Ungerer pour tous, Tomi pour chacun

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« Je ne saurais situer la semaine de cette décade soixante-soixante-dix qui vit fleurir tant de merveilles dans le livre de jeunesse d’alors, mais je ne peux pas oublier comment l’arrivée en service de presse de l’album Les Trois brigands fut pour moi une sorte de sésame d’un monde narratif inégalé : tout d’un coup une maitrise éloquente du trait qui dit l’essentiel, une fonction franche de la couleur, des personnages non pas réduits mais porteurs de vérités incontournables et, pour satisfaire mon esprit en quête de poil à gratter moral, une parodie en demi-teinte des récits édifiants d’alors. Bref, l’omniprésence d’Ungerer s’imposait jusqu’à aujourd’hui. Cependant, au delà de l’étroitesse de ce jugement, mon âge avancé me conduit à travailler le souvenir d’une autre lucidité. Ungerer ne fut pas d’emblée admis unanimement. Dans les ventes de livres que nous animions les réticences familiales ne manquaient pas, voire les refus, et dans le monde des « spécialistes », j’ai le souvenir de réactions indignées à propos de la vulgarité de certaines caricatures et surtout des détails malicieusement grivois glissés ici et là, quand ce ne fut pas l’indignation virulente pour La grosse bête de monsieur Racine. Il est vrai qu’on découvrit alors Ungerer auteur de dessins érotiques, sans parler de ses pamphlets contre la guerre du Viêt Nam passés généralement sous silence. Avec les années et dans le désir d’hommage qui nous envahit, Ungerer créateur d’albums de génie est inséparable d’une œuvre protéiforme qui ne cesse de nous enseigner l’humour et la tendresse. » (Bernard Epin, enseignant, critique)

« Jeunes parents, jeunes artistes, nous commencions à nous intéresser aux livres pour les  enfants. Nous avions même l’ambition d’en faire et étions à l’affut d’ouvrages sortant des classiques aux formes compassés. Nous avions acheté Max et les Maximonstres de Maurice Sendak (1967 chez Delpire) que le libraire nous avait fortement déconseillé d’offrir à un enfant et qui faisait nos délices des lectures du soir. La découverte des Larmes de crocodile d’André François (1967 chez Delpire encore) presque un livre-jeu avec sa boite à coulisse et son format atypique. Mais le récit n’avait pas les mêmes ressorts et ne suscitait pas le même attachement. Les trois brigands de Tomi Ungerer (1968 à l’école des loisirs) nous enchantèrent tout de suite. Livre simple et direct, au style allant à l’essentiel. Sans fioriture, une histoire plus transgressive encore que Max. Contrairement aux apparences, les méchants, malgré leurs attributs, n’étaient pas de si vilains bougres. Ils s’amélioraient même pour devenir de généreux donateurs, de super éducateurs mettant garçons et filles sur un pied d’égalité (cela était rare, peut-être même inédit), rendant les orphelins si heureux, qu’adultes, les enfants restaient vivre auprès des brigands, allant jusqu’à bâtir une cité idéale coiffée de chapeaux de brigands. Nous passions par des émotions diverses : tristesse pour la pauvre orpheline, peur avec l’attaque des brigands, admiration pour le courage de la petite fille, questionnement sur la richesse puis la transformation soudaine des voleurs. Nous aimions la possibilité de lire le même récit dans l’image et dans le texte, une image décomplexée, pas jolie, pas léchée, mais fonctionnelle et efficace, au service du texte. Et une critique sociale fort bien vue. Bref, un conte moderne. Vinrent ensuite, dans la même veine, Le géant de Zéralda (1971) et Pas de baiser pour maman (1976), d’autres ensuite que je ne cite pas. Même efficacité. Même esprit caustique. Même dépouillement. Même accord entre texte et image. Merci, merci et encore merci, Monsieur Ungerer. » (Claire Nadaud, auteure et illustratrice, mère et grand-mère)            

« Au Festival d’Avignon pour la troisième ou quatrième fois, je raconte à ma plus qu’amie du moment les difficultés que j’ai eu à intéresser à la lecture Marc, bon élève par ailleurs, et que cela me tracasse fort. « Pas étonnant, me répond abruptement Catherine, avec ce que tu lui donnes à lire. » Et, la voici qui, stagiaire un temps chez Delpire, m’invite à fréquenter La joie de lire, librairie fondée par François Maspéro, et de pousser jusqu’à la troisième salle, au fond, tout au fond, vraiment tout au fond. Je me rends à Paris dans les premiers jours d’août et, vraiment tout au fond, dans une armoire de récupération dont le libraire a enlevé les portes, je découvre Max et les maximonstres et Les trois brigands que j’achète immédiatement. Mes souvenirs de « premières lectures » de ces deux albums sont flous. Je n’ai finalement conservé que le sentiment d’une sorte d’évidence de la narration. Max et les maximonstres et Les trois brigands : des livres simples. Des années plus tard, autant grâce aux élèves à qui je les lirait chaque année  qu’à Isabelle Nières-Chevrel (pour Max), je comprendrais que, derrière l’évidence, se cachent souvent de belles profondeurs. » (André Delobel, formateur, secrétaire du CRILJ).

« Tomi Ungerer est un des « grands » qui ont accompagné mon chemin d’illustratrice-auteure. Pas facile de trouver les bons mots. J’ai découvert Tomi avec La grosse bête de Monsieur Racine, album hilarant, inoubliable. Et puis j’ai apprécié ses affiches, ses dessins de presse, ses drôles de sculptures. Une grande exposition en 1981, aux Musée des  Arts Décoratifs, à Paris, m’avait donné accès à son monde. Son livre Nos années de boucherie, récit de son expérience de vie autonome en Irlande continue de m’impressionner. Je sais ce que je dois à ses dessins et à ses histoires. Ses dessins-collages m’enchantent. Ses audaces, son humour, sa curiosité et sa malice nous accompagnent tous. Tomi Ungerer est, au fil des pages, un puissant exemple de liberté. » (Martine Bourre, auteure, illustratrice)

« Partir d’une image pour tirer le fil, révéler un contexte historique et éclairer une œuvre : les six affiches de Tomi Ungerer pour l’Electric Circus (1969). Situé dans cette partie de Manhattan que l’on n’appelait alors pas encore l’East Village, l’Electric Circus était en 1967 la dernière mue de ce qui avait été un restaurant polonais, un club pour immigrés allemands mélomanes, une salle polyvalente de quartier et finalement un club à la mode. « Avec des peintures phosphorescentes, des canapés, des projecteurs, l’endroit représenta, jusqu’à sa fermeture en 1971, l’apogée d’une certaine culture psychédélique new-yorkaise marquée par les premiers concerts-performances du Velvet Underground sous la houlette d’Andy Warhol. C’est au cabinet Chermayeff et Geismar que fut demandé, en 1967 et par le nouveau locataire, de développer une identité visuelle pour le lieu. Le duo de designers, composé d’Ivan Chermayeff (oui, l’ami des Trois Ourses) et Tom Geismar opta  pour l’usage intensif d’une de leur polices de caractère intitulée Electus. Radicales, leurs premières annonces pour l’Electric Circus ne comportaient que du texte, composé dans cette vibrante typographie, elle-même inspirée d’une pochette réalisée par leur ex-collaborateur Robert Brownjohn pour l’album Vibrations d’Enoch Light. Une nouvelle série d’affiches fut produite en 1969, six affiches pour être précis, qui cette fois faisaient la part belle aux dessins de Tomi Ungerer, par ailleurs ami d’Ivan Chermayeff. On y retrouve l’esprit du Fornicon (recueil de dessins sur le thème de la sexualité paru à compte d’auteur la même année) adoucis par l’humour absurde et bon enfant dont il savait faire preuve dans ses images publicitaires. Nous savons aujourd’hui que la publication du Fornicon, qui fut accompagné d’une exposition d’originaux sur la Cinquième Avenue, est à l’origine du contentieux entre Tomi Ungerer et les bibliothécaires étasuniennes qui éclata précisément en 1970 lors d’une convention. Questionné sur cette partie plus délicate de son œuvre il déclara publiquement à son interlocutrice: « If people didn’t fuck, you wouldn’t have any children, and without children you would be out of work ». S’en suivirent en quelques années un départ définitif de New York où il vivait depuis 1956 ainsi qu’un arrêt de près d’un quart de siècle de sa carrière d’auteur de livres pour enfants. À l’Electric Circus, ce n’est pas un contentieux mais une bombe qui éclata un soir de mars 1970. Ce geste opéré par un proche du Black Panther Party précipita le déclin du club qui fermerait définitivement ses portes l’année suivante. Fin de l’innocence, fin d’une époque. » (Loic Boyer, graphiste, directeur de collection)« Deux souvenirs. Le premier, lors des journées du patrimoine sur le thème de l’enfance, une journée d’études nationale avait été organisée à Annecy, avec, en invité d’honneur, pour introduire la journée, Tomi Ungerer. Nous étions plutôt intimidés par la présence de ce grand artiste, réputé provocateur. Je me souviens de sa magnifique envolée lyrique autour du terme de patrimoine qu’il refusait au profit de celui de matrimoine ! On était en 2001 et personne ne revendiquait encore ce terme. L’autre souvenir n’est pas daté. L’hôtel dans lequel il résidait souvent à Paris était situé très près de l’Heure Joyeuse. Un après-midi, il a tout simplement poussé la porte et nous avons passé une magnifique après-midi au Fonds patrimonial à rigoler. Il était très en verve et sortait aphorisme sur aphorisme. Un impromptu improbable et inoubliable. » (Viviane Ezratty, conservatrice des bibliothèques, vice-présidente du CRILJ)

« Tomi Ungerer n’est jamais venu à Moulins. Nous l’y espérions, en 2017, pour la Biennale des illustrateurs et pour la rétrospective de son travail que nous avions préparée avec le musée éponyme de Strasbourg. Nos atouts patrimoniaux étaient sûrs. Nous avons ici un retable, celui du Maitre de Moulins. Et nous savions que celui d’Issenheim avait été la plus grande révélation artistique de sa vie. Nous avions aussi des arguments, comme une réception, un discours, une médaille, comme autant d’insignes et d’honneurs rendus au grand homme, illustrations de la reconnaissance par le politique de ce génie qui aura réussi, selon sa définition du bonheur, à éblouir l’éphémère. Mais Tomi se faisait désirer. Il y avait la grande Buchmesse de Francfort au même moment. Et il y avait aussi, ici, en dépit de l’envie réjouissante d’accueillir un talent de la sorte, un brin d’appréhension. L’artiste était redouté pour le mouvement de ses humeurs, voire la mécanique de ses pulsions. Ses dessins acides, ses bons mots, tout le terreau fantasmagorique riche d’absurde et d’obsessions ne manquait pas d’inquiéter. Nous attendions  le génie autant que nous redoutions une farce à sa façon. C’est que Tomi avait une réputation à décimer les puritains, à compromettre l’établi, à troubler l’establishment. Certains prétendaient qu’il pouvait disposer sur le pommeau de sa canne une sonnette de vélo et la faire retentir si les officiels trainaient sur les discours. D’autres évoquaient même  la possibilité d’un Heidi Heido, chanson à boire grivoise aux troubles associations, qu’il a joliment illustrée, et qu’il entamait alors  avec passion pour perturber l’auditoire. Tomi n’est pas venu. Nous n’aurons pas parlé poésie. C’est qu’il connaissait Verlaine, Prévert, Queneau, Desnos. Ni du Larousse illustré dont il aimait, enfant, copier les planches. Tomi n’est pas venu. Je n’ai donc pas vu celui dont un de ses professeurs du lycée Bartoldi soulignait « l’originalité perverse et subversive ». Mais aujourd’hui qu’il n’est plus, je ne me sens pas orpheline pour autant. Pour ma part, j’ai Jean de la lune et Monsieur Racine qui m’accompagnent pour déjouer la comédie d’ici-bas. Ni soumission, ni compromission. Merci Tomi ! » (Emmanuelle Martinat-Dupré, responsable scientifique du mij, musée de l’illustration jeunesse de Moulins)

. Lu dans Les Dernières nouvelles d’Alsace du jeudi 14 février 2019 :

L’Alsace rendra, le vendredi 15 février, un dernier hommage à Tomi Ungerer en la cathédrale de Strasbourg qu’il a si souvent dessinée. La cérémonie religieuse, œcuménique et au caractère international puisqu’elle se déroulera en quatre langues, débutera à 10 heures. Elle sera présidée par l’archevêque de Strasbourg, Mgr  Luc Ravel. Un double prêche sera prononcé, d’abord par le pasteur Christian Krieger, en allemand, puis par l’archiprêtre de la cathédrale Michel Wackenheim en trois langues : français, allemand et alsacien. Le maire de Strasbourg Roland Ries prendra lui aussi la parole à l’issue de ce moment de recueillement pour rendre hommage à l’artiste décédé dans la nuit de vendredi à samedi derniers. Cette cérémonie sera aussi musicale. Elle sera ouverte par Mein Ruheplatz, chanté par la cantatrice Astrid Ruff, un chant yiddish qu’aimait beaucoup Tomi. Conformément aux dernières volontés de Tomi Ungerer, Roger Siffer interprétera quant à lui trois chansons devenues emblématiques : Ich hatt’einen Kameraden, O Strassburg et l’incontournable Die Gedanken sind frei. Les obsèques du dessinateur se sont déroulées mardi en Irlande en l’église de Saint Brendan de Bantry. À l’issue de la cérémonie, suivie d’une crémation dans l’intimité familiale, ses cendres devaient être partagées entre l’Irlande et Strasbourg.

 

Illustrations signées  : Tomi Ungerer, Fabienne Legrand, Tomi Ungerer, Olivier Brazao, Joëlle Jolivet.

Françoise Mateu (1947-2018)

 

Hommage à Françoise Mateu

par André Delobel

    Françoise Mateu est décédée le lundi 21 mai 2018. Elle avait 71 ans. D’abord enseignante puis assistante marketing, elle aura œuvré dans le secteur du livre pendant près de quarante ans. Libraire en librairie générale et en librairie jeunesse, elle rejoint Lise Bourquin Mercadé, en 1984, aux éditions Vif Argent, puis devient l’assistante de Suzanne Bukiet, en 1985, à la librairie internationale pour la jeunesse L’arbre à livres. Elle sera, en 1997, directrice éditoriale des éditions Syros Jeunesse et des éditions Seuil Jeunesse (où elle succéde à Jacques Binstok) de 2005 à 2011. Elle travailla également au Sorbier et chez Albin Michel.

    Lors du choix d’un texte, Françoise Mateu revendiquait à la fois exigence et subjectivité : « On doit, quand on lit un manuscrit, être touché en tant que lecteur adulte. Ensuite, beaucoup de choses entrent en compte. Est-ce la proposition d’un auteur-maison ? Et, dans ce cas, nous sommes plus indulgents. Le texte commence-t-il assez vite ? Y a-t-il une tension ? Une problématique ? Mais il n’y a pas que des questions de style et d’écriture. On doit en effet se demander, simplement, si le texte rentre dans notre catalogue. » Les auteurs qui ont travaillé avec elle (Cécile Roumiguière, Yaël Hassan, Nicole Maymat…) sont unanimes : Françoise Mateu savait prendre des risques, n’hésitant pas à publier un texte difficile parce qu’il lui plaisait et en dépit de l’incertitude commerciale. Sylvie Baussier raconte que c’est pour accueillir, chez Syros, le documentaire Petite histoire des langues que l’éditrice ajouta une nouvelle collection au catalogue.

    Peu à peu, les albums devinrent le domaine privilégié de l’éditrice. Parmi les témoignages que nous avons reçus, nous retenons (partiellement) celui de Thierry Dedieu qui eut le temps d’écrire à son amie quelques jours avant son décès : « Plus que la liste de nos publications, deux souvenirs extra-professionnels restent à jamais dans ma mémoire, le premier ce sont nos engueulades dans ton étroit bureau du Seuil, quand je « montais » à Paris. Après quelques minutes le ton « montait » lui aussi. Et les personnes dans les bureaux voisins ne se doutaient pas que ce n’était qu’un simulacre révélateur d’une grande complicité. […] Je te remercie pour ta bienveillance à mon égard et parce que personne ne m’a cerné autant que toi. » Gilles Bachelet qui croisa Françoise Mateu au Seuil parle de son enthousiasme, de sa générosité et de son étourderie légendaire. Benjamin Lacombe témoigne lui aussi : « Françoise Mateu était un de mes phares et ce phare s’est éteint. Elle était celle qui, au détour d’un salon du livre, était rentrée dans ma vie et m’avait donné ma chance pour mon premier livre jeunesse, Cerise Griotte. Nous nous étions rencontrés autour de livres et c’est de nombreux livres que nous ferions ensemble. […] Françoise était une vraie éditrice, de celles qui suivent un auteur, même pour des livres difficiles. De celles qui ne font pas de cadeau lorsque l’exigence baisse. De celles surtout qui savent réconforter, motiver et parfois aussi protéger son auteur. » Françoise venait de signer, avec Sébastien Perez, la préface de Curiosities, art-book de Benjamin Lacombe paru début mai chez Daniel Maghen.

   Impliquée, depuis la fin des années 1970, dans les activités du CRILJ, Françoise Mateu s’intéressa particulièrement aux questions de formation et il n’était pas rare de la rencontrer lors d’une journée professionnelle pour parler métier ou sur un salon du livre, assurant la médiation d’une rencontre ou d’un débat. Elle nous raconta plusieurs fois ses aventures de voyage dans le Transsibérien.

(paru dans le n° 301 (juin 2018) de La Revue des livres pour enfants consacré à Gilles Bachelet)

 

 

FLORILEGE

     « Avec la disparition de Françoise Mateu, la littérature de jeunesse perd une grande éditrice et une militante du livre. Très attentive à l’enfance, elle refusait le livre à la mode, celui qui se démode si vite. Résolument engagée, elle voulait des livres accessibles et sans sophistication, des livres authentiques, des livres compagnons, de ceux qu’on lit et relit. Ce fut son combat. Avec un vrai talent de communication, elle a découvert nombre d’auteurs et d’illustrateurs, très différents, avec lesquels elle a su établir des relations fortes. Je l’avais rencontré lors d’une de mes premières animations scolaires, il y a trente-quatre ans, dans « sa » librairie de Muret. Nous avons régulièrement travaillé ensemble et depuis sa retraite nous nous organisions des séances de travail joyeuses et libres sur mes projets d’albums. Sa fidélité, sa sincérité, ses qualités humaines rares, sa compétence, son immense courage et son histoire personnelle font d’elle une personne réellement irremplaçable. » (Claire Nadaud, auteure-illustratrice)

    « C’était une très grande dame de l’édition. J’ai adoré travailler avec Françoise Mateu chez Syros. C’est la seule et unique qui m’ait pris un manuscrit en me disant qu’il n’était absolument pas « commercial », mais qu’elle le publierait juste parce qu’elle aimait ce texte. » (Yaël Hassan, auteure)

    « Choc. Grande tristesse. Son sourire, sa bienveillante attention, son humour – parfois grinçant. Oui, j’ai aimé travailler avec elle au Seuil. Nous nous faisions mutuellement confiance. C’était un plaisir et puis on riait. Je n’arrive pas à y croire. » (Nicole Maymat, auteure, éditrice)

    « Oh mon dieu, quelle triste nouvelle ! Quel chagrin que le mien ! J’ai tant aimé travailler avec elle, tant aimé partager du temps avec elle. Quelle belle personne, quelle éditrice ! Comme je suis triste. » (Martine Delerm, auteure)

    « Chez différents éditeurs j’ai pu faire des livres très personnels, sur lesquels j’ai pu m’exprimer pleinement. Heureusement, j’ai cette chance-là. Ce qui est agréable, c’est le rapport humain. C’est quelque chose qui compte beaucoup. C’est quelque chose que j’ai eu au Seuil avec Françoise Mateu. Une fois qu’elle est partie, je n’arrivais plus à travailler au Seuil. Elle est venue avec moi et nous avons bossé ensemble chez Albin Michel. » (Benjamin Lacombe, auteur-illustrateur)

    « De vous, Françoise, je garde l’image d’un sourire amusé. La première fois que je vous ai vue, c’était à Montreuil, pendant une table ronde sur la littérature, la jeunesse et les livres. Littérature, jeunesse, livres : rois mots qui vous vont si bien. Vous représentiez l’édition dans ce qu’elle a de plus noble, vous me faisiez un peu peur, je ne me sentais pas à la hauteur. Des lunettes graphiques, colorées – rouges il me semble -, votre sourire amusé, votre assurance. Oui, une grande dame de l’édition. Sans me connaître, dans ce métier qui est aussi un commerce, vous avez accepté de publier une histoire complexe, difficile à vendre. Cela ne vous faisait pas peur. L’idée d’un beau livre à venir était essentielle à vos yeux, vous y mettiez tout votre savoir-faire. Vous voyez, Françoise, je vous vouvoie encore. Nous n’avons pas pris assez le temps de nous connaître. Tous les livres que vous avez mis au monde me parleront de vous. De chaleureuses pensées à vos proches, je sais à quel point ils comptaient pour vous. » (Cécile Roumiguière, auteure)

    « Mes rapports avec Françoise ont toujours été très chaleureux. Je sais qu’elle appréciait mon travail. Mais, mon éditeur étant Patrick Couratin, nos relations furent limités aux réunions de représentants ou de libraires. Je l’ai revue plusieurs fois après son départ du Seuil au Salon du livre pour la jeunesse de Rueil Malmaison où elle allait presque chaque année car elle habitait tout près. » (Gilles Bachelet, auteur-illustrateur)

    « Au Japon, nous nous retrouvons pour le petit déjeuner le premier matin de notre arrivée. Tu as le nez tout rouge d’un rhume attrapé à cause de la clim de l’avion, tu renifles. J’ai le front ouvert d’une plaie parce que je me suis emplafonné la porte vitrée de l’hôtel. Je coagule. Nous nous regardons. Constatons les dégâts. Éclatons de rire. La France était bien représentée. » (Thierry Dedieu, auteur-illustrateur)

    « C’était une grande éditrice, très créative et généreuse, qui faisait confiance. Elle savait faire naître un projet ou en faire évoluer un autre et elle a découvert nombre de talents. » (Caroline Drouault, éditrice)

    « Personnage haut en couleur comme en convictions, d’un milieu qui gomme parfois les aspérités, Françoise Mateu s’est retirée en 2011 sans jamais perdre de vue les créateurs qu’elle a accompagnés. Puisque l’aventure ne peut cesser quand le combat pour la lecture et la tolérance est d’actualité. » (Philippe-Jean Catinchi)

Henriette Bichonnier (1943-2018)

 

Pef se souvient

   Le Monstre Poilu d’Henriette Bichonnier est un de ces livres qui, une fois lus, à l’école ou en bibliothèque, restent en mémoire pour la vie entière.

     C’est Pef qui, à la demande de Pierre Marchand, avait illustré l’ouvrage. Merci à lui qui nous confie cette lettre-hommage, histoire de prolonger l’amitié.

    Chère Henriette …

    Tu ne recevras pas cette lettre, feuille volante sans adresse, tu es partie je ne sais où sinon vers l’absence. Tu me téléphonas un jour de veille de Noël, me demandant si je voulais entendre une histoire en cadeau de parole. Il s’agissait bien sûr de l’horrifique aventure du Monstre Poilu. J’en ai sauté de joie et du désir de partager ton récit avec des enfants, en un mot, la faire éditer.

   Trois mois plus tard, coup de fil de Pierre Marchand, le grand timonier de Gallimard Jeunesse :

    – Écoute, Pef, on s’est trompés dans nos calculs d’édition d’une dizaine de  « Folio Benjamin » en partance pour Trieste. Il en manque un, mais j’ai un texte épatant, une histoire de monstre poilu…

    C’était ton histoire, Henriette, elle attendait dans une pile de manuscrits à l’équilibre incertain.

   – Viens me voir, reprit Pierre, je te dirai pourquoi il faut que tu me dises oui.

   Ce « oui », Henriette, je le portais déjà, même si j’étais alors sur d’autres projets.

   Je ne savais pas qu’il y avait le feu, que je devais, dès le lendemain, revenir chez notre futur éditeur avec le découpage, puis partir aussitôt en Normandie en compagnie de Geneviève, mon épouse et coloriste. Sans te mettre au courant, chaque minute comptait, Henriette, j’ai sommairement fait les crayonnés puis, en trois jours et trois soirées, j’ai encré mes dessins, passant les noirs à Geneviève assise à côté de moi. Il ne fallait pas perdre une seconde.

   Le lundi matin, j’ai porté les planches chez Gallimard. Compo et maquette dans la foulée. Tout est parti le soir dans l’avion de Trieste. Le vendredi suivant, imprimé et broché, le livre était dans mes mains et les tiennes.

   Si j’ai pu tenir ce délai, Henriette, c’est que ton histoire était porteuse d’insolence autant que d’enthousiasme. Elle vivait déjà en moi depuis ce fameux Noël. Je ne te l’ai jamais dit, mais la petite Lucile a réellement existé. Elle doit avoir aujourd’hui la quarantaine. Je l’ai rencontrée en Mai 81, au Havre, le lendemain de l’arrivée au pouvoir de Mitterrand. Elle était encore plus en retard que les enseignants perdus dans leurs commentaires égrenés en ma compagnie dans le couloir de l’école.

   Cette petite a jailli entre nous en lançant un « Ça va, ça va, ça va ? » que j’entends encore.

   Puis elle a disparu au premier coin mais nous avons vu sa tête réapparaître, le visage pouffant derrière sa petite main. Et les enseignants d’hausser les épaules en disant : « Ah, celle-là, elle change pas… »

    Personne ne se doutait que cette petite de CP allait m’inspirer le personnage de Lucile, cette héroïne capable de faire exploser un monstre abominable.

   Tu aimais beaucoup l’Italie, Henriette, où tu avais des attaches familiales. Nous y sommes allés plusieurs fois pour rencontrer les jeunes lecteurs du Mostro Peloso dont le succès, là-bas, ne s’est jamais démenti depuis trente-six ans. C’est pourquoi je ne te dis ni au revoir, ni adieu mais tout simplement : Ciao !

(février 2018)

Né en 1939, Pierre Elie Ferrier, dit Pef, fut journaliste et dessinateur de presse à Arts, Francs-Jeux et Virgule dont il sera rédacteur en chef. Parmi ses premiers travaux : les pochettes de nombreux disques pour enfants d’Anne Sylvestre. Son premier album Moi, ma grand-mère parait en 1978 aux éditions La Farandole et Le Prince de Motordu commence sa longue carrière chez Gallimard en 1980. En 1994, Pef réalise pour la télévision, en complicité avec Alain Serres, l’impertinente série des Pastagums. Auteur et illustrateur de plus de 150 ouvrages, il met volontiers plume et crayon au service de thèmes graves tels que la sénilité (Un dimanche noyé de grand-père), le poids du passé (Je m’appelle Adolphe), la défense des droits de l’homme et de l’enfant (Une si jolie poupée). Récemment paru : Petit éloge de lecteurs (Gallimard, 2017).

Carla Poesio (1926-2017)

Carla Poesio, fondatrice de la Foire du livre de jeunesse de Bologne en 1964, est décédée le lundi 29 mai 2017 à l’âge de 91 ans. Pionnière dans le domaine de l’analyse et de la promotion de la littérature pour la jeunesse, chercheuse, enseignante, critique (notamment pour Liber, Schedario, Andersen), elle fut, dans son pays et dans le monde, une spécialiste appréciée. Jurée pour le prix Hans Christian Andersen en 1970 quand fut salué le travail de Gianni Rodari, elle était une infatigable défricheuse. On retrouvera l’un de ses derniers textes parus en français dans le catalogue que le musée de l’illustration jeunesse de Moulins (mij) consacra à Letizia Galli. Voir aussi ici – en italien. L’association culturelle bolognaise Hamelin déclare dans un communiqué : « Carla Poesio était pour nous tous un phare, une voix, une présence authentique, en toutes occasions. Elle ne manqua jamais une foire, une conférence, en Italie aussi bien qu’en Europe. » Le CRILJ avait, plusieurs fois, rencontré Carla Poesio, grâce à Janine Despinette, il y a quelques dizaines d’années et, plus récemment, à Moulins. Elle nous avait confié, en 2001, pour notre bulletin, l’article L’image de l’adulte dans la littérature contemporaine italienne.

Photo : Christiane Abbadie-Clerc

TEMOIGNAGES

« Triste nouvelle. C’était une grande dame. »   (Nicole Maymat)

« Engagée, passionnée, portant un regard pointu sur la production, Carla Poesio laisse le souvenir d’une figure intellectuelle exigeante et ouverte à toutes les formes de créations. »   (Claude Combet)

« Sur les 54 éditions de la Fiera de Bologne qu’elle a fondée, Carla Poesio n’en aura manqué que deux, celle de 2016, en raison d’une hospitalisation, et de 2017 après la perte douloureuse de son fils unique. Sinon, elle y fut toujours présente et tout ce qui compte dans l’édition mondiale pour la jeunesse venait faire antichambre devant son bureau du département de la presse pour avoir le plaisir de la saluer. C’est Carla qui m’a introduite à Bologne. Dès mon arrivée, le matin, je me précipitais dans son antre. Elle m’accueillait avec affection et me dressait la liste des livres, événements, éditeurs à ne pas rater, décrochant avec autorité son téléphone pour me ménager des rendez-vous sur les stands. Elle a toujours lu mes publications et catalogues avec bienveillance et acuité, curieuse de tout ce qui se faisait partout dans le monde. Parfaitement francophone, elle était assidue aux Salons du livre de Paris et de Montreuil et logeait alors chez son amie Letizia Galli qui ne manquait pas d’organiser, pour elle, de joyeuses soirées où se côtoyaient les Italiens vivant ou passant à Paris et ses amis français, illustrateurs, éditeurs, critiques. J’ai eu la joie de participer, à ses côtés, à des colloques et débats. Cette universitaire de haute volée commençait souvent, non sans coquetterie, son intervention par une malicieuse captatio benevolentiae, et ses analyses alliaient charme, pertinence, érudition et humour. Elle avait la plume alerte, et, à coup sûr, ce que Ronald Searle appelait The Biting eye. Notre dernière rencontre eut lieu le 7 avril à Florence, au Musée des Innocents, où nous participions au colloque adjoint à l’exposition Storie di Bambini de Letizia Galli dont elle aimait beaucoup le travail. Une apparition lumineuse. Un merveilleux endroit pour se dire adieu. »   (Janine Kotwica)

« J’avais de la tendresse pour Carla. A Bologne ou à Montreuil, on lui trouvait toujours une chaise (objet rare et convoité dans un salon du livre) et elle prenait le temps de lire et de relire nos nouveautés. J’imagine qu’elle est partie avec ce qu’il faut de livres. Ciao, Carla. »   (Christian Bruel)

« Carla, maintenant que tu n’es plus là, ces quelques mots pourront te ramener à nous. Tu ne disparaitras pas, toi qui fut pour moi une mère, une sœur, une amie prête à m’écouter, vive flamme d’intelligence et d’humour. Pour tous les autres, tu es l’objet d’une grande admiration et de beaucoup d »estime. Je sais que tu m’as attendu pour m’accompagner au vernissage florentin de l’exposition Storie di Bambini et au colloque du 7 avril dernier, Oltre la frontiera, auquel tu as participé. Je suis fort heureuse de t’annoncer que ta belle intervention fera l’objet d’une publication dans les  cahiers du colloque. Je poursuivrai mon chemin seule, mais tu es toujours là, cachée derrière le miroir de ton affection discrète et nous chuchotons de jolis mots ensemble. »   (Letizia Galli)

 

 

 

Bertrand Solet (1933-2017)

 

 

Au revoir Bertrand Solet

par André Delobel

    Bertrand Solet vient de décéder. Il venait chaque année nous saluer à Montreuil et, cette année, il n’était pas venu. De son vrai nom Bertrand Soletchnik, il était né en 1933, à Paris, dans une famille d’émigrés russes. Durant  la Seconde Guerre mondiale, en zone libre avec ses parents, il attrapa – quel mot ! – une maladie que l’on connaissait mal et que l’on soignait difficilement à l’époque, la poliomyélite. C’est durant cette période de maladie qu’il attrapa aussi le virus de la lecture.

    Après la guerre, orphelin, élevé et soigné par une tante, il prépare l’IDHEC. L’arrivée massive du cinéma américain qui faillit couler le cinéma français l’incite à changer d’orientation. Il suit les cours du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM). Un temps journalisme, il entre dans une entreprise de commerce international et devient responsable du service de documentation économique, travail qui le fait beaucoup voyager.

    Il écrit pour la jeunesse, à compter des années 1970, des romans le plus souvent historiques (Il était un capitaine, Robert Laffont, 1971, Prix Jean Macé, Les révoltés de la Saint-Domingue, 1980, En Égypte avec Bonaparte, 1988, Compagnons de Mandrin, 1990) ou traitant de sujets liés à l’actualité ou peu souvent traités comme le racisme, l’immigration, la vie des Tsiganes (La flûte tsigane, Flammarion, 1982). Il écrit également des recueils de contes (Contes traditionnels d’Auvergne, Milan, 1994, Contes traditionnels de Russie, Milan, 2002). Ouvrage récent : Le Chambon-sur-Lignon : le silence de la montagne (Oskar jeunesse, 2016).

   Ecrivain « pédagogue », auteur de plus de 120 ouvrages à l’écriture efficace, Bertrand Solet aura fait connaitre aux jeunes lecteurs des pans entiers de l’Histoire et, assez souvent, d’une Histoire pas enseignée à l’école. Il les aura aussi, offrant de solides fictions, fait réfléchir à quelques unes des questions qui empoisonnent le monde.

    Membre de la Société des Gens de Lettres, de la Maison des Écrivains et fidèle de la Charte des auteurs et illustrateurs pour la jeunesse qu’il a contribué à mettre sur pied, la première réunion de réflexion s’étant tenu, en 1976, à son initiative et à celle de la conseillère municipale à la culture, à la bibliothèque de Montreuil.

    Il avait en 2003, publié au Sorbier un bel essai : Le roman historique : invention ou vérité ?

    En 2005, un numéro de la revue Griffon lui est consacré.

    « Bertrand Solet désigne quelque injustice à combattre, une nouvelle cause à défendre, des chaînes d’esclaves qu’il faut aller briser. Sa fameuse canne balaie l’horizon : là bas, il y a une terre où les hommes vivent libres et égaux. » (Marcelino Truong).

 André Delobel est secrétaire de la section de l’Orléanais du CRILJ depuis plus de trente-cinq ans et secrétaire général au plan national depuis 2009 ; co-auteur avec Emmanuel Virton de Travailler avec des écrivains (Hachette, 1995), au comité de rédaction de la revue Griffon jusqu’à ce que la publication disparaisse fin 2013, il assura, pendant quatorze ans, la continuité de la rubrique hebdomadaire « Lire à belles dents » publiée dans le quotidien La République du Centre ; articles récents : « Promouvoir la littérature de jeunesse : les petits cailloux blancs du bénévolat » dans le numéro 36 des Cahiers Robinson (2014) et « Les cheminements d’Ernesto » dans le numéro 6 des Cahiers du CRILJ consacré au théâtre jeune public (2014) ; contribution au catalogue Dans les coulisses de l’album : 50 ans d’illustration pour la jeunesse, 1965-2015 (CRILJ, 2015).

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Il fait froid

par Rolande Causse

   Ce froid mois de février 2017, Bertrand Solet nous a quitté.

   Non. Pour ceux qui l’ont connu demeure sa voix chaleureuse et grave. Ses mots coulaient comme une rivière serpentant à travers un paysage lumineux.

   Bertrand Solet est associé aux commencements de la littérature de jeunesse et à la Charte où il vint assez rapidement.

   Suffocant d’enfances de tous pays, il représente une vie d’observations, de recherches, d’imagination, de compréhension et d’émotions.

   L’ont accompagnées des montagnes de mots et de métaphores dans ses livres éblouis de soleils lointains, d’oiseaux des mers, de songes, et de poésie.

   Historien et géographe, derrière ses mots, il y avait l’accent des voyages, un regard révolté mais bienveillant, une douceur profonde et une générosité qu’il semait à tous les vents.

.    Ami des jeunes, il leur parlait de rebellions, de résistances, des conflits du monde et du triomphe des plus humbles.

   En ethnologue, il savait prendre son temps, tout en ayant une créativité  extrême.

   N’a-t-il pas écrit cent-vingt livres ?

   Pour les siens, pour la mémoire de Bertrand, pour toutes les générations, il faudrait rassembler ses meilleurs romans et créer un Bouquin ou un Quarto (comme les collections du même nom chez Laffont et Gallimard) où figureraient ses titres les plus forts : Les révoltés de Saint Domingue, Il était un capitaine

   Ainsi il demeurerait parmi nous.

   Mais je ne peux oublier  Monique, son épouse, à qui j’adresse mes pensées les plus affectueuses.

Rolande Causse, écrivaine et formatrice, auteur de poèmes, d’albums, de romans, de livrets d’opéra ; fondatrice en 1975 de La Scribure, association qui se consacre à la pratique des ateliers de lecture-écriture et à la promotion de la littérature pour la jeunesse ; c’est Rolande Causse qui, en 1984, organisa le (premier) Festival Livres Enfants-Jeunes de Montreuil ; parmi ses ouvrages pour les enfants et les jeunes : Mère absente fille tourmente (Gallimard, 1983), Rouge Braise (Gallimard, 1985), Les enfants d’Izieu (Le Seuil, 1989), Le Petit Marcel Proust (Gallimard, 2005), 20 ans pour devenir… Martin Luther King et 20 ans pour devenir… Nelson Mandela (Oskar, 2016) ; pour les médiateurs : La Scribure (Buchet-Chastel, 1983), Le guide des meilleurs livres pour enfants (Calmann-Lévy, 1986), Qui a lu petit, lira grand (Plon, 2000), Qui lit petit lit toute sa vie (Albin Michel, 2005).

Kline (1921-2013)

 par André Delobel

Le dessinateur de bandes dessinées Kline est décédé le jeudi 16 mai 2013 à l’âge de 91 ans. Il avait débuté pendant la guerre dans OK puis travaillé pour Coq Hardi et pour Fillette. En 1960, il avait repris, pour Vaillant, « Davy Crockett » que dessinait Eduardo Coelho sur des scénarios de Jean Ollivier. En 1969, c’est la création de Pif Gadget et, toujours avec Jean Ollivier, de la série « Loup Noir », consacrée aux aventures d’un indien sans attaches. « Mon héros préféré est peut-être Loup-Noir… Certains épisodes mythiques (je pense notamment au Bracelet de cuir) dépassent ainsi le cadre de la stricte aventure pour baigner dans un climat purement poétique et moral. Loup-Noir représente un dépassement ultime, un dépassement vers le haut, une assomption de la bande dessinée d’aventure. » (Michel Houellebecq dans L’Idiot International en mars 1992). Réédition de la série en cours aux éditions Taupinambour. Le Bracelet de cuir est dans le tome 5.

    Né dans les Côtes-du-Nord, Kline envisage de devenir architecte et suit la formation des Beaux-Arts de Rouen. Puis, très rapidement, il s’oriente vers l’atelier de peinture et réalise deux expositions de ses travaux.

    Sous l’occupation allemande, il rejoint Paris : « N’étant pas en règle, j’ai pensé que dans une grande ville, je passerai plus facilement inaperçu ». Il y commence sa carrière professionnelle de dessinateur.

    De 1945 à 1947, il publie divers courts récits de sept à huit planches et une série à suivre, à raison de deux planches par semaine pour un total de 139 planches, « Kaza le Martien » dans l’hebdomadaire OK. Grâce à ce journal, il rencontre d’autres dessinateurs et notamment Albert Uderzo.

    De 1948 à 1956, ils travaillent, à la fois, pour les publications Marijac (Coq Hardi, Mireille et Pierrot) et le magazine Fillette de la Société parisienne d’édition (SPE). Durant cette période, il côtoie de nombreux dessinateurs : Dut, Marin, Pierre Le Guen, Noël Gloesner, Calvo et Christian Mathelot. Sa collaboration avec les publications Marijac cesse en 1957 tandis qu’il continue à travailler à la SPE jusqu’en 1961.

    En 1960, sa carrière connaît un tournant lorsqu’il entre aux éditions Vaillant et reprend le personnage de Davy Crockett sur des scénarios de Jean Ollivier. Jusqu’en 1969, il dessine, généralement en douze planches, un peu moins de soixante histoires parues dans Vaillant puis dans Vaillant le journal de Pif. Deux albums cartonnés sont édités.

    En 1969, avec le passage à la formule « Pif Gadget », Kline et Jean Ollivier lancent un nouveau personnage : Loup Noir. De 1969 à 1980, plus de 160 récits de sept à douze planches sont publiées pour seulement deux albums cartonnés.

    Aux éditions Vaillant, il sympathise avec de nombreux auteurs : Marcello, Cézard, Lucien Nortier, Yannick, Cance, Forton, Tabary, Mas, Coelho, Moatti…

    De 1981 à 1995, il dessine plusieurs courts récits au thème historique puis abandonne définitivement la bande dessinée en 1995

(Wikipédia)

Du rôle des médiateurs

par Jean Fabre

Jean Fabre, fondateur de L’école des loisirs, est décédé le jeudi 9 janvier 2014, à l’âge de 93 ans. Il avait, en 1965, remis au CRILJ ce bel hommage aux médiateurs du livre pour la jeunesse.

     Tout livre de jeunesse n’atteint son destinataire qu’au terme d’une longue chaîne de médiation d’adultes.

     En principe, ces médiateurs – éditeurs, critiques, libraires, bibliothécaires, animateurs, enseignants, parents – sont implicitement d’accord sur un point essentiel : la lecture doit évoluer progressivement avec leur concours et selon l’âge des jeunes lecteurs, de la forme assistée de la première enfance jusqu’à l’autonomie de l’adolescence accomplie.

     Mais, tous les médiateurs ne sont pas d’accord – et c’est normal – sur l’âge du constat concret de cette autonomie individualisée parce que chacun d’eux croit pouvoir en décider et souvent extrapoler d’après les réactions de tel enfant qu’il connait bien et dont la maturité s’épanouit à son heure. L’important est donc de s’employer à promouvoir cette autonomie et de mettre en commun, si possible de façon concertée, chacun à sa place et selon sa fonction, les moyens d’y parvenir.

     Deux dangers risquent de nuire à l’efficacité de toute médiation, deux propositions extrêmes : par défaut et par excès.

     Abstraction faite de l’indifférence absolue, de l’abandon pur et simple du jeune lecteur à ses lectures, certains adultes invoquent le manque de temps qui justifie à leur yeux une intervention hâtive, improvisée dans le choix des livres susceptibles d’intéresser le jeune lecteur. A la vérité, il ne s’agit pas d’apprécier à proprement parler le niveau de lecture qui convient : d’autres médiateurs en amont ont veillé à cet aspect technique dans leur pré-sélection. Il s’agit de tenter d’ajuster au mieux le choix des livres aux goûts, aux besoins, aux aspirations, aux attentes, aux possibilités – selon l’humeur du moment – de tel jeune lecteur que les autres médiateurs ne connaissent pas en particulier.  Pour ce faire, la méthode d’approche est à la portée de tous : lire les livres à proposer à tel enfant, les lire vraiment, ne pas se contenter de les feuilleter, et se montrer attentif aux réactions du jeune, dans une attitude d’écoute et de confiance partagée. De façon empirique, discrètement mais dans la continuité, on assurera alors l’éveil de la lecture et l’on sera gratifié de surcroit d’étonnantes retombées.

     Par contre, si l’on néglige ce préalable au stade de l’ultime choix, comment prétendre tenir pour responsable de sa propre carence les médiateurs en amont dont le rôle est précisément de préparer ce choix ultime ?

     Un second danger, tout aussi insidieux, se joue dans une sollicitude maternante. Nous ne voyons souvent grandir nos enfants qu’à la taille de leurs vêtements. Et la tentation nous guette de maintenir dans un statut d’infans le jeune dont les aspirations légitimes à l’autonomie surprennent et inquiètent parfois. Ses lectures ont précisément pour effet – voire pour fonction – de nous remettre en question indirectement. Aurions-nous peur qu’il nous échappe, ce lecteur que nous avons trop longtemps couvé ? De ce point de vue, reconnaissons aux médiateurs professionnels plus d’objectivité à priori : ils ont leur mot à dire parce qu’ils jugent des besoins selon l’âge plus sereinement que les parents, très impliqués dans un quotidien limité et routinier.

     Ces deux dangers ne devraient-ils pas susciter un climat d’estime, de confiance et de collaboration et de plus fréquentes rencontres entre les médiateurs plutôt que de les opposer par des contestations de compétences et de prérogatives.

     L’analyse qui suit a pour objet de préciser le rôle de l’éditeur dans cette médiation et les limites de cette responsabilité partagée avec les autres adultes.

     L’éditeur intervient comme premier lecteur et comme premier médiateur.

     Premier lecteur, il dispose des projets soumis par les auteurs, non pour en juger objectivement, mais pour apprécier subjectivement si ces projets peuvent s’insérer dans un fond d’édition qu’il connait bien et qui présente, dans sa diversité, une certaine cohérence – comme il sera précisé plus loin.

     Premier médiateur, il a fonction d’assurer au mieux l’information des médiateurs en aval pour orienter leur lecture d’investigation et faciliter la pré-sélection de titres susceptibles de convenir et plaire au jeune public.

     Sous ces deux aspects, le rôle médiatique de l’éditeur est donc de préparer l’élucidation des choix ultérieurs, y compris celui des jeunes lecteurs, au terme de cette médiation :

 – L’éditeur prend en considération dans son analyse de chaque manuscrit reçu, les référents implicites en fonction des compétences et de l’expérience supposées acquises par les lecteurs concernés, en prenant en compte aussi, précisément, leurs différences.

 – Il assure la présentation intérieure et extérieure des œuvres composées de manière à rendre la communication aussi efficace que possible; La première et la dernière page de couverture sont utilisés pour suggérer fidèlement le contenu à l’intention des jeunes lecteurs en quête d’informations incitatives.

 – Il élabore un catalogue qui regroupe en collections des titres de niveau de lecture relativement homogène. Celles-ci peuvent être constituées par genre ou réunir des titres de genre et de style différents d’un même niveau.

 – Conscient de ses responsabilités de formateur et d’informateur, l’éditeur se porte garant, en quelque sorte, de la composition de son catalogue. Il sait qu’on l’identifiera à l’image du fond qu’il a réuni et classé.

 – La plupart des éditeurs complètent ces informations de base dans des catalogues analytique plus précis. Quelques une publient des catalogues thématiques qui favorisent les recherches, les rapprochements et l’intuition des affinités.

 – Un service de presse soumet aux critique spécialisés, les nouveautés pour une analyse et une appréciation utiles aux autres médiateurs.

 – Un envoi d’office est adressé aux libraires intéressés afin qu’ils puissent lire eux-mêmes ou se faire lire pour avis les ouvrages qu’ils seront amener à sélectionner, à présenter dans leurs vitrines et rayons, et éventuellement à conseiller.

 – Par le truchement de représentants ou délégués régionaux, l’éditeur assure en outre la présentation des nouveautés auprès des libraires, des bibliothécaires et des enseignants et recueille le plus d’informations possible sur les titres qui ont retenu l’attention des jeunes lecteurs afin de mesurer les écarts entre sa première lecture de professionnel et la pluralité des lectures des destinataires eux-mêmes.

     Par toutes ces initiatives qui l’engagent, l’éditeur se pose en responsable. Mais ces responsabilités ne dispensent pas pour autant les autres médiateurs en aval d’assumer ce rôle en contact plus direct et plus personnalisé avec chaque jeune lecteur. Sinon, ces médiateurs ne seraient plus que de simples intermédiaires sans responsabilité.

     En d’autres termes, la chaîne de médiateurs permet d’affiner progressivement, d’amont en aval, des pré-sélections en connaissance de cause, et sur mesure en quelque sorte, à partir d’un « gabarit » proposé par l’éditeur et qui appelle retouches.

     Dans ce cadre d’intervention, les éditeurs se différencient les uns des autres par des options fondamentales qui génèrent la diversité, la complémentarité et la richesse de la production littéraire de jeunesse.

     Ces options impliquent une liberté de choix de droit et de fait. C’est cette liberté de choix et le pluralisme d’options simultanées assumées par un grand nombres d’éditeurs autonomes qui garantit, en extension et en qualité, les meilleures conditions d’appropriation du livre par les jeunes lecteurs et sauvegarde leur liberté de choix.

     Chaque éditeur de livres de jeunesse prend position plus ou moins explicitement, mais de façon fondamentale, sur la finalité de la lecture non didactique : cette lecture peut-elle avoir quelque efficacité sur le jeune lecteur ? N’est-elle qu’un passe-temps, une évasion sans portée ? Peut-elle donner du plaisir ou du bien-être ? A-t-elle vocation culturelle ?

     En terme de communication, tel livre peut-il susciter des résonances intimes, des retombées durables ? Comment se situe-t-il par rapport à la réalité familière ? A l’évolution du monde contemporain ? A la problématique des jeunes générations ?

     Peut-il engendrer une réflexion par alternance de projections et de distanciations ? Telle simulation du réel risque-t-elle, perçue au premier degré, de paraître déconcertante, de s’imposer comme « trop vraie », inéluctable pour des lecteurs fragiles ? Doit-on pour autant renoncer à mettre des lecteurs plus mûrs du même âge en présence de situations conflictuelles, qu’ils sont capables, eux, de regarder en face et de s’essayer à résoudre à leur manière, par personnages interposés pour leur épanouissement même ,

     Actuellement, en France et par le monde, des éditeurs pensent que le livre peut donner à de jeunes lecteurs qui ont soif d’authenticité, l’occasion d’élargir le champs d’expérience de leur vie quotidienne, à la faveur de fictions qui les confrontent à des situations partiellement familières et partiellement insolites de nature à les interpeller. Ils considèrent que ceux-ci auront à s’impliquer dans une société à laquelle ne les prépare pas la littérature dite classique car la culture n’est pas seulement transmission d’héritage, elle s’édifie et évolue dans un environnement qui remet en cause au jour le jour ce que souvent l’on croyait définitivement acquis.

     Il importe donc de multiplier les simulations de vie potentielles comme autant de « cas de figure » ou d’expériences à l’essai, à risque limité.

     Ces éditeurs peuvent-ils compter sur les médiateurs en aval de la publication de livres pour préparer progressivement ces mises en situation de découverte de soi-même et des autres et sollicitent la réflexion des jeunes lecteurs ? N’est-ce pas la meilleure façon d’envisager leur éveil à l’autonomie par un échange confiant avec leur entourage ?

     A chacun sa réponse.

 (  Les Cahiers du CRILJ numéro 1 – novembre 2009 )

 Né le 29 janvier 1920 à Paris, Jean Fabre suit hypokhâgne et khâgne. Il épouse la fille de Raymond Fabry, fondateur des Editions de l’Ecole, maison spécialisée dans la réalisation de manuels scolaires. L »éditeur l’associe immédiatement à la bonne marche de l’entreprise. Proche de militants de la pédagogie Freinet, conscient des limites du manuel traditionnel d’apprentissage de la lecture, Jean Fabre, fonde au sein de la maison mère, en 1965, avec Jean Delas et Arthur Hubschmid, un département jeunesse, L’école des loisirs, éditant en quelques années Tomi Ungerer, Maurice Sendak, Arnold Lobel, Leo Lionni, Sonia Delaunay, Binette Schroeder et Iela Mari. Le succès vient, en 1970, lorsque la maison accueille les « Barbapapa » d’Annette Tison et Talus Taylor. Création, quelques années plus tard, des collections « Mouche », « Neuf » et « Médium » destinées aux lecteurs plus âgés. En 1974. Jean Fabre ouvre Chantelivre, première librairie spécialisée jeunesse. En 2014, le catalogue de L’école des loisirs compte plus de 5700 titres.