Pauline Kalioujny à Moulins (2)

Pauline Kalioujny : entre taïga et forêt arthurienne

 par Wendy Liesse

    Lors de la quatrième édition de la Biennale des illustrateurs de Moulins, au mois d’octobre 2017, le public a eu le plaisir de découvrir le travail de Pauline Kalioujny, jeune auteure-illustratrice. L’exposition consacrée à son travail était installée au sein des Imprimeries réunies, lieu bien choisi pour cette marionnettiste de la gouge.

    Pauline Kalioujny accueille les visiteurs. Elle explique patiemment son travail et répond aux questions tout en dédicaçant ses livres avec gentillesse et spontanéité. L’exposition propose un échantillon de ses divers talents et, au milieu d’anciennes presses, nous découvrons son travail en linogravure au travers d’une série de planches au sujet végétal ainsi que les originaux de son de dernier album Promenons-nous dans les bois paru en octobre dernier.

    Pour celui-ci, elle a choisi de travailler à l’encre et à la plume sur grand format. Quatre grandes fresques accrochées aux murs en trois couleurs : rouge, noir et blanc qui attirent l’œil du visiteur. C’est « sa palette habituelle », elle dit de « ces trois couleurs primitives, qu’elles renvoient à l’inconscient collectif » : « Le noir et le blanc, dans cet album, représentent les forces minérales, végétales et animales de la nature, des forces brutes et sauvages. Le rouge représente l’humanité, faite de sensations et d’émotions ».

    On y voit une petite fille emmitouflée dans un manteau rouge et chaussée de valienki cheminant au travers d’une épaisse forêt peuplée d’habitants nombreux. Certains penseront au petit chaperon rouge mais il n’en est rien ou, en tout cas, ce n’était pas voulu. Son trait est tendre, tout en rondeur, elle souhaite que le petit lecteur se sente rassuré.

    Pauline Kalioujny a choisi d’utiliser une comptine classique et de la revisiter. L’histoire commence de la même manière, une enfant se promène seule dans les bois en fredonnant. Plusieurs indices sont dissimulés pour indiquer la présence du loup. On entend sa voix mais il reste toujours invisible. Ensuite, des personnages issus d’autres contes font leur apparition et on comprend alors que l’histoire n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît. La richesse de ce livre destiné aux plus jeunes nous surprend.

     Pauline Kalioujny avait déjà commencé à travailler sur le livre-objet pour ses précédents albums. Elle nous propose à présent un leporello. Elle tire parti de ce format en accordéon avec ses quatre grandes fresques qui forment un décor en continu seulement interrompu par les pages où l’enfant apparaît en plan rapproché pour questionner le loup et entendre ses réponses. Ce format donne un sens de lecture naturel, sans ambiguïté, idéal pour les plus jeunes qui pour l’avoir testé tournent autour du livre déplié – cinq mètres quand même – en chantonnant la comptine.

    A travers ce parcours narratif et graphique, les personnages nous emmènent dans leurs aventures, on suit le rythme de la comptine au gré des paysages qui montent et qui descendent. Elle reproduit en images la musicalité de la comptine, si importante pour les plus jeunes enfants.

    L’utilisation que Pauline Kalioujny fait de ce format nous rappelle qu’elle possède, notamment, un diplôme de cinéma d’animation de l’École nationale supérieure des Arts décoratifs de Paris. Elle utilise le travelling pour traduire le mouvement, elle travaille l’harmonie entre le texte et l’image, le cadrage avec les plans rapprochés de l’enfant qui font monter la tension petit à petit et pour finir elle nous présente les personnages au dos de l’album à la manière d’un générique de film sous la lumière d’une poursuite. Sa pratique de la gravure a aussi été une bonne école : « La technique l’a contrainte à se canaliser pour se concentrer sur les cadrages et la force du dessin ».

    Pauline Kaliouny est fascinée par la nature. Dans plusieurs de ses albums, elle met en scène un personnage qui part à l’aventure dans cette nature et porte un regard émerveillée sur celle-ci. Ce trait que l’on trouve dans ses gravures, elle le transcrit avec sa plume. L’illustratrice aime dessiner la forêt. Tout est y dense et sinueux. Il flotte un air de taïga dans ces images. L’illustratrice partage son imaginaire entre la Russie et la France. De père ukrainien et de mère française, elle puise dans le folklore russe pour imager ses histoires.  Elle aime le travail des artistes russes des années 1930. Elle cite Ivan Bilibine qui a beaucoup utilisé des objets, des motifs issus des traditions populaires russes associés à un sens du merveilleux. Mais aussi Samuel Marchack, Vladimir Lebedev  et bien d’autres. Pauline Kalioujny se place dans la lignée de cette littérature qui associait la nature et le folklore russe aux sujets du monde contemporain.

    La forêt est un élément perpétuel dans les contes populaires russes. Dans Promenons-nous dans les bois, elle est presque un personnage à part entière tant elle occupe l’espace. Dans cette forêt, on trouve le personnage de Baba Yaga fuyant à bord de sa isba à patte de poulet, nous rencontrons encore des chouettes et des hérissons souvent représentés et appréciés dans la littérature russe. Mais ce qui nous intéresse, c’est le rôle du loup. On assiste à une inversion du personnage type où l’agresseur devient l’aidant. Ce rôle positif du loup est une représentation que l’on retrouve souvent dans les contes russes (Le conte d’Ivan Tsarevitch, L’oiseau de feu, Loup gris).

    À partir d’une simple comptine, Pauline Kalioujny nous raconte beaucoup.

    C’est dans un contexte contemporain d’une nature détruite par l’homme qu’elle met en scène cette petite fille aux traits si tendres. Au fil de l’album des bûcherons sans yeux, déshumanisés apparaissent et détruisent la forêt. Elle finit l’album par une image ouverte où le lecteur va pouvoir « décider de ce qu’elle signifie pour lui »

    Comme un clin d’œil malicieux, l’auteur nous propose plusieurs idées pour remédier aux maux du monde au dos de l’album : de la plantation d’arbres, aux lapins qui se moquent de la fourrure du manteau de l’enfant, en passant par un hymne au ver de terre, bienfaiteur de la nature… mais tout cela avec poésie. On pourrait encore parler longtemps de la richesse de cet ouvrage mais je vous laisse découvrir par vous-même ce petit album pas si petit que ça en fait.

    En parallèle de la création de livres pour enfants, Pauline Kalioujny continue un travail de recherche plastique qui, nous allons le voir s’entremêler par moment avec son métier d’illustratrice pour enfant.

    Il y est aussi question de nature. Nous découvrons des esquisses, des dessins préparatoires, des estampes. Lors d’une résidence artistique à Troyes (en 2015), elle avait réalisé tout un travail de recherche autour de la forêt. Une exposition intitulée L’esprit des bois avait été présentée en 2016 à la médiathèque de Troyes.

    Elle poursuit aujourd’hui cette production sur la représentation des arbres dans les contes et les mythes. Une matrice en linoléum gravé de son interprétation du pin de Barenton et son impression sur papier asiatique nous était dévoilée. Le pin de Barenton est un arbre issu de la légende arthurienne dans laquelle la forêt occupe aussi une place importante.

    Une série de planches, intitulée Les maux d’une fleur, était également présentée. On y voit des variations florales gravées et peintes. La galerie l’art à la page avait montré une partie de ces œuvres lors d’une exposition collective consacrée aux séries en 2016.

    Pauline Kalioujny « aime l’intelligence de la forme et de la structure végétale, une intelligence totalement instinctive, à la fois géométrique et organique ». Gerberas, dahlias, chrysanthèmes et pavots défilent sous nos yeux séduits par la précision de la gravure et la poésie qui s’en dégage. Qui sait, ce sont peut-être des futurs personnages d’albums.

    Entre nature et culture, Pauline Kalioujny, jeune auteure-illustratrice, nous a offert, lors de cette Biennale, un beau moment d’émerveillement et de poésie. Elle nous souffle qu’elle prépare actuellement un conte russe à paraître en octobre au Père Castor. Nous l’attendons avec impatience.

 (février 2018)

Pauline Kalioujny vient d’obtenir le Prix Pitchou pour son album Promenons-nous dans les bois, prix décerné par un comité de lecture issu de la Fête du livre jeunesse de Saint-Paul-Trois-Châteaux (Drôme) qui récompense le meilleur album de l’année pour les tout-petits. « Un grand merci au jury et aux partenaires. Mon éditeur et moi sommes ravis de voir notre soigneux et engagé travail si vite récompensé. » (Pauline Kalioujny)

Après des études dans l’ingénierie culturelle à l’université, Wendy Liesse travaille dans le milieu du spectacle vivant a destination du jeune public. Animatrice à Sens (Yonne) dans une maison des jeunes et de la culture, elle développe, en compagnie de bénévoles passionnés, des projets divers autour de la littérature pour la jeunesse. Toujours accompagnées par les histoires de Marmouset, de l’âne Cadichon et de Corbelle et Corbillo lues quand elle était petite, elle découvre à l’université l’histoire de cette littérature en même temps qu’elle lit les aventures d’Harry Potter. Depuis elle ne cesse de la découvrir et de la faire vivre. En février 2017, Wendy Liesse a effectué au CRILJ un stage de quinze jours au cours duquel elle a assuré une part essentielle de la logistique du colloque Élargir le cercle des lecteurs : la médiation en littérature pour la jeunesse. Elle est l’une des cinq boursières ayant bénéficié d’un “coup de pouce” de l’association à l’occasion de la quatrième Biennale des illustrateurs de Moulins.

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Photos : André Delobel

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Pauline Kalioujny à Moulins (1)

Promenons-nous dans l’exposition de Pauline Kalioujny

par Laëtitia Cluzeau

    Une esthétique japonisante à la fois minimaliste et sensible se dégage du travail de Pauline Kalioujny, à la frontière entre les arts plastiques, le livre d’image et les techniques de la gravure. Dans son dernier album, Promenons-nous dans les bois, l’illustratrice nous émerveille avec un Petit Chaperon rouge revisité, à la fois identifiable tout de suite, ancré dans sa tradition, et résolument contemporain.

    Lorsque je suis entrée aux Imprimeries Réunies, rue Voltaire à Moulins où exposait Pauline Kalioujny, lors de la quatrième Biennale des illustrateurs organisée par l’association Les Malcoiffés, j’ai découvert une forêt d’œuvres sensibles, de fleurs rouges tracées à l’encre, d’intérieurs boisés en niveaux de gris dans lequel le fil d’Ariane était le conte du Petit Chaperon rouge.

    Nous étions en hiver. J’ai eu l’impression d’emprunter le sentier d’une forêt enneigée par l’esthétique du vide avec laquelle Pauline met en valeur le blanc du papier dans ses encres et aquarelles. A côté des tableaux et des planches originales de ses différents albums se dressait une magnifique planche d’arbre gravée à taille humaine qui nous propulse directement dans l’univers du conte. J’ai également été frappée par la petite série d’autoportraits photographiques où elle apparaît telle une elfe des bois travaillant la magie de la plaque de gravure.

    L’ensemble de ses originaux est très esthétique. J’ai été très heureuse de découvrir ce travail et de voir de quelle manière Pauline avait savamment revisité et interprété le célèbre conte de Charles Perrault revu par les frères Grimm. Une unité graphique affirmée que donne sa palette restreinte apporte une grande force à son travail. Elle a su tirer profit de la chromie du conte telle une signalétique dans laquelle elle nous emmène à travers bois dans des images traitant de la déforestation et où la présence humaine apparaît presque comme une menace. Pauline s’inscrit, avec la technique de la gravure,  dans la lignée de Gustave Doré. Et nous reconnaissons sans mal le conte initial à travers les dessins de Pauline Kalioujny.

    L’artiste, publiée aux éditions Thierry Magnier, a choisi un format original pour son album afin de mieux nous immerger dans son univers. Les murs des Imprimeries réunies étaient recouverts de grandes fresques horizontales qui deviendront par la suite les pages du livre, pages qui se succèderont au rythme de la cèlebre comptine musicale ayant bercé mon enfance : « Loup y es tu ? M’entends tu ? », « Je mets mes griffes »

   

    Son trait de génie est d’avoir su tirer d’une contrainte  technique un style. L’album est à la fois épuré dans les couleurs et texturé (les écorces, la fourrure du loup). Au moment de l’intermède, en pleine page, le loup surgit par un lien graphique traduit de manière abstraite : la fourrure. C‘est le moment du climax de l’histoire, celui où elle bascule dans un dénouement inattendu.

    La genèse de cet album a eu lieu lors d’une résidence à Troyes. C’est à Troyes que Pauline Kalioujny a eu l’idée d’une vision du paysage tout en longueur, telle une fresque panoramique. Elle a travaillé plusieurs semaines sur le concept du détournement de la comptine Promenons nous dans les bois. En exploitant le côté rythmique de la comptine dans un livre au façonnage ingénieux, elle a mis en image les sons de notre enfance, la voix du loup et le chant de la fillette qui se promène. La lecture chantée de cet album scande quelque chose de l’ordre du parcours, chaque phase de la comptine fonctionnant comme une image clé à la manière d’un story board.

    Ayant, pour ma part, étudié diverses variantes revisitées du Petit Chaperon rouge, j’ai apprécié  le dénouement complice de ce conte entre les deux héros. Cela a fait écho en moi à une image, Chaperon rouge soignant le loup, que j’avais réalisée lors de mes recherches en master édition. Dans mon chaperon rouge, le loup a la patte blessée et la fillette lui fait un pansement. L’action se situe à l’orée d’une clairière au lointain de laquelle on aperçoit la maison de la grand-mère.

    Je tiens à remercier Pauline Kalioujny pour la force et la poésie de son travail. Il  m’encourage à poursuivre mes recherches graphiques. Le Petit Chaperon Rouge étant mon conte classique préféré, j’ai été très touchée par les éhanges que j’ai eu avec elle et enchantée par sa facture.

(décembre 2017)

Originaire de Dordogne, Laëtitia Cluzeau est actuellement professeur d’arts plastiques au collège d’Ahun (Creuse). Graphiste de formation, elle a travaillé pour divers entrepreneurs et associations. Ayant développé, depuis une dizaine d’année, une recherche plastique dont la palette est issue des couleurs des saisons, d’herbiers fantaisistes et de sa collection de brindilles, ses « peintures de saison » mêlent éléments végétaux, collages et ambiance onirique. Laëtitia Cluzeau se destine, depuis trois ans, à la littérature pour la jeunesse. Elle a finalisé un premier album (Mélisse tu parles trop !) co-écrit avec Martial Quintyn et qui  met en scène les aventures d’une petite princesse trop bavarde aux cheveux soufflés aux quatre vents. Infographiste pour le carnet de voyage de Coline Lyphout Agricultures marocaines, histoires d’hommes, histoire de terre, elle a, en 2017, travaillé pour l’Institut d’études occitanes du Limousin. Laëtitia Cluzeau est l’une des cinq boursières ayant bénéficié d’un « coup de pouce » de l’association à l’occasion de la quatrième Biennale des illustrateurs de Moulins.

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Photo du bas : André Delobel

Une rencontre avec Anne Herbauts

 

 

Invitée du festival Haltes Nomades d’Aspet, le mercredi 7 octobre 2015, Anne Herbauts est questionné par Martine Abadia, présidente du CRILJ Midi Pyrénées.

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Martine Abadia – Anne, j’aurais pu faire de vous une présentation très académique : vous êtes reconnue comme une des grandes auteures-illustratrices de notre temps, vous avez étudiée à l’université, vous êtes lauréate de nombreux prix dont une première distinction à Bologne, en 1999, je crois, le prix Baobab en 2003, et plus récemment, en 2013, le prix Sorcières pour l’album De quelle couleur est le vent ? On vous qualifie souvent d’artiste plurielle, d’albums et de BD (c’est ce que l’on connaît le mieux), mais aussi  de courts métrages et de films d’animation (ce que l’on connaît moins).

Vous aurais-je pour autant présentée ? Non car vous êtes une artiste singulière tout comme les héros de vos albums. Vous avez gardé de l’enfance le goût du quotidien, des moindres petites choses, le goût de l’étonnement, de l’exploration, une certaine fragilité qui s’illustre par ce que vous appelez « la maladresse de mon geste graphique » et vous avez un rapport au temps qui rappelle celui qu’ont les enfants, rapport au temps que l’on retrouve dans la plupart de vos ouvrages.

Mais en même temps vous vous interrogez sans cesse sur votre œuvre. Vous êtes dans le doute, dans l’incertitude, dans le besoin incessant d’analyser et de comprendre votre processus créatif, ce qui vous rend parfois presque insaisissable.

Lorsque nous avons préparé ce temps de rencontre, nous avons choisi de délaisser la forme conférence qui nous paraissait peu adaptée et nous avons préféré une mise en jeu, un jeu sérieux bien sûr (puisque nous sommes entre gens sérieux), une mise en jeu lancée comme un défi à travers trois mots que nous avons choisis parmi ceux qui caractérisent votre oeuvre, une mise en jeu qui va bien sûr entraîner une « mise en je ». Ces 3 mots : caillou, papier, ciseau.

Nous avons eu un débat autour des mots caillou, pierre, rocher. Nous avons retenu le mot caillou car c’était la forme et le toucher un peu doux qui vous intéressait. Il se trouve que le caillou que l’on rencontre souvent chez nous, c’est le galet. Nous sommes au bord de la Garonne, on y trouve beaucoup de galets et cela nous semblait très contextualisé. Pourquoi donc le choix du caillou et pourquoi, de manière plus générale, les objets du quotidien, ceux que nous ne voyons plus d’ordinaire, tiennent-ils une telle place dans votre imaginaire ?

Anne Herbauts : Il y a déjà plein de questions là-dedans. Pourquoi j’aime bien le caillou et la pierre ? Parce que cela me permet déjà de parler du texte et de l’image. C’est quelque chose qui est très important dans mon travail. Je travaille le texte et l’image en même temps, en parallèle, dès le départ. Quand j’écris, dans l’album De temps en temps que « je ne comprends pas pourquoi le mot merle revenait toujours dans mon image », cela montre que je bascule sans arrêt. J’écris avec des images et je peins avec du texte. Les deux sont toujours en miroir, en jeu : je dis quelque chose, je l’inverse avec l’image, je contrarie.

Alors, le caillou, c’est un objet que j’aime beaucoup car si on peut aller de la miette au gravier, on peut aussi partir vers la météore et, quand on pense météore, on est déjà très loin. On peut donc passer de la miette à la météore et, dans mes livres, il y a toujours l’infiniment petit et l’infiniment grand qui se rejoignent. C’est jouer sur les opposés. Le caillou, c’est aussi quelque chose qui est très facile à dessiner. C’est, en quelque sorte, un rond. A partir du moment où je joue sur le rond, on est dans le dessin mais un peu aussi sur la tâche et donc on glisse très vite vers le point, le point de la ponctuation. Cela veut dire que l’image peut être utilisée dans le livre comme ponctuation. L’image ne sert pas juste à mettre une image sur le texte, l’image participe à l’écriture. Une image peut freiner, ralentir, pousser, remplacer la lecture du texte. La ponctuation est très importante dans mes images et, aussi, dans mon texte. J’utilise beaucoup les virgules, je répète plusieurs fois les mêmes mots car un mot quand on le répète, (on parlait tout à l’heure d’objets du quotidien qu’on ne regarde plus en fait), il devient bizarre au bout d’un moment et c’est comme quand on apprend une langue étrangère On revoit sa propre langue autrement. Parce que les mots étrangers, eux, sont tout neufs. Si vous prenez le mot « bouilloire » en français. Vous le répétez trois fois. Ce n’est plus le mot bouilloire ordinaire. On imagine l’eau qui bout dedans. Il y a tout un jeu sur les sons qui composent ce mot mais aussi sur l’image qu’on s’en fait et la bouilloire a une forme ronde…

En bref, la répétition c’est ma façon de donner un rythme, une scansion, et, aussi, d’interroger chaque mot. C’est vous dire que tous les mots comptent, même les mots pas extraordinaires. Le mot « hier », par exemple, si on le répète plusieurs fois, on n’arrive plus à le mettre dans sa bouche. Quand on déploie un mot, on se rend compte que la langue est fabuleusement riche. Le mot a fait des voyages dans le temps, il a vieilli, il a changé. Il a aussi des significations différentes selon sa place, son usage. Du coup, quand on le répète, on pousse le lecteur à s’interroger. On reprend le mot bouilloire, on va chercher dans sa tête toute une collection de bouilloires, les bouilloires des grands-mères et, hop, on fait voyager tout ça. Avec très peu de mots, on va pouvoir occasionner un bazar pas possible !

Si vous ajoutez à la puissance de la langue, la puissance de l’image, cela fait un sacré paquet. Tout cela pour le simple petit caillou. Et c’est très chouette d’arriver à des éléments graphiques simples. Le caillou c’est un simple caillou mais on peut jouer sur les échelles. Si on part sur l’idée d’un caillou dans la chaussure, ce n’est plus un caillou, c’est le début d’une histoire. Après, si je dessine, à côté du caillou, une maison, ce n’est plus un caillou, c’est une montagne et, si je rajoute au caillou, une petite trompe, avec une lune au-dessus, eh bien le caillou devient un éléphant dans la nuit. Le caillou me permet cela parce que c’est une forme basique, graphique, qui permet tout. Il devient des objets qui ne sont plus uniquement des objets, mais presque des mots, quelque chose qui relève du signe et c’est sur un troisième langage sur lequel on va pouvoir jouer.

Si j’aime autant les cafetières, c’est que, si je leur mets deux chaussures, elles trottent. Ce sont des objets qui ont des attitudes presque humaines. Les chaises aussi disent beaucoup. Vous allez voir quand vous allez quitter la salle tout à l’heure, on pourra savoir comment vous étiez assis par rapport à moi et ce qui s‘est passé. Parce que les chaises bavardent comme nous. Elles gardent la forme humaine et, quand on les abandonne, elles gardent et racontent les traces du passé.

Donc, ça, c’était pour le caillou…

MA – Eh bien, passons au papier.

AH – Juste une transition vers le papier. Ce caillou, c’est un objet pauvre. Un galet est certes plus beau que tel ou tel minerai, mais il est pauvre quand même. Qu’est-ce que c’est qu’un livre ? Le livre c’est du papier, un carton et, parfois, du fil et de la colle. C’est finalement très simple à faire : plié, collé, cousu… Mais le simple fait de sa simplicité ouvre des multitudes de possibilités. Cela constitue sa richesse parce que, dès lors, on peut y écrire tout ce qu’on veut.

MA – Oui, et quand on parle de papier avec vous, on voit qu’on en vient tout de suite à l’objet livre. Le livre est, pour vous, déjà un objet qui se tient dans les mains. Il y a un rapport sensuel au livre. Ce sont aussi des pages qui défilent comme le temps. Ce livre, il est matière, une matière essentielle. Dans un interview à Vivons Livres, à Toulouse, en 2010, vous disiez que vous étiez fidèle aux éditeurs Esperluète et Casterman car peu d’éditeurs accepteraient vos exigences en matière de confection du livre. Le choix du papier est pour vous fondamental car il participe à la narration. Pourriez-vous illustrer cela au travers de quelques ouvrages ?

AH – Il y a peut-être d’autres éditeurs qui le feraient, mais Casterman m’offre une très grande liberté dans les papiers utilisés tout en étant une très grosse maison : papiers glacés, papiers plus ordinaires, etc.

Pourquoi l’éditeur accepte de jouer le jeu ? C’est parce que ce n’est jamais un caprice. Très vite, quand j’explique le projet, cela devient une justification et ce n’est jamais absolu car, quand on construit un livre, on est devant un médium pauvre, mais aussi, contrairement à la peinture, on est en même temps au centre d’un tas de disciplines. On peut tout faire en illustration : de la photo, de la sculpture, etc. Mais le livre, cet objet, releve de la production industrielle, de l’édition, de la vente et, de ce fait, il y a des contraintes de fabrication et de prix qui sont des limites qui nous aident à aller plus loin. Cette situation met un cadre et, paradoxalement, au lieu de s’éparpiller, on va le plus loin possible dans ce cadre qui nous restreint.

Quand on écrit un livre, on n’est pas juste avec un texte et des images. Quand je porte un projet à l’éditeur, il me dit : « On n’est pas contre, mais on va envoyer le projet à la production et ils vont nous en donner le coût ». Si on obtient un coût de production de 327,00 euros, ça n’a pas de sens.

Les livres des éditions Esperluète sont des livres plus fragiles. Même le choix de l’éditeur fait partie de l’écriture. On sait que les livres d’Esperluète, fragiles, vont prendre une certaine place sur les rayonnages de la librairie et que ceux de Casterman vont être tirés à 8000 à 10000 exemplaires sur les rotatives. Ce sont des livres qui ont déjà supporté les rotatives ! Ces livres, ils n’ont déjà pas le même corps, physiquement parlant, que les livres publiés chez Esperluette. On le sait, ça, quand on écrit. Publier Sans début ni fin chez Casterman n’a pas de sens même par rapport au texte. Ce serait comme crier un poème dans un hangar métallique. Tout cela pour dire que tout est lié. L’éditeur fait partie de l’écriture, tout comme le diffuseur et le libraire. On ne fait jamais un livre tout seul.

Un auditeur – Mais, ça, vous ne le savez pas quand vous vous mettez à l’écriture ?

AH – Si, je sais que je vais faire, par exemple, ce livre pour Esperluète. Je sais à qui je vais le proposer. Mais parfois cela peut changer en cours de route. Pour le dernier, je me suis dit que cela n’irait finalement pas pour Esperluète et j’ai continué mon projet en ayant en tête un autre éditeur.

Sur les supports, je voulais dire que j’avais démarré un nouveau projet autour d’un film d’animation sur un scénario que j’avais en tête depuis des années, mais, finalement, j’ai renoncé car c’est trop d’énergie. Ce que je veux dire c’est que, lorsqu’on écrit, il faut savoir pour quel support on le fait : un spectacle de marionnettes, un album, un dessin animé, etc. On peut adapter en changeant de support mais, alors, il faut tout réécrire. Quand on écrit un livre, tout compte et j’ai la chance d’avoir des éditeurs qui me laissent arriver avec un objet complet.

J’aime bien expliquer comment je fais tout un livre pour que vous en compreniez le cheminement, la construction. Et pour illustrer, j’ai choisi un livre un peu particulier, De quelle couleur est le vent ? Je vais vous prouver que le livre c’est du vent.

Ce projet a été un peu long. Il est né après une réunion en Italie où j’étais invitée par le Prix Tactus, prix organisé par une association, Les doigts qui rêvent, à Dijon, qui a pour vocation de développer les livres tactiles pour les non-voyants. Le problème, disait-il, c’est que, le plus souvent, les livres pour non ou mal voyants se résument à traduire en braille le texte et à faire une illustration en volume. Les responsables de cette association n’étaient pas satisfaits de la chose et ils m’ont donné une leçon en me montrant un dessin qu’ils avaient affiché dans leur bureau. C’est un très bon moyen mnémotechnique pour se remettre les choses au point, pour imaginer la représentation des choses de lecteurs mal voyants. En fait, ce dessin disait qu’il ne faut jamais traduire mot à mot ou image par image. Le dessin, c’était juste trois traits horosontaux calés sur un trait vertical. C’était le dessin évident d’un enfant aveugle : « Je tiens la barre du bus et je monte trois marches. » Pourquoi dessiner un bus avec des roues serait-il plus juste ? C’est juste une histoire de point de vue. Ce sont des codes qu’on installe. Cet épisode a été un moment très fort pour moi. Avant, je me questionnais déjà sur tout, mais je dois avouer que ce dessin m’a ouvert encore plein de questionnements : c’est quoi dessiner juste, c’est quoi parler juste ?

Lors de cette rencontre, j’étais en train de terminer Lundi qui était le premier livre où j’avais amené du toucher, où j’avais introduit des changements dans la qualité et le grammage du papier. C’était amusant d’être là juste à ce moment-là car on m’avait invitée non pas parce que j’étais une spécialiste des livres tactiles mais pour que je parle souvent du rapport texte/image et que j’aime montrer que l’image va bien au-delà de l’illustration proprement dite, qu’elle a son propre langage. Dans cette réunion était présent aussi un éditeur polonais spécialiste de livres tactiles qui est arrivée avec une foultitude de questions d’enfants malvoyants dont celle-ci : « De quelle couleur est le vent ? » Tout de suite, ça a fait tilt, je me suis dit « Ça, c’est pour un livre. » C’était une question très séduisante, on pouvait envisager plein d’images, de couleurs. Mais il me semblait que je devais aller plus loin.

Le temps a passé et, un an et demi ou deux ans après, je me suis remis au projet. Le rêve de l’association, c’était que je fasse un livre comme ceux qu’ils avaient déjà édités, des livres qui coûtent environ 70,00 euros car ce sont des produits manufacturés. Il pensait pouvoir obtenir de Casterman un livre tactile, en braille, au prix des albums Casterman et pouvoir ainsi le partager avec d’autres lecteurs. Sur le principe, j’étais entièrement d’accord car séparer les livres pour malvoyants, polyglottes, malades, pas malades, les 3 ans, les 5 ans, poser des limites, des cadres, cela me dérangeait. L’intérêt d’un livre, c’est son partage. L’idée, c’était de donner cette sensation de tactile (mais pas tout donner à la fois quand même) et de ne pas faire un livre que pour les aveugles. Et de le faire avec les moyens techniques de la grosse production. Nous avons dû abandonner le braille. L’association était très fâchée, car, même si nous avions fait du braille avec des gouttes, on ne pouvait pas embosser le papier car se posait la question de l’envers de la page. Au moment de l’impression, les gouttes s’écrasent rendant la lecture illisible. Nombre de livres en braille sont d’ailleurs souvent illisibles par les malvoyants, sauf certains d’un prix très élevé. J’ai tranché, en disant : « On ne fait pas de braille. Le texte sera lu et partagé mais je ne veux pas faire du braille qui ne sera pas lisible. » J’aurais pu faire du braille avec des feuilles pliées, puis reliées par des spirales, mais cela ne me convenait pas.

Tout cela pour vous (re)dire que le livre c’est un tout. je ne crée pas un texte auquel j’associe ensuite une image. Les choses au contraire se nourrissent et se sont ces contraintes qui vont me permettre de construire l’histoire. Et, comme tout est cohérent, ces contraintes (qui grincent) finissent par trouver leur place dans l’histoire. Ce qui est fabuleux, c’est le moment où on est bloqué et que, subitement, quelque chose se passe comme si cela sortait du livre et rendait les choses soudain évidentes. C’est comme une bonne recette de cuisine : on est satisfait, on a envie d’entamer une belle danse, on est vraiment très contents. Ce sont ces moments jubilatoires qui nous donnent envie de continuer à construire. On a mis en place tellement de choses que le livre, à un moment donné, va plus vite que nous. Mon problème, ensuite, c’est comment retomber, comment envisager la chute. J’ai souvent trop de possibilités parmi lesquelles il va falloir choisir. Je me laisse davantage de champ dans la bande dessinée. Dans l’album, le lecteur ne doit pas se perdre dans un trop grand nombre de strates. Il faut réfléchir pour savoir si on veut faire un livre léger ou plus dense. Le top c’est quand un livre est limpide, que tout roule et que l’on sait qu’il y a encore plein de choses à gratter, à creuser dessous.

Revenons à l’album De quelle couleur est le vent ? Avec toutes ces contraintes et mon projet, je suis allée chez Casterman pour voir ce qu’ils me proposaient. Ils m’ont dit :  « On peut faire une impression sur plastique, même si le plastique, c’est pas terrible et ça ne sent pas très bon. On peut faire des trous et on peut ajouter de l’embossage. » Ce n’était déjà pas si mal. On aurait pu aussi coller des tas de matières comme du papier abrasif, mais ce sont souvent des matières très marquées qui n’ont pas beaucoup de sensualité. J’ai décidé de jouer le coup du plastique.

Ensuite, je me suis demandé pourquoi ce titre m’avait-il autant attiré. Je ne voulais pas que ce soit un livre spécialisé, je voulais qu’il soit lu par tout le monde, mais il fallait tout de même qu’il puisse n’être lu qu’avec les doigts. Je ne voulais pas non plus expliquer, tout simplement parce que moi je ne sais pas répondre à cette question de la couleur du vent et vous non plus, d’ailleurs.

Le génial dans cette question, c’est qu’on ne peut pas répondre. On part donc sur un pied d’égalité, voire mieux, car je pense que celui qui voit va être nettement plus embêté que celui qui ne voit pas. Parce qu’il va essayer absolument de trouver une couleur et il va se retrouver beaucoup moins libre que celui qui ne voit pas. C’est fabuleux car, du coup, cela ne peut pas être un livre qui nous donne une leçon, qui nous explique. Je voulais quand même donner une réponse, mais une réponse ouverte. C’est le livre où je suis allée le plus loin dans l’abstraction en jouant sur l’abstraction même de l’objet. Cela rajoutait une contrainte à l’objet : il me fallait un livre mou.

Résumons-nous : on ne pouvait pas faire trop d’embossage pour une lecture en braille, ni une reliure en spirale. Il me fallait beaucoup de papier donc une histoire un peu longue. J’ai donc écrit cette histoire. Pour vous dire que je fais du vent ! J’ai inventé un personnage, mais, ce personnage, je l’ai voulu incomplet parce qu’il y avait déjà des tas de choses dites dans le livre avec les trous, le plastique, les quelques embossages. Ce n’était pas nécessaire de se fatiguer. Il valait mieux questionner le lecteur, le perturber et l’amener à s’interroger sur ce qui manque. Ensuite, je vais vous révéler une piste que, normalement, à la lecture vous ne devez pas voir : je me suis forcée à peindre au maximum au doigt car, même si vous ne vous en apercevez pas, votre œil, lui, a perçu quelque chose : dans ces visages, il y a des empreintes de doigts et cela donne un côté gauche pour rappeler le tactile. Une nouvelle petite contrainte, pour m’amuser. Ce personnage, c’est un petit géant qui va demander à chaque personne qu’il rencontre de quelle couleur est le vent. Je suis consciente de ne pas avoir réussi à traduire le côté tactile mais je suis allée au plus près de ce que je pouvais faire dans le respect de mon univers graphique et avec les contraintes que j’avais.

Je me suis aussi demandé comment je pouvais donner une sensation tactile à l’intérieur d’une maison. J’ai choisi un crayon noir graphite et j’ai dessiné le plancher par terre car je me suis dit c’est la seule sensation tactile qui me semblait de nature à induire le mot maison pour un mal voyant. Ce n’est pas la solution idéale mais celle qui correspond à mon vocabulaire graphique. A d’autres moments de l’histoire, j’ai réexploité des choses que j’avais déjà mises en œuvre dans Lundi.

Le personnage rencontre un gros et vieux chien et il lui demande de quelle couleur est le vent. Et le chien de répondre qu’il est coloré, rose fleuri, blanc léger… Le chien, avec un poil tout doux, est traité en embossage. Le problème avec l’embossage c’est que, si je pousse d’un côté, je me retrouve de l’autre côté avec l’embossage du chien. Ici, ça tombait bien parce que je voulais jouer sur le recto verso et cette contrainte a finalement structuré tout mon récit. Donc, à l’envers, ça donne : « Non, dit le loup, il a l’odeur sombre de la forêt. » On voit bien que c’est la contrainte technique qui m’a poussé à cet endroit et c’était parfait car je voulais nuancer, ajouter chaque fois une touche. A la fin, quand chacun a donné sa touche, sa « couleur », cela donne un spectre général avec toutes les couleurs et toutes les matières. J’avais constaté que, dans les livres pour mal voyants, il y a souvent des grosses formes très colorées et je me suis amusée, sur certaines pages, à ajouter ce type de choses très contrastées avec des couleurs complémentaires, des motifs, des plastifiés mats et des images assez abstraites. A un moment, on voit les dents qui ont mordu dans la pomme. Je me résume : il y a toujours l’envers, comme l’éléphant qui devient, à l’envers, la montagne.

A la fin du livre, le personnage se retrouve devant le grand géant. Il prend le livre, met le pouce contre la tranche et laisse courir les pages. Le petit géant sent la douceur du vent, le vent du livre. Alors là, j’avoue que j’étais très contente de ma trouvaille car ce livre est vraiment un objet en trois dimensions et, quand on le parcourt, on a même la sensation du vent qui court. Et cela, même avec tous les moyens d’Hollywood, au cinéma, on ne peut pas l’avoir. Il n’y a pas de vent dans les salles de cinéma ! Le vent, il n’y a que le livre qui peut le procurer car c’est un bel objet de papier et qui sent et qui souffle …

MA – Merci pour cette belle démonstration. Le troisième mot choisi était ciseau. Le ciseau, c’est un outil bien sûr, celui qui découpe objets et personnages de l’histoire, mais aussi celui qui ouvre des fenêtres comme dans Les petites météorologies. Je pensais aussi que le ciseau pouvait avoir un rapport avec le choix des cadrages, lorsque vous décidez par exemple dans Les moindres petites choses de couper le personnage de Madame Avril, voire de le mettre hors champ.

AH – Avant d’en arriver au ciseau lui-même, je vais rester un peu sur l’objet livre et notamment sur cette partie du livre qui a à voir avec le ciseau, la tranche. Dans l’album Theferless, par exemple, j’ai voulu, sur la tranche, un jaspé bleu. Quand on achète le livre, quand on lit les premières pages, on ne s’en aperçoit pas le plus souvent, mais, à ce moment-là, j’ai eu envie d’exploiter cette partie du livre, car, souvent, on ne garde d’elle que le mauvais souvenir de s’être coupé car le papier ça peut couper et faire mal. Qu’est-ce qu’on peut raconter avec la tranche du livre ? Il y avait déjà les fils que je n’avais pas détricotés mais les fils sont très importants dans mes livres. Dans cette histoire, au début, c’est la forêt profonde, il n’y a même pas de montagnes, les nuages sont coincés. Heureusement, un jour, il y a une hirondelle qui tombe, que les habitants d’une maison au cœur de la forêt recueillent et soignent pendant l’hiver. Au printemps, que dit l’hotonelle ? « Mes amis, il faut que j’aille voir le bleu, il faut que je parte. » et elle s’envole. Du coup, toute la famille sort et découvre qu’au-dessus de la forêt, il y a du ciel. Ils lèvent la tête pour voir l’hirondelle partir et on arrive dans le bleu du livre qui déborde sur la tranche, jaspée de bleu. Quand on relit l’histoire, nous, on sait que le bleu est là même si les habitants de la maison ne le voient pas encore. C’est comme quand nous avons découvert pour la première fois l’histoire et que nous n’avions pas vu aussi qu’il y avait du bleu au bord de la forêt. Ce sont de petits jeux : si personne n’a vu le bleu au bord de la forêt, ce n’est pas grave, mais, moi, cela m’a permis de construire toute mon histoire. C’est ma façon de fonctionner.

La tranche, c’est bien la preuve que le livre est d’abord un objet fabriqué (tranché) car un livre, finalement, qu’est-ce que c’est ? C’est un rassemblement d’images, ce sont des peintures scannées, reproduites en impression quatre couleurs à plat, reproduites en machine, assemblées, cousues et mises entre deux cartons. On part de feuilles en deux dimensions et on arrive à un objet en trois dimensions. A ce moment-là, on peut s’en servir pour assommer sa voisine, le poser bancal sur une chaise vide, mais ce n’est pas encore vraiment un livre, c’est encore juste un objet de carton. A partir de quand cela devient un livre ? C’est quand cet objet rencontre un lecteur, ce lecteur qui va prendre le livre et l’ouvrir. C’est à ce moment que tout va basculer et que cet objet va devenir progressivement un livre. C’est le moment où l’on parcourt le livre, où l’on tourne les pages, où l’on s’arrête… A ce moment, le livre n’est plus seulement un objet en trois dimensions mais va s’immiscer une quatrième dimension, celle du temps, le temps de la lecture. Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais quand vous lisez un livre et que vous êtes pris dedans, c’est comme si vous rentriez dans une autre tranche de temps qui n’a pas la même matière que le temps réel. C’est pour cela que ça fait tellement de bien.

Pourquoi le livre est-il un bel objet ? C’est parce que, quand on ouvre un livre, surtout un livre d’images, un album, on lit le texte et on lit l’image, on ne sépare pas les deux. On se retrouve dans un espace qui n’existe pas en fait. On se retrouve dans un espace en forme de V avec des lignes de fuite qui nous invitent à voyager au-delà de l’espace livre. On peut aller très loin. C’est pour cela aussi que je dis que, dans le livre, il y a un temps horizontal (le temps de la narration) et des temps verticaux, plus personnels, un peu indéfinissables. Souvent, j’illustre cela avec des pages toutes blanches ou toutes noires. J’aime bien travailler sur ces différentes interprétations du temps. J’aime bien démontrer qu’avec juste quatre feuilles pliées, on peut créer ces espaces et ces temps. On peut créer des rythmes avec les images, avec les textes.

On parlait tout à l’heure des cadrages avec les ciseaux. Selon le positionnement des personnages dans la page, on peut accélérer, ralentir la lecture. Si un personnage regarde dans le sens inverse à la lecture, vous allez inconsciemment bloquer et cela va ralentir votre lecture.

N’imaginez pas pour autant que, lorsque je crée un livre, je m’imagine des plans. Cela fait maintenant près de 19 ans que je fais des livre et je ne réfléchis pas. Quand j’ai l’impression d’être dans le juste, les choses se mettent en place « naturellement ». On fait avec le livre comme on construirait une phrase, suivant la situation ou selon l’interlocuteur auquel on s’adresse. Parfois on cale. Construire un livre, c’est un tout, le format, l’hostoire, les contraines diverse. Il faut souvent remodeler les choses. C’est d’ailleurs pour cela que je suis très mauvaise pour les commandes : je souffre trop ou je change trop de choses.

Le livre, c’est vraiment un objet extraordinaire. Il y a une sensualité du papier, une odeur. Maintenant que j’ai un peu plus d’expérience, ayant moi-même un petit, je me dis que c’est vraiment un crime de ne pas donner de livre à un enfant. Quand on voit comment il se tortille les doigts de pied de plaisir, c’est vraiment mieux qu’un gâteau au chocolat.

Cela me renvoie à une discussion que nous avons eue tout à l’heure avec Eunice Charasse concernant le livre numérique. Plutôt que de prendre position pour ou contre le numérique, il faut considérer le livre numérique comme un autre support. C’est comme le film d’animation, c’est un autre outil pour raconter des histoires. Il faut juste se demander qu’est-ce qu’il va nous permettre. Le problème, c’est qu’il induit beaucoup de contraintes techniques, c’est vertigineux, c’est très intéressant, mais c’est autre chose. Moi, je suis un peu « vieille « école », j’aime bien l’odeur du papier, on ne perçoit pas les mêmes sensations avec une tablette que lorsque l’on a un livre en main. C’est vraiment un objet, le livre.

A propos du mot ciseaux, puisque c’était notre propos initial, je pense à un album sans texte, Les Petites météorologies. En fait, ça demande beaucoup de texte, un livre sans texte, car, pour que la narration fonctionne, il faut une structure très cadrée. Lorsque j’ai créé ce livre, j’étais dans une période de crise, je me posais beaucoup de questions. Notamment, qu’est-ce qu’il y a dans le papier entre les deux pages ? Donc, j’ai décidé d’aller raconter des choses dans cet intervalle, de percer le papier en quelque sorte. Je vais vous montrer un parcours de livre où l’on va circuler comme ça. Ici, on a un gros plan sur une nappe et une cafetière, On voit la fumée monter de la cafetière et on suit un petit nuage, on survole des maisons, des vergers et on commence à décoller. On arrive au niveau du ciel, au-dessus des forêts, on traverse la nuit puis on commence à redescendre, on s’approche tellement qu’on voit les personnes, on s’approche encore jusqu’à la porte de la maison et la lettre que la dame avait en main au début arrive dans la boîte aux lettres. On rentre et on voit la cafetière et le petit personnage. C’est l’intersection de deux nuages, une histoire d’amour.

Je vous ai dit que, dans les livres, il y a toujours une relation au temps. J’écris sur le temps avec du temps, c’est très cohérent. L’album s’appelle Les petites météorologies, mais c’est aussi les petites météorologies du cœur. Dans la traversée de ce livre, il y a des météorologies au sens propre, la pluie par exemple, mais aussi des météorologies du temps, l’heure vide, entre chien et loup. Après, on passe à la nuit et, ensuite, il faut revenir au jour. En parallèle de ces espaces traversés, il y a aussi une traversée dans le temps. Lorsqu’on soulève les volets, il y a des moments suspendus, des gens qui rient, d’autres qui pleurent, qui s’écrivent  : ce sont les météorologies du cœur, des sortes de haïkus. Dans ce livre, il y a ce parcours où l’on se promène de manière horizontale et puis ces trouées dans l’intimité des gens. Ces histoires sont toutes indépendantes, sauf certaines qui interfèrent. On voit, par exemple, quelqu’un qui arrose ses fleurs et, derrière un autre volet, on aperçoit une fuite d’eau. Ce sont des jeux. Dans un livre, tout est absurde mais tout est possible. On peut jouer au niveau narratif, graphique, comique. etc.

Il y a cette image que j’aime beaucoup partager. On y voit des forêts et des camions qui coupent le bois. Ils travaillent beaucoup, ces camions, et quand ils ont rempli leur cargaison, ils vont les livrer à Ikéa qui va construire à la chaîne des chaises rouges que tout le monde va avoir dans sa petite maison. Cet exemple pour vous montrer un autre jeu possible sans l’apport du texte.

Concernant la fabrication, l’éditrice, au départ, voulait rajouter des lichettes pour aider à l’ouverture des volets. Moi je n’en voulais pas, je trouvais ça horrible. Tant pis si, la première fois, on oublie d’ouvrir quelques volets. Cela ne fait que susciter de la curiosité pour une prochaine lecture.

MA – Quand on a ouvert plusieurs fois ces volets, que le livre a subi l’épreuve du temps et des petits mains, on s’aperçoit qu’il reste neuf. C’est assez rare d’avoir une telle qualité de l’objet.

AH – Oui, la graphiste s’est cassé la tête, vraiment. Je fais vraiment beaucoup souffrir la graphiste ! Au départ, je faisais les mises en page moi-même comme pour Le petit souci. Mais je ne suis pas graphiste. Graphiste est un métier à part entière. Un jour, après avoir remarqué un travail de graphiste de qualité médiocre, j’ai proposé à Casterman de faire appel à une de mes anciennes professeures et ils ont dit oui. Donc je travaille avec elle. Tout cela pour vous dire la liberté dont je dispose. Je crois qie mes demandes sont admises parce que ce ne sont pas des exigences déplacées, mais simplement des exigences de qualité. Je vais chez ma graphiste, nous échangeons, elle me fait des propositions, on triche aussi pour que mes images s’adaptent au format. Car, même après 19 ans de travail, je fais encore des erreurs de base : je ne laisse pas suffisamment de place pour le texte er, quand je suis à ma table de peinture, j’ai du mal à faire de grands fonds avec rien. Voilà pourquoi on a parfois du mal à placer le texte.

Un exemple à propos d’une commande. Bernard Friot avait vraiment envie de travailler avec moi sur l’album A moitié, mais moi pas trop envie de travailler avec les éditions La Martinière qui devait éditer cet album. Donc, j’ai posé mes exigences dès le départ : « J’accepte, mais vous n’aurez rien à dire. Je vais tout revoir, tout refaire et vous ne verrez rien avant. » Ils ont dit qu’ils étaient d’accord et j’ai eu toute la liberté voulue. Je me suis beaucoup amusée, c’était de l’espièglerie, une forme de jeu.

Un autre exemple avec un livre que j’ai créé avec Vincent Cuvellier, Ici Londres. Vincent avait fait un travail remarquable de recherche autour des messages codés des réseaux de résistance. Le projet me plaisait beaucoup et j’ai tout de suite accepté parce que je trouvais ces messages très poétiques. Après avoir accepté, plein d’images me sont passées par la tête puis plus rien. Qu’est-ce que ça raconte ? J’étais bloquée parce que j’étais face à des phrases farfelues, parfois belles, parfois drôles, j’avais de belles images en tête mais je me posais des questions sur leurs contenus, leurs significations, le contexte de guerre dans lequel elles avaient été inventées. On ne pouvait donc pas faire n’importe quoi. J’ai eu aussi ce problème avec La petite sœur de Kafka qui parle de l’Holocauste. On ne peut pas faire du joli, de l’esthétique, ni encore du symbole froid et je me suis dit que la seule façon de m’en sortir, c’était ici aussi de créer une sorte de jeu. J’ai gravé un certain nombre de codes sur un lino, des sortes de grilles de cailloux rouges. Pour moi, c’était l’impact, cela représentait le code, les ondes. J’ai imprimé toutes mes feuilles. Parfois, cela sortait contrasté, parfois plus flou. J’obtenais ce fond pour toutes les pages que je devais ensuite modifier en fonction des phrases. Il ne s’agissait pas pour autant de représenter des cerises puis des pommes, mais d’inventer un nouveau jeu graphique qui se décale chaque fois. Le problème avec toutes ces phrases (nous en avions sélectionnés une douzaine), c’est que c’est un livre qui n’a pas de fin. On démarre certes mais comment chuter ?  La phrase qui nous paraissait la plus adaptée était celle qui démarre par « Les sanglots longs » et qui symbolise la libération, mais il fallait que je trouve aussi une chute dans l’image. Là, j’étais vraiment bloqué. Et puis, tout d’un coup, jubilation, je trouve la solution. J’inverse : les points rouges sur fond blanc vont devenir des points blancs sur fond rouge avec des fils et des petits bonshommes au bout pour représenter les parachutes. C’est vraiment étonnant ces instants où tout se déclenche : on s’aperçoit soudain qu’on a construit un système qui va favorise ce déclenchement.

Exemple encore avec La lettre. J’avais obtenu une petite bourse de la Bourse Royale de la Vocation pour faire un film d’animation. En Belgique, tout est royal ! On a fait ce livre avec des bouts de ficelle royales. C’était très expérimental et artisanal à la fois. On devait travailler image par image. C’était un autre rapport au temps car on avançait peu chaque jour, on vivait au rythme du personnage. C’est un projet qui m’a marqué car il pose une question fondamentale : à partir de quand faut-il écrire sa pensée ? Trop tôt, on la tue, mais, à un moment donné, il faut le faire. Mon éditeur savait que je travaillais sur ce projet un peu fou, il était inquiet sans doute sur son aboutissement. Quand il l’a vu, il m’a dit : « Anne, c’est dommage car, à part sur de petits festivals, cela va rester confidentiel. Est-ce qu’on ne pourrait pas en faire un livre ? » J’étais d’accord mais je ne voulais pas faire un livre emballage, juste pour pouvoir mieux vendre le DVD. Donc j’ai réfléchi à faire une histoire où il y a une mise en abyme et dans lequel le film s’inclue. L’éditeur m’a répondu : « Oui, c’est bien, mais il faut aussi que le livre fonctionne tout seul pour qu’il puisse être vendu à l’étranger. » Cela se compliquait un peu. Graphiquement, cela m’a amené sur un terrain particulier : j’ai choisi des animaux qui ne savaient pas écrire et qui, en plus, hibernent comme le loir ou l’ours. Ils sont tristes, c’est l’hiver, ils vont devoir hiberner et laisser Jean, le personnage central. Ils voudraient lui écrire une lettre pour lui dire combien l’été était fabuleux et, comme ils ne savent pas écrire, ils vont prendre des représentations d’objets (dix objets que j’ai prélevés dans le film), les glisser dans l’enveloppe comme des souvenirs heureux. Ils ferment l’enveloppe qui est bien remplie. Ils vont dormir pendant que Jean est dans sa petite maison. J’ai souhaité que l’enveloppe soit carrée pour que, lorsqu’on l’ouvre, elle représente une petite maison, celle de Jean. Et dans la maison de Jean, qu’est-ce qu’il y a ? Eh bien, il y a Jean mais aussi le film. Ceci pour vous montrer que, là, le livre est né du film et que c’est tout autre chose. L’histoire du livre est plus simple que celle du film, mais tout aussi intéressante.

MA – Merci infiniment, Anne, pour ce magnifique moment.

(mercredi 7 octobre 2015)

  

 

Enseignante pendant de longues années, Martine Abadia fut responsable et animatrice de la Salle du livre du Centre d’animation et de documentation pédagogique (CADP) de Rieux-Volvestre, centre de ressources littérature jeunesse et lieu d’accueil de classes lecture, ouvert en partenariat par le Conseil Général et l’Inspection Académique de la Haute-Garonne. « Je profite de mon nouveau statut de retraitée pour approfondir au CRILJ Midi-Pyrénées ma connaissance de la littérature de jeunesse et pour faire partager ma passion aux médiateurs du livre du  département. » Martine Abadia est l’actuelle présidente de la section.

 

Une rencontre avec Anne Brouillard

 

Invitée par la section Midi Pyrénées du CRILJ dans le cadre de son projet « L’Habiter », Anne Brouillard, auteure-illustratrice, était, le 7 novembre 2015, à l’ESCAL, la nouvelle médiathèque de Nailloux. Martine Abadia et Ghislaine Roman ont animé la rencontre. Nelly Delaunay qui a consacré une thèse à Anne Brouillard était également présente.

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Ghislaine Roman – Quand on entre dans tes albums, Anne, on entre souvent dans une maison paisible, dans une ambiance, douce, sereine, protectrice… On y aperçoit des cafetières en émail dans des cuisines surannées, des jouets dans des chambres d’enfants et ces objets du quotidien réveillent nos souvenirs, font surgir des parfums, des sons, des émotions. Est-ce que ces maisons existent ? Et ces visites que tu nous proposes est-ce que ce n’est pas en fait la visite de certains moments de ta vie ?

Anne Brouillard – Est-ce que les maisons existent ? Forcément puisqu’elles sont dans les livres ! Dans la réalité, elles n’existent pas vraiment, sauf celle du Chemin bleu. Elle est en Auvergne. C’est une ancienne école transformée en gîte. J’y ai séjourné un trimestre. Les autres sont inspirées de maisons réelles ou sont construites en carton.

GR – Est-ce qu’on peut dire que la maquette est une étape de ta création ?

AB – Oui, par exemple dans Le rêve du poisson, j’ai eu besoin de faire le plan de la maison pour m’y retrouver et j’ai fait aussi la maquette avant de la dessiner. J’aime bien réaliser des maquettes. Dans Le petit somme aussi la maquette existe.

Martine Abadia – Quand on sort de la maison, on se trouve dans une nature domestiquée, dans des parcs, des jardins ou, au contraire, dans une nature sauvage, près de lacs, de rivières. Les animaux y sont présents, renards, lapins, canards, oiseaux, en harmonie avec les humains… Ils ont parfois des airs humains et se tiennent debout. Ces images nous parlent d’un temps suspendu, parcouru d’échos d’un passé encore proche. C’est ce cadre de vie que tu offres dans tes albums à tes jeunes lecteurs, bien loin de ce que la plupart d’entre eux connaissent. Qu’as-tu envie de leur transmettre à travers tes images ?

AB – Oh cette question là est difficile. Je ne sais pas. En fait, je pense juste à faire des choses que j’aime bien.

GR – C’est une sacrée transmission…

AB – Ça ne me semble pas que du passé, ça peut être du futur, c’est dans le présent aussi. Il existe encore des forêts avec des animaux, des jardins avec des animaux… Bon, il y a beaucoup trop de voitures, c’est vrai et, pour moi, le futur ce serait qu’il n’y en ait plus.

GR – Mais il y a quand même quelques voitures dans tes albums.

AB – Oui, dans Le voyage d’hiver, il y en a quelques unes.

MA – Justement, est-ce que tu peux nous dire quelques mots sur Le voyage d’hiver ?

AB – Alors je vais vous parler technique. C’est plus facile pour moi que de vous parler de ce que je peux transmettre. C’est plus terre à terre. Au départ, ce n’était pas un livre. C’était une toile peinte pour une exposition, elle mesure 40 cm de hauteur et elle est très longue, plus longue que le livre déplié. Le livre s’arrête à la gare, la toile continue au-delà. Elle a d’abord été exposée dans un parc à Roubaix. Et puis mon éditrice a proposé d’en faire un livre.

GR – On pourrait parler de cet autre moyen de transport très présent dans tes livres : le train. Ton univers est sillonné par des trains qui vont de gare en gare. Les trains apparaissent même sous forme de jouets dans les chambres d’enfants. On a constaté ces effets de dedans-dehors comme une invitation à un autre paysage et cette impression de temps suspendu… Tu as choisi de prendre le train pour venir jusqu’à nous. Tu as traversé la France du nord au sud. Pourquoi aimes-tu tant les ambiances de gare et quelle importance accordes-tu au train dans ton travail ?

AB – Allez savoir pourquoi on aime les choses… Le train, ça vient de très loin. Déjà enfant, j’adorais les trains. Mes grands-parents habitaient près d’une ligne de chemin de fer. Mon père adorait les trains lui aussi. Le train a une vie en lui-même. Les gens en prennent possession. Il se passe toujours quelque chose dans un train… Les gares, j’adore aussi. Je m’y sens chez moi. Pour venir de Paris à Toulouse, le voyage dure presque 7 heures. Le paysage est magnifique.

GR – Est-ce que c’est quelque chose de plastique ou de graphique qui t’interpelle là-dedans ?

AB – Oui, bien sûr, et même très fort. En fait, quand j’étais enfant, j’avais envie d’être conductrice de trains.

GR – Nelly Delaunay a attiré notre attention sur des points intéressants dans les images d’Anne. Elle nous a montré des citations d’un album dans l’autre qui tissent une intertextualité particulièrement solide et qui nous est apparu très représentatif De ton travail. On pourrait considérer qu’il ne s’agit que de clins d’oeil après tout, d’une espèce de complicité établie avec les lecteurs fidèles mais nous avons le sentiment qu’il s’agit de quelque chose d’autre. Peux-tu nous parler, Anne, de ces jeux que tu mènes d’un album à l’autre ?

AB – C’est très simple. J’explique tout ? Alors voilà. Il s’agit de quatre albums qui sont sortis deux par deux, Le pêcheur et l’oie et Le voyageur et les oiseaux étant les deux premiers. Le premier est une histoire inspirée de la réalité, comme souvent. J’avais vu des pêcheurs au bord d’un étang à Bruxelles et il y avait une oie à côté qui s’intéressait très fort à ce qu’ils faisaient. J’ai inventé l’histoire puis je suis retournée au bord de l’étang pour des croquis et, à ce moment là, j’ai observé une foulque qui construisait son nid. Dans la réalité, elle ne le construisait pas qu’avec des branches mais avec des tas d’autres choses dont des sacs plastiques. C’était un nid très moderne ! C’est à l’occasion de ces observations que j’ai eu l’idée de croiser ces histoires. Du moins, certains des personnages. Par exemple, dans le troisième album, La vieille dame et les souris, on aperçoit à la toute dernière page, à travers la fenêtre d’un appartement, le pêcheur du premier album, son poisson dans un aquarium et l’oie sur le canapé. Il y a un autre croisement avec le chien noir que l’on voit sur la couverture de l’album Cartes postales et que l’on le retrouve dans Le grand murmure et dans La terre tourne. Dans le prochain album à sortir à l’automne 2016, le chien sera le héros. Il y a un croisement aussi entre Le pays du rêve et L’orage. On voit la même maison et donc aussi le même environnement, en petit dans le premier album, en plus grand dans le deuxième.

GR – Mais pourquoi ?

AB – Pour m’amuser ! Faire des livres pour moi, c’est aussi inventer des endroits qui pourraient exister, leur donner vraiment vie. C’est une sorte de jeu, comme font les enfants.

GR – Et après c’est la vie qui s’installe dans l’endroit que tu as créé…

(Nelly Delaunay revient sur ces quatre albums et signale d’autres croisements ; elle insiste sur ce don d’ubiquité caractéristique du monde brouillardien ; elle feuillette La famille foulque où le passage des saisons donne lieu à de si belles images.)

MA – Anne, peux-tu nous éclairer sur le cheminement de ton travail plastique ? Quels sont tes outils ? Y a t-il des techniques que tu préfères ?

AB – Ça dépend des livres et des périodes. J’ai travaillé avec la peinture à l’oeuf pour L’orage. Toutes les peintures sont composées de deux choses : du pigment qui donne la couleur et du liant. Selon le liant, les peintures ont des propriétés différentes et donc des noms différents : aquarelle, gouache, acrylique, tempera… On peut facilement fabriquer cette dernière soi-même : on récupère un jaune d’oeuf, on enlève la peau qui l’entoure, on le place au centre de la palette en y ajoutant un peu de vinaigre et tous les pigments autour et on prépare les couleurs au fur et à mesure des besoins. J’ai utilisé cette technique entre aquarelle et peinture à l’huile pour beaucoup de mes livres. Elle offre davantage de matière que l’aquarelle, elle se prépare vite, elle se travaille à l’eau, elle sèche vite et elle a un rendu très lumineux. C’est en cherchant une technique appropriée pour réaliser L’orage que j’en ai découvert toutes les propriétés. Je l’ai utilisée pour peindre Le voyage d’hiver. Mais, pour l’album Petit somme, j’ai dessiné à la plume et mis en couleurs avec deux sortes d’encre : une encre liquide en bouteille et des bâtons d’encre secs que l’on frotte sur une pierre au dessus de l’eau. Je me fournis dans un magasin chinois à Paris. Pour Loup, j’ai travaillé avec des aplats de gouache en tubes de différentes gradations de gris. Je suis passée davantage au dessin au trait au moment où j’ai fait Le chemin bleu. Je travaillais la gravure à cette époque-là, technique très exigeante au niveau du dessin. Puis j’ai continué au trait et j’ai réalisé la série Le pêcheur et l’oie. Avant, j’étais plus dans la peinture et la lumière avec des formes qui naissent en fait de la matière, de la masse, de la couleur. C’était un travail différent.

Question du public – A l’occasion de la peinture tempera, que faites-vous des blancs d’oeuf ? Des meringues ?

AB – Mais oui, au début, je faisais ça, mais je n’aime pas trop les meringues. Et puis je trouve que c’est beaucoup plus difficile à réussir que la peinture.

GR – Alors, quittons la cuisine et revenons vers la narration. Qu’est-ce qui fait qu’à un moment donné, tu décides que l’album sera sans texte ? Pour L’orage, tu avais imaginé un texte et puis tu l’as abandonné.

AB – Beaucoup d’albums sont sans texte car les idées me viennent comme ça, en images. La narration en images convient et l’éditeur l’accepte comme ça… L’orage est le seul album pour lequel j’avais un texte. En fait, j’ai travaillé huit ans sur cet album et il s’est passé plein de choses entre temps. Je me suis rendu compte que ce que je voulais raconter, c’était la lumière, les changements, les sensations… et j’ai eu le sentiment que je racontais mieux en images. Le lecteur a tendance à lire le texte et à regarder l’image en complément. Là, je voulais que tout soit dans l’image et ça change tout pour la construction du livre ça se joue, du coup, sur la taille des images, leur agencement, leur ordre. Quand on ouvre le livre, on est dans la maison, dans la véranda, et on passe de pièce en pièce assez doucement, comme si on s’y promenait pour de vrai. L’œil, sans le savoir, enregistre des indices qui aide à la compréhension, mais on ne s’appesantit pas, ça doit couler. Puis, sur une double-page, quatre images indiquent plusieurs actions se déroulant en même temps. C’est une façon de raconter.

MA – Lorsque nous avons exploré tes albums, nous avons observé qu’ils étaient parus chez différents éditeurs. Qu’est-ce qui entraîne le choix d’un éditeur ou l’acceptation par lui de ta proposition d’album ?

AB – Pour mon premier album, Trois chats, j’avais rencontré une illustratrice, Marie Wabbes, à qui j’avais montré mes dessins. Elle m’a aiguillée vers deux éditeurs. Le premier n’a pas voulu de mes trois chats, le deuxième les a acceptés. C’était un éditeur belge spécialisé en livres scolaires – qui n’existe plus – mais il ne diffusait qu’en Belgique francophone. La Belgique c’est petit et la Belgique francophone encore plus ! Elle représente un marché trop petit pour l’édition jeunesse. Donc l’éditeur travaillait en co-édition. C’est ce qui explique que mes albums paraissaient coédités avec l’un ou avec l’autre. Je ne suis pas attachée à un seul éditeur, en effet. Et puis, dans les maisons d’édition, les gens changent …

MA – Certains de tes albums ont été réalisés dans le cadre de résidences sur des appel à projets : Le chemin bleu, La berceuse du merle. Comment envisages-tu ces contraintes ? Comment sont-elles dépassées et deviennent-elles sources d’inspiration ?

AB – C’est à chaque fois une histoire différente. Par exemple, Le chemin bleu fut écrit lors d’une résidence avec une école en Auvergne. C’était une petite école avec 30 enfants. Ils avaient obtenu une bourse du CNL. Le projet était que chacun réalise son propre livre. C’était passionnant mais c’était un peu de la folie. J’intervenais deux jours par semaine dans l’école, durant trois mois. J’avais sympathisé avec les enseignants. Le reste du temps, je travaillais sur un autre projet mais il y avait une logique entre les deux et je ne l’ai jamais ressenti comme une contrainte. J’ai réalisé Le grand murmure durant une résidence à Troyes. L’intérêt, c’est que j’ai vraiment dessiné sur place, sous les yeux des habitants du village. Je m’installais à l’extérieur avec tout mon matériel, les gens venaient me voir… La berceuse du merle vient d’un projet du département de Seine-St-Denis qui finançait la création d’un album à offrir à tous les nouveaux-nés du département.

GR – Dernière question : est-ce que tu accepterais de partager avec nous quelques uns de tes projets à venir ?

AB – Le prochain livre à sortir est terminé. C’est une histoire en huit chapitres avec illustrations et planches de BD. [Anne nous montre ses brouillons dans un grand carnet où tout est écrit et dessiné finement.] Mais il y a beaucoup trop de texte et plein de défauts. J’avais besoin de poser tout ce que j’avais dans la tête. Après, j’ai retravaillé dessus, reconstruit, condensé les choses. Ce n’est pas évident ! [Anne nous montre aussi quelques images : une cabane dans une forêt, des personnages vus de dos, une petite fille et son chien noir, qui marchent. On les voit souvent de dos. Et puis les mêmes personnages dans un autre décor, une maison et ce chien noir…] Ce matin, dans une classe, un enfant m’a demandé comment ça se faisait que le chien habitait une si grande maison tout seul… Voilà, maintenant vous savez tout !

( Nathalie Delaunay manifeste à Anne son admiration pour son talent d’artiste peintre. )

AB – Non, non je n’ai pas les préoccupations d’un peintre. J’utilise les mêmes matériaux mais mon but est de raconter par les images. Le plaisir que je prends à réaliser chaque image donne peut-être cette impression-là, mais, pour moi, c’est de l’image, ce n’est pas de la peinture. Mais après, chacun peut penser ce qu’il veut…

( compte rendu établi par Martine Cortes – novembre 2015 )

Enseignante pendant de longues années, Martine Abadia fut responsable et animatrice de la Salle du Livre du Centre d’animation et de documentation pédagogique (CADP) de Rieux-Volvestre, centre de ressources littérature jeunesse et lieu d’accueil de classes lecture, ouvert en partenariat par le Conseil Général et l’Inspection Académique de la Haute-Garonne. 3e profite de mon nouveau statut de retraitée pour approfondir au CRILJ Midi-Pyrénées ma connaissance de la littérature de jeunesse et pour faire partager ma passion aux médiateurs du livre du  département. Martine Abadia est l’actuelle présidente de la section.

Née au pied des Pyrénées, dans une petite maison aux volets bleus, au bord d’un torrent de montagne, à une époque où les ours mangeaient tranquillement les myrtilles, Ghislaine Roman a enseigné pendant plus de trente ans, longtemps en maternelle, puis au cours préparatoire. « Ce métier ma comblée. J’y ai connu des émotions, des découragements, des remises en questions, des bouleversements. […] J’ai travaillé énormément, j’ai lu, réfléchi, mis en œuvre, un peu comme le fait un artisan. Sur une base théorique solide j’ai laissé libre cours à ma fantaisie pédagogique. J’ai adoré cette liberté. » Premiers textes parus dans les magazines Wakou, Toupie, Picoti et Toboggan. Parmi les derniers albums publiés : Un jour, deux ours (Milan, 2007), Contes d’un roi pas si sage (Seuil Jeunesse, 2014), La poupée de Ting-Ting (Seuil Jeunesse, 2015), OUF! (Milan, 2015).

Une rencontre avec Anne Brouillard

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Invitée par la section Midi-Pyrénées du CRILJ dans le cadre de son projet « L’Habiter », Anne Brouillard, auteur-illustratrice, était, le 7 novembre 2015, à l’ESCAL, la nouvelle médiathèque de Nailloux. Martine Abadia et Ghislaine Roman ont animé la rencontre. Nelly Delaunay qui a consacré une thèse à Anne Brouillard était également présente.

 GR : Quand on entre dans tes albums, Anne, on entre souvent dans une maison paisible, dans une ambiance, douce, sereine, protectrice… On y aperçoit des cafetières en émail dans des cuisines surannées, des jouets dans des chambres d’enfants et ces objets du quotidien réveillent nos souvenirs, font surgir des parfums, des sons, des émotions. Est-ce que ces maisons existent ? Et ces visites que tu nous proposes, n’est-ce  pas, en fait, la visite de certains moments de ta vie ?

Est-ce que les maisons existent ? Forcément puisqu’elles sont dans les livres ! Dans la réalité, elles n’existent pas vraiment, sauf celle du Chemin bleu. Elle est en Auvergne. C’est une ancienne école transformée en gîte. J’y ai séjourné un trimestre. Les autres sont inspirées de maisons réelles ou sont construites en carton.

GR : Est-ce qu’on peut dire que la maquette est une étape de ta création ?

Oui, par exemple dans Le rêve du poisson, j’ai eu besoin de faire le plan de la maison pour m’y retrouver et j’ai fait aussi la maquette avant de la dessiner. J’aime bien réaliser des maquettes. Dans Le petit somme aussi la maquette existe.

MA : Quand on sort de la maison, on se trouve dans une nature domestiquée, dans des parcs, des jardins ou, au contraire, dans une nature sauvage, près de lacs, de rivières. Les animaux y sont présents, renards, lapins, canards, oiseaux, en harmonie avec les humains… Ils ont parfois des airs humains et se tiennent debout. Ces images nous parlent d’un temps suspendu, parcouru d’échos d’un passé encore proche. C’est ce cadre de vie que tu offres dans tes albums à tes jeunes lecteurs, bien loin de ce que la plupart d’entre eux connaissent. Qu’as-tu envie de leur transmettre à travers tes images ?

Oh cette question-là est difficile. Je ne sais pas. En fait, je pense juste à faire des choses que j’aime bien.

GR : C’est une sacrée transmission…

Ça ne me semble pas que du passé, ça peut être du futur, c’est dans le présent aussi. Il existe encore des forêts avec des animaux, des jardins avec des animaux… Bon, il y a beaucoup trop de voitures, c’est vrai et, pour moi, le futur ce serait qu’il n’y en ait plus.

GR : Mais il y a quand même quelques voitures dans tes albums.

Oui, dans Le voyage d’hiver, il y en a quelques unes.

anne brouillard 1

MA: Justement, peux-tu nous dire quelques mots sur Le voyage d’hiver ?

Alors je vais vous parler technique. C’est plus facile pour moi que de vous parler de ce que je peux transmettre. C’est plus terre à terre. Au départ, ce n’était pas un livre. C’était une toile peinte pour une exposition, elle mesure 40 cm de hauteur et elle est très longue, plus longue que le livre déplié. Le livre s’arrête à la gare, la toile continue au-delà. Elle a d’abord été exposée dans un parc à Roubaix. Et puis mon éditrice a proposé d’en faire un livre.

GR : On pourrait parler de cet autre moyen de transport très présent dans tes livres : le train. Ton univers est sillonné par des trains qui vont de gare en gare. Les trains apparaissent même sous forme de jouets dans les chambres d’enfants. On a constaté ces effets de dedans-dehors comme une invitation à un autre paysage et cette impression de temps suspendu… Tu as choisi de prendre le train pour venir jusqu’à nous. Tu as traversé la France du nord au sud. Pourquoi aimes-tu tant les ambiances de gare et quelle importance accordes-tu au train dans ton travail ?

Allez savoir pourquoi on aime les choses… Le train, ça vient de très loin. Déjà enfant, j’adorais les trains. Mes grands-parents habitaient près d’une ligne de chemin de fer. Mon père adorait les trains lui aussi. Le train a une vie en lui-même. Les gens en prennent possession. Il se passe toujours quelque chose dans un train… Les gares, j’adore aussi. Je m’y sens chez moi. Pour venir de Paris à Toulouse, le voyage dure presque 7 heures. Le paysage est magnifique.

GR : Est-ce que c’est quelque chose de plastique ou de graphique qui t’interpelle là-dedans ?

Oui, bien sûr, et même très fort. En fait, quand j’étais enfant, j’avais envie d’être conductrice de trains.

GR : Nelly Delaunay a attiré notre attention sur des points intéressants dans les images d’Anne. Elle nous a montré des citations d’un album dans l’autre qui tissent une intertextualité particulièrement solide et qui nous est apparu très représentatif De ton travail. On pourrait considérer qu’il ne s’agit que de clins d’oeil après tout, d’une espèce de complicité établie avec les lecteurs fidèles mais nous avons le sentiment qu’il s’agit de quelque chose d’autre. Peux-tu nous parler, Anne, de ces jeux que tu mènes d’un album à l’autre ?

C’est très simple. J’explique tout ? Alors voilà. Il s’agit de quatre albums qui sont sortis deux par deux, Le pêcheur et l’oie et Le voyageur et les oiseaux étant les deux premiers. Le premier est une histoire inspirée de la réalité, comme souvent. J’avais vu des pêcheurs au bord d’un étang à Bruxelles et il y avait une oie à côté qui s’intéressait très fort à ce qu’ils faisaient. J’ai inventé l’histoire puis je suis retournée au bord de l’étang pour des croquis et, à ce moment là, j’ai observé une foulque qui construisait son nid. Dans la réalité, elle ne le construisait pas qu’avec des branches mais avec des tas d’autres choses dont des sacs plastiques. C’était un nid très moderne ! C’est à l’occasion de ces observations que j’ai eu l’idée de croiser ces histoires. Du moins, certains des personnages. Par exemple, dans le troisième album, La vieille dame et les souris, on aperçoit à la toute dernière page, à travers la fenêtre d’un appartement, le pêcheur du premier album, son poisson dans un aquarium et l’oie sur le canapé. Il y a un autre croisement avec le chien noir que l’on voit sur la couverture de l’album Cartes postales et que l’on le retrouve dans Le grand murmure et dans La terre tourne. Dans le prochain album à sortir à l’automne 2016, le chien sera le héros. Il y a un croisement aussi entre Le pays du rêve et L’orage. On voit la même maison et donc aussi le même environnement, en petit dans le premier album, en plus grand dans le deuxième.

GR : Mais pourquoi ?

Pour m’amuser ! Faire des livres pour moi, c’est aussi inventer des endroits qui pourraient exister, leur donner vraiment vie. C’est une sorte de jeu, comme font les enfants.

GR : Et après c’est la vie qui s’installe dans l’endroit que tu as créé…

( Nelly Delaunay revient sur ces quatre albums et signale d’autres croisements ; elle insiste sur ce don d’ubiquité caractéristique du monde brouillardien ; elle feuillette La famille foulque où le passage des saisons donne lieu à de si belles images. )

anne brouillard 2

MA : Anne, peux-tu nous éclairer sur le cheminement de ton travail plastique ? Quels sont tes outils ? Y a t-il des techniques que tu préfères ?

Ça dépend des livres et des périodes. J’ai travaillé avec la peinture à l’oeuf pour L’orage. Toutes les peintures sont composées de deux choses : du pigment qui donne la couleur et du liant. Selon le liant, les peintures ont des propriétés différentes et donc des noms différents : aquarelle, gouache, acrylique, tempera… On peut facilement fabriquer cette dernière soi-même : on récupère un jaune d’oeuf, on enlève la peau qui l’entoure, on le place au centre de la palette en y ajoutant un peu de vinaigre et tous les pigments autour et on prépare les couleurs au fur et à mesure des besoins. J’ai utilisé cette technique entre aquarelle et peinture à l’huile pour beaucoup de mes livres. Elle offre davantage de matière que l’aquarelle, elle se prépare vite, elle se travaille à l’eau, elle sèche vite et elle a un rendu très lumineux. C’est en cherchant une technique appropriée pour réaliser L’orage que j’en ai découvert toutes les propriétés. Je l’ai utilisée pour peindre Le voyage d’hiver. Mais, pour l’album Petit somme, j’ai dessiné à la plume et mis en couleurs avec deux sortes d’encre : une encre liquide en bouteille et des bâtons d’encre secs que l’on frotte sur une pierre au dessus de l’eau. Je me fournis dans un magasin chinois à Paris. Pour Loup, j’ai travaillé avec des aplats de gouache en tubes de différentes gradations de gris. Je suis passée davantage au dessin au trait au moment où j’ai fait Le chemin bleu. Je travaillais la gravure à cette époque-là, technique très exigeante au niveau du dessin. Puis j’ai continué au trait et j’ai réalisé la série Le pêcheur et l’oie. Avant, j’étais plus dans la peinture et la lumière avec des formes qui naissent en fait de la matière, de la masse, de la couleur. C’était un travail différent.

Question du public : A l’occasion de la peinture tempera, que faites-vous des blancs d’œuf ? Des meringues ?

Mais oui, au début, je faisais ça, mais je n’aime pas trop les meringues. Et puis je trouve que c’est beaucoup plus difficile à réussir que la peinture.

GR : Alors, quittons la cuisine et revenons vers la narration. Qu’est-ce qui fait qu’à un moment donné, tu décides que l’album sera sans texte ? Pour L’orage, tu avais imaginé un texte et puis tu l’as abandonné.

Beaucoup d’albums sont sans texte car les idées me viennent comme ça, en images. La narration en images convient et l’éditeur l’accepte comme ça… L’orage est le seul album pour lequel j’avais un texte. En fait, j’ai travaillé huit ans sur cet album et il s’est passé plein de choses entre temps. Je me suis rendu compte que ce que je voulais raconter, c’était la lumière, les changements, les sensations… et j’ai eu le sentiment que je racontais mieux en images. Le lecteur a tendance à lire le texte et à regarder l’image en complément. Là, je voulais que tout soit dans l’image et ça change tout pour la construction du livre ça se joue, du coup, sur la taille des images, leur agencement, leur ordre. Quand on ouvre le livre, on est dans la maison, dans la véranda, et on passe de pièce en pièce assez doucement, comme si on s’y promenait pour de vrai. L’œil, sans le savoir, enregistre des indices qui aide à la compréhension, mais on ne s’appesantit pas, ça doit couler. Puis, sur une double-page, quatre images indiquent plusieurs actions se déroulant en même temps. C’est une façon de raconter.

MA : Lorsque nous avons exploré tes albums, nous avons observé qu’ils étaient parus chez différents éditeurs. Qu’est-ce qui entraîne le choix d’un éditeur ou l’acceptation par lui de ta proposition d’album ?

– Pour mon premier album, Trois chats, j’avais rencontré une illustratrice, Marie Wabbes, à qui j’avais montré mes dessins. Elle m’a aiguillée vers deux éditeurs. Le premier n’a pas voulu de mes trois chats, le deuxième les a acceptés. C’était un éditeur belge spécialisé en livres scolaires – qui n’existe plus – mais il ne diffusait qu’en Belgique francophone. La Belgique c’est petit et la Belgique francophone encore plus ! Elle représente un marché trop petit pour l’édition jeunesse. Donc l’éditeur travaillait en co-édition. C’est ce qui explique que mes albums paraissaient coédités avec l’un ou avec l’autre. Je ne suis pas attachée à un seul éditeur, en effet. Et puis, dans les maisons d’édition, les gens changent …

MA : Certains de tes albums ont été réalisés dans le cadre de résidences sur des appel à projets : Le chemin bleu, La berceuse du merle. Comment envisages-tu ces contraintes ? Comment sont-elles dépassées et deviennent-elles sources d’inspiration ?

C’est à chaque fois une histoire différente. Par exemple, Le chemin bleu fut écrit lors d’une résidence avec une école en Auvergne. C’était une petite école avec 30 enfants. Ils avaient obtenu une bourse du CNL. Le projet était que chacun réalise son propre livre. C’était passionnant mais c’était un peu de la folie. J’intervenais deux jours par semaine dans l’école, durant trois mois. J’avais sympathisé avec les enseignants. Le reste du temps, je travaillais sur un autre projet mais il y avait une logique entre les deux et je ne l’ai jamais ressenti comme une contrainte. J’ai réalisé Le grand murmure durant une résidence à Troyes. L’intérêt, c’est que j’ai vraiment dessiné sur place, sous les yeux des habitants du village. Je m’installais à l’extérieur avec tout mon matériel, les gens venaient me voir… La berceuse du merle vient d’un projet du département de Seine-St-Denis qui finançait la création d’un album à offrir à tous les nouveaux-nés du département.

GR : Dernière question : accepterais-tu de partager avec nous quelques uns de tes projets à venir ?

Le prochain livre à sortir est terminé. C’est une histoire en huit chapitres avec illustrations et planches de BD. [Anne nous montre ses brouillons dans un grand carnet où tout est écrit et dessiné finement.] Mais il y a beaucoup trop de texte et plein de défauts. J’avais besoin de poser tout ce que j’avais dans la tête. Après, j’ai retravaillé dessus, reconstruit, condensé les choses. Ce n’est pas évident ! [Anne nous montre aussi quelques images : une cabane dans une forêt, des personnages vus de dos, une petite fille et son chien noir, qui marchent. On les voit souvent de dos. Et puis les mêmes personnages dans un autre décor, une maison et ce chien noir…] Ce matin, dans une classe, un enfant m’a demandé comment ça se faisait que le chien habitait une si grande maison tout seul… Voilà, maintenant vous savez tout !

( Nathalie Delaunay manifeste à Anne son admiration pour son talent d’artiste peintre. )

Non, non je n’ai pas les préoccupations d’un peintre. J’utilise les mêmes matériaux mais mon but est de raconter par les images. Le plaisir que je prends à réaliser chaque image donne peut-être cette impression-là, mais, pour moi, c’est de l’image, ce n’est pas de la peinture. Mais après, chacun peut penser ce qu’il veut…

( compte rendu établi par Martine Cortes – novembre 2015 )

 anne brouillard 3

Enseignante pendant de longues années, Martine Abadia fut responsable et animatrice de la Salle du Livre du Centre d’animation et de documentation pédagogique (CADP) de Rieux-Volvestre, centre de ressources littérature jeunesse et lieu d’accueil de classes lecture, ouvert en partenariat par le Conseil Général et l’Inspection Académique de la Haute-Garonne. « Je profite de mon nouveau statut de retraitée pour approfondir au CRILJ Midi-Pyrénées ma connaissance de la littérature de jeunesse et pour faire partager ma passion aux médiateurs du livre du  département. » Martine Abadia est l’actuelle présidente de la section.

Née au pied des Pyrénées, dans une petite maison aux volets bleus, au bord d’un torrent de montagne, à une époque où les ours mangeaient tranquillement les myrtilles, Ghislaine Roman a enseigné pendant plus de trente ans, longtemps en maternelle, puis au cours préparatoire. « Ce métier ma comblée. J’y ai connu des émotions, des découragements, des remises en questions, des bouleversements. […] J’ai travaillé énormément, j’ai lu, réfléchi, mis en œuvre, un peu comme le fait un artisan. Sur une base théorique solide j’ai laissé libre cours à ma fantaisie pédagogique. J’ai adoré cette liberté. » Premiers textes parus dans les magazines Wakou, Toupie, Picoti et Toboggan. Parmi les derniers albums publiés : Un jour, deux ours (Milan, 2007), Contes d’un roi pas si sage (Seuil Jeunesse, 2014), La poupée de Ting-Ting (Seuil Jeunesse, 2015), OUF ! (Milan, 2015).

Albertine, Elzbieta et Lionel Koechlin font leur cirque, mais pas que

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Le vendredi 29 septembre 2014, au Festival des illustrateurs de Moulins (Allier), Albertine, Elzbieta et Lionel Koechlin tenaient table ronde. Ils étaient interrogés par Anne-Laure Cognet.

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 . Pourquoi ce thème du cirque est-il si présent dans vos livres ?

 Elzbieta – Je ne suis jamais allée au cirque mais un cirque itinérant passait chaque année à Mulhouse. Les roulottes me fascinaient. Elles représentaient pour moi un univers mystérieux d’aventure et de voyage, tout en apportant aussi la sécurité de la maison. J’ai horreur du réalisme dans les dessins. Le cirque est pour moi une caricature de notre société.

 Lionel Koechlin – Je suis d’accord avec cette idée. Sous un chapiteau, on trouve le risque, la couleur, le danger. Il s’agit d’un concentré des ingrédients de l’Art, et d’un concentré de l’existence aussi. La piste est un cercle symbolique avec une entrée et une sortie. Je vais souvent au cirque. Le cirque doit rester poétique. Il ne vaut mieux pas connaître la réalité difficile du cirque. Il faut conserver le mystère. Pour moi le cirque est une manière de fuir le réel.

 Albertine – Je n’aime pas le cirque, cela me met mal à l’aise, mais j’ai fait un livre sur le cirque pour le Festival, Circus. C’est un laboratoire, un challenge, j’ai beaucoup aimé me prêter à cet exercice et j’ai simplifié mon dessin. Créer des livres, c’est un jeu sérieux : on se fait plaisir. Il faut se surpasser mais il y a toujours une part du dessin qui m’échappe. Nous construisons nos histoires à deux avec mon amoureux qui est écrivain. Je pense que je suis incapable d’écrire une histoire. Il y a une part d’enfance très grande dans ce travail de création.’

 Elzbieta : Si je devait être un personnage de cirque, je serai forcément un clown.

 . Quelle est la part de l’incident ?

 Lionel Koechlin – Quand on travaille sur un sujet, cela augmente notre perception de la chose : on capte plus facilement les informations dessus. Je recherche le dessin de travers, celui qui va ouvrir des portes.

 Elzbieta – Je n’essaie pas d’imposer une image, je la laisse venir. J’ai un travail plus large, qui va plus loin que l’album jeunesse : mon travail pour adultes comme m es carnets que publie cette année L’Art à la page sous le titre Journal 1973-1976. Il ne faut pas trop ‘vouloir’, il faut faire confiance à l’image qui sort.

 

 Albertine – Je suis tout à fait d’accord. Il y a quelque chose qui nous échappe et on a envie d’y revenir. On hésite, on est en panne. En fait, on veut aller plus loin. Dans ces cas là, je montre mes dessins à Germano et s’il approuve, alors je ne me pose plus de questions. (1)

 Lionel  Koechlin – Je pense que beaucoup de livres pour enfants seraient bien pour les adultes. Il faut conserver l’équilibre instable du croquis, sur lequel il ne faut pas revenir car mieux serait moins bien. La perspective classique est une convention que j’ai envie de détourner. Mes dessins ne sont pas réalistes. Je dessine comme on ne l’attend pas, par négation de la perspective notamment. Voir, par exemple, Croquis parisiens chez Alain Beaulet en 2010.

 

 Elzbieta – Mon premier livre était Petit Mops créé en 1972 et paru en France en 2009 aux éditions du Rouergue. J’ai appris à dessiner dans mon journal personnel. Cela a donné lieu à un style, celui que l’on retrouve dans ma dernière publication à l’Art à la page. Ce sont des dessins des années 1970. Je suis toujours fascinée par ce que l’on peut faire à partir du noir. Ces premiers dessins sont le fondement de tout. Petit Mops était une expérience : je voulais savoir ce que les enfants peuvent comprendre d’un dessin si minimaliste. Je suis une autodidacte. Ce sont les éditeurs qui m’ont demandé de mettre de la couleur dans mes dessins. Comme j’ai été contrainte par ça, j’ai voulu compenser en faisant des livres sur tout ce qui me passait par la tête. D’où des livres aux sujets très variés.

 

 . Parlez-nous du format de vos livres…

 Albertine – Pour Les Gratte-Ciel (La joie de lire, 2011), j’ai utilisé la photocopie et ajouté les éléments de la maison étapes par étapes. Dans la création d’un livre, il y a Germano, il y a l’idée et il y a moi. Pour ce livre, la verticalité s’est imposée d’elle-même, le format allait de soi. Je porte aussi beaucoup d’intérêt à la banalité.

    Dans Ligne 135 (La joie de lire, 2012): le format est important, il définit quelque chose. C’est l’espace dans lequel va se dérouler l’histoire. Celle-ci est née d’un passage de notre vie. Nous nous trouvions sur un monorail à Tokyo quand nous avons eu l’idée de faire un livre là-dessus.

 Elzbieta – Après Petit Mops, j’ai compris que les enfants étaient des êtres très intelligents. Ils fonctionnent d’une façon assez proche de celle de l’artiste. Oui le format du livre est important, c’est le théâtre de l’histoire. L’édition impose des contraintes, c’est une industrie. Le livre est très contraignant. On ne fait pas ce qu’on veut, ce n’est pas la même chose que l’œuvre de l’artiste qui, lui, est libre.

 Lionel Koechlin – J’ai testé le pop-up avec Pop-up Circus (Gallimard jeunesse, 2008).  et faire un pop-up, c’est formidable. Le cirque est un sujet rêvé pour ça. J’ai d’abord dessiné plusieurs propositions, plusieurs points de vue, puis l’ingénieur papier a mis le projet en relief.

 

 . Comment envisagez-vous la question de la gravité ?

 Elzbieta – Je pense à l’enfant à qui je m’adresse. Je pense que c’est important de traiter de sujets importants aussi pour eux. Par exemple, dans Petit lapin Hoplà (Pastel, 2001), j’ai voulu traiter le sujet de l’enterrement et donner du sens à cet acte. Je pense qu’il faut donner de la matière aux enfants. Leur permettre de digérer ces événements de la vie.

 

 Lionel Koechlin – J’ai envie de légèreté. Je ne veux pas traiter de sujets graves car je ne me sens pas à l’aise pour ça. Il y a d’autres auteurs qui le font et je trouve ça bien, mais moi je n’en ai pas envie.

 Albertine – C’est une belle question… On ne peut pas vivre sans être traversé par beaucoup de choses et il faut faire avec tout ça. Quand on fait le livre, on a besoin d’une porte de sortie, de légèreté pour traiter les choses.

 . Quels sont les projets auxquels vous travaillez ?

 Elzbieta –  Je prépare un livre théorique sur les contes traditionnels et l’enfance.

 Lionel Koechlin – Je prépare un livre pour adultes, les mémoires d’un directeur de cirque. J’ai exploré différentes branches dans mon dessin et je vais peut-être revenir sur l’une d’entre elles.

 Albertine : « Plusieurs livres arrivent Mon tout petit, Bibi, album sans texte, sur l’enfance et La Femme canon. J’ai aussi un projet d’exposition avec l’Art à la Page.

 . Pourquoi avoir parlé d’abandon ? (question du public à Elzbieta)

 Elzbieta – Un jour, j’ai vu une famille passer devant un SDF. La petite fille et le SDF se sont regardés, ils ont échangé quelque chose à ce moment là. C’est ce qui m’a donné envie d’écrire Petit-Gris (Pastel, 1995). L’enfant a en lui quelque chose qu’il ne sait pas, mais qui lui permettra d’agir mieux que ses parents. Les enfants ont une vie privée très profonde. Tous les thèmes qui touchent l’enfance les intéressent. Je prends les enfants au sérieux. On les réduits en leur apprenant. J’espère qu’ils vont nous sauver.

 (décembre 2013)

 (1) Cette réflexion sur l’incidence dans le dessin nous renvoie à André François qui disait que « c’est le dessin qui dit quand il est terminé. »

  

Baccalauréat en poche, souhaitant, en 2004, préparer le concours de professeur des écoles, Sandie Houas s’inscrit en licence d’histoire à l’Université de Picardie Jules Verne d’Amiens (Somme). « Ce premier projet n’a finalement pas abouti et je me suis un peu réorientée, ou plutôt recentrée sur la littérature de jeunesse et le monde des bibliothèques. » Après une année de Master Littérature de jeunesse à l’université du Maine, préparant, en 2011-2012, à Amiens de nouveau, une licence professionnelle Métiers des Bibliothèques, Sandie Houas effectue son stage chez Janine Kotwica, sur sa collection privée. Elle en devient l’assistante, en 2012, au Centre régional de ressources sur l’album et l’illustration André François de Margny-lès-Compigne (Oise). Jeune adhérente du CRILJ, elle est l’une des cinq boursières ayant bénéficié d’un « coup de pouce » de l’association à l’occasion du deuxième Festival des Illustrateurs de Moulins (Allier).

 

 

Kveta Pacovska, une véritable artiste


        Elle est née à Prague en 1928 et elle travaille et vit en République Tchèque.

       Je l’imagine comme une ancienne princesse slave, fantasque, rebelle et créative, pleine de courage, prête à affronter la moindre critique sur son art avec un sens de la  répartie digne d’une artiste sûre de l’impact de ses images si colorées et si vivantes.

       Diplômée de l’Académie des Arts Appliqués de Prague.Kveta Pacovska peint, sculpte, conçoit des affiches et des illustrations

       Ses premiers livres pour enfants ont été conçus pour ses propres enfants, dès les années 50. Comme le font les jeunes enfants, Kveta Pacovska découpe, colle et recolle, peint, en rouge, toujours en rouge, un rouge qui, dit-elle, « met en valeur les autres couleurs ». Elle crée du « volume de papier ».

       Elle est toujours, malgré son âge, « l’artiste du livre pour enfants » et on a l’impression que le coût de fabrication et d’impression de ses livres est le moindre de ses soucis.

       Kveta Pacovska donne de nombreuses conférences, Elle répond toujours aux questions en anglais, avec une jolie voix, douce et enjouée, et elle n’hésite pas à déployer un livre accordéon, sur plusieurs mètres, en souriant.

 

      Un de ces derniers livres, L’invitation (Grandes Personnes, 2012), est une comptine illustrée, très illustrée, gaie, absurde et poétique. Sur la couverture, un rond blanc enferme des yeux noirs avec pupille, rouge, une bouche, rouge sang, des joues de toutes les couleurs, un nez carré, rouge, un menton, bleu. Le rond prend toute la place. C’est un cadeau, un vrai cadeau, emballé sur fond rouge, et le titre en dessous, en noir, écrit avec ses lettres à elle.

       J’ai rencontré Kveta Pacovska à Saint-Paul les Trois Châteaux et, en octobre 2013, à Moulins. Sur son histoire, sa vie, son œuvre, je reste discrète et pudique. Je ne veux m’intéresser qu’aux livres.

      Et j’ai envie de prendre du papier, rouge, de le découper, de le coller, sur un fond noir, d’y faire un trou, de tout recoller à nouveau et de trouver que, recollé, c’est plus beau, plus poétique. J’ai envie de peindre des triangles, comme des poules en papier jaune, et des ronds, comme des trous de serrures où l’on peut regarder. La petite fille a qui je donnerai ma feuille va tout casser et ce sera encore plus beau parce qu’elle aura écrasé son bonbon vert dessus. Moi, qui suis graphiste, je faisais cela, avant. De nombreux artistes, illustres, l’ont fait aussi. D’autres, beaucoup d’autres, célèbres pendant leur vie ou après leur mort, ont gravé leur souffrance dans leur chair comme sur leurs œuvres.

       « A quoi servent les écrits : à dire ce que l’on voit ou ce que l’on ressent et accoucher de sa souffrance intérieure. A quoi servent les images : peut-être à rêver en pleine lumière saturé de couleurs arc-en-ciel. » (Kveta, encore et toujours)

       Alphabet, livre énorme, est un chef d’œuvre (Seuil jeunesse, 1996). Un A comme « Amour », avec des lèvres rouges, des ronds, deux personnages clowns, qui dansent avec grâce, des larmes, de vraies lettres comme on apprenait à dessiner dans les écoles d’Arts Appliqués avant l’ordinateur. Et la finesse, l’écriture à la plume de colibri, la saturation de l’œil qui regarde les couleurs complémentaires s’affronter dans un jeu de rôles. Regarder, ressentir, s’approprier la couleur, détruire le temps.

       Avec Kveta Pacovska, on vit une aventure colorée, démystifiée et folle comme une course sur une plage – rouge, la plage -, quand on a cinq ans, avec le soleil en face. On revit dans un pré vert et rempli de coquelicots écarlates que l’on cueille et qui meurent parce que leur place est dans le vert du pré et non dans un vase froid.

       Kveta réchauffe le sang des enfants et des adultes avec son âme, des outils et de la couleur. Ses livres sont souvent réédités et ils ont leur place dans le rayon des livres d’art.

      Je m’interdis de parler technique même si, sans elle (et sans les éditeurs), sans stylo, papier, couleurs, outils, ordinateurs, l’illustrateur ne peut rien offrir, ni aux enfants ni aux adultes. Sans sueur, sans dessiner encore et encore, il ne peut pas exprimer ses désirs, ses pensées, sa vision ou ses fantasmes.

      Un livre va être réédité, un autre mis en scène par des gens de théâtre. Pierre et le loup (Minedition, 2013) va paraitre bientôt et nous attendons le livre avec impatience.

       Kveta Pacovska, je vous dit merci…

   (octobre 2013)

Après un BTS et des études d’arts appliqués, Josiane Reumaux enseigne un an puis  devient graphiste et illustratrice, travaillant notamment à l’agence de publicité de La Marseillaise, à l’Agence Havas, à l’agence Eurosud, dans une agence de publicité de Gap. Elle sera un temps responsable d’un journal féminin, d’un journal gratuit et des pages régionales du magazine Marie Claire. « Actuellement, je m’occupe au sein du CRILJ des Bouches du Rhône de la tenue du site internet et participe aux actions littéraires de l’association en direction de la jeunesse et dans les maisons de retraite. » Josiane Reumaux est l’une des cinq boursières ayant bénéficié d’un « coup de pouce » du CRILJ à l’occasion du deuxième Festival des Illustrateurs de Moulins (Allier)


Elzbieta : pas de pacotille pour les enfants


  Le Festival des Illustrateurs de Moulins 2013 a été l’occasion pour de nombreux professionnels (ou néophytes) de bénéficier d’échanges enrichissants. A l’heure où la production éditoriale jeunesse est foisonnante et où il est parfois difficile de se repérer dans une offre pléthorique, l’occasion de croiser des grands noms de l’illustration contemporaine permet de remettre en perspective la richesse et la diversité de cette littérature encore trop ignorée ou minorée.

     Albertine, André François, Emmanuelle Houdart, Sara, Roberto Innocenti et plusieurs autres… Autant d’illustrateurs aux techniques picturales et aux univers opposés, mais finalement, à les entendre, unis par une même volonté : la littérature de jeunesse, saisie au travers de l’illustration comme point focal d’une représentation du monde mise à la portée de l’enfant et de l’adulte. Un travail de médiation donc, au travers de l’art, mais plus que ça : la littérature de jeunesse comme (pour reprendre le terme de Stendhal) : « un miroir que l’on promène le long du chemin. »

     Sous cet éclairage, le travail d’illustratrice d’Elzbieta prend tout son sens. Au cours d’une table ronde réunissiant Lionel Koechlin et Albertine, Elzbieta s’est volontiers prêtée au jeu. Rencontre avec une illustratrice qui, malgré plus de trente ans de carrière, a conservé un regard d’enfant.

 . Comment « penser par les yeux »

     Née en Pologne d’une mère française et d’un père polonais, Elzbieta vit et travaille à Paris. Cette personnalité discrète aux talents multiples a accepté d’ouvrir la table ronde, en expliquant pourquoi le cirque – thème phare du festival de Moulins -, était un élément récurrent dans ses albums.

     Elzbieta n’est jamais rentrée dans un cirque, mais là n’est pas la question fondamentale. La seule contemplation de l’extérieur du convoi des roulottes ou du chapiteau suscitait déjà en elle une foultitude d’images et décuplait son imaginaire. Elle évoque une réelle fascination pour le décorum en lui-même, qui l’amenait enfant à se projeter par l’imaginaire dans cet univers coloré, grouillant de vie. Le cirque, c’était pour elle l’évocation du voyage, de l’aventure mais également… De la sécurité de la maison (1). Deux éléments a priori totalement antinomiques, mais que le cirque conjugue avec brio. Deux éléments fascinants mais également primordiales pour l’enfant.

 

    Par ailleurs, le cirque évoque également pour Elzbieta un monde suranné, coloré, pétri d’excès et contre réaliste : le cirque comme caricature du monde, ou comme source inépuisable d’inspiration pour l’illustratrice qu’elle est devenue, c’est un ancrage dans l’imaginaire de l’enfant, une manière de « penser par les yeux » en l’érigeant réceptacle des émotions.

 . Une artiste aux multiples facettes

    En trente ans de carrière, plus d’une cinquantaine d’albums d’Elzbieta ont été publiés, essentiellement à L’École des Loisirs et aux Éditions du Rouergue. Tous témoignent de nombreuses techniques picturales aux styles très différents: aérien, coloré, épuré, foisonnant… Ces illustrations s’accompagnent souvent d’un texte minimaliste, mais intense.

     Mais, aussi différentes soient l’ensemble des illustrations issues de l’imaginaire d’Elzbieta, et qu’elle qu’ait été la technique employée, elles ont toutes en commun la délicatesse du trait et reflètent chacune une émotion intense et poignante, si bien qu’elles pourraient parfois se suffire à elles-mêmes.

     Pourtant, l’ambition première d’Elzbieta n’a jamais été de devenir une artiste dédiée à la jeunesse : elle souhaitait même consacrer ses œuvres aux adultes. Néanmoins, quel que soit le public auquel ses illustrations sont destinées, le cheminement de l’œuvre, de sa conception à la réalisation, reste le même. L’artiste évoque la spontanéité dans la création, qui prime sur tout, mais également la nécessité de trouver le geste « juste » avant validation de l’œuvre.

     Le déclic artistique concernant la littérature de jeunesse serait venu d’un journal intime, dans lequel Elzbieta consignait ses sentiments personnels sous forme de dessins. Cette création très épurée, que l’on retrouve de façon magistrale dans l’album Petit Mops (créé en 1972 et paru en France en 2009 aux éditions du Rouergue) est une manière naturelle pour elle d’atteindre son objectif, d’autant plus qu’elle s’est rapidement rendue compte que, dès deux ans, les enfants étaient réceptifs à ces dessins minimalistes en noir et blanc.

     Petit Mops, au fond, c’est un peu le prolongement d’Elzbieta version papier : un être en enfance, qui ne parle pas et garde une posture tour à tour défiante et confondante de naïveté où se décèlent à la fois son autonomie relative et une volonté de donner un sens au monde qui l’entoure et qu’il découvre, où il peut se rêver astronaute, voire décrochant la lune.

 . Elzbieta et l’enfance : « ce pays que l’on s’empresse d’oublier trop vite »

     Que l’on ne s’y trompe pas : bien qu’Elzbieta soit avant tout une grande artiste plasticienne, elle est également un auteur de talent, qui considère que le livre est avant tout le lieu de l’écrit et qui pour cette raison, apporte beaucoup de soin à l’élaboration de ses textes. Pour ce, Elzbieta ne choisit pas la facilité : elle n’hésite d’ailleurs pas à y aborder des sujets tels que la mort (Petit lapin Hoplà, Pastel, 2001), la pauvreté dans Petit-Gris (Pastel, 1995), la guerre dans Flon-Flon et Musette (Pastel, 1993), album couronné par le prix Sorcières en 1994, mais également l’abandon avec L’Ecuyère (Le Rouergue, 2011). 

   

    Cette gravité dans le sujet et la manière de l’aborder, Elzbieta le revendique avec force. Chantre de la petite enfance, l’illustratrice proclame la nécessité de ne pas offrir de « la pacotille » aux enfants. Se mettre à leur portée sans les enfermer dans une bulle aseptisée, avec pudeur mais sans mièvrerie ou sans condescendance,  telle est la mission de l’auteur, car l’enfant reste avant tout un être pensant qui enregistre des bribes du monde adultes pour se les réapproprier d’une façon singulière (2). En témoigne ainsi une anecdote personnelle qui a marqué Elzbieta : au cours d’une réunion de famille fut évoqué par les adultes le décès d’une lointaine tante. Les enfants ayant surpris la conversation, se réapproprièrent alors l’information, en « jouant à l’enterrement de la tante X ». Et tous de former une lugubre procession funèbre émaillée de gémissements et de lamentations…

     La gravité dans l’album est donc une nécessité. Elle répond à une attente des enfants. Mais ne nous y méprenons pas, il ne s’agit pas là d’univers noirs et désespérants propres à susciter l’angoisse chez les enfants : l’humour est toujours présent en filigrane, et les albums se terminent toujours par une note positive. Car pour Elzbieta, si personne n’est en mesure de prédire à un enfant ce qui l’attend, on peut en revanche essayer de lui insuffler espoir et confiance et on peut lui faire pressentir l’existence de ses ressources intérieures. Et c’est bien là l’essentiel.

     Elzbieta travaille actuellement sur un recueil de contes traditionnels à destination des enfants. Affaire à suivre.

 (octobre 2013)

   

(1) Les thèmes de l’exil et du nomadisme sont récurrents dans l’œuvre d’Elzbieta. Ainsi, dans un entretien accordé au Monde, elle explique : « L’exil est aussi, en nombre d’œuvres, une source cachée, une image dont le dessin demeure secret. Ainsi, même lorsqu’ils ne parlent pas directement ou explicitement de l’exil, beaucoup de livres trouvent en lui leurs origines et ne peuvent se comprendre qu’à partir de la séparation, brutale ou non, rêvée ou vécue par leur auteur. »

 (2) Elzbieta est fascinante en ce qu’elle défend toute forme de censure aux enfants, tant dans l’oralité que dans l’écrit. Ainsi, dans une interview accordée au Monde, elle écrit : « Il n’est pas de style élégant ou vulgaire pour l’enfant, alors que l’on prône souvent une censure pour éviter qu’il n’accède, puis s’adonne avec prédilection, à des expressions jugées vulgaires. Est-ce bien utile ? L’enfant a la capacité de faire feu de tout bois. »

 

Née en 1986, Sonya Beyron, après une préparation de deux ans à l’école des Chartes en vue de devenir conservateur de patrimoine, intègre l’université d’Angers où elle obtient une licence option Patrimoine écrit, archives et bibliothèque. Elle obient en 2009 un master professionnel avec un mémoire titré Histoire et métiers des archives et des bibliothèques. Elle est actuellement  directrice de la médiathèque d’Auterive (Haute-Garonne). Adhérente du CRILJ depuis deux ans, Sonya Beyron est l’une des cinq boursières ayant bénéficié d’un « coup de pouce » de l’association à l’occasion du deuxième Festival des Illustrateurs de Moulins (Allier).

 

 

Emmanuelle Houdart habille et déshabille

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Texte écrit après une rencontre avec Emmanuelle Houdart, à l’occasion du deuxième Festival des illustrateurs de Moulins de septembre-octobre 2013.

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      Se sentir enfermé, supporter le poids du malheur, c’est porter des griffes sur les épaules. Avoir l’envie de s’évader, ce sont les oiseaux sur les robes des sœurs siamoises. Gagner sa vie pour l’artiste, c’est partir à la chasse, muni de flèches. Déclarer son amour c’est arracher son cœur et l’offrir à son amoureux… Autant de symboles qu’Emmanuelle Houdart illustre au premier degré et qui habillent ses personnages.

     Je rencontre pour la première fois l’illustratrice, nous sommes au Centre national du costume de scène à Moulins. « S’habiller, c’est comment être perçue des autres. »

     Les personnages d’Emmanuelle Houdart démesurément chargés « en dehors » , autour de la taille, sur la chevelure, autour des jambes sont ainsi vêtus de leur peur, leur désir, leur passé, leur rêve. Mais aussi chargés « en dedans », car les accessoires à outrance jamais gratuits, et les bagages encombrants, n’enlèvent rien à la place du corps. Bien au contraire : comme un habit qui révèle, embellit, encombre, ou camoufle, Emmanuelle Houdart dévoile le personnage dans ce qu’il a de plus intime. Son intérieur est visible : il bat, le sang circule. L’illustratrice dessine tout ce qui fourmille dans le corps, ce qui vibre, ce qui grouille, ce qui le constitue, parfois malgré lui. Le corps habille. L’être vit. Il est révélé au plus profond de lui-même, au point d’en extraire souvent quelques organes – les poumons, le cœur. Emmanuelle Houdard s’attache aux contradictions : ainsi largement vêtus, les personnages sont mis à nu. La sincérité déclenche alors une émotion pour le lecteur.

     Emmanuelle Houdart exprime la complexité de l’être, et pousse l’étrangeté jusqu’à l’extrême en créant des personnages difformes comme dans Saltimbanques : le colosse, les sœurs siamoises, la femme à barbe…

 

     Des livres pour les enfants, bien sûr, (sauf Garde Robe, qui a été l’occasion pour elle de ne pas perdre sa liberté, de ne se donner aucune contrainte), justement parce qu’ils attirent, fascinent, qu’ils peuvent être lus et relus sans ennui, même les tout-petits ont un attrait déroutant et inépuisable pour l’album Tout va bien Merlin. Les grands yeux, les expressions franches, les couleurs vives, les attitudes précises… C’est cette justesse, me semble-t-il, qui captive les enfants, car les livres d’Emmanuelle Houdart permettent de mettre des mots sur des émotions, de ne pas utiliser un langage ou des images que l’on réserverait aux enfants, d’accepter des contradictions, des colères, de comprendre des peurs, de dépasser des faiblesses. « Sortir la menace devant soi, pour ne pas la garder en soi, mystérieuse. »

     Les personnages d’Emmanuelle Houdart invite à la complexité. Quoi de mieux pour susciter le désir de l’enfant ?

     Comme à chaque rencontre avec les enfants, elle se déplace avec la petite fée de l’album Les voyages merveilleux de Lilou la fée, elle-même chargée de plusieurs accessoires : trois baguettes magiques (l’une qui réalise les rêves, l’autre qui efface les chagrins, la dernière qui change le président de la République), des poumons, une pierre précieuse… Des petits objets essentiels pour la fée, rassurants sans doute, qui facilitent les échanges. La préciosité de ces accessoires coïncide avec l’exigence du travail de l’illustratrice, et sa générosité.

     Emmanuelle Houdart consacre une année de travail à chaque album. Elle y construit des symboles personnels, ce qui lui importe c’est qu’il y ait une émotion. « Le lecteur doit se débrouiller, chacun a ses clés. » Elle traite de préoccupations personnelles. Le dernier sujet abordé est L’argent, créé avec Marie Desplechin, sorti très récemment aux éditions Thierry Magnier.

 

     L’engagement d’Emmanuelle Houdart donne une force aux images, mais elles sont toujours proposées, jamais imposées. Le lecteur a le choix de comprendre ce qu’il veut ou ce qu’il est en mesure de comprendre, de faire ainsi un pas de plus vers lui-même ou de ne pas se laisser déranger, bousculer. « Ce que certains perçoivent comme une menace est une délivrance pour moi. »

     Le travail d’Emmanuelle Houdart est ainsi nourri et bâti sur des contradictions : profusion des dessins avec un seul outil : le feutre. « J’aime l’unicité. » Elle  s’acharne sur cet unique matériau, elle le connaît par cœur, l’utilise jusqu’à épuisement, comme elle décortique les personnages, creuse leur chair. Une contradiction encore : des personnages souvent figés, très soignés, ancrés dans la page, silencieux peut-être, et pourtant qui suggèrent le voyage, invitent à l’exploration (de soi, du monde), et qui interrogent la liberté. « Mes personnages sont des cartes. »

 

     La phrase de conclusion ne m’appartient pas. Une jeune étudiante venue rencontrer Emmanuelle Houdart a très simplement formulé : « Vous dites ce que les gens n’arrivent pas à dire. »

 (octobre 2012)          

 

Après des études de lettres modernes, Audrey Gaillard travaille en librairie, puis se tourne vers l’animation. Elle est, depuis 2011, chargée de mission de l’association Val de Lire à Beaugency (Loiret) dont elle coordonne les actions : lecture à haute voix pour tous publics, des bébés aux résidents de maison de retraite, organisation de l’annuel Salon du Livre Jeunesse de Beaugency. Jeune adhérente du CRILJ, Audrey Gaillard est l’une des cinq boursières ayant bénéficié d’un « coup de pouce » de l’association à l’occasion du deuxième Festival des Illustrateurs de Moulins (Allier)

 

 

 

Letizia Galli dialogue avec Christiane Abbadie-Clerc

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. Letizia, tu es impressionnante et contradictoire par ta rigueur, ton sens de la méthode et en même temps ta démesure à portée d’enfance. Il y a chez toi une acuité d’analyse, une aptitude au concept qui renverse les idées reçues…

Rigueur, système, architecture, discipline, ces mots un peu trop figés qui m’impressionnent beaucoup, reviennent souvent à propos de mon travail. Mais il faudrait y joindre aussi d’autres « bouts de ficelle ».

Premier épisode fondateur dont j’ai un souvenir clair comme un éclair. A la fac, où je subissais les contraintes d’études obligatoires que je n’avais même pas choisies, un jour un professeur demande à la classe de dessiner à « main libre » (pour la première fois sans l’appui des équerres et du compas) un vieux puits en pierre qui se trouvait dans la cour. Emotion ! Joie de liberté !

Mais mon dessin n’avait pas une ligne ni verticale ni horizontale, c’est ainsi que je voyais le puits. Ce que je voyais n’était pas un acte d’humble obéissance, mais ma vision de la réalité, mon interprétation. Ce qui n’était pas demandé bien sûr par le zèle d’un professeur qui ne souhaitait qu’une « belle photographie ». Le professeur s’est donc appliqué à corriger tous mes défauts d’horizontalité et de verticalité, en me reprochant de ne savoir pas dessiner. Cependant mon dessin est resté le même et ma note a été baissée pour indiscipline.

Tout au long de ma carrière branlante d’étudiante rebelle, mon incorrection avait aussi un but : montrer aux autres, en particulier aux profs qu’il y avait  » autre chose  » que le système d’enseignement, que je n’étais pas un mouton soumis, mais une dangereuse « tête brûlée » qui n’avait peur de rien.

Cet épisode a marqué ma vie professionnelle et tracé ce qui devait être à jamais mon credo ; en partant de l’indiscipline, tout ce que j’aborderai désormais dans le futur, me permettrait d’avoir mon système à moi. Cela a bien sur ratifié l’impossibilité de m’inscrire dans une carrière d’architecte, carrière abandonnée mentalement déjà depuis le début dela fac. Cequi veut dire que nul ne peut enseigner ni déchiffrer les secrets des codes personnels de visualisation et d’interprétation et que toute école ne restera qu’une possibilité parmi tant d’autres d’initiation où certaines données de base sont indiquées d’une manière aléatoire, et qu’il faut dans ces conditions, être « très, très futé » pour s’en débarrasser et éviter d’appliquer ces dogmes à la lettre.

Il était question pour moi de trouver mes sources en utilisant une méthode de transgression permanente, de découvrir dans l’observation du langage des autres, les « maîtres », mes « maîtres » dans un champ le plus possible élargi, dela connaissance. Curiositédonc permanente. Ne pas se contenter des sources picturales académiques. Tout était là, pourtant, à ma portée, qu’il s’agisse d’une musique, d’un roman, d’un poème, tout était étalé dans mon imaginaire à partir du réel.

Mon œil commençait donc à percer sa vision propre et à la fractionner en facettes multiples.

Les champs si vastes de l’horizon qui s’offraient devant moi me permettaient donc de zapper l’enseignement officiel avec le dédain inconscient mais jubilatoire du risque que j’allais prendre : plus jamais je ne toucherai aux lignes horizontales et verticales… ce qui pour moi était le projet de liberté que j’étais en train de choisir à jamais.

. En réalité, Letizia, tu as toujours gardé cet esprit d’enfance, frondeur – bien sûr avec la maturité et le savoir faire de l’âge adulte. Comme les plus grands artistes. Et je reste étonnée de la simplicité de ce langage visuel avec lequel tu parviens à traiter des sujets complexes, philosophiques même, selon un angle d’approche jamais convenu, surtout quand tu abordes les grandes figures du patrimoine culturel italien…

Le fait de m’être trouvée confrontée à des soucis « alimentaires » peut donner des clefs évidentes. Là, un choix de fracture linguistique importante s’est imposé : il fallait faire des concessions, s’adapter, tout en assumant la différence entre le travail alimentaire et celui de la recherche, de la création. Cette fracture semble en effet bien visible dans mon travail. D’un côté les contraintes m’obligeaient à « épurer » le dessin, mais de l’autre côté la liberté pouvait s’épanouir. A croire que le travail alimentaire a bien servi à quelque chose !

. Tu as parlé de transgression et de joie aussi…

C’est ce que j’ai cherché toujours à faire en utilisant le fameux « grain de folie » qui est un ingrédient essentiel dans mon parcours. La folie pour moi c’est mon compagnon de route, qui me rapproche de l’inspiration , ce qui me permet de compter sur mes propres forces sans prescription, sans obligations de toute sorte, sans aucune rationalité. Faire, à partir d’un mot, un saut de l’autre côté du miroir, dans l’inconnu et le néant. A quoi se rajoute une sorte de sentiment de transcendance, d’un état devenu partie intégrante de ma création. Le « grain de folie » est donc bien là qui me permet en effet de dessiner avec un plaisir presque physique, associant cette métamorphose de la réalité décidée il y a longtemps dans une cour d’école. Cet état mélangé de plaisir et de folie est le même que celui que je découvre dans les multiples expériences décrites par quelques écrivains célèbres avec les prises de substances hallucinogènes. Non je ne suis ni rationnelle, ni organisée, mais je tente de suivre ce fil magique tout au long de mes pensées.

L’activité de création est pour moi une nécessité, tel un verre d’eau qui apaise la soif, qui se déroule dans un état de transe continu, joyeux et incontrôlé.

(Trouville, le 19 août 2012)

 

Conservateur d’État des Bibliothèques, ayant travaillé à la Bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou dès les années de préfiguration, Christiane Abbadie-Clerc y créa et anima la Bibliothèque des Enfants puis la salle d’Actualité Jeunesse et l’Observatoire Hypermedias. Elle a conçu avec Pierre Pitrou, photographe bibliophile, les expositions Visages d’Alice (1983), Images à la page (1984) et Iles (1987) dont les catalogues sont publiés par les éditions Gallimard. En hommage à Marc Soriano, elle organise en 1997 le colloque Mythes, traduction et création et en publie les actes aux éditions de la BPI. Ayant dirigé la Bibliothèque intercommunale Pau-Pyrénées entre 1999 et 2004, elle est actuellement chargée de mission à la DRAC Aquitaine pour les fonds « Pyrénées » et s’implique à titre bénévole dans l’organisation des Rendez-vous du Livre d’Aure et de la Fête du Livre Pyrénéen d’Aure et Sobrarbe à Saint-Lary Soulan, dans les Hautes-Pyrénées. Christiane Abbadie-Clerc est, depuis fort longtemps, administratrice du CRILJ.

Merci à Létizia Galli pour nous avoir confié le texte de cet échange.

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