Rester dans l’enfance

par Audrey Gaillard

   La collection « empreinte« , dirigée par Régis Lejonc, aux éditions de l’Édune, compte quatre albums pour la jeunesse. La particularité annoncée est le métissage des genres : bande dessinée, illustration et écriture romanesque se mêlent.

     Les thèmes sont graves : le déni de grossesse (rare dans la littérature pour la jeunesse, je connais La décision d’Isabelle Pandazopoulous, roman qui a déjà fait l’objet d’une note de lecture), la maladie d’Alzheimer (sur le même sujet, un très bel album : Très vieux monsieur d’Adeline Yzac, aux éditions du Rouergue), la délinquance d’un adolescent et enfin la violence et l’insécurité.

     La ligne éditoriale des éditions de l’Édune est claire : « des livres qui favorisent les échanges et le questionnement par des sujets qui amènent la discussion à travers une rencontre adulte-enfant ».

     Pas étonnant donc de retrouver l’implication de  l’auteur Franck Prévot. Il a écrit, dès son premier album en 2003, Tout allait bien,  des livres sensibles et contemporains sur le racisme, les préjugés, l’amour… Il explore des genres différents : l’album, le roman, le conte, la forme poétique et très récemment l’encyclopédie avec Lumières, l’encyclopédie revisitée, aux éditions L’édune.

     Dans Les indiens on reconnaît l’énergie de l’écriture, la poésie, l’impétuosité des personnages, leur sensibilité. Un garçon, fils d’immigrés, est à l’école. L’exposé des copains sur le peuple indien le taraude :

  « Et moi, je suis quoi ? Je ne comprends pas pourquoi mes parents et tant d’Algériens sont venus s’installer en France…

     « L’insolence et la fraîcheur de la jeunesse permettent qu’après les questions existentielles, le garçon se donne corps et âme au jeu, à l’imaginaire avec un drôle d’ami Hakim, qui se prend pour un chef indien.

 « Ça fait longtemps qu’on ne se demande plus s’il est un homme ou un enfant : c’est un copain ! Un enfant pas comme les autres. Un adulte comme personne. « 

     L’écriture vive traduit les certitudes fulgurantes  et joyeuses du garçon  » C’est comme ça dans notre quartier : le soleil, le vrai, on ne le voit pas souvent mais on en a d’autres heureusement. Hakim fait partie de ces soleils-là, avec maman, papa, et Sonia, Mourad et Thomas aussi. Et Sarah mais elle, c’est mon intimité, j’en parle pas. « 

     Le scénario est séquencé, il est composé de quatre parties : Jour, Nuit, Aube, Nouveau jour. Le deuxième chapitre composé de planches de bd, est très cinématographique. On a l’impression d’un film en noir et blanc (les illustrations sont en trois couleurs : noir, blanc, orange) avec des séquences muettes juste après avoir entendu les trois coups de feu dans la rue. Les bruits viennent de l’intérieur des personnages, du souffle coupé par la peur, des détonations qui ont durci le ventre. Les gros plans sur le garçon et son père allongés au sol, dans l’attente effroyable, suspendent le temps. « La peur m’avait pris tout entier et il n’existait plus dans ma tête la moindre place pour le temps ».

     Le mélange des genres opère et reflète les nuances et le rythme du récit : actions rapides, violence explosive, pensées intériorisées, chaos, dialogues…

     Une fois la voiture assassine partie, c’est le temps du récit, des illustrations épurées, de l’incompréhension :

« Je voulais parler mais je ne pouvais rien dire. J’aurais voulu crier tout ce temps passé à trembler, couché sur le trottoir. Mais aucun mot ne sortait. »

     À l’aube, on apprend que c’est Hakim qui a été tué, un règlement de compte pour des affaires de drogue : un innocent tué pour faire peur. Et le film dans la tête du garçon recommence : cette fois, ce sont des cow-boys, le garçon assiste impuissant à l’irrémédiable. Ce n’est pas un jeu, celui qu’il pratiquait dans la cour de l’école, il est dans la vraie vie sans concession : « Hakim se promenait toujours dans la rue. Ils l’ont tué. » suivi d’onomatopées  » Bang Bang Bang « .

     S’ensuit l’entremêlement entre récit et dialogues : les parents du garçon et Nathalie, la psychologue, l’écoutent et libèrent la parole pour qu’il soit « débarrassé de la peur » : « Il ne faut pas oublier il faut vivre avec. »

     Les cauchemars et la confrontation à la réalité terrorisent l’enfant : « Je pense qu’il avait décidé de rester petit en voyant comme les adultes sont dangereux. Je ne veux plus grandir.  »

    Jusqu’à la dernière page, où le garçon peut dans son cœur continuer à parler avec son ami »  T’inquiète pas Hakim. On jouera encore aux indiens…et les indiens gagneront, un jour. »

     Je remarque que l’on ne voit pas le crime en tant que tel. À deux reprises, Hakim est représenté allongé, mort ou en train de mourir.

     L’enfant lecteur va associer cette histoire à sa propre expérience, il va se construire des images (du crime par exemple) à partir de ce qu’il connaît d’un meurtre. Ce ne sont pas des lectures difficiles à supporter ou qui doivent être tabous. Elles viennent résonner à l’intérieur du lecteur avec la maturité qu’il a acquise, peu importe la similitude ou non du milieu social ou de l’expérience. Chaque lecteur va recevoir l’histoire en fonction de la matière qu’il a en lui. Ces histoires cruelles, inspirées de fait divers réels, très fréquents dans les journaux télévisés doivent être racontées dans la littérature jeunesse. L’auteur et l’illustrateur donnent leur perception du monde sans imposer d’idées (le cheminement du garçon est très fragile, complexe et personnel), ils permettent au lecteur de  confronter sa réalité  à l’histoire racontée, d’élaborer des idées, des images, de mettre des mots sur le monde qui l’entoure.

LES INDIENS

par Franck Prévot et  Régis Lejonc, l’Édune 2009, collection Empreinte, 64 pages, 12,70 euros

 

Après des études de lettres modernes, Audrey Gaillard travaille en librairie, puis se tourne vers l’animation. Elle est, depuis 2011, chargée de mission de l’association Val de Lire à Beaugency (Loiret) dont elle coordonne les actions : lecture à haute voix pour tous publics, des bébés aux résidents de maison de retraite, organisation de l’annuel Salon du Livre Jeunesse de Beaugency.