Nettoyage de printemps

 

Quand Susie Morgenstern fête son anniversaire, le mercredi 18 mars 2020, toute seule dans sa maison niçoise, elle est, comme tout un chacun, confinée depuis 24 heures. Voici, comme un flash-back, la lettre qu’elle avait  envoyée à ses petits enfants. Manière, pour nous, de commencer, à l’ombre d’une amie, à nous déconfiner.                    

Chers Yona, Noam, Emma et Sacha …

    Vous le savez déjà : je ne suis pas une fée du ménage. Je suis disciplinée pour certaines choses et pas pour d’autres. Mais, je voudrais profiter de cette période de confinement à Nice pour faire le grand nettoyage de printemps sachant que je ne suis pas douée.

    Je vais vraiment m’appliquer. D’abord, j’écris quelques lignes pour me donner du courage et puis promis, j’y vais. Et oui, je préfère écrire une histoire que de faire le tri dans mes affaires. Me voilà prête. J’ouvre un tiroir, la boîte de Pandore, une jungle de machins et de trucs que la consommation frénétique de ma jeunesse a fait s’accumuler. Je regarde, consternée, mais je ne touche à rien ! Est-ce que j’ai vraiment besoin de quatre louches, trois couteaux à pain, six paires de ciseaux, cinq agrafeuses et des collections infinies de pacotille ?

    Je ne referme pas le tiroir, mais je m’enfuis devant mon écran. Tout sauf ça. La mauvaise conscience me pousse à y retourner et à contempler la scène du crime. Je garde tout, au cas où l’un de vous en aurait besoin le jour où vous vous installerez en ménage. (Il y a une louche pour chacun d’entre vous !)

    Je prépare mon déjeuner.

    Le tiroir me nargue. Après la sieste, peut-être …

    Au lit, je ne me permets pas plus de cinq pages de relecture de Virginia Woolf, Une chambre à soi . Au compte gouttes pour savourer.  Et comme chaque fois que je lis un chef d’œuvre, j’espère que vous le lirez aussi. Que vous lirez tout court !

    Je retourne au travail. Je parcours mes messages. On me demande un article. Autant commencer tout de suite. Mais le tiroir est ouvert comme la bouche béante d’un monstre. Je remarque un chocolat qui aurait pu être là depuis l’antiquité.

    Je le mange. Et puis d’un coup décisif et déterminé, je vide le tiroir pour former une montagne sur la table de la salle à manger. Il y a un vieux cahier et des stylos. Je m’assois pour les essayer et je retrouve le plaisir d’écrire sur du papier. Je pense à tous mes manuscrits écrits à la main avec nostalgie.

   Mes yeux tombent sur un paquet de ballons de toutes les couleurs, un stock suffisant pour une future fête gigantesque. J’en gonfle un. Puis, un à un, je les gonfle tous. C’est un effort considérable, mais je ne peux pas m’arrêter. Les ballons remplissent la maison de légèreté, d’espoir, de folie. Un à un je les envoie par la fenêtre, mon message de gratitude et d’admiration au personnel soignant. Je les connais bien après ma longue maladie, ces anges sur terre, nos héros. Chaque ballon dit « I love you ! »

    Comme les ballons sont appropriés ! Aujourd’hui c’est mon anniversaire: j’ai 75 ans ! Happy birthday to me !

    Mes ballons expédiés, je fixe le contenu du tiroir, je fais les cent pas et d’un geste définitif et concluant, je remets toute la pagaille à sa place. Dans un mois peut-être ?

    Entre temps, ne serait-il pas urgent et important de vider le tiroir du bric à brac qui se trouve dans ma tête ?

    Mes chéris, savez-vous combien je vous aime ?

    Votre Bubie,

    Susie.

(mars 2020)

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Merci à Susie Morgenstern qui nous offre cette lettre en ligne également sur le site de France-Inter. C’est ici.

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Susie Morgenstern par elle-même :

« Je suis un écrivain de jeunesse. Est-ce que ça veut dire que je ne vieillirai pas ? Souvent on me demande pourquoi j’écris pour les enfants plutôt que pour les vieux et je réponds :  « J’écris pour tout le monde ! » C’est simple : quand j’ai une idée, d’habitude ça se passe dans l’enfance ou l’adolescence. Si un jour j’ai une idée pour les vieux, j’écrirai un roman pour eux (je l’ai déjà fait). C’est vraiment la même chose, même papier, même crayon et un, deux, trois, partez. »   […]  J’ai eu ce que l’on peut appeler une enfance heureuse. Il y avait un seul problème : ma famille était tellement bruyante et chacun devait absolument donner son avis sur tout et tout de suite, que je ne pouvais jamais placer un mot. J’ai découvert que le seul moyen pour moi de parler était d’écrire. Ca tombait bien parce que j’adorais ça. Je m’enfermais des heures entières pour « parler » à mes cahiers. A l’école on m’appelait « Susie Shakespeare » et je pleurais parce qu’il n’était pas très beau. Au lycée, j’étais rédactrice en chef du journal de mon lycée, à Belleville, dans le New Jersey. C’était très prestigieux. Je n’ai jamais cessé d’écrire pour moi tout en  poursuivant mes études à la Rutgers University, à l’Hebrew University de Jérusalem puis à la faculté de lettres de Nice. […] Le miracle de ma vie a été de tomber amoureuse d’un mathématicien français barbu, Jacques Morgenstern. Et puis mes enfants aidant, j’ai été très inspirée pour débuter ma carrière en tant qu’auteur/illustrateur. Rapidement, mes textes se sont allongés, mes livres grandissaient avec mes enfants. Tout m’intéresse, mais surtout l’amour, les gens, les rencontres, la famille, et les livres.  J’aime espionner la vie de tous les jours et essayer de construire mes histoires autour de ce monde réel. […] Vous trouverez plein de choses sur  mon site  dont la liste de tous mes livres, des photos inédites, certains projets en cours et toutes les nouveautés me concernant. »

 

Ce risque fou

 

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     Quatre mois. 118 jours.

    Voilà le temps que nous avons passé, confinés. Ensemble, toute la famille réunie à nouveau, mes frères, ma petite sœur, mes parents, un de mes oncles et son copain. Ensemble pour manger, trois repas par jour, pour cuisiner, boire, rire, pleurer, faire des puzzles, chanter, s’engueuler. Ensemble, mais seuls.

    Chacun dans sa bulle, ses peurs, le nez dans le bol de céréales, chacun dans ses musiques, ses insomnies.

    Les premiers temps, ça allait à peu près, je tenais le coup, je leur remontais le moral. Et puis il y  a eu un jour, le 43ème, où je n’ai pas réussi à sortir de ma nuit. Le flou, l’incertain, l’avenir sous les masques, ce temps infini, gluant, qui semblait s’étirer encore, encore, encore, tout ça m’a cloué au lit. Je me suis confiné dans le confinement, et j’ai passé le reste du temps dans ma chambre. Ma mère m’apportait à manger, on parlait peu, même les mots me semblaient de trop.

    J’ai beaucoup lu.

Dans la forêt, Un homme qui dort, Contagion, L’appel de la forêt, La peste, Cent ans de solitude, Les heures souterraines, Paul à la maison. 

    Que des trucs bien choisis.

    On nous a annoncé la fin du confinement, mais il était progressif, et ça restait dangereux. Alors, on a continué à sortir peu, toujours avec des gants et des masques, toujours à quatre mètres des autres. En juillet,  les restaurants et les bars n’avaient pas le droit de rouvrir, ni les cinémas. Les festivals, les vide-greniers, les concerts, tout ça était interdit. Un matin, mon père a dit : « Alors on fait une fête ! Ici, dans le jardin ! »

    Et ils se sont tous lancés dans l’organisation d’un barbecue géant, avec les potes qu’on n’avait pas vus depuis si longtemps. Il faudrait, bien sûr, respecter des règles strictes : distanciation, masques, gants. Les personnes âgées, les fragiles, les enrhumés ne seraient pas invités. Moi, j’ai dit que je ne viendrais pas, que je resterais dans mon antre. C’est quand j’ai entendu les premiers rires, la petite foule, les voix mêlées, un aboiement, que j’ai décidé de ressortir. J’ai ouvert la porte, fait mes premiers pas, pieds nus sur le parquet doux, puis dans l’herbe toute sèche. J’avais envie d’embrasser tout le monde, mais il ne fallait pas. J’ai senti le poids de ces semaines de solitude s’envoler, d’un coup. C’était comme m’envoler un peu, aussi. De la légèreté, presque brutale. Bizarre. Certains ont trop bu, d’autres ont dansé tard. Moi, je me suis allongé sous le grand arbre du jardin, l’acacia aux longues branches. Je voyais les étoiles à travers les feuilles, en essayant, comme d’habitude, de retrouver leurs noms. La voix de ma mère m’arrivait, par bribes. Un discours. A deux heures du matin, mais quelle bonne idée. J’ai tendu l’oreille. J’étais prêt à me moquer, je la connais : après  trois verres d’alcool, elle raconte n’importe quoi, elle ricane pour rien et s’égare dans ses propres phrases. J’avais déjà le sourire aux lèvres, déjà envie de rire. Je l’imaginais titubante, un verre à la main et les larmes aux yeux.

   Et puis, elle a dit ça :

   « Merci d’être là, tous. Après des mois sans se voir, sans avoir le droit de se toucher, après des mois où la plus belle preuve d’amour c’était se tenir loin les uns des autres, changer de trottoir, se laver les mains, s’exclure, après ces quatre mois secs, vous êtes là. Certains ont perdu des proches et n’ont pas pu les enterrer dignement, d’autres ont été malades et vont mieux, d’autres sont ruinés, doivent s’inventer un autre métier, une autre vie. Beaucoup ont peur de ce nouveau monde derrière des masques, de ce nouveau monde où résister, c’est obéir, où être solidaires c’est se tenir loin. Où s’embrasser c’est prendre un risque fou, où pour s’occuper des autres, il faut les isoler. Beaucoup ont peur, oui. Peut-être que nous avons tous peur, même, sans oser le dire. Et que c’est pour la cacher, cette trouille, qu’on a ri si fort, ce soir, qu’on a dansé, bu, mangé, ri encore, qu’on s’est lâché. Pour la conjurer. Nos masques ne  cachent pas nos yeux : et nos yeux disent l’amour, l’amitié, l’envie d’être à nouveau libre, serrés et vibrants. Nous sommes là, effrayés, dans le flou, fragiles, forts, fragiles, forts. Et debout. »

    Et debout.

    Alors, je me suis levé et j’ai pris ce risque fou : j’ai marché vers elle et je l’ai embrassée.

par Séverine Vidal – mai 2020

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Merci à Séverine Vidal qui nous offre ce texte, également en ligne sur le site Le monde d’après initié, à Arras, par l’association Colères du présent. C’est ici.

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Après avoir été professeure des écoles, Séverine Vidal se consacre, depuis la rentrée 2011, à l’écriture à temps plein. Son premier livre à destination de la jeunesse, Philo mène la danse, est paru en mars 2010 aux éditions Talents Hauts. Elle écrit beaucoup : des romans pour adolescents et jeunes adultes (Sarbacane, Robert Laffont, Nathan), des albums (Gallimard, Sarbacane, Milan, La Joie de lire, Mango), des bandes dessinées (Delcourt, Marabout, Les Enfants rouges), des séries (« Tiago, baby sitter des animaux » chez Magnard, « Prune » et « La tribu » chez Frimousse) Elle aime animer des ateliers d’écriture dans les écoles, les collèges et les lycées, les centres sociaux et les centres d’alphabétisation. Ses ouvrages sont souvent sélectionnés ou récompensés. Quelqu’un qu’on aime (Sarbacane, 2015) a reçu sept prix et La drôle d’évasion (Sarbacane, 2015) quinze. Parmi ses ouvrages récents : Soleil glacé (Robert Laffond, 2020), Le manteau, illustré par Louis Thomas (Gallimard, 2020), Le petit secret, illustré par Clémence Monnet (éditions des Éléphants, 2020), Des vacances bien pourries (Milan, 2019), Voyage de poche, illustré par Florian Pigé (Alice, 2019), Le jour où j’ai sauvé un fantôme (Auzou, 2018), Magic Félix, avec des dessins de Kim Consigny (Jungle, 2018). Nombreuses traductions. Séverine Vidal est, chez Mango, directrice de la collection « Les Romans dessinés ». En ligne, à la demande de France Inter, écrit avec Sophie Aram et lu avec elle pour la collection de postcast « Une histoire… et Oli », le conte Les papiers d’Omar qui parle d’amitié, de solidarité et de l’accueil fait aux migrants. 

De la pauvreté

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L’en faut, des pauvres, c’est nécessaire

Dans L’hiver, premier poème du recueil Les soliloques du pauvre, publié à compte d’auteur en 1895 et au Mercure de France en 1897, Jean-Rictus, anarchiste et poète, qui doit à quelques comédiens, diseurs et chanteurs de conserver aujourd’hui encore une forme de notoriété, commence, en quelques phrases bien senties, par stigmatiser les bourgeois parisiens organisateurs de bals de charité et les élus de la République habiles en discours de saison. Puis, le poète écrit d’autres strophes à propos des artistes avant de s’imaginer prenant la parole à son tour.  

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                  […]

     Contemplons les Artisses,

     Peint’s, poèt’s ou écrivains,

     Car ceuss qui font des sujets trisses

     Nag’nt dans la gloire et les bons vins !

     Pour euss, les Pauvr’s, c’est eun’ bath chose,

     Un filon, eun’ mine à boulots ;

     Ça s’ met en dram’s, en vers, en prose,

     Et ça fait fair’ de chouett’s tableaux !

     Oui, j’ai r’marqué, mais j’ai p’têt’ tort,

     Qu’ les ceuss qui s’ font « nos interprètes »

     En geignant su’ not’ triste sort

     S’arr’tir’nt tous après fortun’ faite !

                […]

     T’nez Jean Rich’pin

     En plaignant les « Gueux » fit fortune.

     F’ra rien chaud quand j’ bouffrai d’son pain

     Ou qu’y m’ laiss’ra l’taper d’eun’ thune.

     Ben pis Mirbeau et pis Zola

     Y z’ont « plaint les Pauvres » dans des livres,

     Aussi, c’ que ça les aide à vivre

     De l’une à l’aute Saint-Nicolas !

              […]

     Ben en peintur’, gn’y a z’un troupeau

     De peintr’s qui gagn’nt la forte somme

     À nous peind’ pus tocs que nous sommes :

     Les poux aussi viv’nt de not’ peau !

     Allez ! tout c’ mond’ là s’ fait pas d’ bile,

     C’est des bons typ’s, des rigolos,

     Qui pinc’nt eun’ lyre à crocodiles

     Faite ed’ nos trip’s et d’ nos boïaux !

     L’en faut, des Pauvr’s, c’est nécessaire,

     Afin qu’ tout un chacun s’exerce,

     Car si y gn’aurait pus d’ misère

     Ça pourrait ben ruiner l’Commerce.

     J’en ai ma claqu’, moi, à la fin,

     Des « P’tits carnets » et des chroniques

     Qu’on r’trouv’ dans les poch’s ironiques

     Des gas qui s’laiss’nt mourir de faim !

     J’en ai soupé de n’pas briffer

     Et d’êt’ de ceuss’ assez ‘pantoufles’

     Pour infuser dans la mistoufle

     Quand… gn’a des moyens d’s’arrbiffer.

               […]

     Eh donc ! tout seul, j’ lèv’mon drapeau ;

     Va falloir tâcher d’êt’sincère

     En disant l’vrai coup d’la Misère,

     Au moins, j’aurai payé d’ma peau !

                 […]

     Au lieu de plaind’ les Purotains

     J’ m’en vas m’foute à les engueuler,

     Ou mieux les fair’ débagouler,

     Histoir’ d’embêter les Rupins.

     Oh ! ça n’s’ra pas comm’ les vidés

     Qui, bien nourris, parl’nt de nos loques,

     Ah ! faut qu’ j’écriv’ mes « Soliloques » ;

     Moi aussi, j’en ai des Idées !

     Je veux pus êt’ des Écrasés,

     D’la Mufflerie contemporaine ;

     J’ vas dir’ les maux, les pleurs, les haines

     D’ ceuss’ qui s’appell’nt « Civilisés » !

     Et au milieu d’leur balthasar

     J’vas surgir, moi (comm’ par hasard).

              [..]

     Et qu’on m’tue ou qu’j’aille en prison,

     J’m’en fous, j’n’connais pus d’contraintes :

     J’ suis l’Homme Modern’, qui pouss’ sa plainte,

     Et vous savez ben qu’j’ai raison !

(édition de poche : Les soliloques du pauvre et autres poèmes, Le Diable Vauvert, 2009)

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Gabriel Randon de Saint-Amand, qui prit le pseudonyme de Jehan Rictus puis de Jehan-Rictus (avec un tiret), est né à Boulogne-sur-Mer en 1867 et mort à Paris en 1933. Les textes qu’il composa dans la langue du peuple de Paris sont principalement réunis dans Les Soliloques du pauvre  (1895 puis 1897), ouvrage qui donne la parole à un sans-logis contraint d’errer dans la capitale et dans Le Cœur populaire (1914) où s’expriment ouvriers, prostituées, cambrioleurs et enfants battus : « Nous, on est les pauv’s tits fan-fans, les p’tits flaupés, les p’tits foutus à qui qu’on flanqu’ sur le tutu, les ceuss’ qu’on cuit, les ceuss’ qu’on bat, les p’tits bibis, les p’tits bonshommes, qu’a pas d’bécots ni d’suc’s de pomme, mais qu’a l’jus d’triqu’ pour sirop d’gomme et qui pass’nt de beigne à tabac. »  La vérité oblige à dire que l’image de « poète des pauvres » accolée à Jehan-Rictus lorsqu’en quête de notoriété, il disait ses textes dans les cabarets montmartrois, découle d’une posture littéraire qui le servit puis l’encombra. L’écrivain, que le sort des plus démunis préoccupa et qui connut lui-même la précarité, cultivera sciemment sa faubourienne manière d’écrire. Dans Fil de fer, roman qu’il publie chez Louis Michaud en 1906, il évoque son enfance « à la Poil de carotte ».  En 1931, il enregistre, chez Polydor, sur trois disques 78 tours, cinq de ses poèmes dont Les petites baraques que Claude Antonini reprend, en 1993, dans le CD Claude Antonini chante et dit Jehan-Rictus. Le rappeur Virus déclame L’hiver  dans un CD publié par Le Diable Vauvert en 2017.

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    Le Centre de recherche et d’information sur la littérature pour la jeunesse qui, en 2018 et 2019, s’est intéressé à la question des représentations de la pauvreté dans les livres écrits et publiés à destination des enfants et des jeunes, et à celle des conséquences sur ces enfants, sur ces jeunes et sur leurs familles des situations de misère et de précarité, met à disposition de tous un ensemble conséquent de documents :

– il a réalisé une brochure La pauvreté dans la littérature pour la jeunesse : fictions et réalités susceptible de sensibiliser les médiateurs du livre et de les aider à concevoir des animations s’adressant prioritairement aux jeunes lecteurs.

– il a mis en place un colloque pluridisciplinaire rassemblant chercheurs, journalistes, auteurs et illustrateurs, enseignants, bibliothécaires, médiateurs et responsables d’associations et le numéro 10 des « Cahiers du CRILJ », La pauvreté à l’œuvre dans la littérature pour la jeunesse, restitue l’ensemble des interventions des deux journées.

– il a demandé à Muriel Tiberghien, critique et administratrice du CRILJ, d’établir une bibliographie détaillée traitant du thème de la précarité et de la pauvreté dans la littérature pour la jeunesse, à partir de l’ensemble des livres publiés en France depuis 1970.

    La brochure et le numéro 10 des « Cahiers » sont en vente en page boutique. C’est ici.

    La bibliographie est téléchargeable au format livret et au format liste déroulante. C’est .

Une faim de mots

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À l’occasion de la Journée internationale du livre pour enfants du 2 avril 2020 (Children’s international book day), l’écrivain slovène Peter Svetina adresse au monde, sous l’égide de l’Ibby (Union internationale pour les livres de jeunesse), en quatre langues, un message dont vous trouverez ici la traduction française.

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    Là où j’habite, les arbustes verdissent fin avril ou début mai et sont bientôt peuplés de cocons de papillons. Ceux-ci ressemblent à des boules de coton ou à de la barbe à papa. Les chrysalides dévorent une feuille après l’autre jusqu’à ce que les arbustes soient nus. Une fois développés, les papillons s’envolent ; cependant, les buissons ne sont pas détruits. Quand l’été arrive, ils reverdissent, à chaque fois.

    Ceci est à l’image de ce qui arrive à un écrivain ou à un poète. Ils sont dévorés, saignés par leurs histoires et leurs poèmes qui, quand ils sont terminés, s’envolent, se retirent dans les livres et trouvent leur public. Cela se produit encore et encore.

    Et qu’advient-il de ces poèmes et histoires ?

    Je connais un garçon qui a dû être opéré des yeux. Durant les deux semaines qui ont suivi l’opération, il n’était autorisé qu’à s’allonger sur le côté droit et, après cela, il ne lui était pas permis de lire pendant un mois. Quand, au bout d’un mois et demi, il a enfin pu tenir un livre entre les mains, il avait l’impression de prendre des mots dans un bol avec une cuillère. Comme s’il les mangeait. Qu’il les mangeait vraiment.

    Et je connais une fille qui est devenue enseignante. Elle m’a dit : « Les enfants auxquels leurs parents n’ont pas lu d’histoires sont appauvris ». Les mots des poésies et des histoires sont de la nourriture. Pas de la nourriture pour le corps, qui puisse remplir votre estomac, mais de la nourriture pour l’esprit et l’âme.

    Quand on a faim ou soif, l’estomac se contracte et la bouche s’assèche. On cherche de quoi manger, un morceau de pain, un bol de riz ou de maïs, un poisson ou une banane. Plus on a faim, plus la concentration se réduit, on devient aveugle à tout sauf à la nourriture qui pourrait nous rassasier.

    La faim de mots se manifeste différemment : sous forme de morosité, d’inconscience, d’arrogance. Les personnes souffrant de ce genre de faim ne réalisent pas que leurs âmes frissonnent de froid, qu’elles passent à côté d’elles-mêmes sans s’en rendre compte. Une partie de leur monde leur échappe sans qu’elles en soient conscientes.

    Ce type de faim est rassasié par la poésie et les histoires.

    Mais y a-t-il un espoir pour ceux qui ne se sont jamais adonnés aux mots pour satisfaire cette faim?

    Cet espoir existe. Le garçon lit, presque tous les jours. La fille qui est devenue enseignante lit des histoires à ses élèves. Tous les vendredis. Chaque semaine. Si elle oublie de le faire un jour, les enfants le lui rappellent.

   Et qu’en est-il de l’écrivain et du poète ? À l’arrivée de l’été, ils reverdiront. Et de nouveau, ils seront dévorés par leurs histoires et leurs poèmes qui s’envoleront ensuite dans toutes les directions. Encore et encore.

par Peter Svetina  –  (traduction : Hasmig Chahinian)

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Peter Svetina est né en 1970 à Ljubljana (Slovénie). Diplômé en études slovènes en 1995, il soutient, en 2001, une thèse de doctorat sur la poésie slovène classique. Professeur agrégé de littérature slave à l’Institut des langues slaves de l’université Alpen-Adria, à Klagenfurt en Autriche, il écrit à la fois pour les enfants, les adolescents et les adultes. Son premier ouvrage, O mro¸ku, ki si ni hotel striči (Le morse qui ne voulait pas couper ses ongles), illustré par Mojca Osojnik, est publié en 1999. Il sera adapté en pièce pour marionnettes, chemin que prendront plusieurs autres de ses œuvres. Les livres de Peter Svetina qui combine environnement réaliste et éléments de non-sens et de lyrisme, renvoient souvent à ses propres centres d’intérêt : sa ville natale, ses nombreux voyages, ses activités universitaires. Peter Svetina est traducteur (de l’anglais, de l’allemand, du croate et du tchèque) de  poésie et de littérature pour la jeunesse et il travaille comme éditeur pour des recueils de poésie et des manuels de littérature pour l’école primaire. Souvent primé, il est un auteur apprécié, au plan national et international, tant par la critique littéraire que par ses jeunes lecteurs. Ses livres pour enfants et adolescents ont été traduits en anglais, en allemand, en espagnol, en coréen, en polonais, en letton, en estonien, en lituanien.

 

 

Bernard Epin (1936-2020)

 

    Bernard Épin, instituteur puis directeur d’école, critique littéraire et auteur, est décédé le mercredi 1er avril 2020, victime du coronavirus. Il avait 83 ans. C’était un homme engagé pour le partage de la culture et pour des changements sociaux audacieux, un intellectuel curieux qui savait allier fidélité à ses convictions et écoute attentive. Syndicaliste, élu municipal, adjoint à la culture à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis) pendant près de 25 ans, il s’était impliqué, à partir de 1968, dans la défense d’une littérature pour la jeunesse de qualité, inventive, ouverte à tous les enfants. Il occupa une place de médiateur reconnue et multiplia les interventions militantes, aux côtés de grands aînés comme Raoul Dubois, pour la promotion d’une littérature innovante et libératrice, lors de débats, de stages, d’émissions de radio.

    Bernard écrivit, dans une écriture précise, des centaines d’analyses pour L’École et la Nation (où il succéda à Natha Caputo), pour Révolution, pour Regards, pour L’Humanité. Il signa plusieurs livres pour enfants aux éditions La Farandole dont, avec Pef, l’étonnant album Les petits mots des petits mômes (1990). Son essai Les livres de vos enfants, parlons-en (1995) s’adressait tant aux parents curieux qu’aux spécialistes de terrain. « L’exigence démocratique, écrivait-il, ne part jamais de rien. Elle s’alimente à tout ce qui fait les aspirations quotidiennes de notre vie. Le droit à la lecture, le pouvoir de lire qu’il faut gagner n’appartiennent pas au rayon des accessoires superflus. Ils se nourrissent des expériences heureuses, des rencontres réussies. Il en est du plaisir de lire comme des autres ; il ne s’accomplit qu’avec le désir et la possibilité de le faire partager. Raison de plus avec les enfants. » Bernard était un ami de longue date du CRILJ. Il n’avait pas hésité à se joindre à nous lorsque nous l’avions invité, à Saint-Jean-de-le-Ruelle, dans le Loiret, pour inaugurer la bibliothèque Colette Vivier. Le séminaire Les grands témoins de la recherche et de la promotion des publications pour la jeunesse du Centre Robinson de l’université d’Artois l’avait accueilli, un 1er avril, en 2011.

(avril 2020)

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Ilié Prépéleac

 

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Jeune maison d’édition, Le Cosmographe (1) organise des rencontres entre des cultures, des langages et des artistes. Dans les parutions de ce début d’année figure Ilié Prépéleac  de Nora Letca et Aglaé Rochette.

     Un récit en deux parties disposées tête-bêche dans un grand album richement illustré. Sur chaque côté de la couverture, l’un à dominante bleue, l’autre jaune, flottent deux poissons baudruches. Nora Letca (au texte) et Aglaé Rochette (à l’image) propulsent un récit organique dans un monde de désordres et de cristallisations strié de moiteurs étouffantes et de bourrasques glaciales. Là, toute parcelle vivante (humaine, chimérique, animale, végétale) s’autogénère et régénère le tout dans une sorte de soupe cosmique défiant les sensations les plus extravagantes. Pour profiter de cette lecture, il est recommandé d’accepter le chaos même s’il n’est pas superflu de savoir se cramponner.  Entre l’un et le multiple, le simple et le complexe la première partie traite d’un étrange phénomène advenu quelque part entre Ciel et Terre : La disparition de Sofia Onéga.

Sur aucune carte, hors des calendriers…

    Dans un décor transhistorique (ruines antiques, village rural, usine aux toits en dents de scie, tours futuristes, viaducs ferroviaires, tarmacs pour frégates fabuleuses) surgit la ville fermée de Panoï. Cette cité, qui ne figure sur aucune carte, est régie par une société matriarcale occulte (direction, administration et patronne anonymes, Institut International de Voyance Céleste, frontières interdites, caméras de surveillance, sentinelles endormies). Le nom du héros (2), les origines roumaines de l’auteure, la toponymie (Moïseï, lac Ïezer, Siméria…), les vêtements des grand-mères nommées babas (longues jupes, foulards aux motifs fleuris) le mobilier (poêle en faïence, tapis brodés) tout respire la Transylvanie et ses légendes métissées. La narratrice (dont le nom coïncide avec celui de l’auteure) décrit, dans la première partie, une ville repliée tirant ses ressources du fer et des fleurs et, dans la seconde partie, l’odyssée de son ami, Ilié Prépéleac (3), seul homme de la ville, parti à la recherche de sa bien-aimée, Sofia Onéga, fleuriste d’un genre peu banal : élevée par des flamants roses dont elle possède la grâce, elle exerce son métier à bord du tramway aérien portant le numéro 1113. La narratrice, qui possède un passé fabuleux (descendante d’une grand-mère ouze, disparue lors de la première course à la voile en solitaire, restituée à sa communauté par des oiseaux migrateurs), parle du monde comme d’un chaudron galactique observé à travers la lucarne illégalement percée sur la façade orientale de sa maison.

… portrait d’une ville effervescente

    La féminité dominante est représentée par l’activité artisanale (poterie, filage, tissage), l’oralité (prédictions, contes) et la reproduction. La vie surgit à la moindre opportunité (un décès, une chaleur étouffante, des matières lumineuses en suspension) : les jeunes filles sortent de la chevelure des vieilles disparues, les planètes pondent des œufs et la floraison des tourne-lunes, fleurs emblématiques de la ville, accélère la germination des salicaires et du Caille-lait blanc, plantes frauduleusement importées de autre côté de la frontière interdite et semées à tous vents, sur le toit des immeubles. Mais les femmes de Panoï sont aussi des scientifiques qui étudient, au sein de l’Institut de Voyance Céleste, la météorologie, l’astronomie, l’astrophysique. Alors que la gravitation baisse, que la pesanteur faiblit, que les êtres sont en lévitation, Ilié Prépéleac découvre une nouvelle planète, enceinte (Hamler 1113). Le langage se met sous pilotage automatique (on baye aux corneilles, on avale des couleuvres), une prophétie s’empare de la ville de Panoï (« L’ombre tombera sur la ville et le ciel germera. Alors le haut sera le bas, le début sera la fin et viendront les jours heureux. ») et Sofia Onéga se dissout dans l’espace.

    Sous un ciel sans point de fuite, le sol pivote et le regard du lecteur est emporté par une force centrifuge dans un tourbillon de lucioles. Des rayons fluorescents repoussent le décor au-delà du bord supérieur de la page, entraînant Ilié Prépéleac vers un ailleurs inexploré, vers sa bien-aimée. Le récit est désormais « dit » par le voyageur (pensées, journal de bord) et par une fileuse (Baba Sorica de l’Institut) dont les prédictions tiennent lieu de péripétie. Absorbé par des rayons cosmiques, Prépéleac, chute cul par-dessus tête de l’autre côté des champs de Tourne-lunes (seconde partie).

A travers les légendes…

    Echoué sur un lit d’ouate, il rencontre baba Sorica, la fileuse d’écumes de Moïseï, un village météore creusé à flanc de baleine et suspendu dans le ciel comme un de ces monastères grecs auxquels on accède par des escaliers. Au ronronnement du rouet et du poêle, la vieille au visage de banquise déroule un de ces périples légendaires attribué aux hommes en mal de destin.  Les préparatifs, classiques, prévoient une monture mythique (hippocampe nourri de charbons ardents), des victuailles magiques (vinaigre d’ortie, graines de cameline) et une assistance surnaturelle (méduse en guise de torche). Insensiblement l’univers se dédouble (est-on encore dans le récit ou déjà dans l’action) et, par réverbérations, le passé revient dans le présent, le présent recycle le passé pour se régénérer. Avancer consiste à se débarrasser de la nostalgie (« ne pas rester captif entre deux mondes »), à traverser un univers échevelé guidé par les voix des conteuses du basmé. (4) Dans un décor en fusion, des lieux fabuleux balisent la quête (village de jeunes filles endormies, caravansérail des Princes du Levant, phare éteint depuis que la lune a été volée…) :  on y croise un bestiaire enchanté (rossignol à flancs roux, cerf aux cornes serties de gemme, truie bleue, éléphant ensorcelé, poisson ailé ou oiseau amphibie), un robot humanoïde, une fée aux cheveux bleus… tout un microcosme issu  des romans de chevalerie et des contes des Mille et une nuits. C’est au lac Ïezer que la chevauchée s’achève, tous les éléments du conte s’effaçant pour laisser place à un jeune centaure ailé fixant fièrement son avenir. Comme métaux en fusion, les corps d’Ilié et de Sofia s’amalgament soudainement : chacun a réalisé un trajet parallèle à travers les reflets interstellaires pour retrouver l’autre. Leur course se termine sur la place d’un marché estival en train de plier bagages.

… l’humanisation du monde

    Intégralement voué au cosmos (hydrogène ionisé, gaz, constellations), le texte vibre d’anciennes légendes : du dieu Vishnou métamorphosé en tortue géante, à Gaïa la déesse mère, de l’œuf cosmique (atome primitif) à la soupe primordiale tout n’est qu’incandescence, combustion, alliage, autant de phénomènes rendus par un assaut de lumières (venues des fenêtres, des lampadaires, des graminées luisantes) et de métamorphoses (de la lune à l’œuf, de l’œuf à la « créature » informe, des 1113 babas pionnières réincarnées dans les 1113 œufs de la planète Hamler). Tandis que le récit avance d’éblouissements en nébulosité, les images, radieuses, installent des ondes jaunes et bleues comme une basse continue : oscillations, sinuosités, irisations. Le texte opère de fréquents décrochements (humour, trivialité) quand l’illustration multiplie les élans, les éclats, les énigmes, l’ensemble charriant le lecteur dans un univers chaotique.  Telles deux forgeronnes, l’auteure et l’illustratrice arrachent leur conte à un terreau opaque, réel et mythique, telles des pépiniéristes elles composent des bouquets avec les savoirs et les croyances œuvrés depuis la nuit des temps pour résoudre l’énigme du vivant. Chaque mot, chaque couleur est une cellule vivante approchant la genèse ignorée du monde.

    Que peuvent toutes nos légendes et tous nos connaissances quand nous errons comme des nomades assoiffés entre l’origine perdue et la fin qui se dérobe ? Tendu par une force magnétique, cet album plonge ses racines dans le socle immémorial des premières fables (5) tandis qu’une force cosmique l’aspire vers l’encore « indévoilé ». Comme des satellites, nos illusions et nos vérités tournent sur l’écran infini d’un univers en expansion. Quelles peuvent être nos certitudes lorsque les planètes, comme nous, naissent et meurent ? Guidé par une écharpe jaune et un parfum d’oignon sauvage, Ilié et Sofia font de la quête amoureuse l’unité du livre et, peut-être, la seule évidence de la vie. Nora Letca a fréquenté, avec sa grand-mère, les esprits des contes roumains après quoi, elle a fait des études d’astrophysique : l’alchimie entre les deux est magistrale et souvent drôle.  Mais comment l’illustratrice a-t-elle fait pour extraire de cet univers en constants retournements un objet si homogène, si imprévisible et si sublime ? Ce n’est pas le héros qui nous le dira : à la fin de l’album, il dort comme un loir. Est-il jamais parti ? A-t-il jamais existé ? Comment sortons-nous de ce songe aussi métallique que fleuri ? Éblouis mais pas aveuglés.

par Yvanne Chenouf – février 2020

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(1) contact@lecosmographe.fr

(2) Prépéleac, dérivé du Slave, désigne au sens propre, un poteau, chargé de clous ou de branches transversales, placé devant les maisons pour y suspendre des pots ou y tasser le foin pour faire des meules Au sens figuré, c’est une hutte de branchages servant d’abri aux gardiens qui surveillent les propriétés dans les champs.

(3) ce nombre désigne aussi les sorcières

(4) récits qui rapportent des faits irréels : Conte et tradition orale en Roumanie, Franck Alvarez-Pereyre, SELAF, 1976

(5) « Littérature orale roumaine » : voir ici.

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Yvanne Chenouf, enseignante et chercheuse, a travaillé vingt ans à l’Institut national de la recherche pédagogique dans l’équipe de Jean Foucambert et a enseigné en tant que professeur de français à l’IUFM de Créteil ; elle fut présidente de l’Association française pour la lecture (AFL) ; conférencière infatigable, adepte des « lectures expertes », elle a publié de nombreux articles et ouvrages personnels et collectifs à propos de lecture et de livres pour la jeunesse dont Lire Claude Ponti encore et encore (Être, 2006), et Aux petits enfants les grands livres (AFL, 2007) ; elle est à l’origine d’une collection de films réalisés par Jean-Christophe Ribot qui donnent à voir des élèves de tout niveau aux prises avec des ouvrages signés Rascal et Stéphane Girel, François Place, Claude Ponti, Philippe Corentin, Jacques Roubaud ; article récent : « L’intelligence heureuse ou le parti d’en rire » (site du CRILJ, 2018).

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Le pique-fleur I (Picaflor ou Colibri)

Le feu s’échappa emporté

par un mouvement d’or

qui le maintint suspendu

fugace, immobile, fibrillant :

vibration érectile, éclat de métal

pétale de météores.a

Il allait, volant sans voler

concentrant le soleil infime

en hélicoptère de miel,

en syllabe d’émeraude

qui de fleur en fleur dissémine

l’identité de l’arc-en-ciel.a

De ses deux ailes invisibles

il secoue un tournesol

sanctuaire de soie somptueuse

et le plus minuscule éclair

brûle dans son incandescence,

statique et vertigineux.

Pablo Neruda

Zoom sur Nikolaus Heidelbach

 

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Quelle  place accorder  aux  rêves ?

Quelle perception de l’univers de l’enfance ?

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Accompagné de sa traductrice, Nikolaus Heidelbach, auteur-illustrateur allemand talentueux et plein d’humour, nous prend par la main pour nous mener peu à peu dans son univers à la fois tendre et cruel, absurde et émouvant.

La rencontre

    La 5ème biennale des illustrateurs de Moulins démarre en toute beauté avec l’interview par Anne-Laure Cognet de Nikolaus Heidelbach, l’un des plus grands illustrateurs allemands en littérature jeunesse, peu connu cependant dans les pays francophones En effet, sur près de 30 livres parus en Allemagne, moins de la moitié sont traduits aujourd’hui en France et c’est grand dommage.

    Nikolaus Heidelbach nous embarque dans son univers singulier, très élaboré. mais fidèle en même temps  au regard de l’enfant face au monde et à sa dure réalité. Sans limite ni tabou.

    Nikolaus Heidelbach nous confie qu’il a toujours été un très grand lecteur, entouré d’une grande bibliothèque bien fournie et que, parfois s’opère en lui un déclic que lui-même ne s’explique pas, et qui le pousse à dessiner, souvent du matin au soir. Auteur d’une version des Contes des frères Grimm, il s’amuse à dessiner le moindre détail du texte, y compris une virgule. Par exemple, dans un conte, le roi décide de comprendre pourquoi les gens disparaissent autour d’un lac, et quand il s’y rend, au moment où son chien renifle près de ce lac, une main sort de l’eau, et le chien disparaît. Avant sa disparition, une virgule apparaît…

    Travailleur acharné et exigeant, il confie également qu’il passe beaucoup de temps à observer les chefs d’œuvre de grands artistes pour s’en inspirer par la suite dans le fourmillement de détails de ses illustrations.

    Ainsi, il dit « voler » les traits et l’humour du dessinateur allemand Bernard Loriot ; ou bien remplir son vide érotique grâce aux dessins de Jean-Marc Reiser. Il avoue avoir subi les influences de l’américain Edward Gorey – qui a publié plus d’une centaine de livres surréalistes et qui a été primé à Bologne pour ses illustrations, en 1974 pour Le Petit Chaperon Rouge de Grimm, et en 1977 pour Théophile a rétréci, sur un texte de Florence Parry Heide – pour illustrer sous forme d’abécédaires non moins « extra-ordinaires », 26 façons possibles de mourir pour un enfant avec  Que font les petits garçons aujourd’hui ?  et Que font les petites filles aujourd’hui ?

    Sortis en 1994, en voici la suite vingt ans après, dans une maison d’édition qui lui va bien, les éditions Les Grandes Personnes, dans un format à l’italienne. Les personnages sont toujours aussi émouvants et drôles, les situations décalées, les univers dérangeants au regard des adultes et loin du politiquement correct. Par exemple, en mettant en scène des filles créatives, surprenantes et courageuses, il prend le contre-pied des stéréotypes féminins.

    Aussi, avec L’enfant-phoque, plongé dans cet univers de créatures marines inspiré des légendes de selkies*, il a souhaité mettre en avant sa fascination pour l’art de conter et traiter du sujet de la mort du personnage de la mère dans le regard – dont on ne voit presque jamais les yeux – du jeune garçon, sans drame.

    Pour finir, Nikolaus Heidelbach met en lumière son album, récemment sorti en Allemagne, Alma et sa grand-mère au Musée, bientôt traduit  en français, qu’il considère comme un autoportrait.le groupe passe sans aucun regard devant un portrait filmé avec les portables… dans chaque tableau se cache la grand-mère…  L’illustrateur nous guide de manière astucieuse et amusante au travers des 16 chefs-d’œuvre religieux du musée et ne fait pas qu’impliquer Alma dans une conversation fascinante sur l’art.

L’exposition

     Située sous les ors du salon d’honneur de l’Hôtel de Ville, elle vient confirmer à nos yeux la réelle finesse de son univers à travers les originaux de ses albums : Les contes d’Andersen, l’intégralité des planches de Que font les petites filles aujourd’hui ? et de Que font les petits garçons aujourd’hui ?. Gouaches, encres et crayons nous montrent ainsi autant d’images d’un univers surréaliste et dérangeant d’un auteur et illustrateur qui semble « avoir rejoint le complot des enfants contre la vie ennuyeuse des adultes ».

(janvier 2020)

* Les selkies sont des créatures imaginaires issues principalement du folklore des Shetland, en Écosse. Elles y sont décrites comme de superbes jeunes filles (ou assez exceptionnellement comme de beaux jeunes hommes) qui revêtent une peau de phoque, dans le but de se changer en cet animal marin et de plonger dans la mer.

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Né en 1955 à Lahnstein, Nikolaus Heidelbach a étudié la littérature et la civilisation allemande, l’histoire de l’art et les arts du spectacle. Artiste indépendant, écrivain et illustrateur, il vit aujourd’hui à Cologne. C’est l’un des talents les plus originaux d’Allemagne, à l’univers surréaliste et dérangeant. Il a reçu le Grand Prix de la foire du livre de jeunesse de Bologne en 1996 pour Au Théâtre des filles, paru en France au Sourire qui mord. En 2000, il est récompensé pour l’ensemble de son œuvre par le Prix spécial de la littérature jeunesse allemande.

Bibliographie complète et commentée de Nikolaus Heidelbach ici.

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Bibliothécaire, Rose-Marie Sagnes, est, depuis 2017, directrice de la médiathèque de Nailloux (Haute-Garonne). Depuis l’adhésion de sa structure au CRILJ, elle multiplie les partenariats avec la section : rencontres avec des auteurs, chroniques de nouveautés, autres actions. « La médiathèque est ouverte au public 30 heures par semaine. Mais nous avons quand même remarqué que les gens rentrent tard. Ce n’est pas toujours facile pour les usagers de ramener les documents empruntés en temps et en heure. » Voilà pourquoi, une boîte de retour a pris place devant la médiathèque qui permet aux usagers de l’Escal, 2, rue Erik Satie, de rendre les documents qu’ils ont empruntés sans passer par l’accueil. Rose-Marie Sagnes est l’une des quatre boursières ayant bénéficié d’un  « coup de pouce » du CRILJ à l’occasion de la cinquième Biennale des illustrateurs de Moulins.

A haute voix

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Lire à Voix Haute Normandie

par Pierre Le Guirinec

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    Depuis 2002, Lire à Voix Haute Normandie ((LAHVN) organise un observatoire trimestriel, en partenariat avec l’association ACCÈS (Actions culturelles contre les exclusions et les ségrégations). C’est un lieu d’échanges, de réflexion, de formation où des observations de situations de lecture aux tout-­petits sont reprises, éclairées, analysées. Cet article témoigne de l’observatoire de jeudi 26 septembre  2019.

    Sylvie Joufflineau, fondatrice de l’association Lire À Voix Haute Normandie, présente et partage des observations de situations de lecture aux tout-‐petits. Les observations sont reprises, analysées, par Nathalie Virnot, psychologue et formatrice de l’association ACCÈS, à la croisée de l’analyse d’album et de la psychologie du développement. Cet observatoire permet de faire un aller‐retour entre pratiques de lecture et éléments théoriques.

    Le partage, avec une vingtaine de participants, s’est articulé autour d’une expérience de lecture collectée dans les actions qui sont engagées par Lire À Haute Voix Normandie. L’action en question, institutionnalisée par l’association normande depuis quelques années, consiste à partager des lectures avec des enfants, l’été, en stationnant un mini bus chargé de plus de huit cents ouvrages, à l’entrée du square Pinsdez de Dieppe

   Le principe de ces observations, fondées sur des prises de notes ainsi que sur la démarche de la lecture « hors des murs », de la lecture individualisée conduite par le désir de l’enfant, auquel on ajoute l’exigence de qualité des œuvres  proposées au jeune lecteur (qui choisit son livre), participe de l’originalité et de la filiation intrinsèque de LAHVN et de l’association ACCÈS.

    Sylvie Joufflineau et Nathalie Virnot rappellent la nécessité de se caler sur le rythme de l’enfant : c’est bien ce dernier qui oriente la lecture et guide son lecteur adulte (qui est en général une lectrice) ; les deux intervenantes soulignent ou rappellent ’importance fondamentale de ce travail d’éveil culturel de proximité des bébés et des très jeunes enfants en tous lieux (salles d’attente de PMI, etc.), grâce à la lecture d’albums.

    Durant le temps des échanges avec le public présent, à partir de la narration d’une expérience de lecture, sont ressorties les problématiques de la présence  des familles (le « stress éducatif  » de parents vis–a-vis de leur enfant), celle de la gestion de « l’autorité » face au jeune public et au regard de leurs besoins et de leur situation de vie (et la notion d’accompagnement plutôt que de sanction ou de chantage), et celle de la technique (difficile au début) de la prise de notes à la suite d’une prestation. Le support de l’album ou des albums partagés est une aide utile, précise Nathalie Virnot, pour la remémoration de ce qui s’est passé.

    Les dates des observatoires 2020 de Lire à Voix Haute Normandie, à Rouen toujours : jeudi 5 mars, jeudi 14 mai, jeudi 17 septembre et jeudi 26 novembre.

 (jeudi 18 novembre 2019)

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Liens utiles :

https://www.lireavoixhautenormandie.fr/

https://www.acces-lirabebe.fr/

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Pierre Le Guirinec, professeur d’école à l’école maternelle pendant plus  de vingt ans et maître-formateur à compter de 2005 est désormais en retraite. Master en lettres modernes en 2010 avec un mémoire sur la réception effective du littéraire chez les petits (sous la direction de Catherine Tauveron. Deux textes dans La jeunesse au miroir : les pouvoirs du personnage (dir. Myriam Tsimbidy et Aurélie Rezzouk, L’Harmattan, 2012). Article « Un contrat-lecture en maternelle au service d’une littératie émergente : quelles médiations de l’album pour quelles lectures partagées » dans La Revue des sciences de l’éducation (Montréal, 2013). Article « L’enfant, l’album et le méchant : du stéréotype à l’activation des préjugés » dans le numéro 5 des Cahiers du CRILJ (2014).  Communications sur la réception de l’humour dans les albums chez les jeunes enfants (Saint-Quentin-en-Yvelines, 2011) et sur l’autoritarisme domestique à travers l’album pour enfants (Louvain-la-Neuve, 2012). Master en 2013 à l’université de Bretagne Occidentale (UBO) avec comme sujet de mémoire « L’album contemporain et la littérature à l’école maternelle : représentations de professeurs et rapport au savoirs » (dir. Claude Beucher). Article « Élargir le cercle scolaire de la littérature de jeunesse : un contrat-lecture à l’école maternelle » dans le numéro 9 des Cahiers du CRILJ (2017). Participation bénévole à l’organisation des salons du livre pour la jeunesse Rêves d’Océans de Doëlan (Finistère) et Les Marmouziens à Pleubian (Côtes-d’Armor).

 

Adrien Parlange à Moulins

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Trouver sa place et transformer le livre, le personnage et le lecteur

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Adrien Parlange est un jeune créateur d’albums et d’illustrations pour la presse, d’abord graphiste puis formé aux Arts décoratifs de Strasbourg et au Royal College of art de Londres.

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    Dans le cadre des journées professionnelles de la Biennale de Moulins, les artistes invité-es sont intervenu-es en table ronde, à l’exception de Nikolaus Heidelbach. La logique de ces entretiens croisés ne reposait pas nécessairement sur les points communs qui pouvaient réunir les univers de ces artistes. Le dispositif a  été très riche dans le cas d’Adrien Parlange, accompagné pour l’entretien de la graphiste Fanette Mellier. Cette dernière apparaissait un peu à part dans la liste des illustrateurs-trices, même si elle a publié pour les plus jeunes chez MeMo et les éditions du Livre, en tant que graphiste spécialiste de la typographie, ou encore créatrice pour des institutions d’art contemporain.

    Les échanges sur l’objet-livre, sa matérialité, et la place du « regardeur » ont été nourris par les spécificités de ces deux créateurs de texte, d’images, voire d’installations pour Fanette Mellier. Par ailleurs, le dernier album d’Adrien Parlange venait à peine de sortir au moment de la Biennale, éclairant le reste de ses productions de manière stimulante.

    Les livres d’Adrien Parlange nous rappellent qu’un album jeunesse n’est pas réductible à l’impression d’un texte accompagné d’illustrations. L’album affirme chez lui une capacité à être un objet d’expérimentations des formes et du rapport à celui qui le lit et le regarde. Le jeu avec entre texte et image, avec la forme du livre, son champ et son hors-champ, conduit à une participation multiple de la part du lecteur.

    Dès son premier album, Parade, un imagier, les lettres des mots et l’image s’influencent mutuellement au gré de transformations (le mot « table » qui perd des lettres lorsque la table dessinée perd des pieds…).

    Dans certains albums, un objet s’ajoute au livre : le plus connu, Le Ruban, comporte un signet jaune accroché en bas du livre, comme un trait que le lecteur dessinerait lui-même pour compléter les scènes de cet imagier (la langue d’un serpent, le fil d’un funambule…). Dans L’enfant-chasseur et La jeune fille et la mer, une feuille d’acétate reproduit le profil de l’enfant, et l’aplat transparent de couleur, posé sur l’image, révèle un animal ou un objet, faisant avancer l’histoire et les rencontres initiatiques.

    D’apparence plus classique, La Chambre du lion, et son dernier album, Le Grand serpent, sont liés par la technique de la linogravure. Tous deux défient la lecture linéaire. Le premier représente un même décor, la fameuse chambre, et introduit une multitude de personnages, ainsi que des micro-actions non décrites par le texte, le regard du lecteur se déplaçant de manière autonome dans la page.

     Le grand serpent attire immédiatement le regard, avec en couverture ce motif ondulant et blanc du corps reptilien. Le livre exposé à la galerie des Bourbons se déroule comme un grand leporello, les pages liées par ce corps-ligne. Tout commence dans la chambre d’un petit garçon, qui soulève son oreiller et y découvre la queue de l’animal. Il suit cette ligne conductrice, à travers des paysages d’abord urbains puis de plus en plus sauvages et nocturnes, comme dans un rêve, jusqu’à la grotte du serpent. Le lecteur tourne les pages, dans un mouvement en avant, entraîné à la suite du personnage, jusqu’à une rupture lors du face-à-face final. Cette rupture est typographique. Le serpent, la tête bloquée dans sa grotte, ne voit rien du monde, qui pourtant le touche et qu’il sent physiquement. Jusque là, son corps a été au centre des pages, un long trait épais et blanc, comme un espace vide à remplir symboliquement. Le garçon lui décrit sa place dans les scènes qu’il vient de traverser, en une double-page calligraphique, où seul le texte est présent, mais en une ondulation mimant le corps du serpent, qui n’est plus une ligne vide. Le garçon lui raconte sa place au milieu des humains, des animaux et de la nature, remarquable et pourtant non « perturbatrice » pour les personnages et les éléments. Au contraire, l’animal se découvre comme figure protectrice (qui « réunit », « abrite », « recueille » nous dit le texte…). Le lecteur se retrouve à la place du serpent, et la description de l’enfant le pousse à retourner en arrière et à s’arrêter sur chaque page, en raccordant le texte et l’image : on n’avait pas remarqué ce petit œuf posé sur la queue du serpent, tombé du nid, ou cette souris cachée des chouettes . Des histoires particulières se tissent rétrospectivement, mises en mots.  Dernière énigme typographique, les double-pages de couverture tracées d’un motif de croix. Ce signe très simple et plutôt froid trouve un très beau sens (figuratif et sensuel) à la fin de l’album : c’est en effet le geste que fera le petit garçon sur la peau du serpent, une fois reparti dans le monde, comme signe de reconnaissance entre eux. Le livre commence par un pincement et un cri, et finit par un poème et une caresse.

    Au-delà de la page, c’est le tout le hors-champ qui est pris en compte par Adrien Parlange, et offert au lecteur, exploré par son geste ou par son imagination. Dans Le Grand serpent, c’est en partie le sujet du récit, avec ce corps qui n’en finit pas, et le regard aveugle du serpent complété par le texte et le geste du lecteur qui retourne en arrière. Dans La Chambre du lion, la page de gauche où se trouve le texte suggère également la place du lion par la description de bruits de pas inquiétants qui se rapprochent, tandis que l’image à droite montre les personnages et animaux se cachant. L’apparition du lion sur cette page de gauche en devient un événement, mais contrebalancé par le fait qu’il se révèle aussi craintif que les autres personnages, chacun se cachant des autres, aveugle comme le serpent du dernier album, et imaginant ce qu’il se passe hors de sa cachette.

    Cette admiration pour les formes du livre va de pair avec la force des récits proposés, même dans l’imagier Le Ruban, qui crée une montée en puissance jusqu’à l’évocation du voyage. Ces albums nous entraînent dans des récits initiatiques, où les personnages cherchent leur place, que ce soit à travers le motif de la chambre ou celui plus large de paysages traversés dans Le grand serpent, avec cette simple ligne qui interagit avec les scènes représentées.

    Ces récits ne sont rendus que plus forts et mystérieux par les expérimentations de la forme, aussi surprenantes.

    On en revient au regard croisé avec Fanette Mellier, qui affirme la capacité du livre à être un espace de transformation. Transformation, chez Adrien Parlange, graphique, plastique, et initiatique.

par Anouk Gouzerh – septembre 2019

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Anouk Gouzerh a obtenu, en 2015, à l’université Paris-Diderot, un Master « lettres, arts et pensée contemporaine » avec un travail de recherche sur la mise en scène de la parole et du silence au cinéma. Elle est, depuis 2018, salarié de Val de lire, association organisatrice notamment du Salon du livre jeunesse de Beaugency (Loiret). Elle est également  médiatrice culturelle pour l’association Valimage qui réunit photographes et vidéastes amateurs bénévoles de la région balgentienne et dont l’objectif premier est la promotion de l’image sous toutes ses formes. Anouk Gouzerh est l’une des quatre boursières ayant bénéficié d’un « coup de pouce » du CRILJ à l’occasion de la cinquième Biennale des illustrateurs de Moulins.

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Photos : André Delobel

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Bibliographie des livres mentionnés : 

… Chez Albin Michel jeunesse :

. Le grand serpent, 2019

. La Jeune fille et la mer, 2017

. Le Ruban, 2016

. L’enfant chasseur, 2015

.  La Chambre du lion, 2014

… Chez Thierry Magnier :

. Parade, 2009, collection Tête de lard,

Ecrire, un enfer ?

 

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A l’occasion du Salon du livre et de la presse jeunesse en Seine-Saint-Denis, le quotidien Libération a grandement ouvert ses pages du mercredi 27 novembre 2019 aux écrivains et illustrateurs pour la jeunesse pour un passionnant Libé des auteurs jeunesse coordonné par Marie Despléchin. Belle distribution. Nous avons lu avec grand intérêt le texte de Marie-Aude Murail. Le voici avec son autorisation et l’aval du journal.

 

De quoi l’enfer est pavé

Les indignations observées sur les réseaux sociaux sont tout aussi présentes dans l’édition. Une censure qui pourrait mener jusqu’à l’impossibilité même de la fiction.

    Au Salon du livre de Paris de 1987, je croisais dans les travées mon éditeur à l’école des loisirs, monsieur Jean Fabre, qui était en ébullition : on attaquait sa maison d’édition ! L’offensive venait des milieux d’extrême droite qui faisaient circuler une liste de livres jeunesse « écrits pour nuire », dont La Guerre des chocolats de Robert Cormier. Minute clouait au pilori « les pervers de la littérature enfantine » et Valeurs actuelles dénonçaient aux parents « le vice au rayon jeunesse ». Pour manipuler l’opinion, les censeurs employaient deux techniques éprouvées : ils citaient des extraits des ouvrages incriminés en les coupant de leur contexte et ils faisaient semblant de croire que l’évocation dans un roman pour la jeunesse du vol, de la violence, de la drogue, etc. était une incitation à adopter des comportements déviants. À ces accusations de prosélytisme, Melvin Burgess, l’auteur du très explicite Junk, répondit de façon lapidaire : « Je souhaite que, la première fois que mes enfants entendent parler de la drogue, ce ne soit pas le jour où on leur en propose. »

    Cette censure, qui reparut régulièrement tel un serpent de mer, ne me gênait pas quand j’écrivais. L’adversaire, clairement identifié, était réactionnaire. Ma situation devint plus inconfortable dernièrement quand les tirs vinrent de mon propre camp. Qui sont les nouveaux censeurs ? A priori des gens que j’estime, très investis sur un certain nombre de sujets, le féminisme, les mauvais traitements envers les animaux, le racisme, l’homo ou la transphobie, etc. Je respecte leurs convictions, mais l’esprit de sérieux dont ils font preuve les pousse à une lecture fondamentaliste des textes, sans recul et sans humour. Bien plus, ils s’indignent de toute divergence de point de vue et tout personnage qui ne voit pas le monde strictement comme eux est une offense à leur sensibilité. J’ai été soupçonnée de « grossophobie » pour avoir fait dire à une petite héroïne de 10 ans : « Elle est grosse, mais elle est gentille », puis accusée de cruauté animale pour avoir proposé au déchiffrage dans un manuel de lecture la phrase : « Milo tape Riri le rat. » J’ai dû intervenir pour faire cesser une pétition sur Change.org et des réactions en chaîne sur les réseaux sociaux, du type « Ah, c’est dommage ! moi qui aimais Marie-Aude Murail ». Comme disait Alain, « Rien n’est plus dangereux qu’une idée quand on n’a qu’une idée ».

    Les maisons d’édition américaines se sont dotées de « détecteurs de faux pas littéraires », encore appelés sensitivity readers. Ce sont des lecteurs appartenant à diverses communautés ou minorités, homosexuelle, hispanique, africaine-américaine, etc. qui veillent à ce que rien ne soit controversial, c’est-à-dire sujet à débat, dans les livres publiés. En littérature jeunesse, ils font maintenant partie du processus normal de l’édition pour éviter tout déchaînement sur les réseaux sociaux après publication. Le bad buzz, c’est mauvais pour les affaires.

    Par conscience professionnelle, dès que j’aborde un sujet délicat ou sur lequel je manque de connaissances, j’ai mes propres détecteurs de faux pas, que ce soit un addict des cartes Pokemon de 10 ans ou le médecin ivégiste de mon planning familial. Je ne m’oppose donc pas à une relecture vigilante de mes romans avant publication. Mais je suis restée perplexe récemment quand une de mes correctrices a « tiqué », disait-elle, en lisant sous ma plume que deux petits Noirs jouaient au football. Ce n’était pas à cause du cliché supposé d’enfants noirs amateurs de foot, mais parce que je signalais à l’attention du lecteur leur couleur de peau. Je suppose que j’aurais dû en faire abstraction comme d’une caractéristique non remarquable. Par ailleurs, je sais que je prends un risque si je dote un personnage de caractéristiques qui ne sont pas avantageuses et qui pourraient blesser toute personne susceptible (c’est le cas de le dire) de lui ressembler. Donc, un personnage ne peut plus être gros, mais à la rigueur en surcharge pondérale, il ne peut plus être handicapé, mais en situation de handicap, et Le New York Times proposait récemment de rebaptiser le roman de Hemingway Le monsieur d’un certain âge et la mer. « Stigmatiser » est le mot-clé : l’auteur ne doit pas stigmatiser.

    L’autre procès qu’on fait à l’écrivain concerne sa légitimité. Lors d’une intervention dans un IUT métiers du livre à Bordeaux, une jeune étudiante m’a dit qu’elle ne comprenait pas pourquoi les adolescents n’écrivaient pas eux-mêmes les romans pour adolescents puisqu’étant les mieux placés pour parler de l’adolescence. Elle me reprochait de leur confisquer la parole et d’en tirer profit. Je suis également illégitime si je prends un héros noir comme dans « Sauveur & fils » puisque je ne suis pas noire, ou en créant Ella-Elliot, un jeune personnage trans puisque je ne suis pas trans. Au mieux, je vais être jugée caricaturale et stéréotypée, au pire, je vais verser dans l’appropriation culturelle. Si l’on n’y prend pas garde, de capitulation d’éditeur en autocensure d’auteur, on arrivera, sous la pression de ces censeurs bardés de bonnes intentions, à l’impossibilité même de la fiction, c’est-à-dire la liberté pour un créateur d’imaginer ce qu’est l’autre.

    Depuis la plus petite enfance, j’abrite en moi des personnages qui vivent à ma place pendant de longues heures. J’ai été chevalier, sorcier, artiste peintre, comédien, prince, archéologue, et le plus souvent du sexe opposé. C’est la raison même de ma vocation. Les enfants jouent à on dirait que je serais… indien, adulte, chien, princesse, corsaire, voleur… et du sexe opposé. Protéiforme avant tout et sans tabou. Quand j’écris, je veux être aussi libre qu’un enfant qui joue.

(novembre 2019)

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Née dans une famille d’artistes – son père est poète, sa mère journaliste, son frère aîné Tristan, compositeur, son autre frère Lorris et sa soeur Elvire, qui signe Moka, écrivains -, Marie-Aude Murail a fait des études de lettres à La Sorbonne et soutenu une thèse titré Pauvre Robinson ! ou pourquoi et comment on adapte le roman classique au public enfantin. Premiers textes pour les enfants chez Bayard Presse. Succès, à l’école des loisirs, de la série « Emilien » (1989-1993). Variant thèmes et manières d’écrire, Marie-Aude Murail a publié près

de cent livres, souvent traduits, dont Le Hollandais sans peine (1989), L’assassin est au collège (1992), Oh Boy ! (2000), Simple (2004), Maïté coiffure (2004), Miss Charity (2008), Trois mille façons de dire je t’aime (2013), tous publiés à l’école des loisirs comme l’épatante série « Malo de Lange ». Auteur, avec son frère Lorris, de la série « Le Golem » (Pocket, 2002). Engagée notamment pour la cause de la lecture, elle a écrit plusieurs essais dont Continue la lecture, on n’aime pas la récré (Calmann-Lévy, 1993) et, avec Patricia Bucheton et Christine Thiéblemont, Bulle, méthode d’apprentissage de la lecture pour le CP qui met au cœur du projet littérature pour la jeunesse et lecture à haute voix. Ne pas omettre les cinq saisons de « Sauveur & fils » (école des loisirs, 2017-2019)

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Cette image qui accompagnait la campagne « Banned Book » de 2017 de l’Association des bibliothécaires américains (ALA – Office for intellectual freedom) est signée du graphiste indépendant Tom Deja.