Henri Delpeux vient de mourir

 

 

 

 

 

     Henri Delpeux avait 80 ans et vivait seul dans une maison située dans un hameau de l’Yonne. Son ami était mort il y a trois ans et, plus encore que ce décès prévisible après une longue et douloureuse maladie, les commentaires des neveux de son compagnon sur le PACS de ces deux vieux messieurs et l’affection qui les liait l’avait profondément blessé.

      Il avait une toute petite retraite de marionnettiste et d’écrivain de livres pour enfants, livres dont vous trouverez les titres toujours en librairie. Il avait 80 ans, pas beaucoup d’argent et hébergeait les animaux, les sans-papiers, les adolescents en rupture familiale, et tous ceux qui frappaient à sa porte. Il aimait et protégeait tous ceux que notre société rejettent pour défaut de conformité.

     Depuis qu’il ne pouvait plus faire de tournées dans les écoles dans toute la France, il avait abandonné sont petit studio en banlieue parisienne. Il se concentrait sur les alentours de Sens et, en particulier, sur l’école du village. Et sa maison était remplie de marionnettes qu’il créait avec trois bouts de tissu, personnages fantastiques des nuits d’enfance.

     Tous les ans, il organisait à la Pentecôte trois jours de culture, où venaient des amis artistes de toute l’Europe, poètes, musiciens, acteurs, qui jouaient bénévolement pour le plaisir de partager un moment de culture et de création. Il faisait jouer une pièce de théâtre par des adolescents du coin, pièce qu’il écrivait, mettait en scène et pour laquelle il tarabustait durant l’hiver tout un village pour que les jeunes préparent le spectacle, réalisent les décors, atteignent un niveau de qualité conforme à ses exigences de professionnel. Michel, mon mari, avait dessiné le logo de cette fête annuelle.

     En 1993, avec des amies professeurs au Conservatoire de Musique de Nanterre, nous avions créé une association, ARSIS, pour permettre à des mômes qui apprenaient un instrument et dont les familles n’étaient pas musiciennes de passer ce cap difficile de la maitrise d’un instrument, quand le charme de la découverte fait place à des heurs de travail ingrat.

     Nous hébergions, mon mari et moi, les enfants dans notre maison, voisine de celle d’Henri. Henri leur faisait faire un stage de théâtre et leurs profs les faisaient travailler tous les jours en leur apprenant non seulement les bases mais aussi à préparer un concert. Et puis, à la fin de la semaine, on se réunissait dans la grange d’Henri pour une soirée de production culturelle avec les parents, grand-parents, amis des familles et on faisait la fête une partie de la nuit. Des dizaines d’enfants de Nanterre sont ainsi venus dans ce hameau de dix maisons découvrir le plaisir de la culture vivante, inventée, partagée, entre les vaches et les forêts.

     Depuis quelques années Henri était trop âgé pour continuer les stages mais beaucoup se souviennent de leur émerveillement de voir ce barbu maigrichon mélanger Tchékov, l’actualité et des contes pour enfants afin d’inventer des pièces magiques, à la mesure des jeunes acteurs amateurs et avec une frénésie de perfection pour chacun non seulement dans le dépassement mais aussi, et c’est cela qui était magique, dans l’adaptation de la difficulté à la capacité de chacun pour éviter l’échec.

     Henri est mort le 31 octobre, nous sommes tous venus hier l’accompagner dans sa dernière volonté, être incinéré, dans les lumières d’automne des côteaux de l’Yonne. Boudu le chien a trouvé une famille d’adoption, les oies, les chats sont orphelins et nous tous aussi. Et il va nous manquer à nous aussi.

     Nous sommes fier de l’avoir connu.

delpeux

Formatrice-consultante vacataire de profession, Marie-Laure Meyer est conseillère municipale de Nanterre et conseillère régionale d’Ile-de-France. Adhérente du Parti Socialiste depuis 1993, elle a publié Qui veut tuer la démocratie ? chez Denoël en 2003. Elle est représentante de la Région Ile-de-France au conseil d’administration de l’EPAD. Merci à elle pour nous avoir confié ce bel hommage.

 

 

 

 

 

Préface pour Patrick Joquel

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     La découverte et la lecture d’un nouveau recueil de Patrick Joquel me procurent  toujours une joie intense. Je l’aborde en effet avec la curiosité, l’attente, le pressentiment d’une surprise : quoi de nouveau cette fois-ci ? Qu’a-t-il encore inventé ?

     Car certains poètes, même majeurs, se peuvent enclore dans l’attendu. Certes, ils nous enrichissent, mais dans un registre balisé d’avance qui ne promet que peu ou pas de total étonnement. On peut les classer dans tel genre ou tel autre: lyrique, comique, méditatif …

     Depuis que je connais Patrick et fréquente assidûment son œuvre, j’ai toujours été frappée par l’intense curiosité d’esprit, le goût de l’inconnu, du risque, le courage impétueux, joyeux qui lui fait dépasser perpétuellement ses limites, explorer sans cesse de nouveaux champs d’écriture. Ne se satisfaire définitivement de rien. Ne jamais s’enfermer. Rebondir.

     A travers Perché sur mon planisphère, Mammifère à lentilles, Tant de secrets se cachent alentour, Entre écritoire et table à cartes, Maisons bleues, Croquer l’orange, pour ne citer que quelques titres, Patrick poursuit sa route, tour à tour pensif, tendre, ironique et doucement moqueur, ébauchant un pied de nez là où nous ne l’attendions pas, mais toujours lui-même. En prise directe – et c’est peut-être sa très grande force – avec notre monde moderne de l’ordinateur, d’Internet, des voyages spatiaux, le regard embrassant à la fois l’homme de la préhistoire et l’homme d’un futur à inventer … Tout cela comme en se jouant, le plus naturellement du monde et sans jamais tomber dans l’artificiel. Ecriture multiple, variée, plurielle mais toujours voix singulière, unique parce qu’on retrouve, dès que l’on creuse un peu, une même souche, une même manière de dire.

     Oui, quel délicieux recueil que Mille cinq cent dix-sept pieds sur le papier ! Côté déjà délectablement loufoque du titre : seul un auteur de limericks pouvait avoir l’idée biscornue de compter le nombre exact de pieds d’un ouvrage. Et l’on peut dire que nous avons là, avant les textes eux mêmes, la précieuse essence de tout limerick : jeu de mots inattendu, cocasse, impertinent, raccourci saisissant nous donnant à voir sans le dire l’œuvre poétique sous forme d’un mille-pattes.

     Mais qu’est-ce donc exactement qu’un limerick, cette forme particulière de l’humour largement popularisée par Edward Lear ? Le limerick nous raconte sous forme lapidaire et poétique une petite histoire absurde. Un zeste de cruauté désinvolte pourra être le bienvenu, tel ce couplet de Edward Lear lui-même, admirablement traduit (ou réinventé) par Henri Parisot :

     Le père sévère

     Entendant pleurer ses enfants,

     Il les jeta dans l’océan

     Et dit en noyant le troisième :

     C’est silencieux que je les aime.

     Le limerick est en ce sens l’antidote du mélodrame. Ce petit côté sadique, disons plutôt ce parti pris de traiter par le rire une situation tragique en elle-même, n’a pas échappé à Patrick. Nous le montrent par exemple : la marmotte et l’aigle, l’ours du pôle, ou l’astéroïde anonyme. Se retrouve aussi présente dans ce recueil la petite référence géographique souvent de rigueur : le héros du limerick ne surgit pas de nulle part. Il est généralement d’une ville ou d’un pays. Le dragon d’Angleterre, le potier chinois ou le jeune oursin de Hyères vont donc ici déambuler de page en page et de pied ferme. Ou de pied en pied.

     Et – le limerick étant la revanche de la fantaisie sur l’esprit de sérieux – domine ce petit grain d’indéfinissable folie que je sens doucement flotter ici sur l’escargot timbré, l’aspirateur du dimanche… ou les chagrins promenés en laisse au bord du Rhin.

     Mais, chut … j’en ai trop dit. A toi, lecteur, bon appétit !

( préface pour Mille cinq cent dix-sept pieds sur le papier, poèmes de Patrick Joquel, photos de Jean Foucault, Corps Puce 2009 )

held

Enfance limousine, mère institutrice lisant Marcel Aymé, Rudyard Kipling et Selma Lagerlöf, agrégation de philosophie en Sorbonne. Professeur à l’école normale d’Orléans de 1959 à 1980, Jacqueline Held y assura, à une époque où cela ne se faisait guère, un cours de littérature pour la jeunesse. Premiers textes vers 1969. Parmi ses nombreux livres où se manifeste souvent, mais pas seulement, son goût du fantastique et de l’onirique : Le Chat de Simulombula (1970), Les enfants d’Albédaran (1976), Petit Guillaume de Sologne (1981), Le jouet du Père Noël (2005). Ne pas oublier la série des Croktou et La part du vent, roman autobiographique paru chez Duculot en 1974. Nombreux recueils de poèmes pour enfants et pour adultes, en collaboration fréquente avec Claude Held, son mari. Auteur de plusieurs ouvrages théoriques témoignant de sa grande connaissance des livres pour l’enfance et la jeunesse, Jacqueline Held fut longtemps au conseil d’administration du CRILJ.

Maurice et Katia Kraft

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    Maurice Kraft était une force de la nature, une présence, une corpulence, une voix, un rire et un regard. Katia cachait derrière sa mince silhouette une volonté à manger les pentes les plus raides.

    Pour un éditeur, souvent cloitré dans son bureau, l’irruption d’un conquérant de l’impossible laisse toujours une trace impalpable et pourtant tenace. A l’époque, il y a plus de quinze ans, une précédente rencontre avec Gaston Rebuffat m’avait déjà donné cette sensation de croiser le vol d’un grand migrateur.

    La vie des livres devait m’offrir la chance de suivre beaucoup plus régulièrement la route de Maurice et celle de Katia, entre deux voyages, deux aéroports, deux volcans en éruption. Ils avaient en effet choisi la liberté, la recherche en « free lance », car ils voulaient pouvoir sauter dans le premier avion venu, sans en rendre compte à personne, dès qu’un volcan se réveillait quelque part dans le monde. Leurs enfants étaient bien ces montagnes de feu dont les dangers leur interdissaient sans doute les petits de chair et de sang. Les discussions, au fil des livres, tournaient toujours autour de ces êtres chers qui représentaient, pour l’un et pour l’autre, le maître-étalon de la vie. Le grand Maurice se sentait aussi fluet que Katia lorsqu’il retrouvait l’un d’eux. Chaque colère de la terre ne remettait-elle pas à l’heure les pendules de nos petitesses, de nos mesquineries, d’un quotidien que nous avions souvent rêvé différent.

    Lire Maurice et Katia, regarder leurs superbes photographies – dont nous prenions un soin particulièrement attentif puisque, comme Maurice nous le disait d’une voix grondante : « Celle-là, je ne pourrai jamais plus la refaire. » – c’est beaucoup plus qu’une simple, belle et fidèle découverte de la vulcanologie et de la géologie. Entre les lignes, partout, Maurice et Katia affirment leur admination pour la planète Terre sur laquelle, si nous les suivons, nous ne sommes finalement qu’un étrange accident de la l’évolution. Ils n’hésitaint jamais à rappeler que nos horribles armes nucléaires ne sont que des pétards mouillés en comparaison d’une grande manifestation volcanique. Peut-être nous détruirons-nous en les utilisant, mais ce n’est pas pour autant que nous empêcherons la Terre de trembler, les continents de dériver et les volcans de cracher leur flot de lave, de cendres et de gaz.

    Il m’est arrivé plusieurs fois de demander à Maurice et Katia s’ils n’avaient pas peur. Ils me répondaient que seuls les imbéciles diraient le contraire. Bien sûr, ils avaient peur, mais ils prenaient toutes les précautions, toutes les sécurités nécessaires, sachant qu’un volcan, aussi connu soit-il, reste pour une large part imprévisible. Et puis, je me dois de le dire, si Katia et Maurice aimaient la vie, au point de ne jamais « tenter le diable », j’ai souvent eu le sentiment qu’il n’y aurait pas pour eux de plus belle mort que celle qui les unirait définitivement dans les foudres des volcans.

    Katia et Maurice, vous nous manquerez. Merci pour les films, les photographies, les livres que vous nous laissez. Merci pour l’amitié sans faille, l’honnêteté scientifique, le goût de la vraie vulgarisation. Merci pour tous les rêves de voyages-découvertes que vous avez fait naitre. Pour beaucoup d’entre nous, vous serez désormais associés pour toujours aux forges légendaires de Vulcain qui, dit-on, font rougeoyer les entrailles de l’Etre.

    Les légendes ne meurent jamais.

( texte paru dans le n° 42 – septembre 1991 – du bulletin du CRILJ )

C’est pendant ses études à Strasbourg que Maurice Kraft rencontre Katia avec laquelle il se marie en 1970. Ensemble, ils consacrent leur vie à la volcanologie, photographiant et filmant plus de 150 volcans en éruption, en particulier les volcans explosifs, dit « volcans gris » qui les fascinent. Volcalogues indépendants, parfaits vulgarisateurs, ils partagèrent leur passion avec le grand public, multipliant les conférences filmées et rédigeant près de vingt ouvrages, très illustrés, dont plusieurs en direction des jeunes lecteurs. Maurice et Katia Kraft trouveront la mort en 1991 emportés par une coulée pyroclastique sur les flancs du mont Unzen, dans l’île de Kyushu, au Japon.

 kraft

 

Filles intrépides et garçons tendres

    C’est sous ce beau titre que furent organisées par l’Institut suédois, Livres au trésor et l’Institut suédois du livre pour enfants, le jeudi 10 et vendredi 11 septembre 2009, à l’Institut suédois de Paris, deux journées d’études au programme particulièrement riche et dont les lectures offertes par les auteurs, traducteurs et comédiens du projet Labo07 ne furent pas la moins éclairante des propositions.

    Ces journées ont été ouvertes par monsieur l’Ambassadeur de Suède en France qui, rappelant que son pays assurait actuellement la Présidence de l’Union Européenne, précisa dans son intervention que la Suède se préoccupe depuis fort longtemps de la question de l’égalité masculin/féminin. Il évoqua plusieurs projets de recherche et posa d’emblée la problématique qui traversera les interventions à venir : comment peut-on travailler pour l’égalité dans le domaine de la culture sans faire de cette dernière un usage instrumental.

     Les relations d’égalité entres hommes et femmes ont évolué, mais comment ce changement se reflète-t-il dans la culture destinée aux enfants ? Alors, poupée ou camion ? Ou les deux ? Quel créateur réalisera un jouet hybride poupée-camion à la manière de Claude Ponti ? Les éditeurs sont-ils soucieux d’équilibrer les genres masculin et féminin ? Les stéréotypes dans les livres pour enfants marquent-ils les lecteurs au point de déterminer et de figer leurs comportements ? Que sait-on sur la réception des ouvrages ?

    Plusieurs articles de presse publiés cet été dans Libération et dans Le Monde sont évoqués par Véronique Soulé comme constituant un bon état de la question et témoignant de l’intérêt porté à un sujet comme le masculin et le féminin. Souvenons-nous aussi de Simone de Beauvoir parlant en 1949 des contes et des légendes comme valorisant le rôle masculin. Peut-on (doit-on) aujourd’hui encore remettre en cause la représentation des sexes dans la culture pour la jeunesse ? Que nous donne à voir les objets, livres, pièces de théâtre, films dans et de l’organisation sociale ?

    Sylvie Cromer, sociologue, rappelle le travail de militants et le programme Attention albums ! Elle précise le corpus de la recherche de 1996 : 537 albums de fiction et la quasi-totalité des nouveautés produites en France au cours de l’année 1994, étudiés pour y déceler les représentations des sexes (cf les brochures Quels modèles pour les filles ? et Que voient les enfants dans les livres d’images ?) Depuis, d’autres études ont été menées concernant la variable sexe des personnages : un travail sur la liste 2002 de l’Education nationale (128 ouvrages pour les 8/11 ans), des enquêtes portant sur la presse d’éveil avec l’étude de 505 revues en 2004, sur les spectacles pour enfants en 2006/2007 et, en partenariat avec l’Unesco, sur les manuels scolaires. Nous disposons aussi des résultats des analyses de contenu de Pierre Bruno concernant la presse des jeunes, publiés dans Le Français aujourd’hui n° 163 de décembre 2008.

    Martine Court, professeur en sciences sociales, communique ses résultats de recherche sur les représentations du corps féminin dans la presse féminine pour enfants à travers une comparaison des revues Witch et Julie. Elle constate des discours et des modèles variables d’une revue à l’autre qu’elle croise avec les caractéristiques sociologiques du lectorat. Elle note l’injonction à être soignée et pas seulement jolie, l’invitation à apprendre à consommer et à recycler. Elle pointe un discours sur la surveillance du poids. Pour le sport, elle note une valorisation ambigüe de la pratique. Si les deux revues répondent différemment à des questions comme quels sports pratiquer quand on est fille, se dessine, dans l’une comme dans l’autre, une représentation fortement stéréotypée du rapport des filles à la pratique sportive.

    Marie Lallouet, éditrice chez Bayard, vient, à sa manière, compléter cette intervention en argumentant sur les critères de choix de l’éditeur qui sont d’abord originalité et  qualité plutôt que sexe de l’auteur ou des héros. La presse, forme ramassée, ne pousse pas à la caricature mais à l’épure. Des traits à peine suggérés dans le texte peuvent être accentués dans les images. Elle donne l’exemple de Ariol, bande dessinée d’Emmanuel Guibert et Marc Boutavant publiée dans J’aime lire et exprime son souhait de placer deux autres BD dans la revue pour ne pas montrer uniquement des figures extrêmes, une pimbêche jolie mais pas très futée et une fille moche et intelligente.

    L’état de la recherche en France apparaît aux intervenants peu étoffée, comme s’il y avait des résistances à étudier cette question du sexe. Toutefois un regain d’intérêt existe depuis 1990 car, dans la « vraie » vie, les inégalités persistent : manque d’une réelle diversification professionnelle, persistence d’actes violents et sexistes, déficit de parité chez les élus aux différents échelons de la représentativité. Cette recherche sur les sexes dans les albums est portée par des personnes comme Brigitte  Smadja (Le Temps des filles), Hélène Montarde (L’image des personnages féminins dans la littérature de jeunesse française contemporaine de 1975 à 1995). En 2002, plusieurs articles sont parus dans la revue Population que publie l’Institut National d’Etudes Démographiques.

    En Suisse, libraires et bibliothécaires sont à l’origine du mouvement « la-belle » qui signale les albums attentifs aux potentiels féminins.

    Revues et magazines, albums et romans diffusent des stéréotypes, y compris sous l’angle du masculin et du féminin. Pas d’ouvrages, disent certains, pour  contrebalancer. D’autres notent une évolution sensible sans toutefois s’appuyer sur une quelconque étude statistique de la production française. En littérature de jeunesse, suite aux stigmatisations et recommandations adressées aux éditeurs, nombre de stéréotypes ont été éliminés. Peut-on (doit-on) être plus virulent ? La crainte d’être accusé de vouloir attenter à la liberté de création plutôt qu’une croyance à une différence naturelle des sexes freine les évolutions : la représentation du masculin et du féminin a certes changé mais pas autant qu’on pourrait le penser sur le plan de l’égalité et une dichotomie persiste.

    Que constate-t-on ? Que la catégorie masculin/féminin est mieux présente que d’autres marques comme la couleur de la peau ou la nationalité, mais que le masculin est toujours hégémonique et le féminin toujours minoritaire. Que le féminin est présenté comme un particulier et le masculin comme un neutre. Que, d’un côté, on sur-ajoute au féminin des attributs tels que bijoux, nattes, chapeaux et sacs et qu’on attribue aux filles des prénoms très féminins et que, d’un autre côté, on institutionnalise un sujet masculin neutre qui n’abolit pas la domination. Manière de faire, d’écrire et d’illustrer, qui empêche de penser les inégalités et laisse se perpétuer un ordre sexué inégalitaire.

    Qu’en est-t-il en Suède, 9 millions d’habitants, où l’on publie 1800 titres jeunesse par an ? Plusieurs recherches entre 1960 et 1970 portent sur les femmes dans la littérature. En 1967, s’est tenu un séminaire sur le rôle sexué (Uppsala) et il existe une anthologie sur ce sujet. Des études pluri et inter-disciplinaires portent sur la grammaire sociale. Un secrétariat pour la recherche sur le genre a été créé. Le projet de recherche « Challenging Gender » travaille les thèmes égalité et citoyenneté, violence, genre et santé, normalisation dans les institutions. Des études existent sur les filles scoutes et sur les livres de jeunes filles. On constate ainsi que ce genre n’est pas homogène et qu’il existe dans les récits des filles expansives, aventureuses et d’autres ayant des caractères différents. Au moment du 100ième anniversaire du mouvement scout (2007) l’accent a été mis sur les garçons. Quarante chercheurs travaillent en liaison avec la Finlande et les Etats-Unis, dans le cadre du projet « Flick Forsk international Network for Girlhood Studies ». Certaines maisons d’édition mettent en avant une spécificité garçon/fille quand d’autres, au contraire, montrent les alternatives possibles.

    Les chercheurs suédois s’intéressent au sexe des auteurs qui écrivent pour les jeunes enfants et pour les adolescents. Leurs travaux concernent aussi l’écriture et plus particulièrement le récit à la première personne, l’hétéro-focalisation, la narration croisée. Peut-on parler d’une écriture féminine, d’une écriture masculine ? Que se passe-t-il quand un auteur homme choisit un personnage féminin comme narrateur ou une écrivaine un personnage masculin ? Bien des exemples sont donnés par Jan Hanson,  chercheur et directeur de l’Institut du livre pour enfants, pour illustrer le fait que le personnage peut perdre en crédibilité ou le texte se teinter de voyeurisme (Le garçon qui guérit le sommeil, Jeune fille déguisée, Trois Nanas, Un petit trou dans l’obscurité, Le chant du Rossignol). Mais il existe des réussites certaines plus particulièrement du côté des écrivaines. Toutefois, il est possible qu’un type d’écriture soit justement ce qui éloigne les garçons de la lecture.

    Ingemar Gens, sociologue, revient sur l’éducation des filles et relève que celles-ci sont d’abord éduquées pour écouter le désir des autres. Il résume ainsi les contrastes : côté féminin, l’obéissance, l’intimité, les relations en tête à tête, la capacité à exprimer des sentiments et des expériences, à éviter des conflits, à accepter la dépendance. Côté masculin, l’activité, la compétition, la performance, la non féminité, la violence physique, la propension à éviter l’intimité et le contact physique. Comment faire alors en matière d’éducation des filles ? Quelles sont les influences de la crèche et de la maternelle ? Des expériences conduites dans deux crèches suédoises ont proposé un traitement plus égalitaire et les résultats obtenus sont significatifs.

    Comme l’influence des médias est souvent jugée négative, des chercheurs suédois ont étudié un corpus de 121 émissions pour enfants à la télévision sur les deux chaînes du service public, prenant comme variable le sexe des personnages et des professions présentés ainsi que le sexe des animateurs. Analysant le journal pour les 8/13 ans et le programme « jeunes consommateurs », ils ont constaté une dominante des personnages masculins. D’autres travaux ont porté sur des œuvres patrimoniales bien connues pour savoir comment elles sont interprétées par les enfants d’aujourd’hui. C’est le cas pour Ronya fille de brigand et de Mio d’Astrid Lindgreen. Où se trouve le père chez cette auteure ? Il est peu ou pas visible et les mères sont des symboles de la dépendance de l’enfant. Quant au best-seller Fifi Brindacier, il questionne les rapports relationnels enfant/adulte et non le rapport féminin/masculin. Dans Ronya fille de brigand, la force psychologique des femmes est mise en avant et la force physique des hommes plutôt ridiculisée. Mio, lui, est un enfant en manque d’un père affectueux, d’un modèle sexué.

    Quelles mises en pespective après ces deux journées ?

    Les stéréotypes sont dénoncés fortement,  présentés sous leurs mauvais jours, venant renforcer l’éducation qui est déjà marquée par des différences d’attente et de comportement quand il s’agit de s’adresser à un enfant fille ou à un enfant garçon. Le refus des stéréotypes part de l’idée qu’une forte identification au personnage a des incidences sur le lecteur, le façonne, même si elle lui permet aussi de se maintenir en lecture longue, de savourer le texte et d’éprouver par procuration toute une gamme de sentiments.

    A contrario, l’enfant est capable aussi de dépasser l’empreinte, d’être ou de ne pas vouloir être comme ce personnage de papier. Le lecteur met des images sur les mots mais il les prend dans le réel. Il change de position de lecteur, passant du lecteur lisant au lecteur lectant et au lecteur lu, (pour reprendre les termes de Vincent Jouve qui, dans L’effet personnage, distingue dans le sujet une part passive, le lu et une part active, le lisant, le premier renvoyant à l’investissement pulsionnel, le second à l’affectif). L’enfant collabore avec l’auteur et il n’est pas inactif.

    L’interaction texte-lecteur fait de la lecture un vécu qui s’organise autour des personnages, avec des effets de persuasion, de séduction, de tentation. C’est l’imitation de personnages reçus comme exemplaires qui fait de la lecture un vécu. Mais, à l’origine, il y a le désir, car lire est d’abord une promesse de plaisir. La jouissance comme fait est incontournable et c’est elle qui fonde et autorise l’aventure du sujet. Le lecteur avec le texte comme support produit une figure, donnant ainsi une partie de lui-même. Les personnages l’aident à se désengager, à se libérer et cette prise de distance est  principalement due aux émotions. Quant aux stéréotypes, grâce à leur clarté, leur évidence, ils sont plus faciles à remettre en cause, du fait justement de cette caractéristique.

    Les éditeurs, qui ont à vendre, ne peuvent pas ne pas tenir compte des lecteurs qu’ils souhaitent atteindre et de la diversité des attentes. Tous ne le font pas de la même manière et, à côté de ceux qui semblent n’avoir comme horizon indépassable que celui de la demande, il y a ceux qui ont choisi de privilégier une politique d’offre. Aussi, assez souvent, au sein d’un même catalogue, cohabitent des ouvrages relevant plutôt de l’une ou plutôt de l’autre de ces deux logiques. La qualité littéraire, premier critère mis en avant pour justifier tel ou tel choix éditorial, doit-elle rester prioritaire ? Contentons-nous d’imaginer que les études sur le genre dont il fut question pendant ces journées  inciteront les responsables éditoriaux à croiser dans leurs collections qualité des textes et des images et équilibre des sexes.

petites filles

Anne Rabany est membre du CRILJ depuis 1975. Elle a trouvé auprès de cette association les ressources et les accompagnements nécessaires à différents projets qui ont jalonné sa carrière : pour la mise en place des BCD, la formation des personnels lorsqu’elle était Inspectrice départementale puis directrice d’Ecole normale, pour l’animation et le suivi des Centres de Documentation et d’Information des collèges et des lycées, en tant qu’Inspectrice d’Académie, Inspectrice Pédagogique Régionale Etablissement et Vie Scolaire et, actuellement, pour préparer des cours en tant qu’enseignante au Pôle du livre de l’Université Paris X.

Déclaration d’attention

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    Nous tous, écrivains pour la jeunesse réunis en colloque à Nice, ce 9 octobre 1983, à l’occasion des Journées Mondiales de l’Écrivain, tenons à présenter nos excuses les plus confuses à nos confrères qui écrivent pour des adultes.

    Ce n’est ni par mépris ni par rejet conscient, que nous nous sommes désintéressés de leurs activités et que nous n’avons guère participé à leurs débats.

    Ces écrivains ont le mérite d’exister et il serait malséant de nier le fait patent que certains adultes (une forte minorité me souffle la muse de l’incommunicabilité digitale) ont encore besoin de retrouver, dans des livres s’adressant à leur âge, des sensations aussi puissantes que celles éprouvées dans l’enfance lors de leurs premières lectures fondamentales.

    Certes, nous pourrions nous réfugier derrière les chiffres pour masquer notre manque d’intérêt pour la littérature adulte. Nous savons tous qu’à peine 30% de la population adulte lit régulièrement des livres, alors que notre lectorat, bien que mineur, est d’une majorité plus qu’absolue. Mais il serait mesquin de s’en tenir à ces chiffres. Une façon très inélégante de jeter l’adulte avec l’eau du bain des statistiques.

    Et, honnêtement, il y aurait de notre part quelque outrecuidance à oublier que nous sommes, à tout le moins, responsables d’une partie de cet état de fait car si, par nos livres, nous ne donnions pas tôt envie aux enfants de lire, s’intéresseraient-ils, devenus adultes, à ce foisonnement de petits livres drôles, graves ou séduisants qu’on produit, de nos jours, pour les adultes ?

    Alors ? Même si nous, écrivains pour la jeunesse, trop occupés à rencontrer directement nos vrais lecteurs et à construire, avec eux, la trame de la future société qu’ils érigeront et qui transparait profondément dans nos œuvres, n’avons guère le temps de nous intéresser à la littérature adulte, nous tenons ici à dire très fort aux médias qu’il ne faut surtout pas enfermer la littérature adulte dans un ghetto. D’autant plus, il faut le dire, qu’elle a fort évolué ces dernières années et que bien des textes mériteraient de figurer au palmarès de la littérature de jeunesse.

    Ceci dit, et sans la moindre note d’humour superfétatoire, l’ensemble des écrivains de jeunesse ici présents aimeraient bien que, l’année prochaine, des séquences communes soient organisées. Peut-on l’espérer ?

(article  paru dans le n° 22 – 15 février 1984 – du bulletin du CRILJ)

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Né en 1944 à Paris, habitant le département de la la Sarthe depuis 1959, Christian Poslaniec est écrivain (romans, albums, poèmes, nouvelles, documentaires, polars et pièces de théâtre), spécialiste « tout terrain » de la littérature jeunesse : enseignant, formateur et organisateur de formation, chercheur, conférencier, directeur de collection (Zanzibar aux éditions Milan). Auteur de L’évolution de la littérature de jeunesse, de 1850 à nos jours, au travers de l’instance narrative (thèse publiée en 1999 aux Presses Universitaires du Septentrion), nommé en 2003 président de la commission de choix des livres pour la jeunesse du ministère de l’Éducation nationale, il vient de publier dans la collection Découvertes (Gallimard) Des livres d’enfants à la littérature de jeunesse. Christian Poslaniec est avec Christine Houyel à l’origine de Promolej, regroupement pour la « Promotion de la lecture et de l’écriture des jeunes ».

christian poslaniec

 

Pierre Gripari

 

 

 

 

    Pierre Gripari est né d’un père grec et d’une mère normande, voué par atavisme à être ce voyageur tourné vers les mers intérieures entre mythes et réalités.

    Il fait khâgne à Louis le Grand en 1944 et se frotte à tous les métiers, nécessité ou goût de l’aventure obligent. Il est commis agricole, clerc coursier chez un notaire, pianiste dans des bals de campagne, engagé volontaire dans les troupes aéroportées, travaillant à la Mobil Oil jusqu’en 1957. On le retouve aussi clochard, poinçonneur de tickets de métro, promenant son miroir sur les bords des chemins. Détaché des biens matériels, mais amoureux des nourritures terrestes, l’œil vif et pétillant, il croque la vie à pleine dents, jamais avare de son érudition et de sa parole.

    « Il est attentif aux contacts humains, donc il n’est pas complètement pourri. » dira-t-on pour paraphraser l’un de ses héros, Phospore Noloc. Pessimiste certes, lucide à la limite du désespoir. Blessé peut-être, anarchiste et provocateur certainement.

    Marin dans l’âme sûrement. Comme Ulysse, il est l’homme de toutes les odyssées. Comm Alice et Pinocchio, il a traversé tous les miroirs, exploré et retourné les vérités et les mensonges : « Je suis quelque chose comme une sentinelle au bout du monde. »

    Il a lu tous les livres, la Bible et les contes. Perrault, Grimm, Lewis Caroll, Collodi et Afanassiev sont sans nul doute les auteurs qu’il emporterait sur son île déserte. Les théologiens, les philosophes, les idéologues et, sans doute, ses contemporains Queneau, Céline, Cioran, Sartre – celui de La nausée – ressurgissent en filigranne dans son œuvre avec les monuments classiques que sont Hugo, Zola, Kipling … Un véritable hommage d’écrivain aux bibliothécaires.

    Mais qui pourrait s’autoriser en vérité à parler de « Monsieur Pierre », le conteur de la rue Broca, sinon ses amis lecteurs privilégiés, les enfants ?

    « Monsieur Pierre, vous diront-ils, est une sorcière. » Ou, si l’on veut, au pays des mondes renversés, la fée des exclus, des laissés pour compte, des immigrés, qui fréquente la boutique de Papa Saîd ou le Bar des déménageurs, rue de la Folie Méricourt, là où les mots, précisément, déménagent.

    Pierre Gripari aimait, en vrai magicien surréaliste, débusquer la vie avec les mots les plus fous. Pour lui-même, il goûtait la saveur gourmande et la couleur des mots de passe, ses diableries pétries d’humour et de tendresse.

    Cet infatigable vampire littéraire de l’ombre, amateur de mystères, a donné aux enfants le meilleur de lui-même, sa part de lumière, la clef d’or, le sésame du bonheur, une musique incantatoire modulée sur la matière pauvres des bruits de la rue.

    La sorcière « Monsieur Pierre » vivait, c’est la vérité, dans un placard à balais avec, pour unique trésor, une machine à écrire et quelques boites à chaussures. Le dénuement absolu, sa liberté secrète, ouverte aux rencontres, sur les marges de la société.

    On lui prêtait les pires défauts. Alors, pour se venger, il en rajoutait jusqu’à l’absurde et l’irrémédiable. Une manière d’aggraver son cas, de jeter le trouble, le doute sur l’identité même de ses interlocuteurs.

    Dangereux, suspect, ainsi se voulait-il, pour brouiler les pistes, habile aux jeux de la parodie et de l’inversion. Prémonitoire, baroque à l’excès, il anticipait, en cette fin de siècle, sur l’effondrement des valeurs et des tragiques équilibres planétaires. Paradoxal : « L’homme, disait-il, n’est rien d’autre que le brouillon imparfait de la marionnette libre, sans fil. Pinocchio, car c’est de lui qu’il s’agit, vous l’avez deviné, représnte à la fois la promesse et la préfiguration de notre gloire futur. »

    Dieu et diable, ange déchu, éternel enfant, il chérit la mer, « noire, veloutée, métallique, vivante comme une chair ». « Je n’ai pas peur, disait-il, je joue à l’astronaute. Ma bulle est une fusée transparente, une flèche de cristal dans le ciel lumineux d’une planète inconnue, peuplée de poissons incroyables qui volent deça, delà, aussi familiers que les animaux de l’Eden. »

    L’incroyable odyssée de Phospore Noloc se termine un soir de Noël 1990, à l’aube d’une aire confuse et tourmentée dont l’apprenti sorcier ressentait toutes les souffrances. Entre les mains de ses éditeurs, à la Table Ronde, à l’Age d’Homme, chez Gallimard avec la complicité de Jean-Robert Gaillot, et surtout chez Grasset où Paulette Rosset l’accompagne avec une inlassable fidélité, il laisse son message d’amour.

    Les deux moitiés de lui-même, cette paire de chaussures usées qui ne parvenaient jamais à se rencontrer, l’une devant, l’autre en arrière et vice-versa, empêcheuses de marcher en rond, se rejoignent enfin, sauvées de la poubelle, par la grâce d’un petit garçon et d’une petite fille … de la rue Broca.

    L’écrivain et son double, l’enfant amoureux de l’enfance, s’il a entrevu l’étoile lointaine, est retourné vers sa mer originelle, la grande déesse obscure, profonde et salée, un soir de Noël, sans faire de bruit, à l’appel d’on ne sait quel chant, « vibration tragique d’une coupe à champagne ou de la coupole céleste ».

( texte paru dans le n° 41 – mars 1991 – du bulletin du CRILJ )

 

Né en 1925, mère manucure et médium, père ingénieur, Pierre Gripari abandonne ses études pour exercer divers petits métiers. Arrêtant de travailler pour écrire, il peinera à faire publier ses premiers textes. Indifférent à toute ambition matérielle, il s’accommodera  des années durant de la pauvreté. Iconoclaste souvent, anarchiste de droite certainement, il fréquenta vers la fin de sa vie – provocation ou conviction – des milieux plus extrèmes. Son œuvre la plus célèbre, Les contes de la rue Broca, parue en 1967, est composée d’un ensemble d’histoires mettant en scène le merveilleux dans le cadre familier d’un quartier de Paris et dont de nombreux personnages sont des enfants d’immigrés.

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Une censure politique

 

 

 

 

 

 

    J’ai connu très tôt la censure éditoriale. Mais il s’agissait plutôt, dans ce cas, de frilosité. Au début des années 70, lorsque j’ai timidement proposé le manuscrit des Lumières du matin aux éditeurs jeunesse en vogue à l’époque, ils se sont montrés très polis, très courtois, presque toujours élogieux, mais finalement pas intéressés. Ce qui me mit la puce à l’oreille – puisque, à l’époque, j’ignorais tout du monde éditorial – c’était l’étonnante diversité des raisons avancées pour les éditeurs pour refuser ce roman. Comment se faire une idée de la réalité de ses faiblesses devant tant de motifs différents, voire contradictoires ? Cela cachait autre chose.

    C’est un « éditeur vieillesse » qui m’a ouvert les yeux : regrettant de ne pas pouvoir retenir le roman que je présentais, il m’orienta vers le prix de la Ligue française de l’enseignement, m’expliquant qu’un roman sur la Commune de Paris destiné à la jeunesse (genre que lui-même n’éditait pas) n’avait pas beaucoup de chance d’être retenu, à cause de son contenu politique, sauf s’il était distingué par un prix. Il me conseilla donc de soumettre mon manuscrit au jury du prix Jean Macé.

    Le jour même où l’attaché culturel de la Ligue m’annonça par téléphone que le jury m’attribuait le prix Jean Macé 1974, tous les éditeurs précédents me téléphonèrent. Leur discours fut le même : « C’est un bon texte, je vous l’avais dit. Je le prends ». Hachette l’emporta, puisqu’il faut reconnaître qu’avant le prix Jean Macé, l’éditeur avait courageusement pris une option sur ce roman jugé impubliable par ses confrères.

    Mais Hachette n’était pas disposé a avalé tout cru un roman aussi « rouge ». D’où des pressions pour faire sauter des passages jugés politiquement incorrects : par exemple, un fac-similé de l’affiche de Thiers où il était question « d’agitateurs aux idées communistes ». J’ai résisté. Finalement, des représentants des Amis de la Commune de Paris, de la Ligue de l’enseignement, de l’Éducation nationale, réunis chez Hachette, menacèrent de retirer le manuscrit s’il n’était pas reproduit intégralement, comme l’avait distingué le jury de la Ligue. Hachette céda.

    Je n’ai jamais connu d’autre censure “politique” que celle-là.

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Robert Bigot est né à Paris en 1933. Ingénieur, il termine en 1993 une carrière professionnelle heureuse. Parallèlement, son attachement aux enfants et aux jeunes le conduit à écrire des contes et des chansons, et c’est encouragé par Mathilde Leriche qu’il écrit son premier roman. Par de fréquentes rencontres avec ses lecteurs et la coordination d’ateliers d’écriture, il reste proche du milieu scolaire, des enfants et des adolescents en faveur desquels il milite pour une littérature de qualité, respectueuse des valeurs morales et sociales. Membre, depuis sa création en 1975, de la Charte des auteurs et des illustrateurs pour la Jeunesse, Robert Bigot est également administrateur du CRILJ. Les lumières du matin a été traduit en polonais, italien et chinois.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La littérature au Musée d’Orsay

    Le Musée d’Orsay, du 22 avril au 27 mai 1989, dans le cadre des conférences-débats du samedi, s’est intéressé à L’enfant, un sujet nouveau au XIXème siècle. Deux conférences ont étudié directement les livres pour enfants.

    La conférence du 29 avril a eu pour thème Les livres pour enfants : compte des libraires, 1912-1908. Par Monsieur Guy Rosa. Après 1930, apparait la littérature de  jeunesse. Par une analyse détaillée des tables du Journal de la librairie, plus tard Bibliographie de la France, on remarque que les livres de littérature de jeunesse sont classés dans le chapitre « Education », dans la grande rubrique « Sciences et Art ». Vers 1948, apparaissent différents chapitres : « Lectures morales », « Contes Merveilleux pour le 1ier âge », « Lectures morales et littéraires pour le 2ième âge ». Les éditeurs sont souvent provinciaux et catholiques. Vers 1858, cinq sections sont réservées aux livres d’éducation, d’amusement et d’enseignement. Avec l’accélération de la scolarisation, la littérature de jeunesse devient indépendante de l’école.

    La deuxième conférence a eu pour thème La littérature enfantine dans la seconde moitié du XIXième siècle : quels écrivains pour quel public. Ce fut un débat très fructueux et dense, entre quatre intervenants : Jean Hébrard, Francis Marcoin, Laura Noesser et un coordinateur Jean Delabroy.

    Avant 1950, on note le « braconnage » à travers la littérature des adultes, la grande influence de la littérature de l’édition religieuse provinciale et dans les milieux populaires, de la presse enfantine et des images d’Epinal. Mais, de plus en plus, la « tisane » littéraire va faire place à une littérature qui va socialiser l’enfant. L’enfant bourgeois va acquérir un statut vers 1850. La littérature de fiction va éduquer et divertir. Deux grandes maisons vont prendre la première place : Hachette, avec un secteur scolaire et la Comtesse de Ségur, et Hetzel, avec le Magain d’Education et Jules Verne. Le rôle de la Troisième République sera de former l’enfant-citoyen avec la mise en place d’une littérature nationale pour la jeunesse. Le livre unique de lecture sera un recueil de  morceaux choisis ou un roman scolaire comme Le tour de France par deux enfants.

     Pendant le débat, Laura Noesser va faire le point sur les livres qui paraissent et citer quelques noms d’auteurs, depuis Louis Desnoyer jusqu’à Zénaïde Fleuriot. La discussion avec la salle abordera la question de l’écrivain d’aujourd’hui « à part entière pour la jeunesse », question déjà posée au XIXième siècle avec Jules Verne.

( texte paru dans le n° 36 – 2/1989 – du bulletin du CRILJ )

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Et c’est ainsi que cela commença. En 1946, madame Brunschwig, inspectrice d’académie de Paris, envoie Raymonde Dalimier en stage à L’Heure joyeuse, puis la nomme au lycée La Fontaine sur un poste de surveillant d’externat pour s’occuper d’une des toutes premières bibliothèques d’élèves, lieux pilotes où les lycéens sont associés à l’organisation, espaces qualifiés par madame Brunschwig elle-même de « vrais miracles d’ingéniosité et de persévérance, exemples vivants d’un autre pouvoir ». Raymonde Dalimier fut très longtemps au conseil d’administration du CRILJ.

Roald Dahl

 

    J’ai vu Roald Dahl deux fois dans ma vie.

    La première fois, j’avais 19 ans. Et comme je rêvais d’être comédienne, je ne m’intéressais absolument pas à Roald Dahl, mais à sa femme, l’actrice américaine Patricia Neal. Dahl, c’était une sorte de grande ombree à qui j’ai donné la main. Dahl ? Ah oui, l’écrivain.

    Mais la deuxième fois, plus de 25 ans plus tard, au mois de juin 1989, j’avais le cœur dans la gorge quand nous sommes arrivés à Gypay House de Heathrow avec Isabelle Furhman.

    Cette fois, c’était le maître que j’allais voir. Certainement le plus grand écrivian pour la jeunesse de son époque. Et précédé, il faut bien le dire, d’une solide réputation d’ogre et de croqueurs de journalistes tout cru.

    Alors, quand j’ai commencé l’interview en disant que j’allais lui poser quelques questions souvent posées pour les enfants, il m’a répondu du tac au tac : « Alors, pourquoi est-ce que j’écris des livres pour enfants ? C’est devenu une passion. Si vous pouvez apprendre aux enfants avant l’âge d’environ dix ans que les livres sont faciles, que les livres sont amusants, ils ont un immense avantage dans la vie. L’enfant qui devient un lecteur compétent pendant qu’il est encore jeune a un immense avantage sur l’enfant qui ne l’est pas. Et l’enfant qui ne l’est pas représente environ 80% des enfants, des enfants qui ne lisent tout simplement pas.

    Et c’est pour cela que j’essaye d’écrire des livres qui saisissent les enfants à la gorge et qu’ils ne peuvent pas lâcher. Ce qu’ils contiennent n’a aucune importance. Leur contenu ne leur servira à rien plus tard dans la vie. La chose la plus importante, c’est qu’ils se disent à la fin : « Quel livre merveilleux ! J’adore les livres. » Essayant vraiment d’être un enfant au lieu de se dire : « Je sais comment les enfants parlent. »

    Vous devez retourner en arrière, à l’époque où vous êtiez entourés pas les géants. Ce dont les gens ne se rendent pas compte – et les écrivains pour la jeunesse – c’est que, pendant l’enfance, vous êtes entourés par l’ennemi.

    Chaque adulte est votre ennemi car dès l’instant de votre naissance jusqu’à l’âge d’environ dix ans, ils sont en train de vous civiliser. Ils vous empêchent de manger avec les doigts, ils vous empêchent de pisser par terre, tout ce dont vous avez envie de faire, ils vous en empêchent.

    Si vous voulez que les enfants aiment les livres, vous n’essayez pas de leur apprendre quoi que ce soit, vous leur donnez ce qu’il aiment.

    Sacrées Sorcières, par exemple, les enfants adorent avoir peur. Mais je reçois des lettres de parents, de mamans surtout, me suppliant de dire à leurs enfants que le livre n’est pas vrai …

    Je me souviens de l’époque où j’écrivais le BGG. Je racontais l’histoire à mes enfants, je n’avais pas encore commencé à l’écrire. Alors, le soir, je sortais de la maison, je prenais une échelle et je montais à la chambre des enfants. Mon visage apparaissait à la fenêtre et je faisait semblant d’être le BGG. Ils hurlaient ! Ils adoraient ça. »

    Les deux auteurs préférés de Roald Dahl, ex aequo, sont Hemingway et Dickens. Dahl pense que Hemingway est le plus grand maître de la prose malgré le fait qu’il ne soit plus à la mode. Et pour Hemingway – que Dahl a bien connu pendant la guerre et plus tard – le modèle absolu, c’était Madame Bovary …

    En parlant de qualités humaines avec Roald Dahl, on arrive inévitablement au thème de la persévérance. Un de ses thèmes clefs :

    « Dans la vie, il faut savoir continuer, ne pas abandonner, « sticking at it », « stiff upper lip ». C’est plus que de la persévérance. Si votre femme meurt, ou si vos enfants sont tués, vous devez continuer, ne pas vous laissez aller, remonter vos chaussettes et continuer. Certains s’écroulent : « Je n’en peux plus. » Je n’aime pas ça. Il faut savoir aller de l’avant. » Et Dahl m’explique les dents arrachées de la femme de son jardinier, au lit pendant deux jours, et son mépris : « She’a wimpy ».

    Roald Dahl est mort le 23 novembre dernier. Le lendemain matin, un samedi, des enfants se trouvaient dans un théâtre à Londres pour écouter un poète. Ce dernier s’est adressé aux enfants en disant que, normalement, on demande une minute de silence quand quelqu’un meurt. Mais qu’avec Roald Dahl, cela ne lui semblait pas vraiment approprié. Alors, il a demandé aux enfants trois hip-hip-hourra. Ils ont crié à tue-tête.

    Le plus bel hommage qu’on pouvait offrir au géant qu’il était au sens propre comme au sens figuré.

( texte paru dans le n° 41 – octobre 1991 – du bulletin du CRILJ )

 

Le célébrissime écrivain Roald Dahl est né en 1916, dans le Pays de Galles. Il n’aima pas l’école. Pilote de chasse pendant la dernière guerre, il publia, pour les adultes dès 1941 et se tourna délibérément vers les enfants à partir de 1960. Quelques titres parmi les mieux connus : Charlie et la chocolaterie, James et la grosse pêche, Les deux gredins, Matilda. « Je suis probablement plus heureux avec mes livres pour enfants qu’avec mes nouvelles pour adultes, mais les livres destinés aux enfants sont plus difficiles à écrire. »

 

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Hommage à Jean-Marie Despinette

par Christiane Abadie-Clerc 

    Jean Marie Despinette vient de nous quitter. Et pourtant sa stature, imposante, souriante, tutélaire, nous enveloppe toujours de son aura, inséparable de celle de Janine son épouse. De toutes les belles aventures des mouvements de jeunesse de l’après- guerre, de Loisirs Jeunes, du CRILJ et du CIELJ dédiés à la Littérature en couleurs de la jeunesse autour des plus grands créateurs – parmi lesquels Etienne Delessert – Jean-Marie Despinette a su recueillir le précieux héritage du site international ”Ricochet”.

    Janine et Jean-Marie, un couple hors norme, exemplaire, solidaire et profondément uni dans leurs différences, leur liberté intérieure faite d’intelligence, de foi et de tolérance, dans la compréhension internationale.

    Il est difficile de rendre compte en ces quelques lignes d’un destin exceptionnel ancré dans la haute tradition des forges de Lorraine et la complexité de lignes frontières tourmentées. Esprit paradoxal, libre et croyant, Jean-Marie, issu des Compagnons de France, l’un des dirigeants de la Régie Renault, est une grande figure de l’Education Populaire. Il a fondé l’Union des Foyers des Jeunes Travailleurs, attaché à promouvoir la lecture comme un vecteur puissant de promotion sociale et citoyenne.

    Les évènements de mai 68 l’ont vu aux côtés de Maurice Clavel, partisan enthousiaste d’une vraie révolution culturelle de la jeunesse, “Messieurs les censeurs bonsoir !”, défenseur inlassable des grandes utopies associatives dans la mouvance chrétienne. Son livre A l’école de la République, l’éducation civique (Hachette 1986)  témoigne de ses convictions militantes et citoyennes.

    Ami des artistes, des surréalistes, des gens d’images, il a accompagné Janine dans ses voyages sur les places des jurys internationaux d’illustration, mais également sous l’égide de l’UNESCO, en qualité de membre de nombreuses ONG. Le CIELJ, issu de l’association Loisirs Jeunes, décernait dans le cadre prestigieux du Musée des Arts Décoratifs des prix de littérature de jeunesse prenant en compte l’originalité des écritures de l’image.

    L’ami éditeur François Ruy-Vidal l’a invité à publier des albums, l’un avec Arnaud Laval, BêtiBéta et Bête comme chou (Grasset 1974), l’autre Contez Fleurette, Petit lexique d’un penser fleuri (Grasset 1975) avec Monique Michel Dansac. L’exposition itinérante et l’ouvrage La littérature en couleurs en hommage à l’œuvre de François Ruy-Vidal fut une entreprise de mécénat colossale.

    Membre fondateur du CRILJ, Jean-Marie en a inspiré avec Janine les grands évènements, attaché en particulier à la place de l’art et de la poésie dans les livres pour enfants.

    Grâce à son intuition futuriste et à ses réseaux solides, il a fait émerger à travers le CIELJ et “Ricochet”, à Charleville-Mézières, la grande aventure des technologies de l’image et du web pour la jeunesse, donnant à Alain Giffard, précurseur de la “lecture savante” à la BNF, et à Henri Hudrisier, maître de conférence à Paris VIII, parmi d’autres, les moyens d’ériger une institution pionnière et de l’inscrire dans un projet de développement territorial pérenne. Certains d’entre nous gardent un souvenir inoubliable de cette Université d’été de l’année 1995, organisée avec le partenariat du CRILJ, où des stagiaires venant de tous les horizons de France et majoritairement des secteurs de l’éducation populaire, ont planché sur le thème des contes de la Forêt, dans les arcanes et le langage HTML des jeunes littératures hypertextuelles dévoilées par le professeur Jean Clément du Département hypermédia de l’Université de Paris 8 …

    Que l’on me pardonne d’évoquer en parallèle mes souvenirs des nombreuses expositions de la Bibliothèque des Enfants du Centre Georges Pompidou qui convergeait vers la sensibilité de Janine et Jean-Marie depuis que les livres pour enfants étaient entrés au Musée des Arts Décoratifs jusqu’à la création de cet Observatoire Hypermédia créé à la Bibliothèque publique d’information, avec le CNAM et le département hypermédia de Paris 8, après cette mémorable université d’été du CIELJ.

    Jean-Marie Despinette restera pour moi un “père” spirituel comme mon maître Marc Soriano, un passeur d’utopies sociales, de mythes pédagogiques, qui a su transfigurer dans l’espace associatif un projet éthique, artistique, politique au sens noble et étymologique de ce terme, passeur – dans les moments de généreuse intimité amicale – d’une mémoire trop souvent occultée par les manuels d’histoire. Mais il est des êtres qui incarnent à eux seuls les mystères de l’âme, du temps, de l’espace et de la vie jaillissante et Jean-Marie est pour toujours de ceux là.

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Christiane Abbadie-Clerc travailla à la Bibliothèque Publique d’Information du Centre Georges Pompidou dès les années de préfiguration. Elle y créa et y anima la Bibliothèque des Enfants puis la salle d’Actualité Jeunesse et l’Observatoire Hypermedias. A noter l’ouvrage Mythes, traduction et création. La littérature de jeunesse en Europe (Bibliothèque publique d’information/Centre Georges Pompidou 1997), actes d’un colloque qu’elle organisa en hommage à Marc Soriano. Ayant dirigé, de 1999 à 2004, la Bibliothèque Intercommunale Pau-Pyrénées, elle est actuellement chargée de mission pour le Patrimoine Pyrénéen à la DRAC Aquitaine et s’investit à divers titres, notamment en matière de formation (accueil, accessibilité, animation), sur la question des handicaps. Elle est, depuis fort longtemps, administratrice du CRILJ.