Régis Lejonc et Henri Meunier ensemble (2)


 

C’était il y a presque trois années. Le mardi 26 janvier 2016, le CRILJ/Midi-Pyrénées découvrait la toute jeune médiathèque d’Auterive. Ce fut l’occasion d’une rencontre avec Régis Lejonc et Henri Meunier organisée en connivence avec l’établisement. Occasion de « voyager sur ces fabuleux tapis volants que sont les livres pour enfants », comme aime à le dire Régis Lejonc. Deuxième partie d’un fort détaillé compte-rendu.

 

Ghislaine Roman – Quand on est soi-même illustrateur, comment se passe la collaboration avec un autre illustrateur ? Quelles limites ne vous autorisez-vous pas à franchir ?

Henri Meunier : Je ne crois pas être trop intrusif. Si je pense à celui ou à celle qui pourra illustrer mon texte, c’est que je sais qu’il ou elle pourra apporter par l’image tout ce que je veux taire ou tout ce que je n’ai pas su dire. Je n’aime pas être trop bavard et je pense que c’est important de pouvoir compter sur les qualités de l’auteur ou de l’illustrateur avec qui on collabore.

Régis Lejonc – Moi je suis auteur de manière très occasionnelle. J’écris des textes quand ça me traverse, quand ça me foudroie. Et le premier que j’ai écrit, Les deux géants, je l’ai illustré moi-même. Pour le texte de Au bout du compte, j’étais en train de travailler à l’ordinateur sur une image et une phrase me tournait sans cesse dans la tête : « Un jour, j’ai trouvé un arbre ». Donc, j’ai ouvert une page et j’ai tapé la phrase. A partir de là, le texte m’est venu et je l’ai écrit en dix minutes sans rien y changer. Ce qui me laisse à penser que ce texte était en moi depuis assez longtemps. C’est une espèce de poème et j’ai pensé à Martin Jarrie pour l’illustrer. Il fallait des sortes d’images mentales, des choses un peu étranges, un peu abstraites, tout à fait dans son style. L’illustrer de façon narrative n’aurait eu aucun sens. J’ai vécu ça aussi avec Carole Chaix sur Un an et un jour, un texte pas évident au départ et qui, fort de son illustration, devient une sorte de colonne vertébrale. Ce sont des livres un peu comme des murs d’escalade, sans prises toute faites que chacun monterait à sa façon. Je les vois comme ça, ces livres-là, un peu vertigineux, inhabituels pour certains lecteurs adultes, alors que les enfants ne se posent pas ces questions.

G.R – Henri, c’est à ton tour de tirer. Case A3 : Le projet Grateloup. Une expérience qui a abouti à un objet livre. Henri, est-ce que tu peux raconter ?

H.M – On a eu la chance d’être invités plusieurs fois à ce salon. Et puis un jour, lors d’un repas avec les copains de l’association Mange-Livres qui l’organisent, on discute de leur volonté de redynamiser le projet car ils commençaient à s’essouffler un peu. Et Alfred a lancé comme une boutade : « C’est pas compliqué, vous nous laissez une semaine nourris-logés et on vous fait un livre ! » Ils nous ont pris au mot ! Ils ont accepté cette expérience : réunir six auteurs dans un lieu, une semaine. Quelque temps après, on est tous arrivés avec notre caisse de matériel et, après le repas de bienvenue, on s’est mis à travailler sur le thème choisi : le loup. On a heureusement bénéficié de la clairvoyance de Claire Franek pour l’organisation du travail deux par deux, pour les enchaînements, etc. Je me suis retrouvé avec Carole Chaix pour plancher sur la première page. Moi je suis assez cartésien, j’aime bien que toutes les choses soient pesées avant d’être posées sur le papier. Alors que Carole est foutraque et comprend les choses après les avoir faites. Mais, il n’y avait pas à tortiller, chaque soir, nous devions avoir terminé notre page. Ce fut une belle aventure humaine. On s’était donné comme objectif d’en profiter pour se faire essayer réciproquement nos outils, pour tenter des trucs qu’on ne connaissait pas, pour inviter les autres dans nos jardins secrets. Et on a bien réussi à faire !

R.L : Et nous avons donc, tous, fait un livre en six jours !

G.R : Allez hop ! Régis, tu tires.

R.L : Ce sera C4. Et, dans cette case, c’est Henri auteur et Henri illustrateur…

(lecture de l’album L’autre fois)

G.R –  Nous allons revenir sur l’interview que tu nous as accordée lorsque nous avons fait notre brochure sur les albums poétiques. Tu nous avais dit : « Quand j’écris mon texte, j’en fais une première version que je vais retravailler indéfiniment. Parmi les choses qui me poussent à ce travail, il y a une exigence de justesse dans le sens qui fait que je suis amené parfois à utiliser des mots qui sont un peu compliqués pour les enfants, mais ce sont les mots justes par rapport aux sentiments, à l’émotion, à la description que je suis en train de donner. » Évidemment, ce qui nous tarabuste là-dedans, c’est « indéfiniment » ! Où est le curseur ? Ça va d’où à où ce travail ?

H.M – Je ne sais pas. Le plus long compagnonnage avec un texte avant d’en être content c’est avec celui de La rue qui ne se traverse pas que j’ai ré-écrit, observé, soupesé pendant une dizaine d’années jusqu’à ce que je trouve la dernière phrase, celle qui lui a permis de prendre tout son sens, son sens profond; ça peut prendre du temps, mais je ne suis pas pressé. Comme dit Régis, j’ai la chance de pouvoir convoquer des histoires quand j’en ai envie. Et puis j’ai un ordinateur rempli d’histoires ! Mon problème, ce n’est pas qu’elle soit finie demain ou dans quinze ans, c’est qu’elle soit bien, c’est qu’il n’y ait pas un mot que je puisse bouger. Ce qui est aussi faux, car dans les bouquins que j’ai écrit il y a dix ans, je pourrais bouger les mots. Mais il y a quand même un moment où je me dis, c’est bon, c’est ce que je voulais pour ce texte.

G.R – Tu nous lis la dernière phrase, celle qui te manquait ?

H.M – J’en étais resté à « Homme ou moineau l’équilibre est le même. L’essentiel est de savoir s’appuyer sur le vide. » Mais il manquait quelque chose d’essentiel là, c’est à dire ces huit mots, la dernière phrase : « Le vacarme d’une vie est un battement d’ailes. »

G.R – Tu nous avais parlé aussi du rapport entre faire son et faire sens. Quand tu parles d’un ogre, tu veux qu’on l’imagine en train de mâcher à travers les sonorités que tu emploies. Est-ce que tu peux développer un peu ?

H.M – Je peux essayer, mais c’est très subjectif et affectif ça. J’ai peut-être une chance dans ma vie d’auteur qui était une malchance dans ma vie scolaire. J’ai été un enfant dyslexique et je reste un adulte dysorthographique. L’orthographe n’a pas grande importance pour moi. Quand je lis, je ne lis pas des lettres qui s’enchaînent, je lis des sons et ces sons font sens. Les mots font de la musique dans ma tête et je m’appuie beaucoup là-dessus quand j’écris. Je fais venir les mots, je les dis, je les fais sonner jusqu’à ce que ça coule si je parle d’eau et que ça siffle si je parle de vent …

G.R – Et ça fonctionne, c’est clair ! Pour beaucoup d’entre nous qui sommes des médiateurs du livre, pour ceux qui lisent à haute voix des textes aux enfants, c’est évidemment un aspect essentiel. Il est clair que les enfants sont sensibles à la musicalité des textes, c’est de l’ordre du sensoriel. Revenons au tableau. Case A2 : Régis Lejonc auteur et illustrateur. « Quelles couleurs ! » est donc, Régis, un livre que tu as fait tout seul. Il a été mis en avant au Salon de Saint-Orens qui avait pour thème le même titre. Tu y as donné une conférence, mais nous sommes nombreux à ne pas avoir pu y assister. Peux-tu nous en parler ?

R.L – Ce livre est un imagier né du croisement des questions que me posent les enfants durant les rencontres scolaires et d’une demande de l’éditrice Valérie Cussaguet. Entre la sollicitation et la sortie du livre, il s’est passé quatre ou cinq ans. L’organisation du livre et l’angle que j’ai choisi se sont imposés de manière évidente car je ne suis pas spécialiste en la matière. Les couleurs ont une histoire liée à l’histoire de l’humanité, elles sont reliées à des rites et à des symboles culturels forts. Je me suis appuyé là-dessus pour construire ma façon de voir les couleurs. Normalement les couleurs se divisent en sept familles : trois couleurs primaires (jaune, cyan, magenta), trois couleurs complémentaires (vert, violet, orange). Et le noir. Le blanc, lui, n’est pas considéré comme une couleur. Moi j’ai voulu avoir un spectre un peu plus large, j’ai donc ajouté aux précédentes : blanc, rose, brun, ocre et gris. Soit douze familles de couleurs. Pendant les quatre années de préparation, j’avais toujours un carnet sur moi, je notais, je listais. J’ai rempli mes carnets d’idées, d’expressions, de références à des chansons, à des textes, à des films, à la culture populaire, à des choses liées à des souvenirs. Tout ça avant de réaliser les images. Et puis, pendant cette période, j’ai fait pas mal de voyages qui ont alimenté aussi et j’ai pris beaucoup de photos en rapport avec mon thème. Enfin, un jour, l’éditrice m’a fixé une date pour la fabrication du livre et il a fallu plonger. Heureusement, à l’atelier, je pouvais tester immédiatement mes trouvailles auprès des copains, pour les dessins, les collages, les photos, les associations d’idées, les mises en page que je travaillais à l’ordinateur.

G.R – C’est un très beau travail. Maintenant, Henri, à toi de tirer. Case C5 et c’est : toi auteur, illustré par d’autres. Parlons de ta collaboration avec Nathalie Choux dans « Trop super », la série de BD pour les petits. C’est très intéressant cette articulation entre faits scientifiques et valeurs. Au départ, on se dit « Ah, c’est rigolo ! On revisite les super-héros ! Et puis, on s’aperçoit qu’il y a bien plus que ça…

H.M – C’est vrai. En fait, moi, quand je lis une histoire drôle et qu’elle n’est que drôle, je m’ennuie. Quand je lis une histoire sérieuse et qu’il n’y a pas à un moment, un poil d’émotion et une pignolade, je trouve que c’est désespérant. J’aime écrire des histoires où on peut passer du doux à l’amer et si, en plus, je peux transmettre quelque chose qui aide à se tenir droit dans la vie… Il ne faut pas négliger non plus l’apport de mes personnages. Parmi eux, il y a une petite tortue qui me ressemble un peu, qui est assez sensible, qui n’est pas superhéros mais qui a un vrai sens de la justice. Si il faut mettre un coup de pied à l’ours qui embête les plus petits, elle va le faire et puis après, elle part en courant. J’étais comme ça quand j’avais 10 ans ! C’est souvent la tortue qui a des réflexions plus sensibles dans l’histoire. Mais c’est pas parce que je l’ai réfléchi, c’est parce qu’elle est comme ça ! Tu sais ça, toi, Ghislaine. Nos personnages existent. C’est nous qui, bien sûr, avons créé ce personnage, mais on ne peut pas lui faire faire n’importe quoi. Il a un caractère, il a une façon de parler, une façon de se comporter.

G.R – Maintenant, pouvez-vous nous dire quelque chose tous les deux sur votre travail en BD. Sur le tien, Henri, avec Richard Guérineau et toi, Régis, sur cette aventure qu’est Kodhja.

H.M – Pour moi, c’est typiquement un projet d’atelier. A force de partager un lieu de vie, on s’est aperçu qu’on avait un substrat commun : c’était le western du mercredi ! Dans notre enfance, ni Richard ni moi n’avions la télé à la maison et on allait tous les mercredis chez les voisins pour voir le western ! On en a des souvenirs extrêmement forts et l’envie nous est venue de faire ensemble un western BD. J’ai eu l’idée du scénario de départ : une partie d’échecs, deux joueurs avec des pistolets dont l’un serait un gamin bluffeur et, face à lui, l’autre qui commencerait à douter de lui-même.  Richard a pensé à la nécessité d’une présence féminine, un rôle pivot entre les deux hommes. En bavardant, on a posé nos personnages, leur personnalité et à partir de là, j’ai écrit.

G.R – Très bien. Et pour Kodhja ?

R.L – J’ai travaillé avec l’auteur Thomas Scotto. C’est quelqu’un que j’ai rencontré sur des salons. On aime bien, réciproquement, ce que nous faisons et, depuis longtemps, on se disait que ce serait bien de faire un livre ensemble. Thomas avait d’abord proposé son texte à Henri.

H.M – Oui et j’avais fait quelques images mais ça ne collait pas. Nous n’étions pas convaincus, ni Thomas, ni moi.

R.L – C’est un texte pas évident du tout, pas classique, très dialogué. Il avait été adapté pour le théâtre, mais je n’ai pas eu l’occasion de le voir jouer. Lorsque je l’ai lu, ça m’a énormément plu. Et très vite, j’ai senti qu’il se découpait très bien en BD. Enfant et adolescent, j’ai été nourri par la BD. Mon goût pour l’image, et ma culture, c’est la BD ! Je n’en ai pas fait beaucoup mais ses codes me sont familiers. Et je voyais, chez mes copains d’atelier, le travail de marathonien que demande un album de BD.

H.M – Un travail de moine copiste…

R.L – Ou de copiste marathonien ! Ce n’est pas trop mon tempérament, alors je ne me suis jamais lancé là-dedans. Mais là, je me retrouve avec un texte qui, de toute évidence, pour moi, peut être travaillé en BD. Donc, j’ai proposé l’idée à Thomas qui en a été ravi, puis à l’éditeur. J’ai fait un découpage, des croquis et tout tombait impeccable. Ensuite, des choses se sont imposées, des changements, des enrichissements. J’ai proposé par exemple qu’un enfant soit le guide du narrateur qui entre dans cette cité nommée Kodhja et que cet enfant porte un masque dès le départ, masque animalier changeant qui représente un peu l’état d’esprit et les émotions de l’enfant, donc un masque qui n’en est pas vraiment un. Ma deuxième suggestion a été d’étoffer les trois personnages qui attendent de rencontrer le roi. Ils n’étaient pas décrits dans le texte de Thomas, j’ai pensé que ça pouvait être la mort, un robot et Cupidon. Quand j’ai eu bien avancé, Thomas est venu passer une journée à l’atelier et je lui ai proposé de mettre le tout à sa sauce. Ensuite, ça n’a pas été évident avec l’éditeur, Thierry Magnier, qui n’est pas spécialisé en bandes dessinées. Il y a eu un moment de panique avant qu’il accepte de nous faire confiance. Finalement, c’est un très beau livre, un peu atypique qui est sorti en octobre 2015. Il a reçu un accueil critique extraordinaire

G.R – Merci à vous deux, même si nous n’avons pas épuisé nos cases et nos questions…

(mis en forme par Martine Cortès, pour le CRILJ – janvier 2016)

 

 

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

. La poupée de Ting-Ting, Ghislaine Roman et Régis Lejonc, Le Seuil, 2015

. L’arbre de paix, Anne Jonas et Régis Lejonc, Flammarion, 2013

. Le grand imagier de l’alphabet, Henri Meunier, Gautier Languereau, 2012

. La rue qui ne se traverse pas, Henri Meunier et Régis Lejonc, Notari, 2011

. Quelles couleurs !, Régis Lejonc, Thierry Magnier, 2009

. Grand et petit, Henri Meunier et Joanna Concejo, Atelier du Poisson Soluble, 2008

. Le phare des sirènes, Rascal et Régis Lejonc, Didier, 2006

. L’autre fois, Henri Meunier, Le Rouergue, 2005

. La mer et lui, Henri Meunier et Régis Lejonc, Notari, 2004

. Ernest, l’enfant qui ne volait pas bien haut, Henri Meunier, Le Rouergue, 2004

. La môme aux oiseaux, Henri Meunier et Régis Lejonc, Le Rouergue, 2003

. Les deux géants, Régis Lejonc, Le Rouergue, 2001

 

Ghislaine Roman est née dans les Pyrénées, en 1957, dans une petite maison aux volets bleus, au bord d’un torrent de montagne, à une époque où les ours mangeaient tranquillement les myrtilles. Elle a enseigné pendant plus de trente ans, longtemps en maternelle, puis au cours préparatoire. » Ce métier m’a comblée. J’y ai connu des émotions, des découragements, des remises en questions, des bouleversements. […] J’ai travaillé énormément, j’ai lu, réfléchi, mis en œuvre, un peu comme le fait un artisan. Sur une base théorique solide j’ai laissé libre cours à ma fantaisie pédagogique. J’ai adoré cette liberté. Elle a travaillé pour les magazines des éditions Milan Presse (Wakou, Toupie, Picoti, Toboggan). Ses albums illustrés notamment par Tom Schamp, Fredéric Pillot, Olivier Latyk, Clémence Pollet, ont été publiés chez Milan, Cipengo, Saltimbanque, Nathan, P’tit Glénat, Frimousse. La Martinière. La poupée de Ting- Ting, publié au Seuil en 2015, est illustré par Régis Lejonc. Ghislaine Roman fut, dans le département de la Haute-Garonne, chargée du dossier de la prévention de l’illettrisme

 

 

 

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Régis Lejonc et Henri Meunier ensemble (1)

C’était il y a presque quatre années. Le mardi 26 janvier 2016, le CRILJ/Midi-Pyrénées découvrait la toute jeune médiathèque d’Auterive. Ce fut l’occasion d’une rencontre avec Régis Lejonc et Henri Meunier organisée en connivence avec l’établissement. Occasion de « voyager sur ces fabuleux tapis volants que sont les livres pour enfants », comme aime à le dire Régis Lejonc. Première partie d’un fort détaillé compte-rendu.

« Les livres sont des outils pour questionner le monde, s’ouvrir, se construire. Sachons préserver ce que le monde entier nous envie, ce formidable creuset de création qu’est la littérature de jeunesse en France. La rencontre de ce soir prend place dans un projet partenarial qui vise à favoriser chez les enfants un questionnement sur le monde autour des valeurs de reconnaissance de l’autre, de respect et de tolérance. De nombreuses rencontres scolaires ont eu lieu dans les écoles du département. Pour cela, les noms de Régis Lejonc et Henri Meunier sont venus à nous spontanément. En 2013/14, lors de nos investigations autour des albums poétiques, nous avions particulièrement apprécié La mer et lui et La rue qui ne se traverse pas ce qui nous a incités à nous pencher sur leurs œuvres. Et c’est ensemble que nous avions envie de les rencontrer car même si chacun mène son propre parcours artistique et littéraire, ils partagent une histoire commune. Ghislaine Roman qui les connaît bien animera cette rencontre croisée. » (Martine Abadia)

Ghislaine Roman – « Puisque c’est une rencontre croisée, croisons ! Nous allons proposer un jeu à Régis et à Henri. Chacun à son tour tirera une question correspondant à une case du tableau qui regroupe les sélections de leurs albums.

(Henri Meunier tire la case D5. Y figure la sélection d’albums où il est illustrateur mais pas auteur)

G.R. – Cette configuration nous a intéressés en partie pour l’album C’est la vie mon poussin qui aborde un sujet de société avec humour, légèreté et justesse. On a envie, Henri, de t’entendre parler de cette possibilité qu’offre la littérature de jeunesse d’aborder des sujets de société.

Henri Meunier – La littérature ne peut pas s’extraire de la société. On est les deux pieds et les deux mains dans la vie et la littérature sert à questionner, à témoigner. Des auteurs ont parfois des scrupules à aborder des sujets compliqués ou polémiques. Moi, je ne fais grosso modo aucune différence entre la littérature et la littérature de jeunesse. Les mêmes sujets sérieux peuvent y être abordés mais pas forcément de la même façon. On peut le faire en s’amusant, c’était le parti pris de René Guichoux dans le texte qu’il m’a envoyé.

G.R. – Deuxième tirage au sort pour Régis. Case B3. C’est la case qui va permettre de rentrer un peu plus dans votre intimité à tous les deux, dans votre complicité, d’apprendre comment tout a commencé. Mais d’abord une lecture : La rue qui ne se traverse pas.

H.M. – La première fois qu’on s’est rencontrés avec Régis, j’étais travailleur social. Comme je me passionnais pour la littérature de jeunesse, je donnais de temps en temps un coup de main à un libraire, surtout pendant les salons du livre. Régis était invité, je me suis approché pour lui faire part de mon intérêt pour son album Icare, en fan transi que j’étais, une histoire très profonde, très forte par le texte et par les images. A la suite de ce salon, comme Régis venait d’aménager à Bordeaux, nous nous sommes revus.

Régis Lejonc – A mon tour ! Je vais vous livrer l’autre son de cloche. Icare c’est le deuxième album que j’ai fait et ça m’a touché quand Henri est venu m’en parler. J’avais eu la chance de rencontrer Olivier Douzou à un moment propice, au début de sa prise en charge de la ligne jeunesse des éditions du Rouergue. C’est lui qui m’a proposé de travailler avec lui pour ce qui fut mon tout premier album Tour de manège et ça s’est bien passé. On s’est bien entendus avec Olivier. Ensuite, il a écrit un texte pour moi et ce fut Icare. Je l’ai illustré et quand il est sorti, il a eu beaucoup d’impact sur quelques personnes qui sont devenues importantes dans ma vie, dont Henri. Par la suite, on s’est revus et on a eu envie de faire des choses ensemble car Henri écrivait déjà.

G.R. – Qu’est-ce qui fait que ces textes-là ont été illustrés par Régis ?

H.M : La mer et lui, je l’ai pensé et écrit pour Régis. La rue qui ne se traverse pas est au départ une histoire personnelle mais je n’ai pas pensé qu’il puisse être illustré par quelqu’un d’autre. Ce sont deux textes taillés sur mesure pour Régis. La môme aux oiseaux c’est un peu différent. J’avais vu une illustration de Béatrice Alemagna sur son blog : une petite fille avec un oiseau dans la main, les deux se regardaient. Et cet échange de regard était très troublant. C’est cette image qui m’a inspiré mon histoire. J’étais à cette époque un garçon timide, j’avais beaucoup de mal à exprimer mes sentiments. Cette histoire naît, puis je la fais lire à Régis, car on était complices, on travaillait déjà dans le même atelier. Très souvent, on se montrait nos travaux pour s’aider, s’encourager, se faire des critiques bienveillantes. Régis m’encourage alors à envoyer mon texte à Béatrice Alemagna qui me répond très vite en me disant qu’elle travaille à ce moment-là sur l’histoire d’une petite fille transparente (Gisèle de verre) et qu’elle ne pouvait pas travailler sur les deux, la proximité était trop grande. Un peu déçu, je raconte ça à Régis qui me dit qu’il veut bien, lui, illustrer mon texte. Voilà.

G.R – Vous pouvez nous parler de l’histoire de votre atelier ? Nous dire ce que cela apporte que vous soyez dans le même atelier ?

R.L – L’atelier à Bordeaux est venu par un ami commun, Célestin. C’est un type qui a un talent fou. Il s’était mis en atelier avec d’autres graphistes. Tous avaient de fortes personnalités. Un jour, à la suite de disputes, le groupe a éclaté et chacun est parti de son côté. Alors Célestin nous a proposé, à Henri et moi, de reprendre l’atelier avec lui et Richard Guérineau, un dessinateur de bandes dessinées. Ensuite, sont venus Alfred et Olivier Latyk, dans ce lieu de 95 m2, au rez-de-chaussée d’un immeuble. Et puis, une nuit de 2008, un incendie a éclaté dans l’immeuble. On s’est pris toute l’eau des pompiers dessus. Nous avons tous eu des pertes matérielles, Alfred surtout qui a perdu beaucoup d’originaux. L’atelier était ruiné. Tout était à refaire. On a bénéficié d’une aide de la ville. Puis la région a voté un budget pour nous permettre de nous ré-équiper; ça nous a beaucoup touchés car on était pas alors en relation avec eux. Nous avons trouvé un nouvel atelier. L’ancien s’appelait Vivement l’an 2000 et, sur une idée d’Olivier Latyk, nous avons baptisé le nouveau Flambant neuf. Puis, la vie a fait qu’Olivier est parti vivre ailleurs, Henri également. On s’est retrouvés à trois : Richard Guérineau, Alfred et moi. Ce que ça apporte de travailler en atelier ? Je laisse Henri répondre.

H.M – Nous exerçons des métiers relativement solitaires, un atelier commun nous permet de ne pas être seuls, il permet les discussions, la convivialité… Ce n’est pas rien ! Mais ce n’est pas tout. Dans l’atelier, nous étions face à face autour d’une grande table. C’est l’installation qui nous avait semblé la plus naturelle; ça permet de discuter tous ensemble, si tu te poses des questions sur ton travail, ça te permet de demander l’avis des autres. Mais si tu veux t’extraire, simplement, tu baisses la tête ! ça nous a apporté des collaborations dans tous les sens. On a dû monter 1800 projets ! On a dû en laisser tomber 1785 ! Mais au final, il y a bien une dizaine de très belles choses qui se sont faites et ont abouti à des livres et d’autres belles choses, amicalement, artistiquement, dans d’autres domaines, sont nées de cet atelier. Je me suis aperçu que notre configuration autour de la table avait certainement été un ciment en plus de notre amitié. On arrivait très bien à faire les zouaves et à bosser, à se laisser bosser et à s’aider à bosser surtout en se donnant des coups de main. C’était extrêmement riche !

G.R – Les performances dessinées, les lectures dessinées, sont justement une émanation de l’atelier. On en voit régulièrement l’annonce dans les programmes de festivals. Vous pouvez nous en parler ?

R.L – Les performances dessinées, on les doit surtout à Alfred qui, dans le monde de la BD, faisait ça depuis longtemps. Il a été assez vite sollicité dans le cadre du Festival d’Angoulême pour faire partie de l’organisation de spectacles dessinés avec des groupes, lors de concerts. Nous, on s’y est mis car on s’est rendu compte, Richard, Alfred et moi que ce pouvait être un bon moyen pour financer notre fonctionnement d’atelier. Olivier Ka qui est depuis longtemps un satellite de notre groupe y participe aussi. Voilà, on développe ces prestations plus ou moins étranges et on en fait de plus en plus souvent, parallèlement à notre travail d’auteur.

G.R – Alors faisons passer l’info aux propriétaires de salles de Toulouse…

H.M – Je voudrais ajouter quelque chose. Ces lectures dessinées sont en fait un travail à plusieurs mains. Les configurations sont telles que tu ne peux jamais finir le trait que tu as commencé. Mais tu sais qu’un copain va le reprendre et finir la forme.

G.R – Donc beaucoup de confiance …

H.M – Oui et, à la fin, le résultat n’appartient à personne, sinon au collectif, aux gens qui étaient là ce jour là. Et c’est vrai que ça procède d’une grande confiance. Reprendre le trait de quelqu’un ce n’est pas simple. Tout ça n’était pas anticipé, ça s’est fait comme ça et ça marche formidablement bien, ça vient sûrement de nos années de complicité dans l’atelier.

G.R : Allez, retour au tableau pour tirer une case. Voilà : nous sommes, Régis, dans la configuration où tu es illustrateur.

R.L – C’est le gros de mon activité

G.R – Une question toute simple : comment est-ce que les textes viennent à toi ?

R.L – C’est simple, il y a deux sources. Soit l’éditeur dispose d’un texte et pense à moi pour l’illustrer, soit je rencontre un auteur et naît entre nous une envie de faire des choses ensemble. Dans ce cas, on monte un projet, comme nous faisons avec Henri depuis le début, et on le propose ensuite à un éditeur. Par contre, alors que je connais Ghislaine, son texte pour l’album que nous avons fait ensemble La poupée de Ting-Ting, m’a été proposé par l’éditeur. Ce n’est qu’après que le livre soit sorti que j’ai appris que Ghislaine n’y était pour rien !

G.R – Je suis, de ce point de vue, extrêmement timide et comme, pour moi, Régis Lejonc est quelqu’un d’important, jamais je n’aurais espéré qu’il accepte d’illustrer un de mes textes.

R.L – Les projets qui me portent le plus haut sont ceux réalisés avec un auteur. Il y a là pas mal de livres qui sont représentatifs d’auteurs avec qui j’ai des relations très fortes dont Henri, bien sûr, même si, en réalité, je n’ai pas fait tant de livres que ça avec lui. Il y a Rascal aussi. Je vous raconte vite fait. Je ne connaissais rien à la littérature de jeunesse avant d’illustrer Tour de manège d’Olivier Douzou. Assez vite, j’ai découvert les albums de Rascal. On m’en avait parlé. J’étais épaté. Un jour, je le rencontre sur un salon. Cette espèce de vieux rocker, sa tête, sa démarche… Il m’impressionnait. Et puis, je parle avec lui et il n’y a pas une phrase qu’il prononçait qui ne soit poétique, simple et belle. Il me fascine. En même temps, il est gentil comme tout et drôle. On se revoit comme ça pendant cinq ou six ans. On discute. On s’entend bien. Rascal comme Henri est un auteur qui pense à un illustrateur quand il écrit. C’est important, car tout est relié. J’ai eu la chance de faire quatre livres avec lui et, chaque fois, cela se passe de la même façon. On se croise sur un salon et il a toujours dans sa sacoche, la maquette du livre qui va sortir bientôt. Et comme c’est un flippé, il aime bien montrer ce qu’il a fait pour être rassuré. Il ne cherche pas à avoir un avis, ça ne l’intéresse pas. Il veut juste être rassuré. Il veut qu’on lui dise que c’est beau, que c’est super. Ensuite, l’air de rien, il commence à raconter une autre histoire qu’il a dans la tête. Comme c’est un conteur et qu’il a un don, on l’écoute. Et, en fait, je me rends compte que s’il me raconte cette histoire-là, c’est qu’il pense à moi pour l’illustrer. A chaque fois, il procède ainsi et il ne se trompe jamais. Il me raconte son histoire, entre sa bière et sa clope, elle n’est pas encore écrite, elle est en cours, elle est juste là dans sa tête. Moi, en face, j’ai les images qui me viennent direct. Je vois trop bien comment je peux illustrer cette histoire. Alors, c’est moi qui réclame. Je demande : « Tu as pensé à quelqu’un pour l’illustrer ? Et il répond : « Faut voir… » Avec Rascal, ça se passe toujours comme ça. C’est vraiment un personnage.

G.R – Régis, lorsque nous avons exploré la sélection correspondant à cette case que tu as tiré, nous avons été frappé par le nombre important de contes. On s’est demandé si c’était un genre que tu affectionnais particulièrement.

R.L – Eh bien non ! Enfin, ce n’est pas tout à fait vrai, sinon je ne les aurais pas faits ! Il faut savoir que c’est dingue le nombre de contes qui se publient. Les mêmes reviennent et puis c’est une forme qui est tellement associée à la littérature de jeunesse et puis c’est  une forme qui garantit une profondeur d’âme. J’ai travaillé avec Jean-Jacques Fdida qui est un conteur hors norme, qui est un chercheur, un intello, un mec qui a un doctorat autour des contes. Quand je le rencontre, c’est un cours magistral à chaque fois. Je lui dois de bénéficier d’un peu de la culture qui entoure les contes, de ses symboliques, de son ancrage profond et d’avoir compris que ce n’est pas un hasard si ces contes ont traversé les millénaires… Le premier que j’ai illustré, c’est L’oiseau de vérité de Jean-Jacques Fdida. C’était son premier à lui aussi. Un album avec un CD de lui qui  conter accompagné par un musicien de jazz extraordinaire, Jean-Marie Machado. Avant de démarrer l’illustration, j’ai assisté à une représentation pour des classes. La séance commence avec Machado au piano, puis Fdida entre avec du feu dans la main. Il allume des trucs autour de la scène, comme un tour de magie. Un grand silence se fait et il se met à conter L’oiseau de vérité puis la version ancienne du Petit chaperon rouge. Il conte, il mime. Moi je suis scotché. Évidemment, cela m’a beaucoup aidé d’avoir vu cette mise en scène du conte. Depuis, j’en ai illustré quelques autres, mais uniquement des contes qui me fascinent.

G.R – Donc ce n’est pas le genre que tu aimes, mais certains contes…

R.L – Oui, c’est mon intérêt pour l’histoire qui me fait accepter, quand elle a des  ingrédients intéressants. Honnêtement, j’aime bien la cruauté dans les contes… et c’est un élément indispensable pour que j’accepte. Il y a d’autres contes, par exemple L’arbre de paix que j’ai fait avec Ann Jonas. Ce n’est pas un conte du patrimoine, mais il y a les ingrédients et il y a la forme.

G.R – Et La promesse de l’ogre ? Là, en fait de cruauté, tu es servi

R.L – Il y a un ogre, mais ce n’est pas un conte. Rascal m’avait raconté cette histoire, puis, j’ai eu une discussion avec Jean-Jacques Fdida. « C’est une hérésie, m’a t-il dit, ça ne se fait pas. On ne touche pas aux figures méchantes du conte. L’ogre, la sorcière, le loup ont une fonction. Pour faire court, ils sont les poubelles de l’atrocité de la nature humaine. C’est pour ça qu’on se réjouit que la sorcière soit brûlée à la fin d’Hansel et Gretel car elle est déshumanisée et en même temps, elle est motivée par des choses qui font partie de la nature humaine dont on veut se décharger. L’ogre ne peut pas être humain, il n’a pas de sentiment, il n’a pas d’empathie. Quand tu décris un ogre qui s’humanise, ça devient un détraqué, un psychopathe. »

Jean-Jacques Fdida était extrêmement ferme là-dessus. J’ai compris. Pour autant, ce qui m’a touché dans cette histoire, c’est que Rascal prend un ogre, mais il ne raconte pas une histoire d’ogre. Il raconte une histoire d’amour entre un père et son fils. Cette histoire est compromise car l’ogre ne peut pas se passer de chasser les enfants et de les manger, c’est sa nature. Ce père ogre ne comprend pas que son fils ne partage pas cette même nature, ça le dépasse. Moi, je vois ça comme une histoire d’addiction, quelque chose qui est inscrit dans le cerveau reptilien et qui prend le dessus dans la tête de ce père. Le fils lui, ne supporte pas. Dès le départ, j’ai adoré le projet ainsi que le texte de Rascal. C’est un livre qui ne laisse pas indifférent. C’est un drame, une histoire très forte.

(à suivre)

Régis Lejonc, né en 1967, est un illustrateur de la génération révélée par Olivier Douzou au début des années 1990. Il a illustré depuis chez de nombreux éditeurs (Le Rouergue, Didier, Rue du monde, l’Edune, Thierry Magnier, Le Seuil, Gautier-Languereau, etc), s’est lancé dans l’écriture de textes, dans la direction artistique, dans la création de collections. Il travaille pour la publicité et dans la mise en images de jeux. « Régis Lejonc est un touche-à-tout, un illustrateur inclassable qui passe d’un univers graphique à un autre au gré des livres et des projets, appréciant autant l’influence de l’art nouveau, des grands peintres impressionnistes, des affichistes des années 1940 et 1950 que celle des kawaï japonais. »

Henri Meunier, né en 1972, est auteur et illustrateur. Après un passage à Bordeaux, il vit et travaille aujourd’hui à Toulouse. Parallèlement à un engagement dans l’éducation populaire et dans le travail social, il suit des études d’arts plastiques à l’université. A compter de 2001, Il publie chez de nombreux éditeurs dont Le Rouergue, Notan, Delcourt, Albin Michel, Le Seuil, Hélium, collaborant notamment avec Régis Lejonc, Guillaume Guéraud, Richard Guérineau, Nathalie Choux, Martin Jarrie. « L’œuvre d’Henri Meunier se veut avant tout poétique et se démarque des livres éducatifs et pédagogiques. Variant les options graphiques et littéraires, ses albums  sont empreints d’humour, d’inventivité et de poésie. »

 

Une rencontre avec Anne Brouillard

 

Invitée par la section Midi Pyrénées du CRILJ dans le cadre de son projet « L’Habiter », Anne Brouillard, auteure-illustratrice, était, le 7 novembre 2015, à l’ESCAL, la nouvelle médiathèque de Nailloux. Martine Abadia et Ghislaine Roman ont animé la rencontre. Nelly Delaunay qui a consacré une thèse à Anne Brouillard était également présente.

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Ghislaine Roman – Quand on entre dans tes albums, Anne, on entre souvent dans une maison paisible, dans une ambiance, douce, sereine, protectrice… On y aperçoit des cafetières en émail dans des cuisines surannées, des jouets dans des chambres d’enfants et ces objets du quotidien réveillent nos souvenirs, font surgir des parfums, des sons, des émotions. Est-ce que ces maisons existent ? Et ces visites que tu nous proposes est-ce que ce n’est pas en fait la visite de certains moments de ta vie ?

Anne Brouillard – Est-ce que les maisons existent ? Forcément puisqu’elles sont dans les livres ! Dans la réalité, elles n’existent pas vraiment, sauf celle du Chemin bleu. Elle est en Auvergne. C’est une ancienne école transformée en gîte. J’y ai séjourné un trimestre. Les autres sont inspirées de maisons réelles ou sont construites en carton.

GR – Est-ce qu’on peut dire que la maquette est une étape de ta création ?

AB – Oui, par exemple dans Le rêve du poisson, j’ai eu besoin de faire le plan de la maison pour m’y retrouver et j’ai fait aussi la maquette avant de la dessiner. J’aime bien réaliser des maquettes. Dans Le petit somme aussi la maquette existe.

Martine Abadia – Quand on sort de la maison, on se trouve dans une nature domestiquée, dans des parcs, des jardins ou, au contraire, dans une nature sauvage, près de lacs, de rivières. Les animaux y sont présents, renards, lapins, canards, oiseaux, en harmonie avec les humains… Ils ont parfois des airs humains et se tiennent debout. Ces images nous parlent d’un temps suspendu, parcouru d’échos d’un passé encore proche. C’est ce cadre de vie que tu offres dans tes albums à tes jeunes lecteurs, bien loin de ce que la plupart d’entre eux connaissent. Qu’as-tu envie de leur transmettre à travers tes images ?

AB – Oh cette question là est difficile. Je ne sais pas. En fait, je pense juste à faire des choses que j’aime bien.

GR – C’est une sacrée transmission…

AB – Ça ne me semble pas que du passé, ça peut être du futur, c’est dans le présent aussi. Il existe encore des forêts avec des animaux, des jardins avec des animaux… Bon, il y a beaucoup trop de voitures, c’est vrai et, pour moi, le futur ce serait qu’il n’y en ait plus.

GR – Mais il y a quand même quelques voitures dans tes albums.

AB – Oui, dans Le voyage d’hiver, il y en a quelques unes.

MA – Justement, est-ce que tu peux nous dire quelques mots sur Le voyage d’hiver ?

AB – Alors je vais vous parler technique. C’est plus facile pour moi que de vous parler de ce que je peux transmettre. C’est plus terre à terre. Au départ, ce n’était pas un livre. C’était une toile peinte pour une exposition, elle mesure 40 cm de hauteur et elle est très longue, plus longue que le livre déplié. Le livre s’arrête à la gare, la toile continue au-delà. Elle a d’abord été exposée dans un parc à Roubaix. Et puis mon éditrice a proposé d’en faire un livre.

GR – On pourrait parler de cet autre moyen de transport très présent dans tes livres : le train. Ton univers est sillonné par des trains qui vont de gare en gare. Les trains apparaissent même sous forme de jouets dans les chambres d’enfants. On a constaté ces effets de dedans-dehors comme une invitation à un autre paysage et cette impression de temps suspendu… Tu as choisi de prendre le train pour venir jusqu’à nous. Tu as traversé la France du nord au sud. Pourquoi aimes-tu tant les ambiances de gare et quelle importance accordes-tu au train dans ton travail ?

AB – Allez savoir pourquoi on aime les choses… Le train, ça vient de très loin. Déjà enfant, j’adorais les trains. Mes grands-parents habitaient près d’une ligne de chemin de fer. Mon père adorait les trains lui aussi. Le train a une vie en lui-même. Les gens en prennent possession. Il se passe toujours quelque chose dans un train… Les gares, j’adore aussi. Je m’y sens chez moi. Pour venir de Paris à Toulouse, le voyage dure presque 7 heures. Le paysage est magnifique.

GR – Est-ce que c’est quelque chose de plastique ou de graphique qui t’interpelle là-dedans ?

AB – Oui, bien sûr, et même très fort. En fait, quand j’étais enfant, j’avais envie d’être conductrice de trains.

GR – Nelly Delaunay a attiré notre attention sur des points intéressants dans les images d’Anne. Elle nous a montré des citations d’un album dans l’autre qui tissent une intertextualité particulièrement solide et qui nous est apparu très représentatif De ton travail. On pourrait considérer qu’il ne s’agit que de clins d’oeil après tout, d’une espèce de complicité établie avec les lecteurs fidèles mais nous avons le sentiment qu’il s’agit de quelque chose d’autre. Peux-tu nous parler, Anne, de ces jeux que tu mènes d’un album à l’autre ?

AB – C’est très simple. J’explique tout ? Alors voilà. Il s’agit de quatre albums qui sont sortis deux par deux, Le pêcheur et l’oie et Le voyageur et les oiseaux étant les deux premiers. Le premier est une histoire inspirée de la réalité, comme souvent. J’avais vu des pêcheurs au bord d’un étang à Bruxelles et il y avait une oie à côté qui s’intéressait très fort à ce qu’ils faisaient. J’ai inventé l’histoire puis je suis retournée au bord de l’étang pour des croquis et, à ce moment là, j’ai observé une foulque qui construisait son nid. Dans la réalité, elle ne le construisait pas qu’avec des branches mais avec des tas d’autres choses dont des sacs plastiques. C’était un nid très moderne ! C’est à l’occasion de ces observations que j’ai eu l’idée de croiser ces histoires. Du moins, certains des personnages. Par exemple, dans le troisième album, La vieille dame et les souris, on aperçoit à la toute dernière page, à travers la fenêtre d’un appartement, le pêcheur du premier album, son poisson dans un aquarium et l’oie sur le canapé. Il y a un autre croisement avec le chien noir que l’on voit sur la couverture de l’album Cartes postales et que l’on le retrouve dans Le grand murmure et dans La terre tourne. Dans le prochain album à sortir à l’automne 2016, le chien sera le héros. Il y a un croisement aussi entre Le pays du rêve et L’orage. On voit la même maison et donc aussi le même environnement, en petit dans le premier album, en plus grand dans le deuxième.

GR – Mais pourquoi ?

AB – Pour m’amuser ! Faire des livres pour moi, c’est aussi inventer des endroits qui pourraient exister, leur donner vraiment vie. C’est une sorte de jeu, comme font les enfants.

GR – Et après c’est la vie qui s’installe dans l’endroit que tu as créé…

(Nelly Delaunay revient sur ces quatre albums et signale d’autres croisements ; elle insiste sur ce don d’ubiquité caractéristique du monde brouillardien ; elle feuillette La famille foulque où le passage des saisons donne lieu à de si belles images.)

MA – Anne, peux-tu nous éclairer sur le cheminement de ton travail plastique ? Quels sont tes outils ? Y a t-il des techniques que tu préfères ?

AB – Ça dépend des livres et des périodes. J’ai travaillé avec la peinture à l’oeuf pour L’orage. Toutes les peintures sont composées de deux choses : du pigment qui donne la couleur et du liant. Selon le liant, les peintures ont des propriétés différentes et donc des noms différents : aquarelle, gouache, acrylique, tempera… On peut facilement fabriquer cette dernière soi-même : on récupère un jaune d’oeuf, on enlève la peau qui l’entoure, on le place au centre de la palette en y ajoutant un peu de vinaigre et tous les pigments autour et on prépare les couleurs au fur et à mesure des besoins. J’ai utilisé cette technique entre aquarelle et peinture à l’huile pour beaucoup de mes livres. Elle offre davantage de matière que l’aquarelle, elle se prépare vite, elle se travaille à l’eau, elle sèche vite et elle a un rendu très lumineux. C’est en cherchant une technique appropriée pour réaliser L’orage que j’en ai découvert toutes les propriétés. Je l’ai utilisée pour peindre Le voyage d’hiver. Mais, pour l’album Petit somme, j’ai dessiné à la plume et mis en couleurs avec deux sortes d’encre : une encre liquide en bouteille et des bâtons d’encre secs que l’on frotte sur une pierre au dessus de l’eau. Je me fournis dans un magasin chinois à Paris. Pour Loup, j’ai travaillé avec des aplats de gouache en tubes de différentes gradations de gris. Je suis passée davantage au dessin au trait au moment où j’ai fait Le chemin bleu. Je travaillais la gravure à cette époque-là, technique très exigeante au niveau du dessin. Puis j’ai continué au trait et j’ai réalisé la série Le pêcheur et l’oie. Avant, j’étais plus dans la peinture et la lumière avec des formes qui naissent en fait de la matière, de la masse, de la couleur. C’était un travail différent.

Question du public – A l’occasion de la peinture tempera, que faites-vous des blancs d’oeuf ? Des meringues ?

AB – Mais oui, au début, je faisais ça, mais je n’aime pas trop les meringues. Et puis je trouve que c’est beaucoup plus difficile à réussir que la peinture.

GR – Alors, quittons la cuisine et revenons vers la narration. Qu’est-ce qui fait qu’à un moment donné, tu décides que l’album sera sans texte ? Pour L’orage, tu avais imaginé un texte et puis tu l’as abandonné.

AB – Beaucoup d’albums sont sans texte car les idées me viennent comme ça, en images. La narration en images convient et l’éditeur l’accepte comme ça… L’orage est le seul album pour lequel j’avais un texte. En fait, j’ai travaillé huit ans sur cet album et il s’est passé plein de choses entre temps. Je me suis rendu compte que ce que je voulais raconter, c’était la lumière, les changements, les sensations… et j’ai eu le sentiment que je racontais mieux en images. Le lecteur a tendance à lire le texte et à regarder l’image en complément. Là, je voulais que tout soit dans l’image et ça change tout pour la construction du livre ça se joue, du coup, sur la taille des images, leur agencement, leur ordre. Quand on ouvre le livre, on est dans la maison, dans la véranda, et on passe de pièce en pièce assez doucement, comme si on s’y promenait pour de vrai. L’œil, sans le savoir, enregistre des indices qui aide à la compréhension, mais on ne s’appesantit pas, ça doit couler. Puis, sur une double-page, quatre images indiquent plusieurs actions se déroulant en même temps. C’est une façon de raconter.

MA – Lorsque nous avons exploré tes albums, nous avons observé qu’ils étaient parus chez différents éditeurs. Qu’est-ce qui entraîne le choix d’un éditeur ou l’acceptation par lui de ta proposition d’album ?

AB – Pour mon premier album, Trois chats, j’avais rencontré une illustratrice, Marie Wabbes, à qui j’avais montré mes dessins. Elle m’a aiguillée vers deux éditeurs. Le premier n’a pas voulu de mes trois chats, le deuxième les a acceptés. C’était un éditeur belge spécialisé en livres scolaires – qui n’existe plus – mais il ne diffusait qu’en Belgique francophone. La Belgique c’est petit et la Belgique francophone encore plus ! Elle représente un marché trop petit pour l’édition jeunesse. Donc l’éditeur travaillait en co-édition. C’est ce qui explique que mes albums paraissaient coédités avec l’un ou avec l’autre. Je ne suis pas attachée à un seul éditeur, en effet. Et puis, dans les maisons d’édition, les gens changent …

MA – Certains de tes albums ont été réalisés dans le cadre de résidences sur des appel à projets : Le chemin bleu, La berceuse du merle. Comment envisages-tu ces contraintes ? Comment sont-elles dépassées et deviennent-elles sources d’inspiration ?

AB – C’est à chaque fois une histoire différente. Par exemple, Le chemin bleu fut écrit lors d’une résidence avec une école en Auvergne. C’était une petite école avec 30 enfants. Ils avaient obtenu une bourse du CNL. Le projet était que chacun réalise son propre livre. C’était passionnant mais c’était un peu de la folie. J’intervenais deux jours par semaine dans l’école, durant trois mois. J’avais sympathisé avec les enseignants. Le reste du temps, je travaillais sur un autre projet mais il y avait une logique entre les deux et je ne l’ai jamais ressenti comme une contrainte. J’ai réalisé Le grand murmure durant une résidence à Troyes. L’intérêt, c’est que j’ai vraiment dessiné sur place, sous les yeux des habitants du village. Je m’installais à l’extérieur avec tout mon matériel, les gens venaient me voir… La berceuse du merle vient d’un projet du département de Seine-St-Denis qui finançait la création d’un album à offrir à tous les nouveaux-nés du département.

GR – Dernière question : est-ce que tu accepterais de partager avec nous quelques uns de tes projets à venir ?

AB – Le prochain livre à sortir est terminé. C’est une histoire en huit chapitres avec illustrations et planches de BD. [Anne nous montre ses brouillons dans un grand carnet où tout est écrit et dessiné finement.] Mais il y a beaucoup trop de texte et plein de défauts. J’avais besoin de poser tout ce que j’avais dans la tête. Après, j’ai retravaillé dessus, reconstruit, condensé les choses. Ce n’est pas évident ! [Anne nous montre aussi quelques images : une cabane dans une forêt, des personnages vus de dos, une petite fille et son chien noir, qui marchent. On les voit souvent de dos. Et puis les mêmes personnages dans un autre décor, une maison et ce chien noir…] Ce matin, dans une classe, un enfant m’a demandé comment ça se faisait que le chien habitait une si grande maison tout seul… Voilà, maintenant vous savez tout !

( Nathalie Delaunay manifeste à Anne son admiration pour son talent d’artiste peintre. )

AB – Non, non je n’ai pas les préoccupations d’un peintre. J’utilise les mêmes matériaux mais mon but est de raconter par les images. Le plaisir que je prends à réaliser chaque image donne peut-être cette impression-là, mais, pour moi, c’est de l’image, ce n’est pas de la peinture. Mais après, chacun peut penser ce qu’il veut…

( compte rendu établi par Martine Cortes – novembre 2015 )

Enseignante pendant de longues années, Martine Abadia fut responsable et animatrice de la Salle du Livre du Centre d’animation et de documentation pédagogique (CADP) de Rieux-Volvestre, centre de ressources littérature jeunesse et lieu d’accueil de classes lecture, ouvert en partenariat par le Conseil Général et l’Inspection Académique de la Haute-Garonne. 3e profite de mon nouveau statut de retraitée pour approfondir au CRILJ Midi-Pyrénées ma connaissance de la littérature de jeunesse et pour faire partager ma passion aux médiateurs du livre du  département. Martine Abadia est l’actuelle présidente de la section.

Née au pied des Pyrénées, dans une petite maison aux volets bleus, au bord d’un torrent de montagne, à une époque où les ours mangeaient tranquillement les myrtilles, Ghislaine Roman a enseigné pendant plus de trente ans, longtemps en maternelle, puis au cours préparatoire. « Ce métier ma comblée. J’y ai connu des émotions, des découragements, des remises en questions, des bouleversements. […] J’ai travaillé énormément, j’ai lu, réfléchi, mis en œuvre, un peu comme le fait un artisan. Sur une base théorique solide j’ai laissé libre cours à ma fantaisie pédagogique. J’ai adoré cette liberté. » Premiers textes parus dans les magazines Wakou, Toupie, Picoti et Toboggan. Parmi les derniers albums publiés : Un jour, deux ours (Milan, 2007), Contes d’un roi pas si sage (Seuil Jeunesse, 2014), La poupée de Ting-Ting (Seuil Jeunesse, 2015), OUF! (Milan, 2015).