcanologie et de la géologie. Entre les lignes, partout, Maurice et Katia affirment leur admination pour la planète Terre sur laquelle, si nous les suivons, nous ne sommes finalement qu’un étrange accident de la l’évolution. Ils n’hésitaint jamais à rappeler que nos horribles armes nucléaires ne sont que des pétards mouillés en comparaison d’une grande manifestation volcanique. Peut-être nous détruirons-nous en les utilisant, mais ce n’est pas pour autant que nous empêcherons la Terre de trembler, les continents de dériver et les volcans de cracher leur flot de lave, de cendres et de gaz.

    Il m’est arrivé plusieurs fois de demander à Maurice et Katia s’ils n’avaient pas peur. Ils me répondaient que seuls les imbéciles diraient le contraire. Bien sûr, ils avaient peur, mais ils prenaient toutes les précautions, toutes les sécurités nécessaires, sachant qu’un volcan, aussi connu soit-il, reste pour une large part imprévisible. Et puis, je me dois de le dire, si Katia et Maurice aimaient la vie, au point de ne jamais « tenter le diable », j’ai souvent eu le sentiment qu’il n’y aurait pas pour eux de plus belle mort que celle qui les unirait définitivement dans les foudres des volcans.

    Katia et Maurice, vous nous manquerez. Merci pour les films, les photographies, les livres que vous nous laissez. Merci pour l’amitié sans faille, l’honnêteté scientifique, le goût de la vraie vulgarisation. Merci pour tous les rêves de voyages-découvertes que vous avez fait naitre. Pour beaucoup d’entre nous, vous serez désormais associés pour toujours aux forges légendaires de Vulcain qui, dit-on, font rougeoyer les entrailles de l’Etre.

    Les légendes ne meurent jamais.

( texte paru dans le n° 42 – septembre 1991 – du bulletin du CRILJ )

C’est pendant ses études à Strasbourg que Maurice Kraft rencontre Katia avec laquelle il se marie en 1970. Ensemble, ils consacrent leur vie à la volcanologie, photographiant et filmant plus de 150 volcans en éruption, en particulier les volcans explosifs, dit « volcans gris » qui les fascinent. Volcalogues indépendants, parfaits vulgarisateurs, ils partagèrent leur passion avec le grand public, multipliant les conférences filmées et rédigeant près de vingt ouvrages, très illustrés, dont plusieurs en direction des jeunes lecteurs. Maurice et Katia Kraft trouveront la mort en 1991 emportés par une coulée pyroclastique sur les flancs du mont Unzen, dans l’île de Kyushu, au Japon.

 kraft

 

Pierre Gripari

 

 

 

 

    Pierre Gripari est né d’un père grec et d’une mère normande, voué par atavisme à être ce voyageur tourné vers les mers intérieures entre mythes et réalités.

    Il fait khâgne à Louis le Grand en 1944 et se frotte à tous les métiers, nécessité ou goût de l’aventure obligent. Il est commis agricole, clerc coursier chez un notaire, pianiste dans des bals de campagne, engagé volontaire dans les troupes aéroportées, travaillant à la Mobil Oil jusqu’en 1957. On le retouve aussi clochard, poinçonneur de tickets de métro, promenant son miroir sur les bords des chemins. Détaché des biens matériels, mais amoureux des nourritures terrestes, l’œil vif et pétillant, il croque la vie à pleine dents, jamais avare de son érudition et de sa parole.

    « Il est attentif aux contacts humains, donc il n’est pas complètement pourri. » dira-t-on pour paraphraser l’un de ses héros, Phospore Noloc. Pessimiste certes, lucide à la limite du désespoir. Blessé peut-être, anarchiste et provocateur certainement.

    Marin dans l’âme sûrement. Comme Ulysse, il est l’homme de toutes les odyssées. Comm Alice et Pinocchio, il a traversé tous les miroirs, exploré et retourné les vérités et les mensonges : « Je suis quelque chose comme une sentinelle au bout du monde. »

    Il a lu tous les livres, la Bible et les contes. Perrault, Grimm, Lewis Caroll, Collodi et Afanassiev sont sans nul doute les auteurs qu’il emporterait sur son île déserte. Les théologiens, les philosophes, les idéologues et, sans doute, ses contemporains Queneau, Céline, Cioran, Sartre – celui de La nausée – ressurgissent en filigranne dans son œuvre avec les monuments classiques que sont Hugo, Zola, Kipling … Un véritable hommage d’écrivain aux bibliothécaires.

    Mais qui pourrait s’autoriser en vérité à parler de « Monsieur Pierre », le conteur de la rue Broca, sinon ses amis lecteurs privilégiés, les enfants ?

    « Monsieur Pierre, vous diront-ils, est une sorcière. » Ou, si l’on veut, au pays des mondes renversés, la fée des exclus, des laissés pour compte, des immigrés, qui fréquente la boutique de Papa Saîd ou le Bar des déménageurs, rue de la Folie Méricourt, là où les mots, précisément, déménagent.

    Pierre Gripari aimait, en vrai magicien surréaliste, débusquer la vie avec les mots les plus fous. Pour lui-même, il goûtait la saveur gourmande et la couleur des mots de passe, ses diableries pétries d’humour et de tendresse.

    Cet infatigable vampire littéraire de l’ombre, amateur de mystères, a donné aux enfants le meilleur de lui-même, sa part de lumière, la clef d’or, le sésame du bonheur, une musique incantatoire modulée sur la matière pauvres des bruits de la rue.

    La sorcière « Monsieur Pierre » vivait, c’est la vérité, dans un placard à balais avec, pour unique trésor, une machine à écrire et quelques boites à chaussures. Le dénuement absolu, sa liberté secrète, ouverte aux rencontres, sur les marges de la société.

    On lui prêtait les pires défauts. Alors, pour se venger, il en rajoutait jusqu’à l’absurde et l’irrémédiable. Une manière d’aggraver son cas, de jeter le trouble, le doute sur l’identité même de ses interlocuteurs.

    Dangereux, suspect, ainsi se voulait-il, pour brouiler les pistes, habile aux jeux de la parodie et de l’inversion. Prémonitoire, baroque à l’excès, il anticipait, en cette fin de siècle, sur l’effondrement des valeurs et des tragiques équilibres planétaires. Paradoxal : « L’homme, disait-il, n’est rien d’autre que le brouillon imparfait de la marionnette libre, sans fil. Pinocchio, car c’est de lui qu’il s’agit, vous l’avez deviné, représnte à la fois la promesse et la préfiguration de notre gloire futur. »

    Dieu et diable, ange déchu, éternel enfant, il chérit la mer, « noire, veloutée, métallique, vivante comme une chair ». « Je n’ai pas peur, disait-il, je joue à l’astronaute. Ma bulle est une fusée transparente, une flèche de cristal dans le ciel lumineux d’une planète inconnue, peuplée de poissons incroyables qui volent deça, delà, aussi familiers que les animaux de l’Eden. »

    L’incroyable odyssée de Phospore Noloc se termine un soir de Noël 1990, à l’aube d’une aire confuse et tourmentée dont l’apprenti sorcier ressentait toutes les souffrances. Entre les mains de ses éditeurs, à la Table Ronde, à l’Age d’Homme, chez Gallimard avec la complicité de Jean-Robert Gaillot, et surtout chez Grasset où Paulette Rosset l’accompagne avec une inlassable fidélité, il laisse son message d’amour.

    Les deux moitiés de lui-même, cette paire de chaussures usées qui ne parvenaient jamais à se rencontrer, l’une devant, l’autre en arrière et vice-versa, empêcheuses de marcher en rond, se rejoignent enfin, sauvées de la poubelle, par la grâce d’un petit garçon et d’une petite fille … de la rue Broca.

    L’écrivain et son double, l’enfant amoureux de l’enfance, s’il a entrevu l’étoile lointaine, est retourné vers sa mer originelle, la grande déesse obscure, profonde et salée, un soir de Noël, sans faire de bruit, à l’appel d’on ne sait quel chant, « vibration tragique d’une coupe à champagne ou de la coupole céleste ».

( texte paru dans le n° 41 – mars 1991 – du bulletin du CRILJ )

 

Né en 1925, mère manucure et médium, père ingénieur, Pierre Gripari abandonne ses études pour exercer divers petits métiers. Arrêtant de travailler pour écrire, il peinera à faire publier ses premiers textes. Indifférent à toute ambition matérielle, il s’accommodera  des années durant de la pauvreté. Iconoclaste souvent, anarchiste de droite certainement, il fréquenta vers la fin de sa vie – provocation ou conviction – des milieux plus extrèmes. Son œuvre la plus célèbre, Les contes de la rue Broca, parue en 1967, est composée d’un ensemble d’histoires mettant en scène le merveilleux dans le cadre familier d’un quartier de Paris et dont de nombreux personnages sont des enfants d’immigrés.

broca1-206x300