Le rêve de l’écrivain

GRAINE DE POÉSIE

     Pour le poète que je suis, le mot peut être caresse, joie, partage, douleurs, lumière, couleurs… Il existe des mots de fraîcheur qui permettent de marcher dans les déserts arides. Il y a des mots bâtons de nage qui éloignent les maux. Il existe des mots oiseaux qui transportent d’un val fleuri à un sommet enneigé. Il y a des mots d’ombre qui réveillent des colères d’étincelles. Des mots voile de vent qui tamisent les pensées. Des mots rocailles, clair-obscur des sentiments. Des mots sac d’étoiles qui prodiguent une enfance heureuse. Il existe des mots flamboyants, mirobolants aux senteurs de cannelle, de piments et de santal… 

     Les mots sont maîtres de la poésie…

    « Le langage poétique est le seul qui puisse expliquer la complexité de l’homme. Toute vie est un combat entre l’ombre et la lumière », a écrit Aimé Césaire.

    Mais un seul être peut figurer le poème. Un visage est un miracle, chaque regard dit son histoire et la nature peut s’exprimer comme feu d’artifice :

     » Verticales vertes,

      Peupliers poètes,

      Guérissez notre désolation. »

À L’AURORE DU ROMAN

     Écrire un texte c’est chercher le sens secret, profond, inconnu, c’est tenter de donner forme à la vie … C’est hésiter, rejeter tel sujet, choisir une direction, l’accepter, ou attendre le moment d’éblouissement, l’acharnement d’un personnage, l’entêtement d’une histoire. Alors les idées s’organisent autour d’un héros, d’une héroïne. Entraînés dans une intrigue, un lieu, des paysages, des habitations, les  « Nommés » jouent leur rôle. Ils sont parcourus d’impressions, de sensations, de tropismes, fils conscients ou inconscients, ils imposent leurs obligations, le ressenti de leurs passions et avancent dans le creux du récit.

    Une charrette – à laquelle s’attelle l’écrivain – lourdement chargée des personnages qui s’y débattent, contestent, se soumettent, pleurent, rient. Chacun exigeant un rôle à sa mesure.

    Avancée dans des parcours sauvages ou enchanteurs, à travers une ville qui encercle, vers d’inquiétants brouillards ou sur le rivage d’une mer apaisée.

  La langue va son chemin, exige énergie, perfection, métaphores ajustées qui parachèvent l’écriture. On peut mener drame ou roman dans une prose poétique essentielle.

    « On parle dans sa langue, on écrit dans une langue étrangère, déclare à juste titre Jean-Paul Sartre. L’art réclame  une écriture réfléchie, travaillée, métamorphosée.

    Romancer c’est tenter de saisir l’être et ses mystères, c’est explorer les sources humaines et leurs ruisseaux de douceur, de douleur, de fureur, de rencontres, de pulsions, d’enfances pathétiques ou consolantes. Se pencher sur l’humus, observer les ombelles, courir avec le vent, s’envoler avec les oiseaux, respirer toutes les fragrances, tous les remugles, tendre l’oreille au silence et aux subtiles musiques, emporter le lecteur au premier printemps du monde. 

    Le texte devient architecture, nef aux lourdes voûtes soutenue d’arcs et décorée de coupoles ou frêle masure et dans l’air matinal au parfum de rosée, les phrases semées poussent.

    Littérature vitale qui témoigne de l’humain, erre vers le secret, le jadis, l’insaisissable …    

    Mais écrire c’est aussi aborder la barbarie, la dénoncer, la pourchasser. Montrer les exodes, les exils, les exactions, dire l’Histoire sous son voile noir et mortifère et laisser filtrer vers le lecteur des pistes pour mieux résister.

    Écrire afin de faire perdurer le souvenir des morts innocentes, leur offrir une mémoire et un souffle de vie… Nouer les laines d’une tapisserie qui révèle la mémoire d’un groupe.

    Et des abîmes tenter peut-être d’extraire un fil qui puisse conduire vers un espoir plus apaisant …

IMAGES-MIRACLES 

     Un texte peut être accompagnée d’illustrations. Comme une chanson, l’image offre un ailleurs liée à l’imagination de l’artiste. Voix en écho, distanciée et inventive, création différente, délicate, stylisée.

    L’illustration ouvre vers un temps lyrique et donne un autre rythme de lecture. Un repos bienfaisant qui entraîne vers le rêve, vers l’art.

    L’image surprend, étonne, choque, charme, émeut ; elle procure envol et admiration tout en enrichissant le texte.

    L’illustration est une promenade, un art tout comme l’écriture, un jeu d’orgue qui chemine à côté des mots.

    Texte, recherche de la question primordiale, appel à l’autre, déchirure, partage et soulagement en compagnie d’images qui creusent une autre vérité, qui volent vers un ailleurs de surprise et de beauté.

( texte initialement paru dans le numéro 25 de La Gazette de Lurs )

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Rolande Causse travaille dans l’édition depuis 1964. Elle anime, à partir de 1975, de nombreux ateliers de lecture et d’écriture et met en place, à Montreuil, en 1984, le premier Festival Enfants-Jeunes. Une très belle exposition Bébé bouquine, les autres aussi en 1985. Emissions de télévision, conférences et débats, formation permanente jalonnent également son parcours. Parmi ses ouvrages pour l’enfance et la jeunesse : Mère absente, fille tourmente (1983) Les enfants d’Izieu (1989), Le petit Marcel Proust (2005). Nombeux autres titres à propos de langue française et, pour les prescripteurs, plusieurs essais dont Le guide des meilleurs livres pour enfants (1994) et Qui lit petit lit toute sa vie (2005). Rolande Causse est au conseil d’administration du CRILJ.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Huguette Pirotte

                

      Le 13 septembre 1983 mourait subitement Huguette Pirotte.

      Dans une classe de CM2 d’une école d’Ivry où je l’accompagnais un jour, pour un entretien à propos du Perroquet d’Américo, un enfant, après bien des questions auxquelles Huguette Pirotte avait répondu avec autant de chaleur que de sérieux, demanda soudain : « Et Christophe Colomb, lui, vous l’avez connu ? » Personne ne rit tant il paraissait évident à chacun qu’elle avait entretenu des relations suivies avec tous les personnages de son toman pour les connaître si intimement.

       Cette force de conviction soutenue par une grande probité intellectuelle, Huguette Pirotte la devait à sa double formation d’historienne et de journaliste mise au service de son besoin de partager ses « coups de foudre pour une époque ou un personnage » et ses indignations contre les scandales de notre temps.

      Le premier ouvrage qu’elle fait paraître aux Editions Latines, Mémoire d’Aliénor, vise le public des adultes. C’est une biographie d’Aliénor d’Aquitaine, résultat de trois ans de travail. « J »ai tellement aimé ce personnage que, sans l’avoir prémédité, j’ai écrit « je ». Ce sont des mémoires apocryphes ! C’est vous dire combien je suis dans la peau du personnage !

      Dans cette veine historique, pour les enfants et pour les jeunes, elle écrit successivement des romans : Le rubis du roi lépreux, histoire de la croisade populaire lancée par Beaudoin IV à travers les aventures d’un jeune garçon ; Le perroquet d’Américo, récit de voyage d’un adolescent portugais à bord de la caravelle d’Americo Vespucci. Puis elle renoue avec les biographies pour Richard Cœur de Lion, Georges Sand et Elisabeth 1ière d’Angleterre qui parait ces jours-ci. 

      Elle se souvient de ses années de reportage pour démonter le mécanisme de « fabrication » d’une championne dans L’espoir de la Combe Folle, critiquer un certain style de journalistes qui ne répugnent guère à violer la vie privée des gens dans Flash sur un reporter, dénoncer le génocide organisé des Indiens du Brésil dans L’enfer des orchidées ou l’exploitation des indigènes de Nouvelle Guinée dans Cargo des papous.

      Huguette Pirotte aimait dire que, quoique n’ayant jamais enseigné, elle avait une fibre pédagogique. Elle se qualifiait elle-même de « VRP de la littérature de jeunesse », n’hésitait jamais à sillonner la France pour, dans les bibliothèques et les écoles, aller à la rencontre de ses lecteurs.

      Les observations qu’elle avait pu faire au cours de ses nombreux voyages en Europe, dans le Proche-Orient, en Afrique du Nord et, plus récemment, en Afrique du Sud, lui avait fourni la matère des émissions qu’elle avait produite pour FR3 sous le titre Les enfants d’ailleurs. Ce n’est pas sans émotion qu’on regardera l’une d’entre elles programmée à Noël prochain.

      En dix-neuf ans de carrière littéraire, Huhette Pirotte n’a suscité que de la sympathie pour sa personne, pour son œuvre, pour son activité. Elle n’avait que des amis, petits et grands, fort nombreux, qui la regrettent infiniment.

( texte paru dans le n° 22 – 15 février 1984 – du bulletin du CRILJ )

 

 Née à Beaugency (Loiret) en 1924, historienne de formation, Huguette Pirotte fut documentaliste, enseignante, journaliste et productrice à la télévision. Parmi ses ouvrages pour la jeunesse : Le perroquet d’Americo (Bibliothèque de l’Amitié 1968), L’enfer des orchidés (Duculot 1972), Flash sur un reporter (Bibliothèque de l’Amitié 1978). « Par profession et par plaisir, j’ai circulé en Europe, dans le Proche-Orient, en Afrique du Nord, en Amérique du Sud et au Mexique. Le présent ne me fascine pas moins que le passé et je puisse mes sujets aussi volontiers sans l’actualité la plus récente que dans l’histoire. »

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Lire la science

 

 

  

 

     Il était question de livres pour enfants, ce troisième week-end de janvier, au Centre Georges Pompidou, de livres scientifiques. C’est en effet les 17 et 18 janvier 1981 que s’est tenu le colloque organisé par le CRILJ sur le thème Où se situe en 1981 la demande des enfants en matière de livres scientifiques ?

      Cette demande, les enfants eux-mêmes l’ont formulée. Plus de cent-cinquante personnes – chercheurs, éditeurs, libraires, auteurs, critiques, bibliothécaires – ont, pendant deux jours, abordé la question du livre scientifique. Et, le samedi, quarante enfants, venus de toute la France, ont pris part au débat, à égalité avec les adultes.

      Je n’ai sans doute pas été la seule à remarquer la pertinence et le sérieux de leurs réflexions. Beaucoup de spontanéité, de bon sens, chez ces enfants d’aujourd’hui, attentifs et éveillés.

      La science fait partie de leur vie. Ils expliquent devant la salle médusée comment, pour aborder l’histoire, il faut savoir utiliser les autres sciences. Et, en filigrane, dans les interventions de ces jeunes, la revendication d’être considérés comme des lecteurs à part entière, avec tout le respect qui leur ait dû de la part des auteurs, éditeurs et adultes auprès desquels ils formulent leurs demandes.

      Les chercheurs scientifiques consentent-ils assez à écrire pour les enfants ? A mettre à leur portée, en termes simples, des recherches souvent longues et complexes ?

      Les auteurs ont expliqué comment leurs projets sont parfois trahis par les contraintes de l’édition : pagination, nature et place des illustrations, format, etc.

      Les éditeurs, quant à eux, se retranchent derrière les contingences économiques et le refus que manifestent les adultes de donner aux enfants des livres de sciences dont ils ne maîtrisent pas eux-mêmes le contenu, refus de devoir mettre ainsi en évidence leur « savoir en négatif ».

      N’est-ce pas aller trop vite en besogne et escamoter la responsabilité des éditeurs dans les co-éditions, « rewriting » et autres traductions qui rendent médiocres ou, plus grave, érronés beaucoup de livres pour enfants ?

      De plus, traiter le problème de ce type de livres en fonction du nombre d’exemplaires vendus par domaine – histoire, animaux, sciences exactes – et non de la demande réelle fausse, d’entrée de jeu, le débat. Surtout quand on sait combien il y a d’embûches sur le chemin qui mène l’enfant au livre.

      De fait, les médiateurs, eux, se trouvent placés en position difficile. Perents, enseignants, bilbiothécaires, libraires évoquent l’insuffisance des crédits, du personnel, le manque de formation, le manque de temps, l’éloignement par rapport aux grands centres. Ils regrettent aussi la carence grave des médias français dans la promotion du livre pour les jeunes. Ils constatent, chez les enfants, une mutation de l’accès au savoir, livresque encore mais de plus en plus en prise directe avec l’objet, le vécu au travers de la télévison ou du musée.

      Si leur demande reste en grande partie scolaire, elle tient aussi à leur curiosité naturelle, à leur ouverture sur le monde comtemporain. Et là, force est de constater que, pour diverses raisons socio-économiques, l’accès au savoir restait encore difficile pour beaucoup d’entre eux.

      Madame Gratiot-Alphandéry concluait d’ailleurs la rencontre sur la réalité alarmante de la « sous-alimentation intellectuelle » des jeunes dans notre société.

      Poser en terme de sous-alimentation le problème du non-accès à la culture – au sens large – séduit. Cela souligne combien aujourd’hui, dans un foisonnement d’idées, d »informations, de techniques, faire de nos enfants des hommes au sens plein du terme, c’est leur donner à tous dès le plus jeune âge le sens critique et les moyens de connaître et de s’approprier le monde. Cette réflexionstimule les esprits et le chemin à parcourir reste grand.

      Temps de la réflexion, de l’échange, ce colloque aura permis à des gens d’horizon et de formation divers de se rencontrer et de confronter leurs points de vue.

      Signalons un léger handicap créé dans ce débat : sciences humaines, sciences exactes, techniques étaient abordées ensemble, dans le même temps, et chacun s’est accordé à penser que des discussions séparées seraient nécessaires pour plus de clarté. Cela constituera un projet pour l’avenir.

      Livres scientifiques pour enfants ? Des ébauches de réponses ont été données. La parole est maitenant à tous les passionnés de scinces et de livre. Et pas seulement de livres pour enfants …

( article  paru dans le n° 14 – 15 février 1981 – du bulletin du CRILJ )

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Après des études de Lettres, le CAFB et l’Ecole du Louvre, Maryvonne Zanaglia devient professeur-documentaliste, d’abord en collège puis en lycée, dans la région parisienne. Elle participe très tôt aux activités du CRILJ et, depuis le début des années 80 et jusqu’à aujourd’hui, apporte une contribution régulière au « Cahier des Livres » de Inter-Cdi, revue des centres de documentation et d’information de l’enseignement secondaire public, privé et agricole en France. En poste actuellement dans un collège de Bretagne, elle quittera dans quelque mois, un métier qui, dit-elle volontiers, lui a procuré de grandes satisfactions. Maryvonne Zanaglia fut, sa carrière durant, très active dans les domaines de la promotion de la lecture et de la défense de la profession de documentaliste, notamment au sein de la FADBEN (Fédération des enseignants documentalistes de l’Education nationale).

 

 

Cela n’engage que moi

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   Jean-Paul Gourévitch, je le connais depuis 1969. Il n’est pas au courant. Jeune enseignant dans une école française en Tunisie, attentif aux débats qui aboutiront au plan de réforme de l’enseignement du français à l’école élémentaire et titilllé par ce qu’il était dit de la poésie, je me procure Les enfants et la poésie que viennent de publier les Editions de l’école. L’étude me trouble car l’auteur n’est pas loin de conclure, contre le mouvement que je crois voir s’amorcer, que poésie et école sont peut-être bien incompatibles.

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   De retour en France, je ne rencontrerai finalement Jean-Paul que peu de fois. La plus importante sera lorsque, pour l’édition 1992 du Salon du Livre pour Enfants et Adolescents de Beaugency, il réalisera l’exposition « 150 ans d’illustration pour les enfants ou les tribulations de l’image 1800-1950 ». Travail remarquable et, qu’on se le dise, l’exposition est toujours empruntable.

      J’aime, chez Jean-Paul Gourévitch, le goût qu’il a de la recherche du texte rare,  de l’image inédite, du document qui, notamment dans le domaine de l’histoire de la littérature de jeunesse, vient compliquer la doxa des discours dominants. A cet égard, le recensement qu’il fit pour trois numéros spéciaux du bulletin du CRILJ, parcourant son sujet d’Erasme à la seconde guerre mondiale, en est la parfaite illustration. Textes de références et discours d’accompagnement tissent une histoire des livres pour enfants  qui, préférant le document référencé à la glose incertaine, échapppe aux simplifications douteuses et aux significations univoques. La lecture en continu des trois fascicules est un vrai régal et, pour les curieux d’aujourd’hui, la mise à jour parue dans la collection Argos du CRDP de l’académie de Créteil sous le titre La littérature de jeunesse dans tous ses écrits, court jusqu’en 1970. Un peu avant, en 1994, Images d’enfance, publié aux Editions Alternatives, déroulait une synthèse de quatre siècles d’illustration du livre pour enfants particulièrement stimulante où, par exemple, preuve nous était apportée qu’au XIXième siècle, l’image, déjà, faisait du marketing.

      Parmi les travaux plus récents de Jean-Paul Gourévitch, j’ai un faible pour Mémoires d’enfance paru aux éditions Le pré aux clerc en 2004. Citations d’écrivains et images de la collection Jacques Gimard se confrontent en huit thématiques impeccables. Ecrits et représentations ne sont pas toujours d’accord. C’est très bien comme cela. Le compilateur apporte en outre, dans les éditoriaux de chaque chapitre, les éléments qui permettent au lecteur de comprendre que « le discours sur l’événement rhabille les acteurs en dénudant l’action ». C’est quand même autre chose qu’un énième « beau livre » sur la nostalgie sûre d’elle-même des temps d’avant.

(  « Griffon » n° 216 – mars-avril 2009 – Jean-Paul Gourévitch )

 

Maître-formateur récemment retraité, André Delobel est, depuis presque trente ans, secrétaire de la section de l’orléanais du CRILJ et responsable de son centre de ressources. Auteur avec Emmanuel Virton de Travailler avec des écrivains publié en 1995 chez Hachette Education, il a assuré pendant quatorze ans le suivi de la rubrique hebdomadaire « Lire à belles dents » de la République du Centre. Il est, depuis 2009, secrétaire général du CRILJ au plan national.

 

 

Michel Bourrelier

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     Michel Bourrelier (1900-1983) est mort fin mars. Avec lui disparait une aventure dans la littérature de jeunesse. Avec ses quatre collections, « La joie de connaître » pour les documentaires, « Marjolaine », « Primevère » et, plus tard, « L’alouette » pour la fiction, les éditions Bourrelier, créées en 1931, ont aidé au renouveau de la littérature pour la jeunesse.

      La création du Prix Jeunesse en 1934 contribue à cette renaissance. Le but de ce prix est de « donner un nouvel essor à la littérature pour les enfants de langue française ». Il est décerné sur manuscrit. L’ouvrage couronné doit s’adresser à des enfants de sept ans à quatorze ans, aucun genre n’est imposé et il est publié. Le jury est présidé par Paul Hazard, professeur au Collège de France, auteur de Des livres, des enfants et des hommes. Il comprend des enseignants, des bibliothécaires, des écrivains, comme Georges Duhamel, Paul Fort, Simone Ratel, Marcelle Tinayre et Charles Vildrac. Plus tard viendront Claude Aveline, Maurice Genevoix, Paul Vialar. Mathilde Leriche, bibliothécaire à l’Heure Joyeuse et lectrice des coillections Bourrelier, en est la secrétaire et la cheville ouvrière. La première année, le jury met en lumière quatre manuscrits qui sont publiés : Pimprenelle et Mafouinette de Marcelle Vérité, Royaume des fleurs de Maurice Carême, Quatre du cours moyen de Léonce Bourliaguet, Olaf et Gertie d’Eillen Lombard.

      Avant la guerre, Marie Colmont pour Rossignol des neiges, Georges Nigremont pour Jeantou le maçon creusois et Colette Vivier pour La maison des petits bonheurs recevront ce prix. De 1945 à 1965, pendant 20 ans, les lauréats dont Alice Piguet, Léone Malher, René Guillot, Louis Delluc, Andrée Clair, Pierre Gamarra, May d’Alençon vont, pour la plupart, commencer une carrière dans la littérature pour la jeunesse. Le choix est varié : contes, romans d’aventures, historiques ou policiers, histoires d’enfants et d’animaux. Les grands sujets sont abordés comme le travail et le racisme.

      Dans les trois collections de fiction, Michel Bourrelier va publier surtout des œuvres d’écrivains français comme Renée Aurembou, Marianne Monestier, Marie Mauron et Charles Vildrac, mais aussi quelques traductions de romans étrangers, par exemple Charles Dickens (Les aventures de Mr Pickwick), Erich Kaestner (Petit point et ses amis), Alberto Manzi (Isa, fille de la forêt), Colin Sheperd (On demande une maman), etc.

      Pour la collection « La joie de connaitre », Michel Bourelllier fait appel à des spécialistes sérieux, qui savent vulgariser leurs connaissances et leurs expériences, aussi bien en sciences sociales, sciences pures et appliquées que dans le langage, les voyages et l’histoire. En voici quelques noms : René Clozier, Paul Coudère, Albert Dauzat, André Demaison, Robert Gessain, Henri Grimal, Luce Langevin, Pierre de Latil, André Leroi-Gourhan, Alfred Métraux, Pierre Valléry-Radot.

      A côté de son action pour le renouveau de la littérature de jeunesse, Michel Bourrelier s’est intéressé avec beaucoup de constance à la poésie. Il était un grand lecteur des poètes. Il a publié dans plusieurs collections, « Images premières », « Heures enchantées » , des recueils de poèmes et de comptines pour les jeunes dont Arc en fleurs, Pin Pon d’Or, La poèmeraie et La ronde extrait des Ballades de Paul Fort. Une collection « Recueils de chansons » complète cette action, ainsi que, pour le théâtre, une collection théatrale pour les jeunes où furent publiés de courtes pièces et des ouvrages sur le théâtre pour la jeunesse, les marionnettes, les décors, etc.

      Pour les bibliothécaires de jeunesse, deux livres importants sont sortis de cette maison d’édition : Beaux livres, belles histoires (1937) de Marguerite Gruny et Mathilde Leriche, On raconte (1956) de Mathilde Leriche.

      Michel Bourellier fut un propagandiste des méthodes actives dans l’enseignement du premier degré avec ses collections « Carnets de pédagogie moderne pour l’enseignement primaire », « Carnets de pédagogie pratique » « Carnets d’éducation physique et de sports ». Et, par la fondation et la publication de deux revues, « Méthodes actives », revue pratique de pédagogie pour l’enseignement du premier degré, et « L’école maternelle française » pour les écoles maternelles, classes enfantines, jardins d’enfants et cours préparatoire, il apporte aux instituteurs et éducateurs une aide indispensable pour leur combat dans le changement des enseignements.

      Il fut aussi un éditeur scolaire. Et, dans les manuels pour le primaire publiés par sa maison, il voulut offrir aux enfants l’envie d’aller plus loin dans toutes les disciplines. Il  proposa ainsi des livres de lecture courante avec un texte suivi comme les deux récits L’île rose et La colonie de Charles Vildrac. Il édita aussi du matériel scolaire comme « Images du beau » (cartes postales et tableaux), des jeux, etc.

      Pour faciliter la recherche aux enseignants, il installa, rue Saint-Placide, un Centre de Documentation Jeunesse où le public trouvait des ouvrages concernant l’enseignement, les bibliothèques d’enfants, l’éducation physique, le chant, les travaux manuels ainsi que matériel scolaire.

      Il ne faut pas oublier qu’il fut membre fondateur de l’Association pour le Développement de la Lecture Publique (ADLP) en 1937. Il fonda, en 1945, avec d’autres éditeurs l’association « Pour le livre », dont il fut le président en vue « d’étudier en commun les réformes à réaliser et les actions à mener auprès des pouvoirs publics, afin de faire triompher les idées nouvelles qui sont les leurs ».

      En 1963, les éditions Bourrelier fusionnent avec la librairie Armand Colin et continuent dans ce cadre leur action. Mais, hélas, les collections de littérature pour la jeunesse vont cesser. Le Prix Jeunesse sera repris, en 1968, par les Editions de l’Amitié, pour 4 ans.

      Paul Hazard disait de Michel Bourrelier et de leur première entrevue : « J’étais dans mon bureau, j’attendais un étudiant et ce fut un éditeur qui entra ». Et, pour moi qui l’ait connu plus tard, il était toujours un éditeur, mais la jeunesse, l’enthousiasme, la gentillesse, le goût des idées nouvelles et l’attention postée aux opinions des autres étaient toujours là. Je me souviens de son art pour faciliter le choix et aplanir les divergences, et sa participation à la gaieté du jury quelquefois dissipée après le travail.

( texte paru dans le n° 20 – 15 juin 1983 – du bulletin du CRILJ )

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En 1963, peu après la fusion des éditions Bourrelier avec la librairie Armand Colin, Michel Bourrelier rappelait : « Le Prix Jeunesse est l’ancêtre des prix de littérature pour les enfants. C’est en novembre 1933 que j’ai fait les premières démarches en vue de la constitution de son jury. J’ai obtenu l’accord enthousiaste d’écrivains, de bibliothécaires, d’éducateurs et aussi de poètes dès que je leur eus exposé mon projet. »

 

Devenir lecteur

   

 

 

    L’Institut National de Recherche Pédagogique a présenté en mars-avril, dans la galerie du 1ier étage, rue d’Ulm, l’exposition Devenir lecteur réalisée dans le cadre des travaux effectués dans les écoles normales par les équipes de recherche pédagogique.

      J’ai eu à concevoir cette exposition, à rassembler des documents concernant la lecture que je pensais intéressants et que je savais exister non seulement dans les classes pré-élémentaires et élémentaires où je travaille souvent à Saint-Etienne et dans sa région, mais aussi dans des classes géographiquement isolées et pédagogiquement proches. Aussi bien, cette exposition n’a-t-elle été possible que grâce à un solide réseau d’amitiés, grâces à des échanges constants de conceptions, d’idées, de travaux. Elle n’aurait pu exister sans le concours de Paulette Lassalas, directrice de l’Ecole Normale de Poitiers et des maîtres de l’équipe qu’elle anime, sans Jacqueline et Claude Held dont la présence avait suscité des travaux dans des classes de Saint Jean de la Ruelle ou de Cazères sur Garonne, sans les témoignages de Paulette Delfaud, militante de la Ligue de l’Enseignement, sans l’aide précieuse d’Hélène Romian, responsable de l’Equipe de Recherche Français 1ier degré, à l’INRP.

      Dans la mesure où cette exposition a intéressé des enseignants, des animateurs, des bibliothécaires, tous préoccupés de l’accès de l’enfant à la lecture, et dans la mesure où elle sera disponible, semble-t-il, l’an prochain, sur demande, pour « itinérer » à travers la France, il a paru utile au CRILJ de rappeler les objectifs qu’elle se donne et les moyens qu’elle utilise.

      Si lire, ce devrait être chercher à satisfaire le besoin de découvrir, de connaître, de s’informer, de s’enchanter pour soi-même ou de communiquer telle ou telle information à autrui » (Plan de rénovation de l’enseignement du français à l’école élémentaire), nous essayons de montrer comment l’école peut s’attacher à faire naître, à développer le goût de la lecture, à faire de la lecture un besoin de culture vital, à travers des documents provenant de classes pratiquant une pédagogie conforme aux principes du Plan de rénovation de l’enseignement du français à l’école primaire.

      Certes, il est difficile de fixer, dans le cadre d’une exposition, ce que l’acte de lire représente de plus individuel, de plus profond, de plus important parfois. L’effet d’une lecture se retrouvera peut-être dans une conversation entre enfants, hors de la classe, dans des questions posées aux parents le soir, dans l’intérêt différent pris à regarder une émission de télévision. Tous ces signes échapent souvent à la prise directe, à l’observation pédagogique.

      Mais parce que la lecture n’est pas pour nous une discipline scolaire inscrite dans le cadre étroit d’un emploi du temps et pratiquée dans une classe somnolente, parce qu’elle est toujours recherche de signification qui aide l’enfant à se situer par rapport au monde, recherche de communication dans des situations où l’écrit seul peut l’établir, occasion de s’exprimer, enfin, sous les formes les plus variées, les plus personnelles, elle laisse des traces, elle emprunte des chemins, elle ouvre des voies que nous allons essayer de présenter.

      Nous voulons préciser que, pour nous, l’acte de lire ne se limite nullement aux ouvrages scolaires, ni même aux œuvres de la « littérature enfantine ». Une lettre de camarade, un journal pour enfants, une bande dessinée, un message publicitaire, un poème, sont autant de supports possibles de lecture. Créer, chez l’enfant, face à la diversité des messages où l’écrit voisine avec l’image, parfois avec le son, une attitude active et critique, c’est l’aider à acquérir progressivement une autonomie de lecture.

      Enfin, devenir lecteur, c’est vouloir et pouvoir lire non seulement à l’école mais partout. Si l’enseignant peut aider à trouver les chemins de l’écrit dans la classe mais aussi dans son école, sa famille, son quartier, sa ville, il l’aide à devenir un adulte lecteur.

      Je voudrais dire le plaisir que j’ai éprouvé, à travers bien des difficultés, en réalisant cette exposition. Peut-être venait-il surtout de l’atmosphère des classes dans lesquelles j’allais chercher des documents, de la qualité des rapports que les enseignants avaient su établir souvent avec l’aide des bibliothécaires, des parents, entre l’enfant et la lecture. Je souhaite que le visiteur de l’exposition ressente cette joie née de tant de patience et de travail chez les enfants et les maîtres, et que, dans ses propres recherches, sa propre action en faveur de la lecture, il en soit aidé.

( article  paru dans le n° 9 – 15 juin 1979 – du bulletin du CRILJ )

 

Aline Roméas, propagandiste infatigable du livre et de la lecture, fut professeur à l’Ecole Normale de Saint-Etienne. Elle participa, à ce titre, aux travaux de l’Equipe de Recherche Français 1ier degré de l’Institut National de la Recherche Pédagogique. Elle fit aussi partie, pour reprendre la jolie phrase de Jean Delas, de cette « sorte d’armée des ombres qui menait son combat avec des réunions, le soir, sous des préaux d’écoles. » Aline Roméas fut, en 1979, à l’origine de la très active section de la Loire du CRILJ.

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Une bonne nouvelle

 

 

 

  

   

      J’ai le plaisir de vous annoncer la parution de mon roman Le diable sur le divan  (éditions Cheminements, collection Noème) pour lequel j’avais reçu, en 2005, le Prix du premier roman dans le cadre du concours « Envie d’écrire » organisé par le CRILJ et le Ministère de la Jeunesse et des Sports, parrainé par Daniel Picouly. Il sort en même temps qu’un essai Comprendre l’adolescence – conduites de dépendance et conduites à risque que j’ai co-écrit avec M. Pompignac-Poisson.

     Restant à votre disposition, je vous prie d’agréer mes salutations distinguées.

     Christophe Allanic

 

     Quatrième de couverture :

     Monsieur Serin, psychanalyste pourtant ordinaire, a ouvert son cabinet à une clientèle d’un genre particulier. Se succèdent ainsi sur son divan, un diable contrarié par sa réputation sulfureuse, « Rocco » un lapin tourmenté par ses pulsions, « 8 » obsédée par le déchiffrage mathématique de l’univers, « Grâce » une jeune vache anorexique, et d’autres patients qui nous entraînent dans un univers fantastique où se croisent psychanalyse, sciences et mythologie. À travers ces neuf contes psychanalytiques, le lecteur est invité à une découverte originale de la psychanalyse, mêlant humour et situations étonnantes. 

 

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      Extrait :

     Lui était timide, complexé et gauche. Elle, mystérieuse et séduisante. Le coup de foudre fut pourtant immédiat. Le premier à lui avoir parlé d’elle était un de ses amis de la faculté de biologie, Albert. Celui-ci avait déjà un peu flirté avec elle auparavant, suffisamment du moins pour témoigner du chamboulement qu’elle avait provoqué dans sa vie. Monsieur Serin se rappelait du jour où son ami lui en avait parlé la première fois. Il se souvenait de cette passion qui l’animait, de la lumière dans ses yeux, de l’expression de son visage et de ses mains qui s’agitaient comme pour donner davantage de matérialité aux mots qu’il employait.

     Ce jour-là sur le chemin du retour, les propos d’Albert raisonnaient encore dans la tête du jeune Serin. Il ne la connaissait pas, mais il était déjà sous son charme. Le sol flottait sous ses pieds comme s’il marchait sur un nuage. Il engloutit le dîner à une telle vitesse, la tête plongée dans son assiette, que ses parents comprirent qu’il n’était pas d’humeur à parler. La nuit tombée, il se réfugia dans sa chambre mais le sommeil tardait à venir. Se tournant et retournant dans son lit, il n’avait qu’une idée en tête, faire au plus vite sa connaissance et parcourir un long chemin en sa compagnie.

     Le lendemain, il fit part à son ami de son désir de rencontre. Albert se fit soudain plus modéré, prétendant qu’elle n’allait peut-être pas lui plaire, qu’il se faisait des idées sur elle, qu’il ne répondait peut-être pas à ses critères … Serin comprit que son ami regrettait de lui en avoir parlé. Plus décidé que jamais, il se débrouilla pour obtenir un rendez-vous le jour suivant.

     Le cœur battant la chamade, il se présenta à l’adresse qu’on lui avait indiquée. En face de lui s’imposait un vieil immeuble d’avant-guerre à la peinture défraichie. Il entra dans le hall puis emprunta l’escalier. Les marches grinçaient sous ses pieds, la rambarde tremblait sous sa main. Il frappa. Après quelques instants, des pas s’approchèrent et la porte s’ouvrit enfin. Un homme âgé, barbe grise et lunettes rondes, l’accueillit assez froidement. Son visage ressemblait à s’y méprendre à la description du père de la Belle qu’Albert lui avait faite.

     En entrant dans le bureau du vieil homme, le jeune Serin aperçut un sofa sur la gauche et comprit que ce serait bientôt là le champ de leurs futures batailles. La sueur perlait sur ses tempes. Le vieil homme en face scrutait l’étudiant sans mot dire. Fallait-il également courtiser le vieux avant de rencontrer la Belle ?

    Le jeune Serin prit les devants et bafouilla : « Je … je voudrais faire une … une psychanalyse ! »

 

Christophe Allanic est psychologue clinicien d’orientation analytique. Il exerce à Nantes en institutions auprès d’adolescents et de parents, ainsi qu’en cabinet libéral.

 

 

 

 

Gianni Rodari

Gianni Rodari n’est plus. Il était né à Novare en 1920. Si sa réputation avait largement dépassé les frontières de l’Italie, il n’a été pendant très longtemps connu que des spécialistes.

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      Écrivain pour la jeunesse, lauréat de la médaille Hans Christian Andersen en 1970, il devait peut-être la diversité de son talent à sa double formation d’instituteur et de journaliste mêlé à l’activité de la presse romaine, au mouvement des idées, à tout ce qui a bougé en Italie depuis qu’il a atteint l’âge d’homme.

      Nous pouvons apprécier son humour, son sens de ce qui accroche les enfants, sa volonté d’inscrire le merveilleux dans le monde moderne. Les jeunes lecteurs français ont apprécié Tous les soirs au téléphone, Jip dans le téléviseur (Éditions La Farandole), La tarte volante, La flèche d’Azur (Éditions Hachette).

      On fera un sort particulier à Histoires à la courte paille (Éditions Hachette) dans la mesure où ces textes font la liaison directe avec les préoccupations théoriques de l’auteur telles qu’il nous le révèle sa Grammaire de l’imagination parue aux Éditeurs Français Réunis, véritable essai sur les moyens pratiques de développer l’imaginaire chez les jeunes. Ce dernier ouvrage montre bien, comme les nombreux articles ou interventions de Gianni Rodari, combien sa réflexion s’inscrivait dans une approche théorique et pratique à la fois de la littérature de jeunesse.

      En ce sens, la littérature pour la jeunesse italienne et mondiale perd avec un auteur de grand talent un des trop rares écrivains penchés sur la genèse des œuvres.

 ( texte paru dans le n° 12 – juin 1980 – du bulletin du CRILJ )

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Gianni Rodari nait en octobre 1920 près du lac d’Orta. Son dévouement et son aptitude aux études lui valent d’obtenir son diplôme d’instituteur à l’âge de 17 ans. Après la guerre, il est engagé par le quotidien L’Unità en tant que chroniqueur puis comme envoyé spécial. Il se met à écrire des contes pour enfants. En 1950, il prend la direction de l’hebdomadaire pour enfants Il Pioniere. De nouveau à L’Unita, il concrétise, en 1958, le choix de sa vie : écrire des livres pour les enfants tout en travaillant en tant que journaliste politique « sans appartenance ». Lorsqu’il ne publiera plus de livres, Gianni Rodari se consacrera à une collaboration importante avec les enfants : discussions dans les classes, ateliers d’écriture, etc. Sa Grammaire de l’imagination est disponible aux éditions Rue du Monde.

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Qu'est ce qu'une approche critique des livres pour enfants ?

 

 

  

 

 

 

     Qu’est-ce qu’une approche critique des livres pour enfants ?

     Telle est la question qui m’est proposée. J’y ajouterai une précision temporelle : qu’est, que peut être une approche critique des livres pour enfants dans ces dernières années du XXème siècle ?

     La question, en effet, n’aurait ni le même sens ni la même réponse si elle était posée à la fin du XVIIIème siècle, au temps du duumvirat Jules Verne-Comtesse de Ségur.

     Il nous faut donc, comme préalable à la question posée, indiquer brièvement quelques données qui caractérisent notre temps et dont l’approche critique du livre pour la jeunesse doit tenir compte.

     Voici celles qui me semblent les plus importantes :

     1) Développement tumultueux des sciences humaines : histoire économique et des mentalités, sociologie, linguistique, sémiologie, psychologie, psychanalyse, ethnologie, anthropologie, etc.

     Chacune de ses disciplines apportent des éléments importants sur l’enfant, sur son évolution affective et intellectuelle dans le passé et dans le présent, sur l’influence qu’exercent sur cette évolution, sa famille, son milieu, la société où il vit. Ces éléments nouveaux, les critiques des livres pour enfants devraient normalement les connaitre, les assimiler et les utiliser.

     2) La littérature pour enfants est encore assez généralement considérée comme une sous-littérature. On s’interroge toujours sur son statut et la critique pour enfants, bien qu’elle ait gagné des positions depuis 15 ans, reste rapide et épisodique, à la radio et dans la grande presse, ou confinée dans des revues spécialisées.

     3) Une approche critique valable, pour s’imposer, doit emprunter les nouveaux médias, en particulier la télévision ; or aucune émission spécifique ne lui est consacrée et on ne lui réserve jamais de place dans les émissions de critique et de débats comme Apostrophes de Bernard Pivot, Ex-Libris de Patrick Poivre d’Arvor, Paroles de femmes d’Aline Pailler, ou Océaniques.

    Rappelons, pour mémoire, une tentative de FR3 en 1982/1983, avec Michèle Jouhaud-Castro. Mais cette animation se bornait à faire raconter l’histoire contenue dans le livre par des enfants. Emission d’une rare médiocrité.

     C’est là une occasion pour nous de réfléchir sur ce que peut être l’approche critique des livres pour enfants aujourd’hui, sans oublier que cette approche ne peut pas être la même dans un quotidien, dans un hebdomadaire, dans une émission de télévision, dans une revue ou dans un essai.

 . Premier critère :

     Le premier critère d’une approche critique, me semble-t-il, est et reste le principe de plaisir. Qu’il se présente comme album, conte, récit, roman, ouvrage encyclopédique, un livre pour enfant, aussi bien dans son texte que dons son illustration, doit rester un objet agéable, de récréation au sens étymologique du mot.

     Ici, une précision, plaisir pour qui ? Pour l’adulte qui fabrique ou achète le livre ? Ou pour l’enfant qui va le « pratiquer » ? Poser la question, c’est commencer à y répondre.

     Le plaisir qu’il faut prendre en compte, c’est celui du destinataire que l’adulte souhaite et prépare. Par ce biais, il peut s’agir d’un plaisir partagé car l’écrivain et l’illustrateur peuvent aussi prendre du plaisir à réaliser des œuvres de qualité, à la fois créatives et tenant compte des connaissances nouvelles que leur époque leur apporte sur l’enfant.

     Ici, deux exemples : les albums de Christian Bruel et de son équipe, aux éditions Le Sourire Qui Mord, diffusés par la NRF, provocateurs et intelligents comme l’ont été ceux de François Ruy-Vidal dans les années 1970 ; et les nouvelles collections encyclopédiques de Pierre Marchand chez Gallimard : qualité exceptionnelle des photographies, textes simples, bien informés, associés à des poésies.

      On s’est beaucoup plaint de la « critique d’humeur » ou « impressionniste ». Il n’est pas question de la réhabiliter ; rappelons malgré tout qu’il est important que le critique ait une formation artistique de bon niveau qui lui permettent de comprendre et d’aider les innovations. En bref, de l’esprit et du goût.

 . Deuxième critère :

     Œuvre d’art, le livre de jeunesse a un ou a des publics « ciblés » caractérisés par des intérêts et des possibilités de compréhension différents. Ces possibilités et ces intérêts sont décrits et analysées dans des ouvrages classiques de Freud, Klein, Bettelhein, Lebovici, Wallon, Piaget, Zazzo, etc.

     L’illustrateur, l’écrivain et le critique de livres pour la jeunesse doivent avoir ces connaissances de base qui leur permettront de mieux interprêter les réactions de tel ou tel jeune sur lequel l’ouvrage a été « essayé ».

     Notons du reste que certaines maisons d’édition, sans attenter à la liberté des artistes, les entourent d’équipes de conseillers spécialisés. Il faut de même, comme cela se fait déjà dans certaines revues, que l’approche critique soit celle d’une équipe qui ne se limiterait pas à des enseignants et à des bibliothécaires, mais qui compteraient aussi des linguistes, des psychologues, des psychanalistes, des historiens des mentaltés.

     Pour me borner à un exemple : on connait aujourd’hui avec une relative précision le nombre moyen de mots que possède telle ou telle classe d’âge. On sait aussi qu’au-delà d’une certaine proportion de mots inconnnus (25 à 30 %) le jeune lecteur, démoralisé, se démobilise et ne lit pas plus avant.

     La revue Le français dans le monde, en utilisant les données du « français fondamental », avait, il y a 25 ans, lancé une opération de comptage, dont le but était d’indiquer sur la quatrième de couverture le rapport entre le nombre de mots employés par l’auteur et le nombre de mots correspondnants à l’âge ciblé ; Il faudrait, à présent que nous disposons de l’informatique, que les éditeurs et les critiques reprennent et actualisent cette initiative.

 . Troisième critère :

    Un livre est toujours un support d’identification, de transfert et de socialisation. E t il l’est encore plus fortement quand il s’adresse à l’enfance, période où s’élabore et se structure sa personnalité.

     Sans moralisme excessif et sans tomber dans les exclusions de Marie-Claude Monchaux, il n’est pas possible de donner comme objet de consommation immédiate, à des classes d’âge qui ne dispose pas encore d’esprit critique, des livres dont les héros sympathiques l’orienteraient vers le racisme, la chauvinisme, le mépris des femmes, des pauvres, la marginalisation, etc.

     Il ne s’agit pas d’exclure des bibliothèques Clovis Dardentor, manifeste misogyne de Jules Verne, ni son Hector Sarvadac, roman violemment antisémite, ni même la série du Lieutenant X (Hachette) insidieusement raciste. Il faut seulement les déconseiller aux plus jeunes et utiliser ces livres comme base de discussion sur les divers racismes.

     De même, l’approche critique doit dégager le rapport enfant-adulte contenu dans le livre et signaler par exemple le caractère irréaliste (qui peut être positif dans certains cas pour le jeune lecteur) de certains livres où les enfants surveillent les adultes ou encore trouvent la solution d’énigmes policières qui sont restées indéchiffrables pour les adultes.

      La critique doit dégager aussi le parti pris politique de l’écrivain, qu’il s’agisse de fiction ou d’ouvrages encyclopédiques, ce qui est passé sous silence et la manière dont les événements sont présentés.

     A titre indicatif, trois recherches exemplaires : celle de Pierre Nora sur les omissions et les variations de l’histoire de France d’Ernest Lavisse, celle de Jack Zypes sur les corrections et les ajouts des contes des frères Grimm et la toute récente étude de Mireille Le Van Ho à propos des livres de jeunesse sur la révolution parus en France entre 1970 et 1980.

     Dans une perspective proche, l’approche critique, en tenant compte de l’apport de la linguistique et de la socio-linguistique, doit apprendre aux enfants (et aux adultes) à distinguer entre le langage bâti sur de lieux communs et un langage authentique, à la fois simple et créatif.

 . Quatrième critère :

     Il n’est pas question de la négliger et pour la susciter, la collaboration des enseignants, des bibliothécaires, des parents, des libraires est indispensable. Encore faut-il ne pas se limiter, comme dans l’expérience de FR3 dont il a été question et se souvenir que les enfants interrogés directement sont souvent gênés dans leur réponse par leur manque de vocabulaire ou d’assurance : ils ne donnent alors qu’une opinion simplifiée et convenue, celle qu’ils pensent pouvoir donner.

     La meilleure méthode reste celle de l’interrogation indirecte ou encore un débat animé par une équipe de spécialistes qui apportent au fur et à mesure de la discussion des informations susceptibles d’éclairer les jeunes lecteurs sur les problèmes réels que posent le livre.

      Essayons de reprendre et de restituer les caraxtristiques de l’approche critique des livres pour la jeunesse en cette fin de millénaire :

     1) elle doit rester une critique d’humeur, humeur relativisée par la culture et le goût ; renvoyant toujours à l’équation personnelle d’un critique, elle doit être signée.

     2) elle doit assimiler, utiliser et vulgariser les connaissances les plus avancées des sciences humaines et, pour y parvenir, indiquer et expliquer ses critères de jugement ; par sa qualité et par sa pertinence, elle doit s’imposer aux nouveaux médias.

     3) elle ne doit pas se limiter au passé et au présent, mais susciter de nouveaux écrivains dans le secteur de la vulgarisation, notamment parmi les chercheurs spécialisés, capables de présenter clairement des problèmes complexes ; je pense à Hubert Reeves en astronomie, à Jean-Marie Pelt en botanique, au commandant Cousteau en biologie.

     Cette approche critique devrait être créatrice en révélant aux écrivains de nouveaux sujets, de nouvelles sources d’inspiration : défense de l’environnement, solutions nouvelles aux problèmes posés par l’accroissement des divorces, du chômage, de la misère du Tiers-Monde, etc.

     Ces trois orientations fondamentales doivent être présentes, en filigrane, dans les brefs compte-rendus et s’approfondir ou s’expliciter dans les revues spécialisées.

     Les fiches restent utiles, mais peut-être peuvent-elles dégager mieux, même brièvement, les critères objectifs sur lesquels elles se fondent. Elles doivent aussi être signées.

     Il faut donner la plus grande place possible à des articles de fond sur les critères à retenir et à écarter, sur les courants et les problèmes de cette littérature et sur ses rapports avec les contradictions de chaque époque. Une place au moins égale sera réservée à des interventions de créateurs qui, souvent, en savent beaucoup plus que les meilleurs critiques.

     L’approche critique de la littérature pour la jeunesse, en 1990, doit devenir plus efficace et se proposer les buts suivants :

 – sortir la littérature de jeunesse de son ghetto et faire reconnaitre son importance par le grand public et les médias.

 – contribuer à l’amélioration et au renouveau de cette littérature en lui proposant de nouveaux sujets.

 – participer au mouvement général de la critique et, par ce biais, à l’évolution des mentalités sur les droits des enfants et sur le sens même de notre civilisation.

     Mais, dans ces conditions, comment nous limiter à une « approche critique » ? En 1954, Hélène Gratiot-Alphanréry, dans son étude classique La lecture en milieu rural, notait qu’à 30 kms de Paris, des enfants de journaliers agricoles, à 10 ans, n’avaient jamais eu entre les mains des livres de loisirs.

     Trente-cinq ans plus tard, la situation n’a pas réellement changée. Un sondage réalisé dans les environs de Tours, en septembre-octobre 1989, nous apprend que plusieurs écoles primaires rurales ne disposent toujours pas de « coins-lecture » et ne bénéficie pas de l’apport du biliobus. Manque ou mauvaise répartition des crédits ?

     Il serait absurde de s’en prendre aux enseignants et aux bibliothécaires qui font ce qu’ils peuvent et au-delà. Promouvoir la lecture et les meilleurs livres, développer le sens critique du futur adulte, c’est l’affaire de tous. C’est un problème politique, un élément d’une entreprise globale qu’on pourrait appeler, pour simplifier, la politique de la lecture et de la culture.

     Nous autres, chercheurs ou critiques, nous ne pouvons plus nous borner à une « approche critique ». A quoi pourrait bien servir de critiquer des livres que tant d’enfants n’auraient pas la possibilité de lire ?

     Nous devons tous devenir des pourvoyeurs gratuits, des distributeurs bénévoles de livres aux enfants défavorisés. Nous pourrions, par exemple, constituer des banques de livres pour enfant. En guise de premiers apports, nopus y verserions, après les avoir étudiés, les meilleurs livres que nous recevons en service de presse. Nous pourrions encore demander aux enfants favorisés de donner à notre banque les livres qu’ils aiment le plus. Beaucoup de livres de qualité, peu soutenus par la presse, sont pilonnés. Nous pourrions persuader des éditeurs de nous les donner.

     Nous vivons une époque où le livre, pour se maintenir, doit aller vers ses lecteurs potentiels. « Un dictionnaire, disait magnifiquement un participant interviewé il y a quelques mois dans une émission télévisée, ça doit se donner, c’est un acte d’amour ».

     Notre approche critique ne peut pas, elle non plus, rester théorique. On n’est riche que de ce qu’on donne.

 ( article  paru dans le n° 39 – juin 1990 – du bulletin du CRILJ )  

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Normalien, agrégé de philosophie, Marc Soriano (1918-1994) est romancier, pour les adultes et pour les enfants, et psychanalyste. Professeur de littérature populaire et pour la jeunesse à Bordeaux III et professeur émérite à Paris VII, il est spécialiste de Charles Perrault et de Jules Verne. En 1968, il publie aux éditions Gallimard Les Contes de Perrault, culture savante et traditions populaires et, en 1975, chez Flammarion, un épais Guide de littérature pour la jeunesse dont la réédition, chez Delagrave, en 2002, était très attendue. Marc Soriano fut membre du conseil d’administration du CRILJ.