Réponse à des polémistes de mauvaise foi

par Thierry Magnier    

    Passé les bornes, il n’y a plus de limites Ce sont désormais les livres pour enfants qui sont la cible d’accusations moralisatrices où la virulence le dispute, une fois encore, à la malhonnêteté et à la mystification.

     Il s’agit en outre d’une atteinte à la liberté de création dans le cadre d’une véritable littérature, qui est encadrée par une loi visant à la protection de la jeunesse : tous les ouvrages incriminés ont passé les contrôles et ont été autorisés.

     Parole à Thierry Magnier, acteur incontournable de l’édition jeunesse. S’il a publié une bonne part des livres visés par le président de l’UMP comme par la nébuleuse de la droite extrême (entre autres, le désormais fameux Tous à poil !, Les Chatouilles ou La princesse qui n’aimait pas les princes), il fait paraître avec succès depuis des années des ouvrages qui abordent, outre l’identité sexuelle, tout ce  qui fait la vie, des petites comme des grandes personnes.

      Enfin on parle de la littérature jeunesse, en dehors de Noël et du Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil ! Mais en quels termes ? D’abord une petite précision : il n’y a pas d’âge pour la littérature. La littérature jeunesse est une littérature à part entière, il y a des auteurs, de vrais auteurs, des illustrateurs ; cela veut dire que chaque mot est pesé, chaque image travaillée, qu’un écrivain a passé du temps de sa vie à faire advenir ce qui peut être partageable, universel, quel que soit l’âge, pour ensuite proposer son œuvre au plus grand nombre. Ce sont ces voix-là que les éditeurs veulent faire entendre.

     Actuellement, plusieurs responsables politiques s’insurgent contre des listes de livres pour enfants recommandés par l’éducation nationale dans les écoles. Même si j’ai peu de goût pour les listes, j’aurais tant aimé que tous les livres que je publie y figurent ! Ce qui n’est pas le cas… Nos livres ne sont pas des livres scolaires, ni des livres pédagogiques : ce sont des livres de littérature jeunesse, des livres en aucun cas obligatoires : ils existent, simplement. Seuls certains sont visés : Tous à poil!, de Claire Franek et Marc Daniau, est le premier, mais d’autres suivent, notamment Les Chatouilles, de Christian Bruel et Anne Bozollec – ouvrage publié il y a près de trente-cinq ans ! Je précise qu’ils sont absents de ces fameuses listes. Mais n’oublions pas que le livre pour enfants entre dans l’enseignement pour contribuer à l’apprentissage de la lecture, de l’écriture et, in fine, à la réussite scolaire.

      Jean-François Copé, président de l’UMP, a voulu manifester son indignation à l’égard du livre Tous à poil ! ; en l’instrumentalisant, il a décidé de faire peur, en mélangeant les choses et en les rendant plus confuses. Il pense ainsi que montrer à un enfant un chef d’entreprise nu nuira à l’autorité de celui-ci, que voir des gens nus, toutes conditions confondues car débarrassés de leur habillement social, alimenterait la lutte des classes. Pourtant, ce livre ne montre que la nudité, simplement, de l’enfant à la grand-mère, de la maîtresse d’école aux joueurs de foot, rien d’autre, rien de malsain dans tout cela. On joue avec le corps dans tous ses âges. On reconnaît son corps, on découvre celui de l’autre, on apprend à se connaître et à connaître les autres, c’est tout !

    Ces hommes et ces femmes politiques ne connaissent manifestement pas cette littérature et donc parlent de ce qu’ils ne connaissent pas. Elle leur fait peur dès qu’elle n’est pas consensuelle. Les mêmes mettent en cause l’ABC de l’égalité, ce programme de l’éducation nationale visant à transmettre aux élèves la culture de l’égalité entre filles et garçons, en amenant les élèves à réfléchir autour de certaines questions sur le genre. Il me semble normal d’aller chercher ces ressources dans la richesse des catalogues des éditeurs jeunesse, où beaucoup de sujets de société sont abordés.

       Sous prétexte de préserver les enfants, on ne devrait plus leur parler de l’essentiel. En quoi est-ce choquant de parler d’un corps nu aux enfants ? En quoi est-ce choquant de parler de l’amour ? De la mort ? De la vie ? Ce n’est pas en taisant ces sujets qu’on les efface. Les enfants n’y sont-ils pas confrontés chaque jour, ne serait-ce que par les informations, l’actualité qui sont partout, et qui sont difficiles pour eux à décrypter ?

     Ne prenons pas les enfants pour des imbéciles, ils sont intelligents. Ils ont droit à la littérature, ce ne sont pas des voyeurs. Ils savent faire la différence entre la fiction et la réalité, ils savent ce qu’est un livre, ils savent qu’en fermant le livre la vie reprend normalement son cours. Et derrière ces livres il y a des éditeurs qui font leur travail depuis bien longtemps, qui prennent leurs responsabilités et qui en aucun cas ne veulent provoquer ni choquer, seulement offrir une œuvre qu’il leur semble nécessaire de partager. Une œuvre de réflexion, et de pur plaisir aussi.

     Il peut aussi être utile de rappeler que ce secteur du livre jeunesse connaît depuis des années, dans un contexte plus que morose, une croissance continue, constituant le deuxième segment le plus important du marché français de l’édition (plus de 15 % de sa valeur totale), et fait montre d’une vitalité qui ne se dément pas ; près d’un tiers de sa production relève de la création, ce qui implique souvent une vraie prise de risque éditorial.

     Si Nadine Morano, déléguée générale aux élections à l’UMP, pense que les livres incriminés sont autorisés par le gouvernement actuel, elle se trompe, et nous sommes tous libres d’éditer nos choix. Mais il faut savoir que chaque ouvrage de ce secteur est soumis à la loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, et lu par une commission composée, entre autres, de représentants des ministères concernés (Famille, Culture, Éducation, etc.). Elle peut à chaque instant nous interpeller et nous déconseiller d’éditer ces livres. Or, si mes calculs sont justes, les ouvrages pointés de ces doigts accusateurs sont publiés depuis bien longtemps. Mme Morano a successivement été secrétaire d’État chargée de la Famille, puis de la Famille et de la Solidarité et enfin ministre chargée de l’Apprentissage et de la Formation entre 2008 et 2012. On peut se demander pourquoi elle n’est pas intervenue alors. Tout cela n’est que pure mise en scène.

     Ces attaques ne sont pas nouvelles, mais elles n’étaient pas aussi médiatisées jusqu’ici. Régulièrement, des associations de parents, des groupes de bien-pensants nous interpellent pour entraver notre création. Pourquoi alors de nombreux prix régionaux, nationaux et internationaux (comme ceux du Salon jeunesse de Montreuil ou de la Foire internationale de Bologne, le plus important salon du monde) couronnent-ils ces livres, qu’ils soient attribués par des jurys d’enfants ou d’adultes ?

     Et ce n’est pas seulement le travail de l’éditeur qui est remis en question, ce sont aussi les créations des auteurs et illustrateurs, et la liberté d’expression. Pensez-vous réellement qu’un auteur puisse avoir envie de nuire aux enfants ? D’être rejeté par ses lecteurs ? Non ! Il aborde des sujets qui lui semblent importants. Et quand les libraires vendent ces livres, ils jouent leur rôle de passeur et de découvreur, de conseil aussi. Les bibliothécaires également savent reconnaître les livres, ils les lisent, les analysent, les transmettent. Pourquoi certains maires leur demandent-ils aujourd’hui de ranger ces ouvrages à deux mètres du sol et de recréer ainsi l’enfer des bibliothèques ? Devrait-on alors recouvrir les statues dénudées de nos jardins publics et interdire nos musées aux enfants ? Quant aux enseignants, comment peut-on croire un instant qu’ils utilisent les livres dans l’idée de nuire à la construction des élèves ? Ils veulent simplement étayer leur pédagogie.

    Tous ces acteurs ne font que leur travail, avec responsabilité  : ce sont des professionnels. Monsieur Copé, laissez-les donc exercer leur métier en toute tranquillité, laissez-les provoquer des rencontres d’univers et d’imaginaires. Gardez votre verve politicienne pour votre fonction, ne nous éclaboussez pas de votre ignorance sur le sujet. Cessez d’effrayer les enfants et leurs parents, ne vous immiscez pas dans leur vie de famille, dans leur intimité : cela ne vous regarde pas. Restez à votre place, comme nous restons à la nôtre.

     Ce que nous pouvons retenir aujourd’hui, c’est que le livre est puissant, que le livre pour enfants n’est pas seulement un objet de consommation. Ce sont ces livres qui construisent le lecteur de demain, le futur citoyen. Espérons que la tourmente que nous traversons puisse faire reconnaître une bonne fois pour toutes l’importance de cette littérature et que les médias prennent au sérieux cette précieuse création.

(parution initiale dans L’Humanité Dimanche n° 401 du jeudi 27 février au mercredi 5 mars 2014)

 Tous à poil! de Claire Franek et Marc Daniau, Le Rouergue 2011.

– Les Chatouilles de Christian Bruel et Anne Bozellec, Thierry Magnier 2012 ; première  parution : 1980.

– Israël-Palestine, une terre pour deux de Gérard Dhotel et Arno, Actes Sud Junior 2013.

Bacha Posh de Charlotte Erlih, Actes Sud Junior 2013.

    

Thierry Magnier est directeur du pôle Jeunesse Actes Sud qui rassemble Le Rouergue, Actes Sud Junior, Hélium et les éditions Thierry Magnier. Merci à lui pour nous avoir proposé la mise en ligne de son texte sur notre site.