Le confinement en ville

 

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Marion Fayolle est née en 1988 en Ardèche. Étudiante à l’École supérieure des arts décoratifs de Strasbourg (ESAD) qu’elle fréquente entre 2006 et 2011, elle crée, avec Simon Roussin et Matthias Malingrëy rencontrés au sein de l’atelier d’illustration Cargo Collective, la revue Nyctalope qui mêle dessin contemporain, illustration, graphisme et bande-dessinée. Neuf numéros paraissent entre 2009 et 2017. Son projet d’étude est publié, en 2011, par le galiériste Michel Lagarde. Trois fois lauréate du concours Jeunes Talents du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, en 2008, 2010 et 2011, dans la sélection officielle, en 2014, pour La tendresse des pierres (Magnani, 2013), Marion Fayolle obtient le Prix Fauve spécial du jury, en 2018, pour Les amours suspendues (Magnani, 2017). D’autres titres, toujours chez Magnani : Le tableau (2012), Les coquins (2014), Les amours suspendues (2017) et Les petits, tout juste paru. « Je pars d’une image fixe, d’une métaphore graphique, et ensuite, je l’anime, je la justifie, et peu à peu mes histoires trouvent un sens. Mon procédé d’écriture est proche de celui du théâtre d’improvisation. » Parlera-t-ton d’inspiration surréaliste, d’absurde et de non-conformisme ? En tout cas, l’auteure-illustratrice parle aux adultes de sujets pour adultes comme personne. Nappe comme neige (Notari, 2012) a toutefois rejoint, en 2020, la Sélection d’ouvrages pour entrer dans une première culture littéraire à l’école maternelle du Ministère de l’Éducation nationale. Marion Fayolle travaille pour la presse (dont Télérama, Paris Mômes, Psychologies Magazine, M le magazine du Monde, XXI et le New York Times). Elle a illustré À la recherche de son âme de Guillaume Le Blanc (Galllimard jeunesse, 2011) et Un tournage pris dans l’engrenage de Michael Idov (Éditions du sous-sol, 2013), participé au projet artistique collectif The Parisianer et a créé, en 2014, des motifs pour la marque de prêt-à-porter Cotélac. Pour voir et savoir plus, c’est ici.

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Grand merci à Marion Fayolle qui nous confie cette image.

 

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Pour la fin du confinement mental

 

    Le président de la République dans son allocution du mercredi 28 octobre a annoncé un nouveau confinement jusqu’au 1er décembre qui pourrait être prolongé. Ce deuxième confinement ne concerne ni les services publics, ni les écoles – lycées, collèges et écoles primaires – qui restent ouverts. En revanche, les théâtres, qui pourtant avaient déjà adapté leurs horaires dans le cadre du couvre-feu et mis en place des mesures barrières strictes – port du masque, gel, distance entre les spectateurs – pour protéger efficacement le public du virus, doivent fermer leurs portes. Saluons ici les décisions nécessaires du gouvernement d’autoriser l’activité de répétitions, d’enregistrement et de tournage pendant cette nouvelle période de confinement, mais un coup d’arrêt a été donné en interdisant les représentations publiques, mettant en danger un secteur essentiel de la vie intellectuelle de notre pays.

    Dans son allocution, le président Macron a justement évoqué « les valeurs de ce que nous sommes, de ce qu’est la France ». C’est au nom de ces valeurs, dont l’affirmation est plus que jamais urgente, qu’il est indispensable de renforcer notre lien collectif à travers l’art et la culture. Faut-il rappeler une fois encore que le théâtre en France remplit une mission de service public ? Mission dont la continuité ne doit pas s’interrompre mais doit, au contraire, être mise à profit pour apporter le théâtre là où il n’est pas et partager les œuvres avec toutes et tous. Le théâtre est plus que jamais d’intérêt général. C’est le moment, au cœur même de la crise, de penser à l’avenir : celui de nos concitoyens, celui de nos enfants. Plutôt que de se figer dans un repli sur soi délétère et de reproduire les erreurs du premier confinement – dont on sait à quel point elles ont aggravé les inégalités sociales – l’exécutif devrait transformer la contrainte historique que représente cette pandémie et relever le défi d’un « confinement constructif ».

    Chacun sait que l’art est une donnée essentielle à la vie d’un individu. Ce n’est donc pas le moment de fermer la porte, de mettre l’art de côté ou, au mieux, de le reléguer dans la sphère privée où seuls y ont accès ceux qui sont déjà convaincus des bienfaits et des joies qu’il procure. C’est en priorité vers ceux qui en sont le plus souvent privés ou qui n’en ont qu’une idée lointaine qu’il est impératif de s’orienter. Aujourd’hui l’art, et en particulier le théâtre, doit retrouver au plus vite sa place dans les écoles car ses capacités pédagogiques n’y ont jamais été aussi nécessaires. Il y a un combat à mener face à l’indifférence qui laisse tant d’enfants et de jeunes adultes sans défense exposés aux assauts d’idéologies mortifères et à l’invasion des industries culturelles dominantes véhiculées par de nombreux médias : télévision, internet, réseaux sociaux, etc… On sait les ravages que cet enfermement produit sur des esprits fragiles qui finissent, à force d’avoir les yeux rivés sur des écrans, par perdre tout point de repère et se couper du monde réel.

    Face à ces influences toxiques et à la confusion mentale qu’elles induisent dans le champ culturel, il est urgent d’ouvrir les fenêtres et de faire entrer de l’air frais. Il faut en finir avec le confinement mental, avec la domination de la culture du clic, de l’immédiateté, de la pulsion assouvie dans l’instant, qui conduit in fine à l’atrophie du désir et de l’imaginaire. Il serait salutaire d’offrir à notre jeunesse la confrontation sensible avec des œuvres qui les encouragent à développer leur esprit critique et leur discernement, à se forger des outils pour penser et pour se construire : à s’émanciper. Cette nécessité est d’autant plus brûlante qu’une crise sans précédent nous oblige à réfléchir à notre destin collectif, à nous interroger sur le monde que nous voulons bâtir ensemble.

    Il existe dans notre pays des forces vives, des forces disponibles, qui ne demandent qu’à transmettre ces nourritures indispensables, à faire œuvre de pédagogie, à partager leurs pratiques de la langue, à dialoguer. Il est grand temps de faire davantage appel aux artistes, aux auteurs et autrices, aux comédiennes et comédiens, pour qu’ils interviennent plus intensément dans les écoles primaires, les collèges, les lycées et participent ainsi, forts de leur savoir-faire, à la construction collective du champ symbolique, à aiguiser les sensibilités, à susciter le désir d’être élevé. C’est tout le contraire du confinement mental qui est proposé-là. L’art est une nourriture de première nécessité. Alors, monsieur le Président, ne perdez pas de temps, permettez que l’art et l’éducation fassent corps, profitez de ce que nous enseignent aussi bien la pandémie que les attentats récents contre la laïcité, la liberté d’expression et le vivre ensemble, pour offrir véritablement à nos enfants les moyens de faire société autrement que dans la tragédie, le deuil et la douleur.

par Robin Renucci –  novembre 2020

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Robin Renucci est comédien et metteur en scène. Il est le directeur actuel des Tréteaux de France, centre dramatique national itinérant, en ce moment empêché de montrer Britannicus, Bérénice ou Oblomov. Robin Renucci est membre du Haut Conseil de l’éducation artistique et culturelle et président de l’Association des rencontres internationales artistiques (L’Aria) qui « s’adresse à tous ceux qui se retrouvent dans une démarche d’éducation populaire, consistant à donner à chacun les moyens de son émancipation individuelle et collective. » L’Aria œuvre en collaboration avec le milieu scolaire organisant classes vertes et autres projets. « Pour nous, l’éducation artistique et culturelle favorise l’esprit critique, la capacité de penser. Par le vecteur de la création, l’occasion est donnée à chaque enfant de se réaliser mais aussi d’engager une réflexion sur l’aliénation de notre société de consommation. Par le biais d’un savoir-faire pratique, du travail en profondeur qui met son corps dans des notions d’espace, de mouvement, de sensibilité, l’enfant s’approprie peu à peu le monde. Rien ne remplace l’expérience sensible, c’est elle qui crée. »

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Merci à Robin Renucci qui nous accorde le partage de ce texte.

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Se souvenir de Gianni Rodari (1920-1980)

 

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    Un écrivain, Gianni Rodari ? Non, plus que ça : un éducateur.

    Né en 1920 dans une petite ville du Nord de l’Italie, fils d’un boulanger décédé encore jeune, il se prépare à l’enseignement dans une école spécialisée (semblable à l’Ecole Normale française d’antan). Il enseigne quelques années seulement avant de rejoindre la résistance en 1944. Il s’inscrit au parti communiste italien. Après la guerre, il est journaliste dans divers journaux du parti et, en 1949, on lui propose de créer une rubrique pour les enfants, Il pionere, dans le grand quotidien L’Unità. Il se lance alors dans l’écriture pour les enfants : poèmes, récits, roman publié d’abord en feuilleton puis en format livre.

    Gianni Rodari n’abandonnera jamais son activité de journaliste, à destination des enfants comme des adultes. Il collaborera notamment à la revue Riforma della scuola (Réforme de l’école) et dirigera Il Giornale dei Genitori (Le Journal des parents). Il a traité un grand de nombre de sujets qui préoccupaient l’opinion de l’époque : le rôle de la télévision, les relations entre l’école et les parents, la promotion de la lecture, la place de la femme dans la société, l’éducation à la paix, etc. Il a même rédigé un manuel pour les animateurs de camps de vacances !

    Cette expérience influe grandement sur sa conception du rôle de l’écrivain pour la jeunesse. Selon lui, il doit « se mettre au service des jeunes lecteurs, des familles, de l’école ». Dans un autre article, il déclare qu’écrire de la poésie pour la jeunesse impose de « s’imposer des limites ». Et, précise-t-il, « s’imposer des limites, accepter un certain registre, fait partie du pari. C’est une façon de se mettre, pour ainsi dire, au service des enfants, non de la poésie. »

    D’où l’importance des rencontres avec les enfants qui, déclare Rodari, « pour qui écrit pour la jeunesse devrait être une obligation ». Lui-même n’a jamais cessé d’écrire avec les enfants, d’analyser leurs réactions, de nourrir leur imaginaire, d’interagir en permanence avec eux, se définissant un écrivain-pédagogue, non pas qu’il cherchait à imposer une vision du monde, mais avec l’ambition d’aider les enfants à entrer dans le monde, à s’en emparer, à enrichir sans cesse leur vision d’eux-mêmes et de la réalité qui les entoure. Il ébauche ici une éthique de l’écrivain pour la jeunesse, nous invitant à « ne pas négliger le devoir de s’informer sur les progrès de la psychologie, de la didactique, de la sociologie », ajoutant : « nous devons nous nourrir à toutes ces sources si nous ne voulons pas créer des œuvres qui apparaissent superflues dans le monde où nous vivons « . Peu d’écrivains insistent à ce point sur les devoirs à l’égard du lecteur, et il convient aujourd’hui encore de méditer ce message.

    Dans la Grammaire de l’imagination, on est frappé par la diversité des références littéraires et scientifiques qui nourrissent la réflexion de Gianni Rodari. Il cite Freud, Novalis, Henri Wallon, Paul Valéry, Lautréamont et bien d’autres, dessinant ainsi les courants de pensée qui l’ont influencé : la psychanalyse, la psychologie de la connaissance, les grands courants pédagogiques, le romantisme allemand, le surréalisme. Et tout cela qu’alors qu’il était engagé auprès du parti communiste et ne reniait pas la philosophie des lumières et la croyance en la Raison. Mais, dit-il, « l’imagination fait partie de nous comme la raison : regarder à l’intérieur de l’imagination est un moyen comme un autre de regarder à l’intérieur de nous-mêmes ». Ecrire pour la jeunesse, c’est donc aider l’enfant à développer sa capacité à créer, à se construire en tant qu’individu et en tant qu’être social dans le jeu permanent entre acceptation des règles et transgression. « Ce que je fais, c’est rechercher les « constantes » des mécanismes imaginaires, les lois pas encore connues de l’invention, pour en rendre l’usage accessible à tous », écrit Rodari, ajoutant, toujours à propos de la Grammaire de l’imagination : “on y traite de différents moyens d’inventer des histoires pour les enfants et d’aider les enfants à inventer par eux-mêmes leurs histoires ». Pour lui, l’imaginaire n’est pas repli sur soi, fuite de la réalité, mais au contraire incitation à l’action, à la prise de parole, à l’engagement dans la vie. « Avec les histoires […] nous aidons les enfants à entrer dans la réalité par la fenêtre plutôt que par la porte. C’est plus amusant, et donc plus utile. »

    Pour Rodari, c’est dans et par le langage que se construit l’imaginaire. Parce que, profondément, c’est dans et par les mots que se fait la rencontre entre l’imaginaire de l’individu et l’imaginaire social. L’imaginaire ne procède pas du langage, pas plus que le langage n’est la condition de l’imaginaire. Ils s’interpénètrent, se nourrissent l’un de l’autre. Parce que chaque mot est associé à mille autres, à des images, des sensations, des émotions, l’imaginaire nait de ces associations autant qu’il en crée de nouvelles. Rodari n’a cessé d’explorer et d’utiliser les ressources du langage dans l’invention des histoires. Il nous invite à une approche libératrice par rapport aux enfants, notamment en donnant un autre statut aux erreurs de langage. Un mot mal prononcé, mal orthographié, déformé, révèle, si on sait l’analyser, le fonctionnement de la langue, et permet paradoxalement de construire la norme en lui donnant sens.

     C’est donc une pratique inventive et créatrice de la langue qui permet à l’enfant et d’entrer dans la communication et de la renouveler sans cesse. A la fin de l’introduction de la Grammaire de l’imagination, il fait cette déclaration comme une profession de foi :  « À ceux qui savent à quel point la parole peut avoir une valeur libératrice, tous les usages de la parole pour tout le monde, voilà qui me semble être une bonne devise, avec une belle résonance démocratique. Non pour que tout le monde devienne artiste, mais pour que personne ne reste esclave. » (traduction en 1986 : Roger Salomon).

    Lue dans ce contexte, l’œuvre pour la jeunesse de Gianni Rodari témoigne d’une grande attention au lecteur, de la volonté de l’impliquer dans la lecture, de le rendre actif. Un exemple parmi tant d’autres : les Histoires à jouer, de courts récits inspirés souvent des contes traditionnels et se terminant par trois épilogues différents. A chaque lecteur de choisir celui qu’il préfère. Une lecture attentive mettra à jour des procédés moins apparents pour rendre le lecteur protagoniste de sa lecture, à lui proposer des éléments de réflexion sans lui imposer de réponses, et ainsi à le confronter à ses responsabilités. Parce que si la vision du monde que propose Rodari à ses jeunes lecteurs est profondément optimiste et volontariste, elle ne cache rien des difficultés, des souffrances, de l’âpreté parfois de la réalité.  « Je sais bien, dit-il, que le futur ne sera presque jamais aussi beau qu’un conte de fées. Mais ce n’est pas cela l’important. En attendant, il est nécessaire que l’enfant fasse provision d’optimisme et de confiance pour défier la vie. Et puis, ne négligeons pas la valeur éducative de l’utopie. Si nous n’espérions pas, malgré tout, en un monde meilleur, qu’est-ce qui nous pousserait à aller chez le dentiste ? »

    A quoi répond ce poème d’une simplicité et d’une force troublantes :

             Difficile de faire

             les choses difficiles :

             parler au sourd,

             montrer la rose à l’aveugle.

             Enfants, apprenez

             à faire les choses difficiles :

             donner la main à l’aveugle,

             chanter pour le sourd,

             libérer les esclaves

             qui se croient libres.

    De même que ses livres pour enfants n’ont rien perdu de leur fraîcheur et se lisent avec un plaisir sans cesse renouvelé, de même les leçons de Gianni Rodari sont d’une extraordinaire actualité. Il est dommage que le public français est peu accès à ses textes pour les adultes. Il pourrait nourrir de façon extrêmement positive une réflexion nécessaire sur des thématiques centrales : la promotion de la lecture, le rôle de l’imaginaire dans le développement intellectuel et social de l’enfant, l’éducation à la démocratie, une école ouverte, créative et joyeuse, et bien d’autres sujets encore.

    Son œuvre s’inscrit donc dans un projet profondément politique, et pas seulement esthétique ou moralisateur : il s’agit de transmettre aux enfants des outils pour qu’à la fois ils s’approprient la culture dont ils sont les héritiers et construisent un monde plus juste, plus libre, plus généreux.

par Bernard Friot – octobre 2020

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Les livres de Gianni Rodari ont été ou sont publiés, en traduction, aux éditions La Farandole, Rue du monde, Circonflexe, Kaléidoscope, La Joie de lire, Milan, Seuil jeunesse, Hachette et Livre de poche jeunesse.

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Agrégé de lettres, Bernard Friot enseigna en collège, en lycée et en école normale. Il fut directeur du Bureau du livre de jeunesse à Francfort (Allemagne) pendant quatre ans. Il a, depuis Histoires pressées, publié chez Milan en 1988, écrit près de quatre-vingt ouvrages pour enfants et adolescents (des recueils d’histoires courtes, des recueils de poèmes, des albums, des romans, des « boîtes à outils » pour écrire des poèmes et inventer des histoires). Quelques titres parlant d’eux-mêmes : Histoires à la carte (Milan, 2003 pour le premier tome), Histoires minute (Milan, 2004 pour le premier tome), C’est loin, Valparaiso ? (Thierry Magnier, 2004), Jours de collège (Gallimard Jeunesse, 2006), Agenda du (presque) poète, illustré par Hervé Tullet (La Martinière, 2007), La Fabrique à histoires, illustré par Violaine Leroy (Milan, 2011), C’est encore loin, la vie ? (Le Seuil jeunesse, 2015), Histoires pressées, à toi de jouer (Milan, 2020). Ne pas oublier les chansons, les livrets d’opéra, les albums-CD dont l’un, en clin d’œil au Pierre et le loup de Serge Prokofieff, nous confirme que Le canard est toujours vivant. Les musiciens genevois de la Fanfare du loup ont, en 2008, mis des notes sur quelques histoires pressées et, en 2011, sur des textes pour le spectacle J’ai quelque chose à dire et je vais vous le chanter. Bernard Friot cherche à capter l’imaginaire des enfants d’aujourd’hui et à le transcrire dans ses textes. En les écoutant donner libre cours à leur plaisir de fabuler, il repère quels sont « les ressorts psychologiques qui font sens pour eux » et bâtit ses textes sans perdre de vue trois principes de base : la lisibilité, la densité, la fluidité. Il accorde une grande attention à la mise en page et à la conception graphique de ses ouvrages. Il aime aussi traduire, de l’allemand et de l’italien (plusieurs titres écrits par Gianni Rodari), car, dit-il, la traduction est un travail de création aussi noble et passionnant que l’écriture. Il a été, pour les éditions 2019, 2020 et 2021, sélectionné pour le très suédois prix Astrid Lindgren.

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Grand merci à Bernard Friot d’avoir accepté notre proposition d’hommage.

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Maître chat, l’éléphant et les groseilles à Moulins (2)

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Deuxième partir du verbatim de la rencontre, à Moulins, le samedi 28 septembre 2019, avec Blexbolex, Gilles Bachelet et Joanna Concejo, décrypté par Hélène Brunet, adhérente de la section régionale du CRILJ/Midi-Pyrénées.

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Blexbolex, j’aimerais que l’on parle de Nos vacances qui est un album sans texte qui raconte les vacances bousculées, pour le moins, d’une petite fille par un personnage encombrant un éléphant, tiens donc encore un personnage du bestiaire ! (rires par rapport à la projection) Ce sont de bons acteurs effectivement. Alors, tous tes livres ont plusieurs niveaux de lecture, on peut déjà parler des imagiers sur la manière dont tu les as construits, mais là peut être plus encore. Alors, avant de parler des références ou de la manière  dont les choses se sont empilées, est-ce que tu peux déjà raconter comment tu en es venu à cette forme narrative extrêmement particulière, hybride ?

Blexbolex – Je vais essayer. Je crois que c’était extrêmement difficile pour moi de faire quelque chose d’entièrement nouveau après avoir fait les imagiers. Comme le dernier imagier que j’ai fait, qui s’appelle Romance, c’était déjà sur la narration, j’essayais de constituer la narration par l’image ; c’était à peu près l’idée. Je ne sais plus ce que j’étais en train de raconter…

C’était un projet qui a mis combien de temps ? Comment ça commence ?

Blexbolex – Très longtemps… Comment ça commence, je vis de ça. Je suis amoureux d’une idée et là, en l’occurrence, c’était encore des personnages. J’ai fait une affiche où on voyait une petite fille avec une robe démodée en train de faire une sorte de révérence, entre la pirouette et la révérence. Pour équilibrer l’affiche, j’avais fait un minuscule éléphant. Et j’avais envie d’utiliser ces personnages dans une sorte d’histoire. Ce sont ces deux personnages qui m’ont donné l’idée de ce livre. Donc, là ce sont des personnages qui me mènent à un récit. J’essaye de copier ces anciens livres scolaires où les choses étaient présentées par planches comme ça, c’est une affinité avec la bande dessinée. Quand j’étais gamin, je regardais ces livres scolaire et j’imaginais tout le temps qu’ils étaient en train de me dire quelque chose que le maître ne disait pas. Alors, je regardais, je me distrayais et j’oubliais que j’étais dans une classe. Et je regardais ça, et j’essayais de comprendre l’espèce de message secret un peu bizarre que ces planches éducatives étaient en train de me dire. Donc, j’ai fait des essais de mise en page avec des personnages, etc. La narration est un peu rude, un peu difficile, ce qui fait que je me suis rapproché d’une forme plus proche de celle de la bande dessinée dans ce livre. Mais j’ai gardé cette idée de planche parce qu’à l’ouverture du livre, quand on tombe sur une double page, où la scène principale est racontée, et la narration est distribuée sous forme de vignette. J’ai été aidé par un autre livre de Richard McGuire et qui a à peu près ce genre de disposition mais dont la narration ne fonctionne pas de cette façon-là. Elle est par couche. Moi, j’avais envie de mettre vraiment de l’ordre dans une grammaire narrative sur ce dispositif de double page.

Le fait est que tu as des vignettes qui vont décomposer une action, revenir dans le temps, se projeter sur la page d’après. Le temps se lit dans cette décomposition d’images.

Blexbolex – Oui, ce qui m’intéressait, c’est d’être dans des pontages. On est dans une scène et il y a une petite scène qui se joue à côté et d’une petite image peut naître la double page suivante. Donc, c’est comme si on faisait des zooms et des dé-zooms à l’intérieur de ces différentes successions d’actions.

Alors, tu citais Richard Mcguirre qui fait un travail parallèle. Est-ce qu’il y a d’autres références sur ce livre-là ? Parce que pour Maître chat, on n’en a pas parlé, mais tu as mis plein de petites affiches sur les palissades. Elles pouvaient avoir été découpées depuis des timbres-poste, depuis toute une culture : soit constructiviste, soit bouts de papiers venus de l’Est. Enfin, je ne sais pas exactement. Et là, dans ce jeu des références, comment ça s’est construit pour Nos vacances ?

Blexbolex – Là, j’ai investi et une fois que j’ai ça, je pense à d’autres articulations, à d’autres scènes et là c’est plus du côté de la littérature. C’est un auteur japonais, c’est Kenji Miyazawa. Ce sont deux histoires qui sont venues nourrir mon récit ; c’est-à-dire que la partie qui se trouve dans le train vers la fin du livre, la scène de rêve vient d’une nouvelle de Miyazawa en tous cas pour le contexte. Après, pour le récit, c’est quelque chose de différent. Mais, sur le contexte, je me suis appuyé sur cette nouvelle. Elle s’appelle Traversée de la nuit, je crois. Et pour écrire la scène de la fête de village un peu bizarre, c’est encore une nouvelle de Kenji Miyazawa et ça s’appelle Place de Pollano. Mais ça s’est mélangé avec un souvenir personnel que j’ai pu reconstituer en moins de pages parce que je l’avais déjà vécue. Ce livre-là, c’est un mélange de souvenirs personnels et de nouvelles qui m’aident à poser la dramaturgie. Et après, c’est nourri de paysages que j’ai croisés soit en vacances, soit en d’autres occasions. C’est des chassés-croisés, c’est une sorte de collage aussi ce livre.

C’est une sorte de collage effectivement. Gilles, peut-être qu’on pourrait aborder maintenant le rôle de la mise en page. Dans tes livres, il y a une grande unité graphique, typographique même, souvent des blancs-tournants, souvent des couvertures construites un petit peu de la même manière. Est-ce que tu peux nous dire un mot de la relation que tu avais avec Patrick Couratin qui a été directeur artistique des éditions Harlin Quist ? J’imagine que c’est le moment où vous vous êtes rencontrés…

Gilles Bachelet – Absolument, oui.

Et Patrick Couratin, qui a été directeur artistique d’Okapi, qui a aussi commis plein d’albums au Seuil en tant que directeur artistique, est-ce que tu peux nous raconter un petit peu quelle était votre relation et comment il a influé au tout début tes albums, puisque le premier sur Le Singe à Buffon a été fait avec lui.

Gilles Bachelet – Moi, je ne suis pas graphiste, je n’ai pas de formation de graphiste. Donc pour moi c’était vraiment une aide d’avoir quelqu’un qui puisse avoir des choix typographiques, des choix de mise en page. En même temps, le système de narration que j’utilise, amène ça. Mais Patrick l’avait perçu. La présence du blanc, ça je pense que ça vient de lui. Les typographies qui sont pratiquement, enfin maintenant je change, j’ai un petit peu changé maintenant …

Oui, de temps en temps, les quelques exceptions.

Gilles Bachelet – C’est vrai que les premiers albums sont sur les mêmes typo ; ça c’est sous son influence bien sûr.

Est-ce que dans ces constructions d’albums vous échangiez ou est-ce que dans la narration les choses ont été très claires pour toi tout de suite ?

Gilles Bachelet – On a échangé, d’autant plus que j’ai squatté un coin de ses locaux pendant plusieurs années. Donc, on était à proximité l’un de l’autre, on déjeunait ensemble, etc. Donc, c’était une immersion permanente, un rapport assez privilégié qu’on peut avoir avec un éditeur que je ne pourrai jamais avoir avec quelqu’un d’autre.

C’est sûr ! Encore que tu peux venir t’installer au Seuil, trouver une petite place…

Gilles Bachelet – Je ne sais pas ; ce n’est pas le même genre de structure.

Ce n’est pas le même univers. Dans la manière dont tu construits tes histoires, est-ce que tu développes ce que tu retiens dans des carnets ? Comment les choses se construisent ? Je sais que tu as une très grosse activité sur Facebook. Pour moi, ça prend peut-être la suite de ton travail de presse parce qu’il y a quelque chose comme ça de la réaction dans l’instant, un jeu de ping-pong avec ce qui vient. Comment les choses se construisent ?

Gilles Bachelet – Je pars souvent de l’idée. Je ne suis pas un dessinateur sur le motif, je ne fais jamais de croquis ou de choses comme ça. Je commence à dessiner à partir du moment où j’ai une idée, plutôt de mémoire, avec de la documentation aussi. Donc, mes carnets de croquis ne sont que des carnets de recherche. Ce ne sont pas des croquis au sens strict du terme. Facebook, ça a été une découverte pour moi parce que a priori je n’avais rien qui m’amenait spécialement à m’intéresser aux réseaux sociaux. J’avais d’ailleurs une page Facebook dont je ne me suis pas occupé pendant des années. Un jour, j’ai mis un dessin et il y a eu une réaction tout de suite, et j’ai trouvé ça très stimulant cet échange immédiat. Donc, c’est devenu un petit laboratoire de travail avec beaucoup de perte de temps, évidemment. Mais, en même temps, c’est une espèce d’émulation, comme je suis un gros feignant… Cette motivation de faire un dessin pour le mettre sur Facebook, pour avoir des retours directement. Je me déculpabilise un peu en me disant qu’il y a des choses que j’ai faites sur Facebook qui sont devenues après des albums.

Dis-nous peut être comment la machine s’est inversée ?

Gilles Bachelet – Par exemple, le petit album Les coulisses du livre jeunesse qui est paru à l’Atelier du poisson soluble est à l’origine une série de dessins qui n’avait pas du tout l’intention d’être un album. C’était juste des dessins postés sur Facebook.

Tu vois cette continuité avec le dessin de presse, enfin dans le rythme.

Gilles Bachelet – Sûrement, mais, en même temps, je n’ai jamais fait de dessin de presse quotidienne. J’ai toujours fait de la presse magazine, donc je n’ai jamais été…

C’était pour Marie-Claire. C’est ça ?

Gilles Bachelet – Beaucoup de presse féminine, de la presse scientifique, de la presse économique, j’ai fait beaucoup de périodes différentes, et puis, beaucoup de presse jeunesse aussi, mais jamais dans ces délais de quotidien. Donc, ça c’est plutôt une nouveauté pour moi. Ce qui est assez drôle c’est que quand on se met comme ça, à mettre un dessin sur Facebook, on essaye d’en mettre un tous les jours, on se met une pression soi-même comme si on se faisait la commande soi-même. Et moi qui ai tout fait pour éviter la commande, en faisant de l’enseignement justement pour arrêter d’être tributaire des commandes de presse. Je recrée une espèce de commande artificielle.

Joanna, le lien avec l’imprimerie est encore un petit peu différent pour toi. Là, je parlais, on a dévié, de la mise en page du blanc tournant etc. Là, ce qui me frappe dans l’exposition, si je prends Une âme égarée par exemple dont on voit des originaux à Moulins ; c’est que tu aimes travailler sur des papiers qui ont déjà vécu, qui sont déjà là, recyclés en quelque sorte. Ceux d’Une âme égarée, c’est un cahier à carreaux, bouffé par l’acide, on peut dire ça, sur lequel tu as travaillé. Comment est-ce qu’on dessine sur ces matériaux qui ont l’air d’une très grande fragilité, d’une très grande précarité ?

Joanna Concejo – Il faut s’adapter à chaque fois. En général, les papiers que j’utilise sont vieux. Ils ne sont pas de bonne qualité. Donc, forcément, ils ne réagissent pas bien au temps qui passe. Concernant ces papiers à carreaux d’Une âme égarée, c’est ma fille qui m’a emmené ce cahier et quand j’ai eu le texte et quand j’ai enfin trouvé l’idée comment j’allais m’y prendre, j’ai dit : « C’est génial, il va me servir maintenant ! ». Mais, c’était affreux, en fait ! Déjà, je l’ai collé sur quelque chose de plus rigide parce que quand j’ai commencé le premier dessin, sans coller cette feuille sur autre chose. J’ai fait un trou. Alors, je me suis dit : « Bon, d’accord, il faut les coller et y aller doucement. » J’ai été obligée d’adapter le crayon à l’exigence de ce papier. A chaque fois, je m’adapte. Je les aime tellement que ça ne me dérange pas de m’adapter. Vraiment, je suis tête de mule, je me dis : « Même si je ne peux pas, je veux dessiner dessus ! » C’est beaucoup l’histoire de m’adapter, mais je suis faite comme ça moi, j’aime bien faire avec ce qu’il y a. C’est pour ça que j’aime bien le travail avec ces papiers. A la fin de ce livre-là, j’ai écrit dans mon carnet de croquis de recherche, le livre suivant sera fait sur du bon papier et sera simple ! (rires) Une promesse pour moi que je n’ai pas respectée…

Le livre suivant, c’est Ne le dit à personne, on est d’accord ?

Joanna Concejo – Oui, donc on va dire que ça va être encore le prochain.

C’est encore un livre à venir de travailler sur du papier neuf.

Joanna Concejo – Neuf, ou au moins, moins capricieux.

En tout cas, quand on regarde tes livres, il y a cette grande continuité qui est donnée par ces papiers usés, cornés. Il y a quelque chose comme ça d’une nostalgie des vieux papiers. Il y a aussi une grande cohérence d’un livre à l’autre.

Joanna Concejo – Oui, mais il existe des livres qui ont été faits sur du papier que j’ai acheté au magasin ! (rires) Un prince à la pâtisserie a été fait sur du papier neuf, de bonne qualité. Ça me plait assez car je ne suis pas en train d’alimenter l’usine de consommation. Je récupère les papiers. Non, ça ce n’est pas ma première pensée. Ma première pensée, c’est une affection particulière. Ils me plaisent ces papiers. Et puis, il n’y en a pas deux au monde qui soient pareils. C’est à chaque fois un exemplaire unique.

On ne peut pas éviter ce rapport à la chose imprimée. Ce serait difficile te concernant, surtout avec cette formation de sérigraphe. Tu as d’abord pratiqué le métier comme ça. Si je prends Nos vacances, on est effectivement sur un livre avec des codes particuliers de cette petite reliure collée comme un livre ancien, presqu’un livre scolaire dont on parlait tout à l’heure du côté un peu sali de Maître Chat.

Si j’en viens aux imagiers, est-ce que tu peux nous expliquer un peu comment ce travail de sérigraphie s’est mis en place parce que c’est très différent entre L’Imagier des gens avec Saisons et avec Romance. Est-ce qu’on peut rentrer un peu dans cette sérigraphie virtuelle puisque tout est fait sur ordinateur ?

Blexbolex – C’est compliqué. Oui, j’ai été imprimeur, donc, on s’habitue à la décomposition de l’image en couleurs simples. C’est à dire que pour pouvoir imprimer, en tout cas en sérigraphie, des images comme celles de L’Imagier des gens, on pense en trois formes bien distinctes : celle du bleu, celle du rouge et celle du jaune. Et, c’est assez instinctif. J’ai commencé à dessiner les personnages sur les couches sur Photoshop. Et, donc, j’ai dessiné la partie rouge et, après sur la couche de bleu, j’ai dessiné la partie bleue ; et puis, je revenais sur la couche de rouge pour corriger. Et, comme ça, peu à peu, je montais les personnages de cette façon-là. C’est comme si, sur l’ordinateur, je faisais le même travail que ce que je faisais sur les films auparavant quand je faisais de la sérigraphie traditionnelle. On employait une sorte de gouache opaque qui était marron et, sur la table lumineuse, c’était beaucoup plus mental car on était obligés de se dire ça c’est du rouge, ça c’est du bleu, ça c’est du jaune. Donc, on passait d’un film à l’autre ; on enlevait, on corrigeait ce qu’il y avait dessus. C’est exactement ce que j’ai fait sur l’ordinateur.

Et qui a été, ensuite, reproduit, enfin, imprimé.

Blexbolex – Oui, comme c’est du ton direct, c’est vraiment… On est très proche de la logique de l’estampe ; c’est-à-dire que là, ce sont des couleurs pures, ce n’est pas de la reproduction en quadrichromie.

Alors, avec Saisons et avec Romance, peux-tu nous raconter comment tu as repoussé le curseur un peu plus loin ?

Blexbolex – Avec Saisons, je voulais garder la même simplicité que L’Imagier des gens, c’est-à-dire utiliser trois couleurs. Sauf que là, j’avais un problème, je n’avais que trois couleurs pour quatre saisons. (rires) Ça commençait à devenir compliqué et je me suis dit : « Espèce d’idiot ! Tu as le blanc du papier ! C’est parfait pour l’hiver ! » Ce qui m’a permis de trouver mes dominantes. Donc, j’avais le vert pour l’été : la superposition du bleu et du jaune, etc, etc. Donc, je me suis donné des dominantes par saison. Et après, comme cela ne suffisait pas, parce qu’il fallait donner beaucoup plus d’ambiance. Pour L’Imagier des gens, on pouvait se le permettre parce que c’est un peu théorique, on va dire. Il peut se permettre d’être plat sur les aplats. (rires) Sur Saisons par contre, en couleurs pures, je dispose de sept tons, les trois couleurs principales et le vert, le violet, le orange même si on ne le voit pas très bien, le marron qui est la superposition des trois et le blanc du papier. Donc, huit couleurs, et ça ne me suffisait toujours pas pour expliquer des cieux clairs par exemple, pour mettre les teintes sur un fruit, etc. Donc, j’étais obligé de casser les couleurs et donc de mettre de la trame dedans, de la matière. C’est, en cassant les couleurs, que là, par contre, j’obtenais beaucoup beaucoup plus de teintes. Et, c’est pour ça que l’aspect visuel est très différent du précédent. Et, quant au dernier, Romance, là je me suis souvenu des albums imprimés que j’ai eu quand j’étais petit. Donc, puisque je suis parti pour tramer mes images, je vais reprendre une trame mécanique. Et ça m’a permis, également, d’imprimer ce livre en trois couleurs. Mais avec une gamme encore plus étendue que celle de Saisons. J’ai fait des essais avec des images beaucoup plus simples, on voyait des aplats, des zones, etc.  Mais je me  suis rendu compte que pour évoquer le conte, il fallait plus aller dans des petits tableaux, vraiment de la vignette. Et que le côté très théorique des aplats ne collait absolument pas à ce livre. Donc, j’ai vraiment fait des essais parce que j’ai vu le nombre de pages arriver. Je me suis dit, je ne vais pas y passer deux ans… Et puis, en fait, si ! C’est comme ça ! On joue, on perd ! (rires)

On joue, on gagne en tant que lecteur, merci ! Parce que là, le jeu est d’une complexité incroyable. Peut-être une dernière question, là on voit ce rapport à l’imprimerie, comment dire, cette histoire du livre imprimé qui se lit dans tes livres. Tu réponds aussi à des commandes, tu fais aussi un travail de presse. Est-ce que tu peux nous en dire un mot ? Est-ce que c’est juste ? Parce que là, on a vu quelques images. (projection) Est-ce que c’est vécu pour toi comme une interruption ? Ou est-ce une routine quotidienne ? Est-ce que c’est un laboratoire comme …

Blexbolex – Économiquement !

Oui, économiquement !

Blexbolex – Autant dire les choses.

Autant dire les choses …

Blexbolex – Après ça dépend de quoi il s’agit… Il y a des travaux d’illustration qui sont des interruptions qui sont très bien parce que les livres c’est un travail long et solitaire. Et les commandes, généralement, on a un calendrier, ce dont tu parlais tout à l’heure et ça met une certaine pression. Ça oblige l’illustrateur à résoudre des problèmes très rapidement. Donc, ça dépend de quoi il s’agit évidemment. Là, je parle plutôt pour la presse. Mais, pour une affiche, on peut disposer d’un temps un peu plus long, ce qui permet éventuellement de réfléchir ; ce qui n’est pas toujours une bonne chose d’ailleurs. Et j’aime bien en lisant un article, ou même en… j’aime bien avoir l’image très vite dans ma tête et passer à la réalisation, le plus rapidement possible. Il faut vraiment que la lecture de l’article produise tout de suite un instantané et j’essaye de faire un dessin le plus proche de l’image mentale sur ce travail d’illustration commercial.

Joanna, tu as toute une partie de ton travail qui ne finit pas dans un livre qui ne commence pas dans un livre dont on peut voir quelques planches ici à Moulins. Est-ce que justement ce sont des moments qui s’intercalent entre les livres ou est-ce que c’est tout le temps en continu ? Parce que ce qu’on peut voir, c’est qu’il y a une très grande proximité entre tes images hors les livres et celles des livres. Est-ce que ça vient en continu, est-ce que c’est un jeu de ping-pong ou est-ce qu’il y a des moments où tu fais un break dans les livres et tu dis : « Voilà, je fais une série pour moi indépendamment ? »

Joanna Concejo – Ça peut être très différent et ça peut être très irrégulier surtout. Ça peut être parfois aussi des commandes ou alors des réponses à quelque chose de précis, parfois ce sont des continuations de livres que j’ai fini, par exemple. Si j’ai encore quelques idées et que j’ai envie de les faire, il existe des images comme ça à la suite du Petit Chaperon rond rouge. Certaines images sont apparues après un livre qui s’appelle Un pas à la fois. Voilà ! Ce n’est pas beaucoup d’images ; ça peut être une, deux ou trois, puis je me dis, quand j’aurai le temps, j’en ferai d’autres et puis je ne le fais pas. Ça s’arrête parce que je commence le travail sur un autre livre.

Alors, il y a les images qui poursuivent le travail, et puis, il y a les images qui précèdent, Gilles est-ce que tu peux nous dire un mot du Casting qu’on va voir arriver bientôt ?

Gilles Bachelet – Le Casting, c’est un petit album qui vient de dessins sur Facebook et qui n’était pas prévu pour faire un album. Et quand on a pensé à faire ce coffret de l’intégrale des albums du chat, on avait pensé au départ faire un album bonus avec des croquis, des esquisses, des dessins qui n’avaient pas été utilisés etc. J’ai trouvé que ça faisait un peu fond de tiroir et je me suis dit que plutôt que faire ça autant faire une série complète et reprendre cette série que j’avais commencé sur Facebook. Je l’ai donc complétée avec le principe du casting. Les personnages de mes albums précédents vont se réunir, vont former un jury et vont faire passer un casting à toute une série de candidats pour choisir qui sera le personnage du prochain album.

Et tu vas t’y tenir ?

Gilles Bachelet – La suite est déjà dévoilée … On sait !

(applaudissements nourris)

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Hélène Brunet habite et travaille dans le Volvestre, territoire rurbain au sud de Toulouse. Elle est enseignante dans le 1er degré et a, cette année, une classe de cours préparatoire. Elle a toujours intégré la littérature de jeunesse dans sa pratique pédagogique et a réalisé plusieurs classes lecture à la Salle du Livre du CADP de Rieux Volvestre. Elle est depuis deux ans adhérente au CRILJ/Midi-Pyrénées où elle occupe le poste de trésorière adjointe. Elle s’est investi dans les projets menés par le CRILJ au plan national, notamment, en 2019, celui autour des représentations de la pauvreté en littérature de jeunesse. C’est une fidèle des rencontres avec les auteurs-illustrateurs qu’invite le CRILJ/Midi-Pyrénées Elle apporte son concours, en 2020 et 2021, au projet Habiter. Hélène Brunet est l’une des quatre boursières ayant bénéficié d’un « coup de pouce » du CRILJ à l’occasion de la cinquième Biennale des illustrateurs de Moulins.

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joanna.

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Photos : André Delobel

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Maître chat, l’éléphant et les groseilles à Moulins (1)

 

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Le samedi 28 septembre 2019, lors de la deuxième journée professionnelle de la cinquième Biennale des illustrateurs de Moulins (Allier), Anne-Laure Cognet, grande connaisseuse de la littérature de jeunesse en général et des albums en particulier, a interrogé Gilles Bachelet, Blexbolex et Joanna Concejo. Nous sommes heureux de pouvoir mettre en ligne, en deux fois, le verbatim intégral de cette rencontre décrypté par Hélène Brunet, adhérente de la section régionale du CRILJ/Midi-Pyrénées.

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Bonjour à toutes et à tous ! Nous sommes repartis pour une matinée, deuxième ronde de ces journées pro. Avec deux rencontres, une première, tout de suite immédiatement maintenant avec Gilles Bachelet, Blexbolex et Joanna Concejo et une seconde rencontre autour de l’œuvre de Roland Topor. Entre Joanna qui vit dans un forêt de traits, Blexbolex qui se débarrasse bien volontiers du trait et Gilles qui nous fait croire qu’un trait est d’une simplicité enfantine. On ne peut mesurer plus grand écart graphique que celui de nos trois invités. On se demande bien ce qui s’est passé dans la tête des organisateurs ? Vos livres sont extrêmement différents mais parfois les familles les plus éclectiques sont les plus soudées alors va-t-on savoir peut-être qu’au fur et à mesure de la discussion il y aura des passerelles et des petits ponts qui pourront se faire de l’un à l’autre de vos univers. Alors, peut-être avant toutes choses, je vais commencer par vous présenter, Joanna tu as fait les beaux-arts de Poznan en Pologne avant de t’installer en France en 1994 comme plasticienne. Et puis, en 2008, tu as commencé à publier des livres illustrés. Ce qui est très intéressant dans ta bibliographie, c’est que ta route croise celle d’éditeurs européens divers. Le premier était italien, puis après tu as publié beaucoup chez Notari en Suisse, chez Oslo en Espagne, en France au Rouergue et à l’atelier du poisson soluble, et puis, tout dernièrement, tu es revenue à la Pologne avec les éditions Format dont nous allons parler plusieurs fois aujourd’hui. Donc, en tout, tu as publié une quinzaine de livres illustrés, le plus souvent sur les textes des autres, mais pas tout le temps, de ça aussi on reparlera dans cette rencontre. Blexbolex, tu as fait les beaux-arts d’Angoulême puis tu as découvert la sérigraphie ; ce qui a fait que tu as rejoint les éditions Cornélius dès 1996 comme directeur de collection. Sur la scène jeunesse, tu as illustré plusieurs livres chez Thierry Magnier, au Seuil, chez Nathan, mais on peut quand même vraiment dire que ce qui a été la rampe de lancement absolue incontournable commence avec Albin Michel et avec L’Imagier des gens paru en 2008, couronné meilleur livre du monde, j’adore ce titre, je le trouve superbe, et puis, qui va être suivi de Saisons l’année d’après et de Romance faisant ainsi de ta trilogie des imagiers un marqueur assez exceptionnel. On a dû attendre quelques années avant de découvrir deux nouveaux albums ; je me cantonne à la scène jeunesse qui sont Nos vacances en 2017 et Maître Chat l’année dernière dont nous allons parler aujourd’hui. Et Gilles Bachelet.

Gilles, tu as fait les arts déco à Paris que tu as brièvement, enfin que tu as contourné de belle manière puis tu as publié tes premiers albums jeunesse chez Harlin Quist.

Gilles Bachelet –  Avec une petite participation car c’était déjà la fin des éditions Harlin Quist.

 Et puis de toutes façons, c’était un des principes d’Harlin Quist d’avoir des albums collectifs. On était vraiment dans ce grand tournant des années soixante-dix. Mais c’est suite à la naissance de ton fils que tu publies en 2002 Le singe à Buffon et là-aussi tout commence peut-être plus qu’avec les précédentes participations, tout commence pour toi en tant qu’illustrateur jeunesse et évidemment Mon chat le plus bête du monde en 2004 est un personnage qui va t’accompagner, te suivre. Elles sont collantes ces petites bêtes ! Voire même te poursuivre, puisque va sortir incessamment sous peu ce qu’on peut appeler un « track on »  de Mon chat le plus bête du monde  et qui s’intitule Le casting.

 Gilles Bachelet – Pour fêter les 15 ans du chat.

Voilà, on fête les 15 ans

Joanna Concejo – Il est encore vivant ?

Gilles Bachelet –  Non, celui-là, non.

Voilà pour cette petite présentation. Donc, devant le grand éclectisme de vos livres, je vais commencer cette rencontre par ce qui est peut-être un point commun en tous les cas ce qui peut être une accroche, on va dire ça comme ça, qui est que vous avez tous les trois commis un conte au moins un conte. Alors, commençons peut-être par Blexbolex puisque je l’ai là sous la main. Tu as publié Maître Chat et Maître Chat, pour être honnête, c’était véritablement une surprise à sa découverte parce qu’il  emprunte la ruse et le cynisme à son ancêtre le chat botté. Là-dessus, il est tout à fait conforme mais avec une verve très actuelle et une écriture très théâtrale qui vient rythmer comme ça ce petit objet. Donc, un chat jeté par la fenêtre par son maître découvre la liberté, rencontre un lapin d’une insondable bêtise et poltronnerie ; ce n’est pas le trait premier du lapin. Et alors que le chat envisage le hold-up d’une petite épicerie, il se fait attraper et retourne à son état de chat domestique. Alors commençons par le commencement, tu dédies ce livre à Charles, Michael et Joseph qui sont-ils donc ?

Blexbolex – Charles, c’est Charles Perrault évidemment. Michael Kouliakof, c’est Le maître et Marguerite et il y a un personnage particulièrement odieux mais très drôle qui est un démon qui a la forme d’un chat très volumineux et particulièrement odieux. Et le dernier, c’est Joseph Lada qui est un illustrateur tchèque et auquel la silhouette de mon chat doit beaucoup car il a créé et illustré un livre qui s’appelle le chat Mikes. Au contraire de mon personnage, c’est un chat d’une gentillesse extrême parce que trop naïf. Il ressemble vraiment beaucoup au personnage que j’ai dessiné il a des petites bottes rouges et une casquette donc je me suis amusé à faire un méchant Mikes.

Un méchant Mikes. Le fait est que ces personnages ce chat et ce lapin appartiennent à ton vocabulaire, ce sont des personnages que l’on retrouve ailleurs.

Blexbolex – Oui, ce sont mes personnages amusants que j’ai utilisé le chat et le lapin dans un album qui n’est pas destiné aux enfants qui s’appelle Hors zone ; c’est amusant de ramener ces créatures dans différents contextes sur différentes scènes comme des comédiens. C’est pour ça que j’ai mis ce livre sous forme de pièce de théâtre ; ce sont des comédiens que j’engage pour un temps.

Des intermittents ?

Blexbolex – C’est ça ! De quoi vivent-ils après ? … Je ne sais pas, ils sont chez Gilles ?

Très certainement ! Voilà ce sont des personnages mais le fait est qu’ils s’inscrivent en toi. Ils reviennent à d’autres moments comme un vocabulaire graphique mais ils s’inscrivent aussi dans cette histoire du livre longue. Notamment cette couverture où le chat fait révérence et, du coup, il fait référence. Est-ce que pour toi c’est important de s’inscrire dans cette tradition longue de la représentation, ici du Chat Botté ?

Blexbolex – Oui, bien sûr ! C’est un jeu de réponse culturelle et je tiens à leur rendre hommage c’est-à-dire que sans ces personnages, je n’ai pas de création pratiquement, je n’ai que la fantaisie de les réemployer, de les réinterpréter. Ces personnages pour moi sont essentiels, supérieurs. Par exemple, dans Romance, les personnages comme par exemple Pinocchio, sont des archétypes. Grâce à ces archétypes, je peux m’exprimer mais pour moi c’est ce qu’il y a de mieux dans l’expression de la littérature enfantine. Ça commence par des personnages pour moi pratiquement.

Gilles, est-ce que pour toi aussi ça commence par des personnages, toujours ?

Joanna Concejo – Ça  commence par des envies de dessin déjà. Après, c’est dépendant de chaque album, si vous parlez d’un album en particulier.

Là, ce qui m’interpellait, c’était toutes ces références aux personnages traditionnels.

Gilles Bachelet – Oui, j’en ai aussi dans Madame le Lapin Blanc. Je me réapproprie des personnages d’autres auteurs.

En l’occurrence Lewis Caroll ?

Gilles Bachelet – Qui appartiennent à Lewis Caroll. En inventant d’autres à-côtés, un petit mélange des deux. C’est une facilité pour moi car je n’avais pas particulièrement envie de dessiner Alice parce que je ne sais pas dessiner les petites filles donc j’ai dessiné des lapins. (rires)

Mais s’adosser au texte, s’adosser à cette culture, c’est important aussi ?

Blexbolex – Pardon, j’étais en train de penser au lapin blanc. S’adosser, c’est-à-dire… ? Non, ce sont des personnages qui me sont extrêmement sympathiques qui me donnent des envies de conter mais c’est parce qu’ils ont déjà un vécu littéraire culturel ; ce sont pour moi des personnages familiers.

 En tout cas, si j’en viens à ce Maître Chat et à la tradition dans laquelle il s’inscrit, c’est une tradition qui est assez bousculée dans le traitement que tu en fais, que tu lui proposes. Notamment, avec son décor de poubelles, ces objets qui trainent un petit peu à chaque page ces bouteilles, ça n’a rien à envier au Singe à Buffon, il y a un petit problème d’alcoolisme en commun entre les deux albums, avec cette trame noircie comme si l’imprimeur n’avait pas lésiné sur l’encre. Est-ce que cet objet du conte avait besoin d’être un peu patiné ?

Blexbolex – D’être un peu sali, oui ! De toutes façons, le personnage du chat est vraiment méchant. C’est parce qu’il échoue qu’il devient sympathique et donc j’avais envie de donner un arrière-plan relativement sordide à cette histoire qui est exprimé par les déchets, par les traces d’alcoolisme et le fait que l’univers urbain est en train de se construire à ce moment-là avec ses palissades etc. etc. Un univers pas fini, en construction, un peu sale. Là-dessus, je construis mon histoire avec un personnage qui échoue à être totalement méchant, et tant mieux pour lui, et tant mieux pour le lecteur !

Joana, tu as illustré deux contes, Les cygnes sauvages en 2011 et Le Petit Chaperon rouge en 2015. Je vais plutôt m’arrêter sur ce dernier parce que ce Petit Chaperon rouge propose une véritable gageure ; c’est-à-dire que tu as dans le même livre proposé les deux versions du conte : celle de Perrault et celle de Grimm à la queuleuleu. En faisant, par tes images, un lien qui t’est propre et en enchaînant, en donnant l’unité à ces deux textes. Est-ce-que tu peux nous raconter comment ça s’est passé ?

Joanna Concejo – Oui, je vais raconter parce que je m’explique toujours de ce projet.

C’est vrai ? On te demande de te justifier ?

Joanna Concejo – On me le demande mais je ne me  justifie pas moi-même. Je justifie les choix d’édition parce que ce livre n’a pas du tout été pensé comme ça. C’est l’édition française qui est comme ça. C’est l’unique version qui a les deux versions du texte. Ce n’est pas du tout mon choix. Donc, je suis obligée de m’expliquer de quelque chose que je n’ai pas décidé. Moi, j’ai dessiné uniquement pour la version des frères Grimm. Normalement, comme tout le monde, pour un seul texte ! Et l’éditeur, lorsqu’il a acheté les droits parce que le livre dans sa version première est coréen. Et bien, il a eu l’idée brillante de mettre les deux textes ensemble !

Ce qui fait que tu es enquiquinée à chaque fois ?

Joanna Concejo – Oui, j’arrive dans les classes et les enfants me disent : « Mais, tu as fait n’importe quoi ! ». (rires) Et moi, je suis entièrement d’accord ! Je leur dis : « C’est n’importe quoi, ce livre ! ». (rires) Ensuite, je leur explique pourquoi il est comme ça. Mais moi, je suis vraiment d’accord avec eux et, je prends la responsabilité de ce que je dis, je n’ai pas voulu ça, mais l’éditeur voulait tellement ça.

L’éditeur a tellement voulu cela qu’il a gagné ?

Joanna Concejo – Il a gagné et, du coup, moi, lorsque je raconte cet album, j’ignore les deux textes. Je tourne les images et je raconte ma version !

Le fait est que tu racontes une version du Petit Chaperon rouge qui t’appartient totalement. Ne serait-ce que parce qu’on n’a jamais vu le petit chaperon rouge et le loup faire une course en sac et que cette image est juste …

Joanna Concejo – Non, mais ce n’est pas forcément parce qu’on ne l’a jamais vu qu’ils ne l’ont pas fait ! (rires)

Absolument ! Joanna sait ça, elle ! Tu as une façon d’illustrer ce conte en partant vraiment sur des détails un peu sur la marge sur la bande. Est-ce que illustrer une scène convenue t’ennuie ? Comment les choses se passent pour toi, sur un texte fondateur que tout le monde connait ?

Joanna Concejo – Non, ça ne m’ennuie pas. Je ne me sentais pas dans quelque chose de convenu, non plus, pas du tout. Et moi, je sais ! Je « connais » exactement où ça s’est passé ! Je plaisante. Quand j’étais petite, j’étais persuadée que ça se passait dans le village de mes grands-parents parce que sinon, comment ma grand-mère aurait-elle été au courant ? (rires)

Très bien, voilà, il nous fallait la clé !

Joanna Concejo – Je demandais des précisions à ma grand-mère. Je lui demandais sur quel chemin, dans quelle forêt exactement, à quel endroit sur ce chemin a eu lieu la rencontre ?, où est la maison de la grand-mère ? Elle jouait le jeu, elle était très rigolote ! Ma grand-mère disait : « C’est là-bas, c’est cette forêt-là. » Donc, sur le coup, je n’imaginais pas tout de suite ce qu’ils pourraient faire ensemble ces deux-là. Mais, non, ce n’était pas un exercice de quelque chose de convenu qu’il faille faire ceci ou cela.

C’est le petit chaperon rouge de ton enfance ?

Joanna Concejo – Oui, exactement avec des lieux de mon enfance, avec presque ma vraie grand-mère, je dis presque parce qu’elle ne fumait pas. Dans le livre, elle fume donc c’est un peu ma grand-mère et ma mère ensemble. Je ne faisais que dessiner ce que j’ai toujours vu à cet endroit-là.

On a éclairci un mystère. En tous cas, les éditeurs font donc n’importe quoi ! Gilles, tout fout le camp chez ma mère l’oie, ça on le savait ! Avec Il n’y a pas d’autruche dans les contes de fées en 2008, c’est un de tes  premiers albums qui va attaquer frontalement ce patrimoine des contes. On peut dire qu’on accumule une série de scènes extrêmement drôles sur ces contes du répertoire mais dans l’ensemble tu as d’autres livres qui taquinent le conte de fées d’une manière ou d’une autre ; dont Le chevalier ventre de terre, par exemple, qui est l’histoire de cet escargot procrastinateur et vraiment beaucoup trop lent pour arriver à temps sur le champ de bataille et qui est présenté comme un conte de fées. Alors, ma première question : Est-ce qu’un conte de fées, pour toi, est un bon terrain de jeu ?

Gillles Bachelet –  Bien sûr, quand on aime pasticher les choses ! Moi, j’appelle ça jouer avec les affaires des autres, avec les jouets du copains.

Tu me prêtes ton personnage !

Gilles Bachelet – Il faut le faire avec des choses qui sont très connues, sinon ça ne marche pas. Partir d’archétypes, de clichés que tout le monde connait. Par exemple, Le Petit Chaperon rouge, il y en a je ne sais pas combien de milliers de versions ; c’est inépuisable ce qu’on peut faire avec ça. C’est donc l’occasion de faire intervenir les personnages.

De foncer dans le tas. Alors, si on parle des personnages, pour ces contes de fées, tu as quand même pris des animaux, comment dire, des animaux réputés difficiles à dessiner : une autruche et un escargot.

Gilles Bachelet – Ce n’est pas difficile, c’est un animal, pour un illustrateur, qui est du pain béni parce qu’il y a le contraste du noir et du blanc et il y a le contraste des parties toutes emplumées et des parties toutes nues. Et puis, ça a un air crétin quand même ! Il faut bien le dire. Moi, j’adore dessiner des autruches. C’est parti d’ailleurs de cette envie de dessiner des autruches.

C’est parti de ça. Tu t’es dit, qu’est-ce que je pourrais faire avec une autruche ?

Gilles Bachelet – C’est à peu près ça oui. (rires)

Alors, un des traits distinctifs, dans ta manière de dessiner parce que beaucoup de tes albums reposent sur ces animaux. Un des traits distinctifs, c’est de ne pas rendre ces animaux humains, de ne pas les anthropomorphiser, ne pas faire comme si ils étaient comme nous avec une expression ou quelque chose qui les rapproche de nos visages. Est-ce important pour toi de rester sur ce registre animal ? De garder cette étrangeté ?

Gilles Bachelet – C’est dépendant absolument de mes albums puisque dans Le lapin blanc, ils sont très anthropomorphisés. Ils sont habillés, ils ont des comportements vraiment humains. Donc, il y a toute une échelle de variation là-dessus.

 Je sais que Benjamin Rabier est quelqu’un d’important, il est dans un certain nombre de pages de tes albums. Comment envisages-tu le lien avec Benjamin Rabier ?

Gilles Bachelet – C’est une espèce d’affinité qui s’est faite comme ça. Elle vient d’un souvenir d’enfance que j’avais de Benjamin Rabier. Je me suis aperçu après, mais sans que ce soit une volonté délibérée de ma part que je reprenais un peu les mêmes systèmes narratifs, les mêmes systèmes de mise en page que Benjamin Rabier. Des séquences d’actions, puis des images plus fouillées avec des décors. C’est difficiles à dire pourquoi on peut avoir une affinité avec le trait de quelqu’un avec l’univers de quelqu’un.

En tous cas, à l’exposition si vous n’y êtes pas encore allés, vous allez y aller ! Il y a une planche absolument magnifique, un hommage à Benjamin Rabier avec un certain nombre de vaches-qui-rit ; en tous cas, le masque de la vache-qui-rit qui a été adopté par un certain nombre de personnages. Le grand jeu c’est de pouvoir reconnaître les personnages sous le masque. Cette planche a été faite à quelle occasion ?

Gilles Bachelet – Elle a été faite pour une exposition à Montreuil qui s’appelait Jubilo, si je me souviens bien. Il y a quelques années, ils avaient demandé à plusieurs illustrateurs. C’était parti du Château d’anniversaire de Claude Ponti. Il fait référence à toutes ses lectures d’enfance et on a demandé à plusieurs illustrateurs d’imaginer une fête en l’honneur de quelqu’un et dans laquelle il ferait figurer… (rires du public qui regarde la planche projetée) une fête en l’honneur de quelqu’un et dans laquelle il ferait figurer des personnages des lectures de leur enfance. Donc, j’ai choisi Benjamin Rabier puisque c’est pour moi une référence et j’ai fait figurer avec les masques de la vache-qui-rit. Puisque quand je vais dans une classe et que je leur parle de Benjamin Rabier, bien sûr les enfants ne connaissent pas le nom de Benjamin Rabier, et quand je leur dit que c’est lui qui a dessiné la Vache qui rit, bien sûr, ça leur dit quelque chose. Cet espèce d’emblème de la Vache qui rit, je l’ai mis comme masque à tous les personnages des lectures de mon enfance.

Alors, le fait est que dans tes livres, il y a un rapport avec l’érudition. Tu accumules tout.

Gilles Bachelet – Juste. Mais je reviens sur l’anthropomorphisme. C’est surtout dans les histoires d’amour que j’ai cherché à ne pas mettre de traits anthropomorphiques et à ne pas mettre des yeux …

Le Chevalier ventre à terre non plus. Ce sont des escargots. Ils sont habillés mais tu aurais pu leur dessiner de grands yeux à ces escargots et ce n’est pas le cas. L’autruche reste une autruche ; c’est pour ça que je trouve que l’habillement ne fait pas tout dans l’anthropomorphisme. Il y a aussi une manière de représenter le visage. Bref, fermons la parenthèse de ces animaux humains. Juste sur le jeu des références, vous avez une manière très différente de les aborder. Gilles, on peut dire que tu les accumules vraiment d’un livre à l’autre. Bon, alors, Champignon Bonaparte, c’était vraiment la référence à la peinture d’histoire. Mais dans Mon chat, tu glisses de nombreux tableaux de grands peintres modernes. Dans XOX et OXO – je me suis entrainée à dire ce titre – , il y a pas mal de références à l’art contemporain.

Gilles Bachelet – Dans XOX et OXO, c’est vraiment développé car il y a jusqu’à 27 références, par double-page, à des artistes.

C’est votre petit défi de toutes les retrouver ! Mais le fait est que toutes ces références à plusieurs niveaux permettent des jeux de lecture très différents. Est-ce que pour toi c’est ça un album réussi, c’est quelque chose où tu peux t’adresser à tout le monde en même temps ?

Gilles Bachelet – Ce que je cherche à faire, c’est que les références soient un jeu avec le lecteur, souvent beaucoup plus avec le lecteur adulte. Mais ce que je cherche, c’est que ça ne perturbe pas la lecture à un autre niveau de lecture. C’est-à-dire que les références, on les trouve ou on ne les trouve pas, ça n’a pas d’importance. Je veux que ça reste lisible pour un enfant. Champignon Bonaparte, par exemple, on n’a pas besoin de connaître l’histoire de Napoléon. C’est l’histoire d’un sale gosse qui embête tout le monde et qui va finir par se retrouver tout seul. On peut le lire à ce niveau de lecture-là. Après, si on connait l’histoire de Napoléon, on va trouver d’autres références. Ce que j’essaye de faire, c’est que les références ne perturbent pas la lecture.

Pour XOX et OXO, on part pour une planète fort lointaine avec des références à la science-fiction que tu n’avais pas encore réussi à placer ailleurs et tout ça pour arriver au bout du compte à un musée d’art contemporain interstellaire, on est d’accord ?

Gilles Bachelet – Oui.

C’était quand même un sacré détour. Joanna, dans tes albums, le jeu des références est peut-être plus un jeu de mémoire parce que tu glisses souvent des cartes postales.

Joanna Concejo – Quelques fois, j’ai mis des petites références.

Ah ! Oui, mais justement ces petites références, ces photos, ces petits bouts de papier, quel rôle joue ce que tu glisses dans le livre ? Parce que c’est très récurrent ces photos, ces documents et ces petits bouts de papier.

Joanna Concejo – Je sais très peu expliquer mes livres, mais c’est normal parce que j’ai lu dans un livre qui s’appelle La main qui pense que ça peut arriver à des gens de ne pas savoir trop ce qu’ils font lorsqu’ils font les livres. Moi, j’ai besoin du retour du public pour que les gens m’apprennent ce que j’ai fait et que je puisse ensuite en parler. Et maintenant, je me suis perdue. Ah, oui ! C’était la question des références. C’est un petit peu, légèrement obsessionnel. Je peins pour épuiser ce petit filon, je ne sais pas combien de temps ça va durer. Mais en tout cas, j’ai une affection particulière, j’ai vraiment une affection énorme pour ces vieilleries. On va dire pour ces vieux bouts de papier, pour ces vieilles cartes, pour ces personnes qui regardent des vieilles photos. Je ne sais pas, je suis encore très très attirée, je ne m’en explique pas. Et puis, moi, je n’ai pas besoin de m’en expliquer, pour quoi faire ? Je n’ai pas besoin de tout expliquer. Jusqu’au bout, lorsque je travaille, je le prends tel quel. Je ne le questionne pas en fait.

J’entends bien. Du coup, laissons de côté tous les petits bouts qui se promènent, certains font référence peut-être à tes archives personnelles et d’autres pas du tout. Laissons-les vivre leur vie dans ces livres-là. En revanche, tu as un rapport aux paysages à la  nature morte, à l’herbier qui est extrêmement fort. D’où vient en toi, cet ancrage dans ces paysages ? Est-ce que là encore tu vas me dire la forêt de ma grand-mère …

Joanna Concejo – Bien sûr, je vais le dire !

… mais est-ce qu’elles font références aussi à des peintures classiques, une culture apprise aux beaux-arts ? Enfin, voilà ! Comment les choses s’ancrent pour toi dans les livres ?

Joanna Concejo – C’est encore une fois quelque chose que je n’arrive pas trop à bien démêler. C’est assez emmêlé, mais, moi, ce fouillis me va. Donc, je ne cherche pas à savoir pourquoi. J’aime les paysages. Je pense que ça y est pour quelque chose, l’environnement dans lequel j’ai vécu jusque assez tard. J’ai quitté ma campagne chérie de manière un peu définitive, pas tout à fait, mais de manière un peu plus significative lorsque j’avais déjà vingt ans. Donc, ça faisait un bout de temps que je n’étais entourée que de paysages, de forêts, etc. De plus, j’ai une fascination pour la peinture. Venant d’où je viens, de la Pologne, nous avions, quand j’étais petite, une grande influence de l’Est. Ce n’est pas un scoop ce que je vous dit là. (rires) J’étais fascinée par des reproductions des peintures russes, sur les timbres, en minuscule. Je pouvais passer des heures sur les albums de timbres avec les reproductions de tableaux de paysages. J’adorais ça. J’avais l’impression de rentrer dedans. Si il y avait un chemin, et bien, j’avais vraiment l’impression d’aller sur ce chemin dans des timbres alors que c’était vraiment tout petit. C’était une fascination que j’avais et que j’ai encore quand quelque chose est petit. Surtout un paysage, ça me fascine. Je suis scotchée. Il y a certainement d’autres références que je ne connais pas, que j’ai laissées entrer en moi sans faire attention, ça s’est mélangé.

Alors, puisqu’on parle du minuscule. Je voudrais qu’on parle du livre qui vient de sortir, Ne le dis à personne, où tu racontes à deux voix avec ton mari Rafael, vos enfances respectives, un jeu de ping-pong entre vous deux. Vos textes rebondissants les uns sur les autres : toi ton enfance en Pologne, lui son enfance en France dans une famille d’origine espagnole et tes images font le lien entre vos deux textes. Le livre est extrêmement touchant, les textes sont très beaux. Quand toi tu te plains d’un manteau hideux, lui raconte des séances d’essayage de pantalon, évidemment pendant la meilleure émission télé. Enfin, voilà, c’est toutes ces petites choses de l’enfance que vous racontez l’un sur l’autre mais graphiquement le trait que tu fais c’est toi qui illustre l’ensemble du livre. C’est de vous représenter, j’imagine tous petits, tous minuscules, perdus sur cette page et souvent de diviser la page en deux. Comment as-tu voulu interpréter vos enfances ? Parce que là, c’est vraiment ce retour aux sources directement, frontalement.

Joanna Concejo – Je ne les ai que depuis hier. Heureusement, merci aux enfants que j’ai rencontrés, qui m’ont posé beaucoup de questions, qui m’ont obligée à penser sur la question. Alors, pourquoi minuscule, parce que comme je me suis servie pas mal de photos : des miennes et des siennes, souvent les photos de l’époque ne sont pas géantes. Elles sont assez petites. Les gens, sur ces photos-là, sont assez petits. Et moi, j’ai voulu garder cette mesure. Donc, si, sur une photo, j’étais toute petite, alors je la dessinais pareil, toute petite. Et maintenant, le contexte, c’est que je suis toute petite, perdue dans cette feuille très grande. Quand les enfants, hier, m’ont demandé pourquoi tu caches une partie des images, pourquoi on ne peut pas regarder derrière, on veut voir le visage de cette petite fille, on ne peut pas le voir ça, nous énerve. Moi, je n’avais pas d’explication. Mais j’en ai une, on va dire provisoire pour aujourd’hui … (rires)

C’est une bonne idée, merci.

Joanna Concejo – C’est provisoire parce qu’elle pourra peut-être encore évoluer changer. Je me suis  dit que c’est un peu comme avec les souvenirs, tout n’est pas net et tout n’est pas découvert. C’est plutôt qu’il y a une partie qui est tellement couverte qu’on n’arrive plus trop à voir. C’est vrai, il y a une petite frustration du fait de ne plus pouvoir arriver à tout voir clair, ou à découvrir ces parties cachées et c’est probablement sorti un peu tout seul dans le dessin ; le fait que celui qui regarde ait aussi la frustration : eh bien non, il ne verra pas le visage de cette petite fille qui est caché par une autre partie de l’image !

Parce qu’on n’a plus accès à ses souvenirs ?

Joanna Concejo – Pas la totalité en tous cas ! Enfin, moi, je suis comme ça, je ne sais pas vous ? Je sens que c’est un sentiment partagé.

(Moulins – septembre 2019)

 

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 Hélène Brunet habite et travaille dans le Volvestre, territoire rurbain au sud de Toulouse. Elle est enseignante dans le 1er degré et a, cette année, une classe de cours préparatoire. Elle a toujours intégré la littérature de jeunesse dans sa pratique pédagogique et a réalisé plusieurs classes lecture à la Salle du Livre du CADP de Rieux Volvestre. Elle est depuis deux ans adhérente au CRILJ/Midi-Pyrénées où elle occupe le poste de trésorière adjointe. Elle s’est investi dans les projets menés par le CRILJ au plan national, notamment, en 2019, celui autour des représentations de la pauvreté en littérature de jeunesse. C’est une fidèle des rencontres avec les auteurs-illustrateurs qu’invite le CRILJ/Midi-Pyrénées Elle apporte son concours, en 2020 et 2021, au projet Habiter. Hélène Brunet est l’une des quatre boursières ayant bénéficié d’un « coup de pouce » du CRILJ à l’occasion de la cinquième Biennale des illustrateurs de Moulins.

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photos : André Delobel

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Janine Despinette (1926-2020)

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    Janine Despinette est décédée le 24 juillet 2020 à l’âge de 94 ans. Avec elle, c’est une pionnière et une figure essentielle de la promotion et de l’analyse critique de la production littéraire et artistique pour la jeunesse que nous perdons. Une longue vie durant, elle a multiplié inlassablement les initiatives pour que soient reconnus et légitimés les objets de ses travaux et recherches, en intervenant, tant dans l’univers associatif des mouvements d’éducation populaire que dans ceux, francophones et européens, des professionnels du livre et de la lecture, ou auprès des sphères scolaires et universitaires. Ses nombreuses contributions, ses multiples réalisations, ses analyses, ses articles, ses interventions ont marqué de nombreux acteurs et ont grandement contribué à la légitimation du champ littérature de jeunesse.

    Son parcours personnel permet d’apprécier la dimension profondément humaniste de ses engagements. Originaire d’un milieu artistique, elle est très sensible à l’éducation culturelle et esthétique, elle participe au mouvement de jeunesse catholique et au mouvement scout. Après avoir été animatrice des Éclaireurs de France, elle devient infirmière à la Croix rouge et contribue à la Résistance durant la seconde guerre mondiale. A la libération, elle adhère aux Camarades de la liberté, un mouvement d’éducation populaire créé par d’anciens résistants. Soucieuse d’enrichir et de valoriser la formation culturelle des jeunes générations dans l’Europe de l’après-guerre, elle se dirige vers l’édition et la littérature pour la jeunesse. Elle produit ses premières critiques dans la revue Éducateurs qui, éditée chez Fleurus, est inspirée par les idées de l’Éducation nouvelle. En 1951, avec son mari Jean-Marie Despinette, elle lance l’association Loisirs Jeunes qui publie un bulletin éponyme pour offrir une information hebdomadaire de qualité non seulement sur la littérature jeunesse, mais encore sur les activités culturelles et de loisirs, les spectacles, le théâtre, la musique, les jouets, les expositions. Le bulletin fidélise un public familial mais aussi nombre d’éducateurs et d’enseignants. Elle y est responsable de la rubrique « Arts, exposition et livres » ; ses analyses qui accompagnent et soutiennent l’expansion de la littérature pour la jeunesse affirment une volonté toujours croissante de privilégier la qualité du texte, et singulièrement la qualité de l’image, la qualité du rapport entre la langue du texte et celle de l’image.

    Elle poursuit sans cesse sa formation, d’abord en suivant les cours du Syndicat des éditeurs et du Syndicat des libraires. Elle s’honore également de devoir sa formation en psychologie à Ignace Meyerson, dont elle fut une fidèle élève et avec lequel elle poursuivra des recherches jusqu’en 1983, au Centre de psychologie comparative de l’École Pratique des Hautes Études.

    Très vite Janine Despinette s’est liée à l’actualité internationale de la littérature de jeunesse. Sa formation et ses contributions s’inscrivent d’ailleurs dans un contexte qui stimule la fraternité, la coopération, la solidarité européenne et internationale, comme lors de l’aventure du Train-exposition de la jeunesse (1947), ou lors de la création de la bibliothèque internationale à Munich (1949). Elle contribue aux travaux de l’IBBY dès les premiers pas de cette Union internationale pour les livres de jeunesse qu’elle représenta auprès des instances de l’UNESCO jusqu’en 1996. Elle participe régulièrement à de nombreux salons comme ceux de Bologne, Francfort et à des jurys internationaux comme la Biennale internationale de Bratislava ou le prix Hans Christian Andersen. En 1984, la revue « Enfance » (n°3/4) reflètera cette intense activité internationale en publiant son article minutieusement détaillé sur « La littérature de jeunesse dans le monde, ses prix et leurs finalités ».

    Si elle ne participa pas, en 1965, au premier acte de fondation du Centre de recherche et d’information sur la littérature pour la jeunesse (CRILJ), avec Natha Caputo, Isabelle Jan, Mathilde Leriche, Marc Soriano, Raymonde Dalimier, Jacqueline et Raoul Dubois, personnalités aux histoires et horizons très diversifiés qui avaient appris à se connaitre et à s’estimer en militant ensemble pour promouvoir une littérature de jeunesse de qualité, Janine Despinette fut de ceux et de celles qui, avec notamment Germaine Finifter, Monique Bermond, Roger Bocquié, Denise Escarpit, Bernard Épin et Jacques Charpentreau viendront grossir les rangs après la refondation de l’association en 1973.

     Le CRILJ qui s’efforce de réunir en son sein, au niveau national et ou niveau régional, des représentants de toutes les professions et institutions intéressées au problème du livre pour enfants (éditeurs, auteurs, illustrateurs, libraires, critiques, chercheurs, enseignants, bibliothécaires, éducateurs, animateurs culturels, parents) s’affirmera comme un lieu de rencontre possible pour les acteurs et les organismes réunis par un même projet, celui qui fut au cœur de l’activité de Janine Despinette : mieux connaitre et mieux faire connaitre les livres pour enfants de qualité. L’organisation sera en quelque sorte un espace d’exploration et de confrontation de la diversité des approches professionnelles, éthiques, éducatives, littéraires, en même temps qu’un lieu d’élaboration d’un fonds discursif commun. Son existence, ses initiatives, ses colloques, ses expositions, favorisèrent des confrontations interdisciplinaires et interprofessionnelles. L’association s’emploiera, dès son origine, à offrir à l’ensemble des acteurs concernés par le domaine une structure d’information mutuelle, une possibilité permanente de rassemblement, de réflexion et d’action commune autour des problématiques posées par la connaissance, l’analyse, la diffusion, la promotion des livres destinés aux enfants et aux jeunes. Au sein de cette structure, Janine Despinette fut une personnalité marquante, longtemps très active au sein du conseil d’administration.

    Outre ce rôle dans le développement du CRILJ, Janine Despinette est à l’origine, en 1988, de la création du CIELJ (Centre international d’étude en littérature de jeunesse), à Charleville-Mézières, où elle met à la disposition de l’association sa considérable collection personnelle de livres.

    En 1992, elle crée le site Ricochet (acronyme de Réseau International de Communication entre Chercheurs) avec le concours d’Henri Hudrisier et d’une équipe de chercheurs de Paris VIII. L’objectif poursuivi est alors de faciliter l’accès aux données bibliographiques et documentaires en littérature jeunesse, de favoriser la mise en relation des chercheurs en créant grâce aux technologies nouvelles d’information et de communication les conditions d’une approche transdisciplinaire et multiculturelle des ouvrages.

    Ainsi Janine Despinette a été précurseure à de nombreux égards. Pendant des années, elle a joué un rôle important dans l’émergence puis l’affirmation de la critique de la production éditoriale pour la jeunesse. Entre autres contributions majeures dans ce champ, elle a, en premier lieu,  particulièrement œuvré pour la reconnaissance du travail des illustrateurs et graphistes dans la conception des ouvrages destinés aux plus jeunes, tout particulièrement des albums. Elle a été une des premières à insister sur la dimension culturelle et esthétique de ces derniers comme sur le rôle et les effets des images, du rapport texte-Images dans l’appréciation, la compréhension et l’appropriation des œuvres. Dans cette perspective, d’une part, elle crée le Prix Graphique Loisirs Jeunes, la revue Octogonal et les Prix Octogone. Elle est à l’initiative avec Jean Marie Despinette et François Ruy-Vidal d’une mémorable exposition, qui lance le concept de  « littérature en couleur » pour désigner en littérature de jeunesse les productions innovantes de maison d’éditions comme Delpire, école des loisirs, Harlin Quist et quelques autres, emblématiques des évolutions de l’édition jeunesse dans les années 1970 et 1980.

    Janine Despinette est enfin une des premières chercheuses à avoir perçu les articulations comme les tensions entre l’indispensable engagement militant et la nécessaire mais difficile professionnalisation de l’action en relation avec la recherche. En témoignent son parcours personnel de formation, sa carrière et les propos stimulants qu’elle tenait pour retracer son entrée dans l’univers de la critique littéraire et culturelle :

« Nous avions vingt-deux ans, vingt-trois ans […] Nous vivions la vie culturelle et nous en rendions compte. Nous sommes quelques-uns à avoir commencé comme des militants et nous sommes devenus des professionnels ensuite, mais parce qu’avant le métier n’existait pas, nous avons fait le métier […], nous avions le sens de nos responsabilités, nous tentions de devenir vraiment compétents […], l’objectif était que l’enfant devienne un adulte éclairé. […] Nous étions au sortir de la guerre, c’était la résistante jeunesse ou la jeunesse résistante. Il fallait que nous fassions l’Europe et un peu plus même, nous nous sentions citoyens du monde, nous y croyions » (1)

    C’est bien là l’héritage que nous laisse Janine Despinette

(septembre 2020)

(1) entretien de 2002 avec Janine Despinette ; in Max Butlen, Les politiques de lecture et leurs acteurs, Lyon, INRP, 2008 ; page 2

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SOURCES ET RÉFÉRENCES :

– Janine Despinette, Enfants d’aujourd’hui, livres d’aujourd’hui, Caxterman, 1973.

– Janine Despinette, La littérature pour la jeunesse dans le monde : ses prix littéraires et leurs finalités, numéro 3-4 de 1984 de la revue Enfance : article en ligne ici.

– Max Butlen, Les politiques de lecture et leurs acteurs, Lyon, INRP, 2008.

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EN LIGNE :

– article « Janine Despinette » sur Wikipédia :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Janine_Despinette

– deux textes consécutifs sur le site ActuaLitté  :

https://www.actualitte.com/article/ailleurs/disparition-de-janine-despinette-specialiste-de-lalitterature-jeunesse/101992

https://www.actualitte.com/article/ailleurs/jeunesse-un-fonds-jean-marie-et-janinedespinette-accessible-aux-chercheurs/102015.

– sur le site du JONJEP : https://www.fonjep.org/content/disparition-de-janine-despinette

– hommage de Lucie Cauwe sur LU Cie & and co : https://lu-cieandco.blogspot.com/2020/07/le-deces-de-janinedespinette-tres.html?spref=tw

– voir aussi Les Astrales, projet de « visibilisation de cent femmes passées par le scoutisme » initié par Maud Réveillé :  https://astrales.fr

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.( photo du haut : Janine Kotwica ; photo du bas : Nicolas Bianco-Levrin )

Conversation avec Jeanne Ashbé

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Depuis 2002, Lire à Voix Haute Normandie (LAHVN) organise un observatoire trimestriel, en partenariat avec l’association ACCES (Actions culturelles contre les exclusions et les ségrégations). C’est un lieu d’échanges, de réflexion, de formation où des observations de situations de lecture aux tout-petits sont reprises, éclairées, analysées. Cet article témoigne d’une rencontre avec Jeanne Ashbé le jeudi 26 septembre 2019 qui succédait à celle avec Olivier Douzou, le 23 mai et précédait l’accueil de Sophie Curtil le 28 novembre 2019.

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    Jeanne Ashbé est l’auteure d’une soixantaine d’albums, pour une grande part publiée chez Pastel mais aussi chez Albin Michel Jeunesse et  chez  Bayard.

    La « conversation  » est introduite par la question suivante : « On dit « un enfant est un artiste et un artiste est un enfant », c’est quoi observer, quand on est artiste ? » Ce à quoi Jeanne Ashbé explique seulement qu’elle « se sent juste comme quelqu’un qui n’a pas totalement coupé la conversation avec la petite enfance. »

    Jeanne Ashbé tient à confier sa surprise d’avoir retrouvé, dans l’un de ses albums, les réminiscences d’un ouvrage que sa mère lui lisait souvent quand elle était enfant : Ma petite sœur (Deux Coqs d’Or, 1956) ; elle constate ainsi des similitudes, découvertes des années après, entre l’image de fin de cet album d’enfance et l’un des premiers albums qu’elle a publiés (On ne peut pas, Pastel, 1994). L’auteure en profite pour mettre l’accent sur ces raisons inexplicables qui peuvent nous attacher à un livre découvert très jeune.

    À propos de sa pratique d’auteure, Jeanne Ashbé compare l’invention d’un livre avec une promenade en forêt on peut s’éloigner des chemins tracés et l’on collecte des petits éléments,des petites choses vécues comme des brindilles, de la mousse…

    Jeanne Ashbé poursuit la conversation à travers la présentation de son album La fourmi et le loup. (Pastel, 2016), qui s’inspire du conte du Petit Chaperon Rouge. L’idée de la fourmi lui a été fournie, lors d’un voyage en avion, juste après le décollage, par un petit enfant qui jubilait de constater la petitesse des choses. « Le minuscule aussi intéresse le jeune enfant, et pas simplement de grandes images bien découpées « . L’auteure souligne que son album va du simple au complexe, et déclare que la complexité n’est pas à évacuer des albums pour les petits. Dans le propos de Jeanne Ashbé, il ne s’agit pas « d’exploiter » la complexité dans les livres pour les bébés, mais de ne pas en avoir peur. Cependant, il ne faudrait pas donner aux parents une impression d’élitisme, Jeanne Ashbé est méfiante de cela.

    Jeanne Ashbé raconte aussi comment sa création a pu s’inscrire dans l’actualité douloureuse (La fourmi et le loup a été crée dans l’ambiance des attentats de Paris et de Bruxelles de 2016 et en porte des résonances).

    L’auteure belge évoque ensuite rapidement son dernier titre, Moi je vais sur le pot, (Pastel, 2019) : « Je l’assume difficilement, mais je l’assume… Je ne l’aurais jamais fait il y a vingt ans », déclare-t-elle.

    L’après-midi s’achève par la lecture offerte par Jeanne Ashbé au public, de son dernier livre : Bon (école des loisirs, 2019).

par Pierre Le Guirinec – octobre 2019

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Pierre Le Guirinec, professeur d’école à l’école maternelle pendant plus  de vingt ans et maître-formateur à compter de 2005 est désormais en retraite. Master en lettres modernes en 2010 avec un mémoire sur la réception effective du littéraire chez les petits (sous la direction de Catherine Tauveron. Deux textes dans La jeunesse au miroir : les pouvoirs du personnage (dir. Myriam Tsimbidy et Aurélie Rezzouk, L’Harmattan, 2012). Article « Un contrat-lecture en maternelle au service d’une littératie émergente : quelles médiations de l’album pour quelles lectures partagées » dans La Revue des sciences de l’éducation de Montréal (2013). Article « L’enfant, l’album et le méchant : du stéréotype à l’activation des préjugés » dans le numéro 5 des Cahiers du CRILJ (2014).  Communications sur la réception de l’humour dans les albums chez les jeunes enfants (Saint-Quentin-en-Yvelines, 2011) et sur l’autoritarisme domestique à travers l’album pour enfants (Louvain-la-Neuve, 2012). Master en 2013 à l’université de Bretagne Occidentale (UBO) avec comme sujet de mémoire « L’album contemporain et la littérature à l’école maternelle : représentations de professeurs et rapport au savoirs » (dir. Claude Beucher). Article « Élargir le cercle scolaire de la littérature de jeunesse : un contrat-lecture à l’école maternelle » dans le numéro 9 des Cehiers du CRILJ (2017). Participation bénévole à l’organisation des salons du livre pour la jeunesse Rêves d’Océans de Doëlan (Finistère) et Les Marmouziens à Pleubian (Côtes-d’Armor).

 

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Vivons livres !

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La campagne de soutien à la librairie indépendante Vivons livres ! imaginée par l’école des loisirs, c’est en ce mois de septembre 2020. A votre disposition, dans les librairies, d’une part, un joli livre dans lequel soixante auteurs, autrices, illustrateurs et illustratrices de la maison rendent hommage aux libraires en mots et en dessins et dans lequel on ne s’étonnera pas de trouver notamment des contributions de Claude Ponti, Anne Herbauts, Flore Vesco, Anaïs Vaugelade, Kitty Crowther, Grégoire Solorareff, Jean-François Chabas ou Susie Morgenstern, et, d’autre part, une série de six affiches mettant en scène un malicieux écureuil dessiné par Olivier Tallec.

« Dans la période de grandes difficultés sanitaires et d’incertitudes économiques totalement inédite que nous traversons, répondre aux besoins profonds de culture et de lecture est essentiel. Face aux mutations et aux incertitudes de notre société, notre conviction d’éditeur indépendant, mais aussi de libraire, est que notre rôle est d’aider chacun à mieux comprendre, par la lecture, les enjeux actuels, de contribuer à développer l’esprit critique, mais aussi de montrer le beau car le monde du langage reste le meilleur » (Louis Delas, directeur général de l’école des loisirs).

Voici quatre textes extraits du recueil, avec l’autorisation de leurs auteurs et celle de l’éditeur.

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Cinquante ans de voyages

     Ma maison regorge de livres. J’en fais parfois des tas, par taille, des constructions improbables.

    C’est une foule bienveillante et qui, toujours, m’interpelle. Lorsque j’ai déménagé récemment, du Loiret vers la côte belge, le très aimable transporteur a ri en voyant autant de caisses alignées, incrédule, cinquante ans de voyages entre les lignes. Et pourtant, en ce confinement, ce qui me manque le plus, c’est de ne pas pouvoir entrer dans une (vraie) librairie pour en trouver au moins un autre.

    Mes ami·e·s libraires le savent : en principe, je ne sors jamais sans un livre, car sinon j’ai l’impression d’un acte manqué. Je peux explorer longtemps : il y a forcément un recueil ou un roman qui va m’étonner, me faire un clin d’œil ou provoquer un battement de cœur entre deux pages. J’aime ouvrir un livre, en lire seulement un soupçon de mots, quelques bribes, puis, si ça me plaît, l’emporter comme un secret, puis filer au café pour m’en nourrir tout de suite. Sans librairie, je me sentirais souvent lettre morte. C’est mon addiction.

    Dans chaque ville où j’ai vécu, j’ai aussi trouvé la ou le libraire qui finit par si bien connaître vos chemins qu’il vous y précède et, les yeux pétillants, vous sort d’une pile, en un geste de magicienne ou de prestidigitateur, ce petit rectangle inconnu qui va ensemencer dans l’heure votre imaginaire. Ma maison regorge de livres, mais un autre m’attend, bien caché, flamboyant sur une étagère, ou dans la main qui se tend. Comme il se doit, mon déconfinement commencera en tournant une nouvelle page.

(Carl Norac)

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Libraireté chérie

     Je me demande souvent pourquoi j’achète autant de livres. Deux, trois par semaine. Et parfois plus. Bien plus, en tout cas, que je ne peux en lire.

    Il faudrait peut-être que je vois un psy…

    Mais finalement, ce ne sera pas nécessaire. Le 17 mars dernier, à midi tapant, j’ai la réponse à ma question : si j’ai stocké tous ces livres comme un animal engrange des provisions pour l’hiver, c’était bien sûr pour résister au confinement. Pour tenir jusqu’à la fin (en espérant qu’elle arrive un jour). C’était une question de vie ou de mort, car lorsqu’on souffre, comme moi et pas mal d’autres, d’une addiction sévère aux bouquins et aux librairies, comment survivre à six, huit ou dix semaines de manque ?

    Bien sûr, j’ai une liseuse. Mais ce n’est un pseudo-livre sans âme, ni encre, ni papier, de la glaciale électronique, un substitut tout juste bon à se soulager du poids des livres le temps d’un voyage. Mais qui oserait encore parler de voyage en ces temps où nous nous claquemurons ?

    Pendant des mois et des années, j’ai donc fait des réserves de livres sans savoir pourquoi. Rien de plus, au final, qu’un réflexe animal dicté par la peur du manque et la trouille vertigineuse de n’avoir plus rien à lire. C’est l’instinct qui parlait en moi, l’instinct du lecteur ou, plutôt, du liseur.

     Ce n’est pas tout à fait la même chose.

    Le lecteur est assez plan-plan, il aime son confort, revient à ses auteurs et ne fait confiance qu’à sa librairie chérie. Le liseur est d’une trempe plus aventureuse. Où qu’il se trouve, il explore, butine et papillonne. À l’image des marins, le liseur a une librairie dans chaque ville. Disons qu’il est plusieurs fois fidèle aux nombreuses librairies qu’il a croisées au cours de sa vie et qu’il n’hésitera jamais à pousser la porte d’une belle inconnue pour en humer le parfum et lancer un coup d’œil avide en direction de ses tables et rayonnages chargés de livres.

    Ce que le liseur aime plus que tout, c’est fouiner, fureter, fouiller, farfouiller et s’interroger : qu’est-ce que je vais bien dénicher aujourd’hui ?

    Car tout bon liseur a un devoir à respecter : ne pas ressortir les mains vides.

    Question de la libraire :

– Vous souhaitez un renseignement ?

– Non, non… merci. Je flâne.

    Déjà explorateur, un bon liseur se double d’un flâneur. Voilà qu’une couverture attire son attention. Livre inconnu. Titre inconnu. Auteur inconnu. Et l’impression soudaine que ce livre-là a été écrit pour lui. L’attirance est réciproque : manifestement, ce livre n’attend qu’une chose : que le lecteur s’en saisisse. Après tout, les librairies sont là pour ça, non ?… Pour rencontrer des histoires et les mille façons de les raconter.

    Le liseur s’empare du livre, en caresse la couverture, le retourne, le feuillette… Saisit quelques phrases piochées au hasard… Coup d’œil vers la libraire occupée avec un client.  Attente. Nouveau feuilletage… Ah ! La voilà disponible.

– Celui-là, vous pouvez m’en parler ? Vous l’avez lu ?…

    Sourire complice de la libraire.

– Celui-là ? Voilà quinze jours que je le conseille à mes clients et aucun ne me l’a encore jeté à la figure !

    Mais qui est-il donc, « celui-là » ?

    Mille réponses possibles. Bien entendu, votre « celui-là » ne sera pas le mien.

    En ce qui me concerne, ce pourrait être… Tour d’horizon, Kathleen Jamie, par exemple. Un bouquin au physique plutôt ingrat : couverture verdâtre et titre blanchâtre.

    Mais dès les premières phrases, embarquement garanti : cap sur les Hébrides et quelques îlots atlantiques à peu près inaccessibles, peuplés d’oiseaux de mer et semés d’ermitages abandonnés. Coup de foudre. Voilà le liseur transporté, dans tous les sens du terme, par l’écriture savoureuse d’une auteure écossaise dont il ne connaissait pas même l’existence une seconde plus tôt.

    Sans en être tout à fait sûr, je crois bien avoir débusqué ce livre à Montbard, dans l’une de mes librairies bien-aimées : À fleur de mots.

    Dans une vie antérieure, Véronique, la libraire, travaillait à l’ONF. Je fais partie des dinosaures qui ont fait du latin du collège jusqu’au lycée : vous me pardonnerez d’étaler les maigres restes de ces lointaines études. « Livre » et « librairie » viennent tous deux du latin liber qui signifie tout à la fois l’écorce d’un arbre et le livre. En français, le mot « liber » désigne toujours une partie de l’écorce des arbres qui « a longtemps servi de support à l’écriture », m’apprend le vénérable dictionnaire de l’Académie française.

    Et voilà ! Le tour est joué ! « Ma » libraire est tout naturellement passée des arbres aux livres et du liber à la librairie, suivie en cela par son mari, lui aussi ancien garde forestier qui, à peine à la retraite, s’est aussitôt réinventé une nouvelle vie de libraire.

    À fleur de mots n’est pas ma seule bien-aimée. Loin de là… Il y a aussi cette librairie BD de Dijon, nichée au fond d’un passage introuvable et dont le libraire semble avoir tout lu depuis la création du monde, ou encore la minuscule librairie française de Bucarest, qui résiste vaille que vaille à l’invasion des tours de verre, et puis encore celle de Royan… Et celle de La Chaise-Dieu… Et celle de Dole… Et celle de… et tant d’autres !

    À quoi tient donc l’attirance pour telle ou telle librairie ?

    Comme tous les charmes, celui-ci reste inexplicable. C’est affaire de passion, de liseurs et de libraires. Le résultat d’une alchimie secrète entre un lieu, une façon d’accueillir, un goût de lire, un certain ordre, ou un certain désordre, un agencement de l’espace, une façon de mettre les livres en valeur…

    La fusion reste imprévisible et mystérieuse. L’amour ne se décrète pas.

  Pour ma part, j’ai un faible pour les librairies légèrement « bordéliques », voire un peu plus. Si l’on n’y trouve pas le livre que l’on cherche, on finit toujours par dégotter celui qu’on ne cherchait pas, ce qui est encore mieux ! D’ailleurs, c’est bien simple, je ne cherche aucun livre particulier en entrant dans une librairie.

    Je reçois depuis hier quelques mails de librairies annonçant qu’elles ouvrent un service drive. C’est mieux que rien, mais il y manquera le principal : le plaisir de fouiller et d’explorer.

    Alors vivement la fin (du confinement) !

    Et ce jour-là, c’est promis, même masqués, gantés, et ivres de gel hydroalcoolique, nous autres, lectrices, lecteurs, liserons, liseronnes, liseuses et liseurs, nous retrouverons « nos » librairies.

    Et notre libraireté chérie.

(Xavier-Laurent Petit)

Pousser la porte

     J’avais douze ans. Tous les jours, sur le chemin de l’école, je passais devant une librairie. Et tous les jours, je m’attardais quelques minutes devant la vitrine remplie de livres dont les titres m’intriguaient : Alice et le Fantôme, Le grand combat, Mon bel oranger ou Le premier cercle, et d’autres que j’ai oubliés. Je brûlais de l’envie de pousser la porte et de fouiner parmi tous ces livres, mais je n’avais pas un sou vaillant. Alors, je décidai de grappiller la moindre pièce de monnaie qui me restait des commissions… j’accumulai le plus de pièces que je pus, jusqu’à obtenir une somme rondelette à mes yeux. Maintenant, je pouvais pousser la porte de la librairie.

    La libraire était maigre, âgée et avait un air pincé qui m’intimida. Je me glissai entre les rayons, aussi discrètement que possible, pour passer inaperçu. J’étais le seul  » client « . Je tremblais en saisissant les livres. Tous me tentaient, même ceux auxquels je ne comprenais rien. Tous les livres sentaient bon. Je finis par me décider pour un petit livre mince, le moins cher, un petit poche, Le nègre du Narcisse de Joseph Conrad, et j’allai vers la caisse en serrant les fesses.

    Je tendis le petit livre à la libraire. Elle le prit, le retourna, regarda sur une liste qu’elle avait près d’elle et m’annonça une somme. Je sortis la poignée de pièces de monnaie de ma poche et la déposai sur le banc de caisse. Du bout de l’index, elle sépara les différents centimes, fit le total et me dit :  » Il n’y a pas assez, mon garçon. « Je sentis un grand frisson me traverser. J’avais presque envie de pleurer. La libraire repoussa toutes les pièces de monnaie vers moi et marmonna : « Aujourd’hui, je te fais cadeau du livre. Pour cette fois. »  Et elle eut un tout petit sourire malicieux. Serrant mon bien contre la poitrine, je sortis de la librairie en vitesse, craignant que la libraire ne se ravise.

    Je possède encore ce livre, il est au fond d’un carton.

(Francesco Pittau)

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Libre air

     Je connais L’Oiseau lire depuis sa sortie de l’œuf à Évreux, en 1993.

    L’Oiseau lire m’a prise sous son aile, je lui ai donné à picorer mes images et je lui ai piqué quelques plumes pour écrire mes textes.

    J’y ai exposé au long de toutes ces années les originaux de chaque nouvel album en rencontrant un public curieux, fidèle et enthousiaste.

    À L’Oiseau lire, je trouve un libre air, un air de liberté indispensable à mes poumons, une aire libre où s’épanouissent par centaines des livres à dévorer des yeux et du cœur… Tout un éventail de mondes à rencontrer, à connaître, à déguster.

    Dans les trésors choisis par Annie et Gwen, le livre à offrir qui tombe pile, les surprises et les émotions cachées là, au cœur des pages, et que ces passeurs me font découvrir.

    Les vitrines à thèmes avec les changements de couleurs appréciés : on passe du jaune soyeux au bleu rêve, au blanc banquise…

    L’attention portée aux « beaux livres », ceux qui nous font grandir, respirer plus large, espérer, en poésie, en albums, en bandes dessinées, en romans…

    Les auteurs et les illustrateurs rencontrés, et tout ce travail régulièrement entrepris auprès des scolaires, les prix littéraires. Et ce salon du livre annuel qui me fait jubiler !

     L’Oiseau lire ne peut pas disparaître, ma vie à Évreux serait remise en question : je sais bien que, sans le travail des libraires jeunesse, une bonne partie de mes albums passerait inaperçue.

    Je crois que la mue de 2019 est pleine de promesses, L’Oiseau lire se construit un nouveau nid, je rêve aux couleurs ravivées de ce nouveau plumage et j’attends la réouverture prochaine. Bonjour Célia !

(Martine Bourre)

Franck Prévot (1968-2020)

 

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    Franck Prévot, écrivain, est décédé le mercredi 27 mai 2020. Il avait 52 ans. Il aimait à dire qu’il avait commencé ses études d’écriture dès le cours préparatoire  grâce à des enseignants férus de littérature pour la jeunesse qui lui apprirent à lire avec Petit-Bleu et Petit-Jaune. Il sentira toutefois le besoin de passer un baccalauréat scientifique. Ce sera ensuite une école supérieure de commerce et un IUFM, avec, entre les deux, des voyages (dont un, de 18 mois, en Indonésie, dans un village où il créera, avec les habitants, une association de défense de l’environnement). Ne pas omettre une peu probante expérience comme employé dans une banque. Franck Prévot sera professeur d’école, à Valence, pendant une dizaine d’années avant de faire du travail d’écrivain son activité principale.

    Premiers livres : Tout allait bien (Le buveur d’encre, 2003) et Un amour de verre, illustré par Stéphane Girel (Le Rouergue, 2003). Il a publié depuis une trentaine d’ouvrages aux éditions Le Baron Perché, Grandir, Thierry Magnier, Nathan, Rue du monde, L’édune, HongFei Cultures, La maison est en carton. A signaler : Lumières : l’Encyclopédie revisitée (1713-2013) avec des illustrations de Julia Wauters, Charles Dutertre, Albertine, Rascal, Vincent Pianina, Jean-François Martin, Clotilde Perrin, Régis Lejonc, Tom Schamp, Janik Coat et Martin Jarrie (L’édune, 2013), publié pour le tricentenaire de la naissance de Denis Diderot et qui fera l’objet d’une exposition.

    Franck Prévot aimait rencontrer ses jeunes lecteurs pour des ateliers d’écriture et des lectures dessinées. Dernier ouvrage : La vraie vérité sur le secret de la maitresse illustré par Amandine Laprun (Nathan, 2019). Quand on l’interrogeait sur lui-même – ce que le CRILJ avait eu l’occasion de faire à Beaugency, lors d’un salon du livre – il expliquait volontiers qu’il aime les enfants, les gens et son jardin, son chat gris et son poisson rouge qui est bleu, courir le monde en bateau, à pied ou en poésie, s’inventer dix d’histoires par jour, parler des livres avec ceux qui les font et avec ceux qui les lisent, jouer avec les mots même quand c’est difficile. « Franck écrivait des histoires et de la poésie. Ses textes lus par mille gens, ceux-là voulurent le rencontrer. Il aima ces gens et ces rencontres. Elles lui donnèrent mille occasions d’inviter qui le voulait à écrire sa poésie. Et chacun devenait poète en sa présence. Mais aujourd’hui est vide. Jusque-là, Franck faisait vivre ses textes auprès des lecteurs petits, grands ou vieux et autres émerveillés. Désormais, c’est à ses textes de faire vivre sa voix. Franck a choisi sa manière de donner. Avec la même liberté, nous recevons, reconnaissants. » (Loïc Jacob et Chun-Liang Yeh, HongFei Cultures)

(avril 2020)

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TÉMOIGNAGE

    C’est avec une immense tristesse que nous avons appris le décès brutal de Franck Prévot, grand auteur de la littérature jeunesse que nous avons eu l’immense plaisir d’accueillir, à plusieurs reprises, au Festival Rêves d’Océans.

    Nous nous souvenons tous de sa générosité et des incroyables moments partagés avec les enfants dans les classes, des sourires et paroles échangés avec les festivaliers, comme avec l’ensemble des bénévoles. Il a particulièrement touché chacun d’entre nous lorsque le dimanche soir, après avoie été en signature tout un week-end, comme une évidence, il soulevait tables et étagères, débarrassait bancs et barrières … pour aider les bénévoles au démontage, avant de partager avec nous le repas d' »au-revoir »!

    Une année, alors qu’un éditeur invité à participer à la journée professionnelle avait dû se décommander pour raison de santé quelques heures seulement avant le début de la formation, Franck, au pied levé, a répondu immédiatement à la demande d’Anne Colinot pour venir le remplacer.

    C’était Franck Prévot, un homme d’une gentillesse reconnus par tous ceux qui ont eu le bonheur de le rencontrer. Il nous laisse ses nombreux textes et pensées, dont toutes celles écrites pendant le confinement et partagées généreusement, au quotidien sur les réseaux sociaux. Nous prendrons plaisir à lire et à relire ses écrits pendant encore longtemps !

    Sa disparition est d’une violence inouïe. Un homme d’une rare humanité nous quitte. Un grand vide.

    Nos pensées accompagnent son épouse, ses enfants et tous ceux qui l’ont aimé.

    Bien sûr, nous pensions avec beaucoup de plaisir le réinviter à une prochaine édition, c’était une évidence et une certitude. Cela ne sera plus possible et notre peine est grande.

(Les Rêveurs d’Océans – avril 2020)

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Le loisir d’apprendre

 

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Texte emprunté à Yvanne Chenouf et à l’Association française pour la lecture (AFL). Amical merci.

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Enfants et adultes viennent de vivre de manière différente une expérience inédite : la vie a ralenti, le monde s’est embrasé, sortir est devenu dangereux. L’école s’est infiltrée dans les foyers ; parfois elle a disparu des écrans. Après avoir tenté de bâtir une nation apprenante sur l’école de la réussite individuelle, l’État promeut un été apprenant, un mix de loisirs et de soutien scolaire. Quel tribut une association comme la nôtre, spécialisée dans le rapport à l’écrit, peut-elle apporter aux mairies chargées à court terme, de récupérer les heures de classe manquées et, à long terme, de repenser l’éducation des enfants au niveau du quartier, du village ? 

Vacances de rattrapage (1)

Confinement. La situation était nouvelle pour tous et chacun a dû s’y adapter avec les moyens du bord. Il a fallu faire face à des sentiments nouveaux, se poser de nouvelles questions, inventer le présent, espérer et parfois redouter l’avenir. Vieux ou jeunes, tout le monde a dû franchir une épreuve aux causes diffuses et aux suites incertaines, tout le monde a découvert quelque chose de nouveau sur soi, sur les autres et sur la société, tout le monde a appris. Sans aucune évaluation, on a conclu à un retard pour les enfants qui n’ont pu rester connectés à l’école faute de conditions matérielles et d’encadrement suffisants. N’ont-ils rien fait durant tout ce temps, ces enfants ? Rien vu à la télévision, rien lu, rien entendu, rien retenu de la vie familiale, n’est-il rien sorti de leurs mains, de leur imagination, de leur dépit d’être oubliés, de leur ennui ? Est-on sûrs que les autres enfants, ceux qui ont eu leurs parents 24 heures sur 24 sur le dos sont à l’heure ? Qu’ont-ils pensé tous ces enfants de leur école, devenue virtuelle pour les uns, chimérique pour les autres ? Aurait-on pu continuer à se former chacun chez soi et tous ensemble par la lecture (avec les manuels scolaires, les livres de la bibliothèque) et l’écriture (questions, observations, impressions, propositions) en vue d’une large mise en commun au retour ? N’aurait-il pas été préférable, à la place de continuité pédagogique, qui renvoie à l’enseignement magistral, de parler de continuité éducative, qui concerne l’ensemble des acteurs sociaux : animateurs, bibliothécaires, entraîneurs sportifs, professeurs de musique ou de danse, représentants religieux (éducation communautaire) ?  Les vacances peuvent être un vrai bol d’air si elles réussissent à réunir tous ceux qui, dans le quartier ou le village, interviennent auprès des enfants sur les bases suivantes : mixité (sociale, sexuelle, générationnelle, confessionnelle…), responsabilité individuelle et collective, coopération, accès à la découverte et à la production des biens culturels. Il est temps de se ré-concilier, de re-prendre confiance en soi et avec les autres, de re-faire connaissances.

Apprendre, le geste naturel

Savoir. Si le confinement a changé la façon d’enseigner (plus de cours oraux devant des groupes présents mais du travail écrit adressé individuellement), il a sensiblement modifié le sens d’apprendre : à tout moment, tandis qu’une machine à laver tournait ou qu’un plat mijotait, on pouvait solliciter quelqu’un pour un bricolage et passer par une schématisation, parler à quelqu’un d’autre d’un personnage historique et consulter ensemble un document sur Internet, montrer le message à envoyer aux grands-parents et provoquer une mise au point orthographique, assister à l’éclosion d’une fleur et vouloir la dessiner ou la photographier. Ensemble, savoirs abstraits et savoirs concrets se sont épaulés pour éclairer l’ordinaire et agrandir ses cadres. C’est ce fil qu’il faut essayer de tirer pour montrer que toute expérience peut générer des savoirs durables et transférables si elle est reprise (par la parole, le dessin, l’écriture, la vidéo…), reliée (à d’autres expériences proches ou différentes), retrouvée sous une autre forme (allusion, citation…) dans un texte, un film, une conversation. Il n’y a pas, d’un côté, la pratique et de l’autre la théorie (d’un côté le loisir et de l’autre le travail) mais des va-et-vient permanents entre les deux niveaux, chacun alimentant l’autre ; il n’y a pas de guide (maître ou parent) qui détient les savoirs et les transmet intégralement mais des savoirs qui évoluent au contact d’autres situations, d’autres sensibilités. L’écrit joue un rôle important dans ce rapport à la réalité : par le récit, la liste, le tableau, l’auteur prend le temps de réorganiser ce qu’il a vécu selon un angle que le lecteur a tout le temps de déceler, puisque les signes graphiques (mots, images, ponctuation, typographie) sont permanents. Possibilité alors de s’identifier à ce point de vue ou de s’en distancier. Puisque ce verbe est actuel, redonnons-lui un peu de son sens brechtien :  que les vacances soient réjouissantes et superflues et qu’on les aborde en interrogeant ce qui se vit, se sent et s’imagine, par tous les arts possibles (lecture, écriture, théâtre, peinture…) au profit du plus grand d’entre tous : l’art de vivre.

Un espace de loisirs, pour quoi faire ?  (2)

L’allant-de-soi. L’espace de loisirs est si ancré dans le quartier ou le village qu’on finit par ne plus questionner ni ses buts, ni son fonctionnement. Un accord tacite lie le lieu à la population : ici, les enfants s’épanouissent en se socialisant, ici, ils participent à des activités récréatives tout en bénéficiant de soutien scolaire… Un mode de garde intelligent ! Tout va tellement de soi que la phrase échangée entre parents et animateurs, le soir, traduit une indifférence coutumière aux enjeux de ce lieu (« Ça s’est bien passé ? ») : l’essentiel, on le croit, se passe à l’école et la suite le prouve. Au moment où il s’agit de refaire groupe, de retrouver la vie dans toute sa plénitude, on pousse les grilles du programme du centre de loisirs, on installe l’école le matin (lire, écrire, compter) laissant l’après-midi aux occupations ordinaires devenues mineures (culture, nature, sport) comme si on voulait suturer deux temps :  celui où l’école fonctionnait normalement et celui où elle re-fonctionnera comme avant. Même si on arrivait à ramener le gruppetto dans le peloton, à la rentrée, tous les enfants se retrouveront dans la même école : celle qui, par son homogénéité sociale et sa connivence avec les parents diplômés (3), creuse les inégalités sociales. Les animateurs se sentent si peu légitimes qu’ils acceptent de servir cette cause nationale en rattrapant un retard dont ils ne sont pas responsables avec des activités dont ils n’ont pas la compétence. Pourquoi, alors qu’il s’agit du développement global des enfants, son domaine de compétences, le centre de loisirs doit-il se rétracter ?  Peut-être parce que ses buts ne sont pas assez affirmés par l’animation, pas assez lisibles par le corps social.

Textes brefs, dessins, photographies, pourraient afficher, dès l’accueil, les enjeux, le programme, les bilans, les projets du centre de loisirs en lien avec les autres points éducatifs de la ville ou du village (bibliothèque, cinéma, piscine…). Présentes sur le même espace, sous forme de listes, de tableaux, de gros titres, de sous-titres, avec des variations typographiques et chromatiques, subjectivement hiérarchisées, les informations écrites fixeraient mieux les messages qu’à l’oral : d’un coup d’œil, on saisirait un volume d’événements (dynamisme du lieu), des rapports entre certains éléments (cohérence du lieu), des priorités et des répétitions (ambitions du lieu). Cette représentation graphique de l’animation agirait sur les représentations des parents, des passants, des intervenants, mieux qu’un discours, montrant en quoi le centre de loisirs n’est ni une garderie, ni périscolaire, ni en dehors du temps scolaire mais un segment actif d’une politique éducative. Si cet affichage est fait avec les enfants, s’il est interactif, si n’importe qui peut facilement y intégrer un avis, une proposition, une question, une image, si on peut noter, raturer, reformuler, réfléchir à même le support d’affichage, on verrait apparaître, à travers  un corps-à corps avec les mots, l’esquisse d’un tableau de bord collectif, évolutif et proactif : un instrument clé pour ouvrir des voies aux intuitions et aux inventions dont les pouvoirs publics pourront se saisir pour les instituer.

 L’été, laboratoire de la rentrée

Robinsons. L’obligation de remplacer l’école, dans l’urgence, a montré que les enfants n’étaient pas suffisamment préparés à prendre leurs apprentissages en charge, avec leur équipement scolaire (leurs cours, leurs manuels), avec les livres choisis à la bibliothèque (juste avant le confinement), avec Internet (quand c’était possible) et avec leur entourage (les proches mais aussi des interlocuteurs joignables par Internet, par téléphone, par courrier, par portage, dépôt de demandes, de productions, dans une boîte à lettres ou sur un paillasson). Peu entraînés à planifier leur travail, à se faire un programme de lecture et d’écriture personnelles, à consigner leurs observations sur  un journal de bord, à tenir un carnet de lectures, à mener des recherches (collecter des informations, les organiser sur un support), à tirer de l’expérience des raisons de s’entraîner  (au maniement de la langue, du raisonnement mathématique, en dessin, en musique…), beaucoup n’ont pas été  en mesure de continuer eux-mêmes leur parcours de formation, ne disposant pas des outils nécessaires parmi lesquels le rapport à l’écrit occupe une place majeure.  Comment mieux les armer en faisant de la vie un long stage de formation continue et interactive ? Car, si Robinson Crusoé, cher au président Macron, a survécu sur son île, ce n’est pas seul mais avec l’expérience du co-apprentissage (avec son père, ses compagnons de voyage, puis Vendredi). Comme le note Julien Salingue (5), pour subsister, il n’a pas juste récupéré du jambon et du fromage dans la cale de son navire mais aussi des fusils !

Circuit-court. Au centre de loisirs, qui décide du programme, des horaires, de l’occupation des espaces, de la composition des groupes, du budget ? Comment se traitent les désaccords, sous quelle forme se font les évaluations, la communication ? La mise en commun des contingences, bénéfique à l’identité des sujets (responsabilisés, gratifiés), préfigure une société moins individualiste si l’exercice de la décision collective se travaille précisément. Dans toute concertation, il y a des prises de pouvoir, des entreprises de séduction ou d’intimidation, des rapports d’influence. Avec l’écrit, on peut s’en distancier. En grand groupe, chaque prise de parole est enregistrée sous forme de listes ; en petits groupes, on revient sur le matériau recueilli qu’on trie, qu’on réorganise (éliminations, ajouts, substitutions par associations d’idées). De retour en collectif, les conclusions sont mises en tableau (horaires, salles, matériel, participants, projets). Sortis de leur contexte d’énonciation, séparés de celui ou celle qui les a produits, les propos sont visualisables, objectivement mesurables. A la fin de la réunion, un texte court (ou plusieurs) sont produits qui rendent compte de la séance. Affiché publiquement le lendemain, lu en commun, il permet des rectifications, provoque des discussions sur le fond et sur la forme, amène des révisions. En quoi l’écrit, produit sous diverses formes (liste, tableau, texte) auquel s’ajoutent les journaux et les livres commercialisés peut permettre, en tenant compte de la diversité des points de vue, d’envisager des solutions respectueuses du bien de tous.

Raison graphique. (4) Liste, tableau, itinéraire, carte mentale… sont des formes écrites distinctes de l’oral : ni linéaires, ni agencées en phrases ou en paragraphes, elles sont aisément modifiables en fonction des besoins.  En les concevant on modifie la façon de regarder la réalité et on augmente son pouvoir d’agir. Quand le travail scolaire est arrivé dans les foyers, via les écrans, ce qui a manqué aux enfants qui n’avaient pas de parents constamment disponibles, c’est la capacité de s’organiser, de mettre ce qu’ils avaient à faire en listes, en schémas, en tableaux, en ordre. Cette attitude réflexive s’acquiert dans tous les moments de la vie. Au centre de loisirs, chaque enfant doit savoir se fabriquer des petits carnets (avec une feuille A4 (6) à glisser dans sa poche, avec un crayon : à tout moment, on peut avoir besoin de griffonner une liste, un tableau, un schéma pour se préparer à un débat, chercher des idées de parcours pour un jeu de piste, faire un relevé de mots avant d’écrire un texte, pour prendre du recul, réunir ses idées, se concentrer. Passer par des représentations graphiques favorise la mise à distance de l’événement (on voit plus clair), affine le regard (on fait des liens, on regroupe des éléments épars, on repère une singularité…), fortifie la pensée et assure la prise de parole. Ces outils permettent aussi de mieux communiquer : une liste est immédiatement compréhensible sur la devanture d’un magasin où on ne s’attarde pas, un schéma attire l’œil dans un article et ménage une pause entre les lignes, un tableau rend compte synthétiquement d’une observation et permet rapidement d’entrer dans l’échange avec des questions et des arguments. Occupons-nous de la liste et du tableau, dans l’activité, avant de retrouver leur usage dans le domaine fictif des livres.

La liste, etc. La liste permet d’inventorier des personnes (liste d’équipiers), des objets (liste de mots finissant par b), des événements (liste des jours fériés). Elle est anticipatrice (liste des courses), rétrospective (liste des faits importants) ou lexicale (liste des mots du corps). Avec elle, on peut organiser ou lire les informations en long (verticalement) et en large (latéralement), on enrichit ses savoirs en structurant sa pensée :  » Qu’on laisse un enfant passionné de voiture apprendre toutes les pièces du moteur ! Plus il a de vocabulaire sur le moteur, plus il intègre une subtilité de termes (matériels, abstraits), plus il développe des réseaux dans sa tête, plus il intègre un processus qu’il pourra investir dans d’autres domaines, plus il agrandit, affine ses capacités d’expression. C’est comme ça que l’on agrandit les rivières et réseaux souterrains de la pensée, que l’on s’enracine dans la langue, que l’on développe et décuple sa puissance d’expression, de compréhension, d’aptitude à assimiler le monde.  » (7) La liste est un moyen de décrire la réalité (on énumère des propriétés) et de s’amuser avec l’idée d’infini : le « etc. » final a poussé des artistes à défier l’indicibilité (Perec, Prévert, Wharol…). La liste nous fait autant que nous la faisons. Au moment d’écrire un texte, on réunit ses idées et on va en glaner dans d’autres textes. Chaque mot en entraîne d’autres qui en entraînent d’autres (on développe), certains peuvent être regroupés sous la même catégorie (on synthétise). Lorsqu’on dispose d’un matériau suffisant, on a de quoi opérer. La liste génère des univers puissants pour les écrivains (des « pompes à imagination » (8) pour Georges Perec auteur de Je me souviens) et nombre d’ateliers d’écriture la sollicitent (François Bon). Dans la littérature, les histoires en randonnée jouent avec les énumérations, que le domaine soit fini (objets de la chambre dans Bonsoir lune, étapes de la fabrication du pain dans La Grosse faim de P’tit bonhomme) ou infini (jouets dans Alboum, animaux dans Poule Plumette). S’inspirant de Georges Perec, Claude Ponti utilise les listes pour décrire les éléments d’un gâteau dans Blaise et le château d’Anne Hiversère, les activités des Souris Archivistes ou les choses qui font pleurer dans Georges Lebanc. A la suite de Sei Shonagon, auteure des Notes de chevet, des auteurs énumèrent le monde par le menu comme Gaïa Stella qui, dans Toutes les choses avec lesquelles…, fait le tour des objets de sa maison par leurs usages.  Chez les illustratrices, Virginie Aldjidi propose des Inventaires, Joëlle Jolivet des catalogues (Costumes, Presque tout, Zoo Logique), ainsi qu’Elisa Gehin (Dans le détail, Dans l’ensemble). Comme toute bonne liste, celle-ci est infinie.

Le tableau. Le tableau vient de la table où on mange, on écrit, on joue (jeux de plateaux). C’est aussi une plaque ou une planche qui porte une inscription.  » C’est enfin une manière de disposer des nombres, des mots ou tout autre élément sous une forme claire et ramassée pour présenter un ensemble de faits ou de relations distinctement ou globalement pour la commodité de l’étude, du calcul ou des références.  » (9) En tant qu’image totale, le tableau structure la mémoire verbale et, dans le cas où ce dispositif de classification est souvent utilisé, il s’imprime dans le cerveau et permet, sans papier ni crayon ni écran, de savoir ordonner mentalement des données diverses et nombreuses. Ce sont surtout les documentaires qui utilisent le tableau à double entrée, et encore pas vraiment chez les jeunes enfants : dans Oscar et la grenouille, les étapes de la croissance du têtard sont évoquées en séquences disposées sur des bandes verticales, une approche du graphique au caractère bidimensionnel. L’enseignement de la lecture se faisant selon un ordre linéaire (lire toutes les lettres, toutes les syllabes, tous les mots de gauche à droite et de haut en bas), on recourt peu au tableau dans les premiers âges pour ne pas dérouter les débutants. Pourtant, quelle vue d’ensemble ! Des données différentes existent sur le même espace, organisées en lignes et en colonnes, selon des critères distinctifs. Instantanément, des relations complexes sautent aux yeux, ce que ne permet pas l’oral qui énonce les éléments les uns derrière les autres. Très jeunes, les enfants savent utiliser cette forme graphique si on leur en donne l’habitude : tableaux de services ou d’exercices mathématiques et, par-dessus tout, le calendrier pour repérer les grands événements (anniversaires et Père Noël d’abord). Certains auteurs n’hésitent pas à introduire ce type d’écrit dans leurs fictions pour apporter du suspens ou de la tension aux récits souvent loufoques : par exemple, dans Le Problème avec les lapins, (observation de la reproduction hyper rapide des lapins) ou dans Le Calendrier des tâches (des enfants doivent se répartir les  » corvées  » en l’absence des parents). Le tableau sollicite la pensée de manière spécifique : on peut vouloir à tout prix à remplir une case vide, ce qui n’existe pas à l’oral !

Se projeter

Pré-voir. Nombre d’enfants ne partent pas en vacances. Est-ce une raison pour se priver de voyage ? Garanti sans virus et propice à tous types de rapprochements, le voyage immobile ouvre l’horizon. Il est temps de s’équiper d’écrits divers (mappemonde, planisphère, atlas), de matériel d’écriture (papiers de toutes formes, couleurs et matières, crayons taillés, stylos, feutres, ordinateurs, post-it pour organiser les idées), de supports de récit (carnet individuel, livre de bord collectif, power point, vidéo…) et de conseillers (habitants venus d’ailleurs ou routards expérimentés, professeur de géographie ou de langue, journaliste, steward ou hôtesse de l’air).  Et se préparer à lister, à croiser les données, à les mettre en arborescence, à élaborer un cahier des charges plus ou moins préfiguratif de la production finale. Sur le tableau de bord commun, lignes et colonnes s’éclairent, puces et numéros clignotent.

Il faut prévoir un ou des itinéraire(s) suivi(s) pas à pas (en touriste) ou en improvisant (en voyageur). Sur terre seulement, sous terre parfois, sur l’eau sûrement, sous l’eau pourquoi pas, dans les airs ou les nuages : tracés sinueux, flèches, petites épingles et, reliée aux destinations principales, une enveloppe (assez grande) pour que parents et passants déposent des cartes postales, des bouts d’histoires, de menus objets. Sur le marché, on fait une collecte d’objets, d’idées, de secrets (où iriez-vous si vous deviez partir, où êtes-vous allé où vous aimeriez revenir). On visite des pays qui existent vraiment ou bien on les invente (la recherche de noms imaginaires est jubilatoire) : Jules Verne et François Place sont indispensables. On rêve sur les cartes, on chante Syracuse ou Voyage en Italie… on lit ! On part comment ? A pied, en trois-mâts, en pousse-pousse, en tapis volant… (déjà des titres s’imposent). Quels vêtements ? Le chapeau de Peter Pan, le gilet de Lucky Luke, la salopette de Caroline… (d’autres titres s’ajoutent). Quelles devises ? L’or de Picsou, les réserves de la fourmi, la cassette d’Harpagon ? (d’autres titres encore). On dessine une grande valise qu’on remplit (en les classant) d’étiquettes portant le nom d’habits fabuleux découverts en lisant, on représente une bourse, une tirelire, un coffre-fort pour l’argent, etc. Peu à peu les idées se structurent avec le capital de tout le monde qui évolue et accroît l’imagination.

Lire. Le Centre de loisirs doit avoir un fonds de livres classé constitué au fil des projets, des envies, du hasard et de l’actualité : veiller à la diversité de genres (albums, BD, contes, romans, théâtre…), d’époques (livres classiques et contemporains), de langues, mettre des auteurs en valeur (aimés des enfants ou jugés nécessaires par les animateurs).  Ces livres sont sortis (exposés) pour une situation particulière et systématiquement : tous les jours, à heure dite, on lit aux (ou avec) les enfants. Tous les jours. On se fixe un programme de lectures (qu’on explicite), on encourage les enfants à en faire autant. Autant que possible, on crée des réseaux (d’autres livres du même auteur, du même éditeur, du même genre…). Là où ont lieu les activités (sportive, manuelle…) des livres s’y rapportant sont disponibles et, dès qu’une occasion se présente, on l’illustre par des livres (sur la Révolution le 14 juillet, sur les émotions le lendemain d’une dispute). On expose ces livres rares que les enfants ont peu de chance de rencontrer ailleurs : livres d’art, livres insolites, livres de poésie. La présence de livres est assez simple : il faut qu’ils soient là quand on en a besoin ou qu’ils réveillent un désir inconnu. Un travail et des relations régulières (réunions, stages) avec les bibliothécaires est indispensable qui doit s’ouvrir aux parents, aux passants. Un lecteur ne se forme pas face à des pages mais au centre de lecteurs multiples qui ont leurs manies, leurs élans, leurs zizanies. Sur le tableau de bord commun, émaillant le trajet, des listes de livres, des résumés, des critiques, des dessins… tout un environnement littéraire qui ancre chaque livre dans un lieu et relie les livres entre eux :  » Être cultivé, ce n’est pas avoir lu tel ou tel livre, c’est savoir se repérer dans leur ensemble, donc savoir qu’ils forment un ensemble et être en mesure de situer chaque élément par rapport aux autres.  » (10)

Ecrire. Tout expérience a besoin de récits pour se comprendre et se transmettre. On écrit sur un événement proche ou lointain, qui touche le présent (les faits), le passé (les causes) et l’avenir (les solutions), qui nécessite autant d’affects que de techniques, d’imagination que de conscience. Il va falloir scruter l’écriture des enfants, repérer un accord de mots insolite, un bout de rythme intéressant, une construction, bancale peut-être, mais charmeuse, pour les aider à parler en leur nom, dans leur langue, tout en découvrant leur voix. Et ça, ça se fait parmi les autres,  ceux qui sont vraiment là et qui nous lisent, ceux qui nous parlent de nous à travers les livres. Ecrire n’est pas plus compliqué que lire si on y réfléchit. Plus on vit, plus on lit, mieux on risque d’écrire. Tout texte est d’abord une idée vague qui vient de textes déjà lus, déjà entendus, d’un « vague magma d’émotions » selon Claude Simon.  Toute texte est issu de listes mentales ou écrites (ça vaut mieux au début). Autour d’un sujet donné, on met en constellation (cartes mentales) des phrases déjà lues (comment, déjà, Perrault décrit-il les robes de Peau d’âne, comment François Place parle-t-il des bateaux ?). On y ajoute de nouvelles idées et alors, le texte commence à grandir sur le papier entre les notes griffonnées, les mots raturés, les nouvelles notes, les échappées soudaines, les longues pannes. On rature, on jette, on recommence, on coupe, on colle, on corrige en lisant, en relisant, en lisant, en relisant… Tout n’est pas dicible, par pudeur ou par manque de moyens. L’écriture sert justement à transformer et dissimuler la réalité. Quand les adultes vont se montrer insistant pour recueillir ce qui s’est passé, ce qu’on a ressenti lors du confinement, ça va être utile de savoir écrire à fleuret moucheté et à demi-mots.

A l’arrivée (fin du voyage), on fait le bilan (la fête). On affiche des traces qui refont l’historique d’un projet, bien sûr, mais surtout des chemins pris, dans chaque cerveau et entre tous les cerveaux, pour parvenir à une production commune.  Partir a été possible grâce à un ensemble de processus cognitifs individuels et collectifs soutenus par des outils de conceptualisation nés d’abord du désir de faire, de bien faire. Si chacun n’apprend qu’à son rythme, c’est l’histoire commune qui donne le tempo. Ce qu’on apprend en somme ? A lire, écrire, compter, respecter les autres, c’est tout de même la base, mais surtout qu’aucun retard n’existe en matière d’apprentissage : on repart chaque matin, là où on s’était arrêté la veille, « quoi qu’il se soit passé, il y a eu des apprentissages, conscients ou non. L’important est de savoir lesquels et de partir d’eux. » (11) Ni apprentissages premiers, ni apprentissages fondamentaux mais  » développement global de l’individu à travers l’apprentissage simultané de comportements moteurs, affectifs, intellectuels.  » (12) Ni magie, ni traitement thérapeutique mais des  » solutions construites par les acteurs de terrain…en conjuguant les savoir-faire et en lien avec les familles.  » (13) Ni premiers de cordée ni décrocheurs mais une chaîne d’individus soucieux d’eux-mêmes et du bien public : c’est à plusieurs qu’on apprend seul à voir, penser, aimer… à se prendre en mains. La méthode est la même si on se soucie de décrire ce qu’on a compris derrière nos fenêtres, du haut de nos balcons (14) ou au-delà des murs d’un jardin : comment protéger le vivant ? En le comprenant et en se comprenant au cœur de liens de voisinage.

Les formes d’écrits présentées ici seront efficaces si, comme des outils, on les aiguise, on les affûte, on les retend. A partir des brouillons, enregistrés jour après jour sur un tableau de bord collectif, il faut parler, argumenter, expliquer la force de l’intellectualisation conjuguée à la puissance des émotions. Seul, on ne l’est jamais si on a des livres, du papier, des crayons, un écran… Les lettrés l’ont bien compris qui ont lu, écrit, en regardant les oiseaux fêter l’arrivée du printemps sur un dancing de fleurs en éclosion. Ah ! oui ! On n’a pas de jardin. Au pied des immeubles, il est temps d’en faire pousser. On n’a pas de bibliothèque ? Il est temps de l’organiser. Petit à petit, chaque action hargneusement conduite, contribue à former le grand puzzle des fameux jours heureux.

par Yvanne Chenouf (juin 2020)

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(1) Voir à ce sujet : https://blogs.mediapart.fr/delahaye-jp/blog/090420/des-colonies-educatives-chiche ou http://www.crilj.org/2020/07/02/des-colonies-educatives-chiche

(2) Voir le guide des Francas : Le centre de loisirs, acteur du déconfinement éducatif, mai 2020 (www.francas.asso.fr)

(3) Bénéficiaires du télétravail : 66% de cadres supérieurs, 34% de professions intermédiaires, 30% d’employés, 15% d’indépendants, 5% d’ouvriers (enquête CEVIPOF mars 2020)

(4) https://npa2009.org/actualite/culture/macron-robinson-le-naufrage-le-fromage-et-les-fusils

(5) La Raison graphique, La domestication de la pensée sauvage, Jack Goody, Minuit, 1979

(6) https://fr.wikihow.com/fabriquer-un-livre-en-papier

(7) Anne Herbauts, « Pas de livres lisses pour les enfants, des livres justes », Les Actes de lecture n° 143 : www.lecture.org

(8) Voir Cahier des charges de La Vie mode d’emploi, CNRS/Zulma, 1993

(9) La Raison graphique, déjà cité

(10) Comment parler des livres que l’on n’a pas lu, Pierre Bayard, Minuit, 2006

(11) http://www.charmeux.fr/blog/index.php?2020/05/02/425-comment-repartir-le-onze-mai

(12) La Manière d’être lecteur, Jean Foucambert, Retz, 1976

(13) https://blogs.mediapart.fr/delahaye-jp/blog/090420/des-colonies-educatives-chiche

(14) Thierry Paquot, « Balcon » in Dicorue. Vocabulaire ordinaire et extraordinaire des lieux urbains, photographies de Frédéric Soltan, CNRS, 2017

 

 

BIBLIOGRAPHIE

A propos d’écriture

. Cahier des charges de La Vie mode d’emploi, Georges Perec, Zulma, 1978

. Tous les mots sont adultes, François Bon, Fayard, 2000

 A propos de listes et d’énumération

. Alboum, Christian Bruel, Nicole Claveloux, Thierry Magnier, 1998

. Blaise et le château d’Anne Hiversère, Claude Ponti, école des loisirs, 2004

. Bonsoir lune, Margaret Wise Brown, école des loisirs, 1981

. Costumes, Joëlle Jolivet, Seuil, 2007

. Dans le détail, Elisa Géhin, Les Fourmis rouges, 2017

. Dans l’ensemble, Elisa Géhin, Les Fourmis rouges, 2013

. Georges Lebanc, Claude Ponti, école des loisirs, 2001  

. La Grosse faim de P’tit bonhomme, Pierre Delye, Cécile Hudrisier, Didier, 2005

. Inventaires (série), Virginie Aladjidi, Emmanuelle Tchoukriel, Albin Michel, 2010/2019

. Notes de chevet, Sei Shonagon, Gallimard, 2014

. Presque tout, Joëlle Jolivet, Seuil, 2004

. Toutes les choses avec lesquelles, Gaia Stella, Hélium, 2015

. Zoo logique, Joëlle Jolivet, Seuil, 2002

 Autour du tableau

. Le Calendrier des tâches, Rascal, Riff, Pastel, 2007

. Oscar et la grenouille, Geof Waring, Albin Michel, 2006

. Le Problème avec les lapins, Emily Gravett, Kaléidoscope, 2009

 Autour du voyage

. L’Atlas des géographes d’Orbae, François Place, Casterman, 1996

. Cartes, Aleksandra Mizielinska, Daniel Mizielinski, Rue du monde, 2012

. Comment j’ai appris la géographie, Uri Shulevitz, école des loisirs, 2008

. En voyage, Guy Billout, Gallimard, 2000

 

 

 

Yvanne Chenouf, enseignante et chercheuse, a travaillé vingt ans à l’Institut national de la recherche pédagogique dans l’équipe de Jean Foucambert et a enseigné en tant que professeur de français à l’IUFM de Créteil ; elle fut présidente de l’Association française pour la lecture (AFL) ; conférencière infatigable, adepte des « lectures expertes », elle a publié de nombreux articles et ouvrages personnels et collectifs à propos de lecture et de livres pour la jeunesse dont Lire Claude Ponti encore et encore (Être, 2006), et Aux petits enfants les grands livres (AFL, 2007) ; elle est à l’origine d’une collection de films réalisés par Jean-Christophe Ribot qui donnent à voir des élèves de tout niveau aux prises avec des ouvrages signés Rascal et Stéphane Girel, François Place, Claude Ponti, Philippe Corentin, Jacques Roubaud ; articles récents : « L’intelligence heureuse ou le parti d’en rire » (site du CRILJ, 2018) et  « Ilié Prépéleac » (site du CRILJ, 2020).